Revue littéraire - L’influence française en Allemagne

Revue littéraire - L’influence française en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

L’INFLUENCE FRANÇAISE EN ALLEMAGNE [1]

En 1772, il y avait à Gœttingue un petit groupe de jeunes gens un peu fous, émus de poésie et qui s’abandonnaient à leur imagination résolument. C’étaient Voss, Bürger, Hœlty, les frères Stolberg, Leisewitz, Miller et quelques autres, plus ou moins célèbres depuis lors. Vers la fin de l’été, un soir, comme le clair de lune était particulièrement beau, ils partirent pour une promenade, au cours de laquelle il leur serait donné de communier avec l’admirable nature. Ils gagnèrent la campagne, burent du lait dans la cabane d’un paysan, puis arrivèrent à un endroit où les chênes faisaient une sorte de bosquet charmant. Ils couronnèrent de feuillage leurs chapeaux. Et ensuite, ces grands garçons, déraisonnables sans barguigner, dansèrent une ronde. Ils prirent à témoin de leur amitié la lune indifférente et les innocentes étoiles et fondèrent un cercle de camarades qui, en souvenir de cette heure enchantée, porterait le nom du Bosquet. L’année suivante, le 2 juillet, les membres du Bosquet se réunirent chez l’un d’eux, pour célébrer l’un des plus ennuyeux poètes d’Allemagne, — mais ils l’adoraient, — l’auteur de la Messiade, Frédéric-Gottlieb Klopstock. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de peine, je crois, à nous figurer ce vif enthousiasme qu’on eut pour ce Klopstock. Un passage de Werther m’a toujours étonné, même déçu. Les deux amans sont à la fenêtre. Au loin, le tonnerre gronde ; les champs, mouillés de pluie, exhalent des parfums enivrans. Accoudée, la jeune fille regarde le ciel, et bientôt regarde le bien-aimé ; ses yeux sont pleins de larmes. Elle pose sa main sur la main de Werther, en disant... On s’attend qu’elle dise quelque chose de tendre et de pâmé... Elle dit : « Klopstock ! » Une Lolotte de chez nous aurait trouvé mieux, il me semble. Mais enfin, Klopstock était alors le poète préféré de toutes les âmes sentimentales. Et les jeunes gens du Bosquet, précurseurs de ce mouvement romantique appelé Sturm und Drang, — autant dire, si je ne me trompe. Orage et Désir, bref Passion, — avaient choisi Klopstock pour leur maître, ou mieux leur prophète. Ils se réunirent donc, le 2 juillet 1773, dans la chambre de Hahn, leur ami. S’ils ne firent pas leurs agapes dehors et à même la sainte nature, c’est qu’il pleuvait ce jour-là. Une longue table était tout ornée de fleurs. Et, à la place d’honneur, il y avait un grand fauteuil, enguirlandé de giroflées et de roses : le fauteuil de ce Klopstock. Seulement, Klopstock n’étant pas là, on assit, pour ainsi parler, sur son fauteuil son œuvre, la pile de ses œuvres complètes. On commença par des chant s triomphaux ; l’on mangea ; l’on vida, en l’honneur du poète, maints verres de vin du Rhin : ce fut, pour Hahn, l’occasion de déclamer à très haute voix une ode de Klopstock, le Vin du Rhin. D’autres odes, sur la liberté, eurent un succès magnifique : et l’on gardait son chapeau sur la tête, en signe de désinvolture. Quelqu’un, Bürger probablement, cita le nom de Wieland. Aussitôt tout le monde se leva et cria : « Mort à Wieland, corrupteur des mœurs allemandes ! » et : « Mort à Voltaire ! » Voltaire, c’était, pour cette jeunesse allemande, le vivant symbole de la France et de sa littérature ; et, Wieland, ils ne lui pardonnaient pas d’être, dans leur pays, le poète qui avait le plus parfaitement subi, ou reçu, l’influence française. Car ils cédaient à une violente velléité nationaliste : et c’est toute la signification de leur repas. Wieland était, à leurs yeux, le traître. Sous le fauteuil où siégeait l’œuvre complète de Klopstock, ils avaient jeté, après l’avoir mise en lambeaux, l’Idris de Wieland. Puis, quand le punch flamba, l’on y alluma les pipes, au moyen de feuUlets arrachés à l’Idris. Un poète au cœur fatigué, qui ne fumait pas, dut racheter sa nonchalance en piétinant ce qui restait du volume. Et parmi les relens de la mangeaille, la fumée du tabac, les vapeurs de l’alcool, on jura d’en finir avec l’hégémonie française, avec la débauche de Lutèce, avec l’impiété des philosophes parisiens : on rendrait à la vieille Allemagne son pur esprit, sa pure littérature et sa chasteté légendaire. On écrivit à Klopstock, pour lui demander sa bénédiction, qu’il donna très volontiers, car il était l’obligeance même.

Cette révolte ne manquait pas d’entrain ; et l’on peut dire qu’elle eut des conséquences, si elle marque le début de l’autonomie intellectuelle que l’Allemagne chercha désormais. Dans les années qui ont suivi notre défaite de Rossbach, il est certain que le prestige de la France diminua dans les pays voisins. Et Frédéric II, à qui l’Allemagne dut son orgueil en ce temps-là, ne goûtait, lui, que notre littérature et nos arts : les événemens tournent à leur manière capricieuse et autrement que ne le devinaient, ou ne le souhaitaient, leurs auteurs principaux. Mais une révolte est l’indice d’une servitude. L’influence française, que ces jeunes gens de Gœttingue voulaient secouer, on l’a niée ou bien on l’a réduite à peu de chose, même en France : ces jeunes gens la sentaient forte, la sentaient lourde et efficace. Plus ils mettent d’énergie à la dénoncer comme une détestable oppression, mieux ils avouent qu’elle leur a pesé. D’ailleurs, c’est vite fait, de boire à la santé du libre génie allemand : c’est plus difficile de le manifester par des poèmes ; et, quand ces écrivains, prompts à trinquer, en furent à publier leurs écrits nouveaux, on put voir qu’ils étaient encore les élèves, parfois dissipés, de nos poètes.

La question de l’influence française en Allemagne, passionnément controversée depuis longtemps, et mal posée presque toujours, et faussée à l’envi par des historiens illustres, des critiques notoires, a tenté l’un de nos érudits les plus attentifs, M. Reynaud, qui vient de lui consacrer un volume de plus de cinq cents pages, in-octavo ; et ce n’est, dit-il, qu’un « tableau largement brossé : » non, non, mais le travail d’un peintre méticuleux !... Son Histoire générale de t’influence française en Allemagne, M. Reynaud la vit d’abord, assure-t-il, comme une espèce d’introduction à une étude beaucoup moins rapide et succincte. Mais, une introduction de cinq cents pages, cela dépasse les limites habituelles d’un avant-propos : et il consentit alors que, somme toute, il avait écrit une histoire. Néanmoins, il continue ses recherches. Sur les Origines de l’influence française en Allemagne, de 850 à 1150, il a donné un premier tome, énorme ; et il prépare le second : le deuxième, qui sait ?... Il y a là un peu d’excès, à mon avis. La patience de l’auteur, si méritoire, demande au lecteur une assiduité remarquable. L’auteur avoue qu’il n’ose pas s’adresser aux « gens du monde ; » il ne prétend qu’aux « gens cultivés. » C’est déjà très joli ! Mais son livre, son résumé, n’est pas d’une lecture aisée et perpétuellement agréable. Peut-être aurait-il mieux valu résumer davantage encore, ne point accumuler les petits faits qui tendent tous à une même conclusion, dégager plus nettement les épisodes caractéristiques, et enfin marcher d’une allure un peu plus gaillarde. Nous piétinons quelquefois, auprès de notre guide. Après avoir piétiné, nous ne savons plus où il nous mène. Et cet inconvénient l’oblige à des redites, qui ne sont amusantes pour personne. J’insiste : les érudits ont tort de ne pas veiller à notre plaisir. Cette négligence, à l’endroit de notre plaisir, n’est pas fort ancienne chez nous. Et d’où vient-elle ? D’Allemagne ! L’influence allemande chez nous, c’est ici qu’on peut la surprendre. Mauvaise influence, et contre laquelle nous nous révolterons un de ces jours, après la revanche de Rossbach et de Sedan. Les érudits possèdent la vérité. Ils l’ont découverte ; et ils nous la refusent : c’est nous la refuser que nous l’offrir d’une façon mal engageante. Sommes-nous frivoles par trop ? Ils ne le sont point assez. Il leur est venu, — d’Allemagne, hélas ! — une manie d’austérité, à laquelle je ne trouve ni utilité ni grâce. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’être sérieux ? Cela suffirait. Sérieux ; aimables cependant. Ne nous aiment-ils pas ? Ils nous dédaignent ; non sans orgueil, ils s’enferment dans leur solitude. Et ils demeurent ésotériques ; nous demeurons ignorans. Une science plus gentille rendrait service à nous, et même à eux. Peut-être n’est-il rien qui vaille la peine d’être dit et qu’on ne puisse dire, presque gaiement, à presque tout le monde.

Cependant, gardons-nous de méconnaître l’effort considérable de M. Reynaud. Les résultats auxquels il aboutit laborieusement sont une acquisition véritable ; on a, en le lisant, la certitude heureuse de recevoir, non pas une opinion : de la réalité, rare présent. Que de recherches il lui a fallu mener à bien ! Cette influence que notre pays a exercée en Allemagne n’est pas seulement de qualité littéraire, mais philosophique, artistique et morale. Elle se révèle de la façon la plus variée, souvent la plus imprévue, dans les objets où d’avance on l’aurait le moins soupçonnée. Elle s’infiltre par des chemins cachés et confus. Puis, une idée qui passe les frontières ne voyage pas sans des péripéties nombreuses ; elle se modifie, prend les costumes et la mode des pays qu’elle traverse : et ne va-t-elle pas, sous de multiples déguisemens, nous échapper ? Tâche immense et délicate, celle que M. Reynaud ne craignit pas d’assumer : examiner dans le détail deux littératures, la française et l’allemande, deux histoires, la nôtre et l’histoire des Germains, l’histoire politique et militaire, l’histoire des institutions et l’histoire morale de deux nations qui sont en rapports de guerre et de commerce depuis plus d’un millier d’années. Pour augmenter encore la difficulté de l’entreprise, il y avait le prodigieux entassement des livres, dissertations et mémoires qui ont encombré le problème, qui ne l’ont pas éclairé, qui l’ont obscurci. Je reproche à nos érudits la lenteur embarrassée de leur dialectique : ; c’est qu’ils ne bougent pas commodément parmi la quantité des matériaux, quelquefois en décombres, apportés par leurs devanciers. Il y a là du mauvais et du bon. Ce n’est pas dans un chantier parfait que le savant moderne travaille, mais dans les démolitions d’une bâtisse qu’on appelle la science, bâtisse de Babel, toujours à recommencer. Chaque ouvrier la recommence ; et il emploie les pierres que d’autres ont taillées : il les taille à son tour, corrigeant les fautes d’un imbécile ou d’un maladroit. Et n n’en finit pas. Quant au problème de l’influence française en Allemagne, comme il n’en est pas de plus divers et de plus embrouillé, peut-être aussi n’en est-il pas qui ait également souffert d’une malfaçon, tantôt involontaire et tantôt pareille à un industrieux sabotage. Ces jeunes gens de Gœttingue, si ardens à réagir contre l’influence française, ont donné, dans leur pays, le signal d’une activité qui, depuis lors, n’a pas eu de cesse. Les poètes et les écrivains de toute sorte firent de leur mieux, et avec succès ou non, pour être originaux ; les érudits se chargèrent de démontrer qu’au surplus cette influence française n’existait pas et, en quelque sorte, n’avait point existé.

L’on se trompe, chez nous, sur la science allemande, quand on se la figure impassible, détachée de tous intérêts autres que la seule et intangible vérité. Ce n’est pas en Allemagne, c’est en France, au Collège de France, et en 1870, pendant la guerre, qu’un savant prononça ces mémorables paroles : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. » Le grand Gaston Paris formulait ainsi l’évangile de la science française, évangile contre lequel les savans d’outre-Rhin ne se privent pas de pécher avec un zèle continu. La France était enclose dans le « cercle de fer » des armées allemandes, lorsque Gaston Paris refusait si noblement de soumettre la science à des argumens patriotiques : et le sujet de son cours était la Chanson de Roland et la Nationalité française ; d’un bout à l’autre de ses leçons, pas une fois il ne broncha. Mais eux, les savans d’outre-Rhin, c’est après la défaite d’Iéna, puis après la victoire de Sedan qu’ils vouèrent une érudition passionnée à l’initiative commune de requinquer, puis d’exalter l’orgueil national. Je ne dis pas qu’il n’y ait là aucune beauté ; mais tromperie, incontestablement. Les érudits allemands, — sauf toutes les exceptions honorables qu’on voudra, — se sont embauchés dans les troupes irrégulières du pangermanisme. Pour peu qu’on le sache, et c’est l’évidence même, on n’aura guère été surpris du manifeste dit des « Intellectuels allemands, » où tant de contre-vérités impudentes compromettent la signature de professeurs et de philologues notoires.

Schlegel a composé son Cours de littérature dramatique pour démontrer que, sur les ruines de la civilisation gréco-latine, les Germains christianisés, sublimes inventeurs, ont édifié la civilisation nouvelle. Gervinus a composé son Histoire de la littérature nationale « pour signifier à ses compatriotes qu’ayant derrière eux déjà l’apogée de leur production littéraire, ils eussent à se tourner vers l’action. » Mommsen, dans son Histoire romaine, « prêchait la restauration de l’Empire. » Ranke, Sybel et Treitschke « préparaient les voies à la Prusse. » Eh bien ! qu’ils préparent les voies à la Prusse, qu’ils prêchent la restauration de l’Empire, encouragent leurs compatriotes à l’action, vantent le génie créateur des Germains, c’est leur idée : qui la leur reprocherait ? Seulement, leur idée, ils l’ont dissimulée ou déguisée sous les dehors de l’histoire : et, leur astuce, la voilà. Où l’astuce devient la plus sournoise, c’est dans l’érudition proprement dite. On sait qu’un historien, si intègre qu’on le suppose, cache toujours un orateur : on se méfie. On ne se méfie pas d’un philologue, d’un mythologue. Philologues et mythologues allemands profitèrent de la créance qu’on leur accordait ; ils en abusèrent et, sous couleur de science impartiale, ils tirèrent à eux, à la Germanie, ce qui n’appartenait point à eux, ni à la Germanie. En fin de compte, ils élaborèrent cette illusion : « à savoir (dit M. Reynaud) que, dans n’importe quel ordre de faits, il convenait d’abord de définir le rôle de l’Allemagne, les événemens les plus importans de la civilisation ne pouvant avoir leur origine que dans un effort spontané du monde germanique. » Les Germains étaient « le sel de la terre. » A toute mythologie étrangère, ces malins trouvaient une racine dans le sol tudesque ; les coutumes ou les légendes, les thèmes lyriques ou épiques de l’Espagne, de la France ou de l’Irlande, ils les rattachaient à des origines allemandes. Leurs Niebelungen étaient la source de la poésie universelle, tandis que ces Niebelungen dépendent très étroitement de nos épopées féodales et tandis que l’auteur des Niebelungen avait la tête farcie de notre littérature médiévale. L’architecture gothique, l’art français par excellence, passa pour une invention des Germains, et à tel titre que, sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, la cathédrale de Cologne étant restée inachevée, les « Intellectuels allemands » se cotisèrent et, de leurs deniers, payèrent les architectes et maçons qui munirent des suprêmes clochetons et flèches un chef-d’œuvre si allemand. Ce chef-d’œuvre n’était, sauf la vaine surcharge des fioritures, que la mauvaise copie de nos cathédrales. On ne l’ignorait qu’à demi ; et l’on aima cette imposture qui flattait la fatuité nationale. L’enquête ne serait pas longue pour dénicher, dans la moindre thèse d’un privat-docent, les traces de la volonté pangermaniste. Mais oui ! et tels de ces gens qui vous ont l’air de ne chercher que des étymologies, tranquille besogne, sont de faux linguistes : leur intention secrète et la récompense dont l’espoir les anime est d’enlever à la fécondité romane maints rejetons qu’ils offriront au géniteur allemand.

Tout cela, tout ce formidable travail, attifé de pédantisme et fortifié d’un appareil imposant de commentaires et de discussions critiques, c’est la science allemande, annexe de la politique allemande. Ces érudits ne sont pas les simples servans de la vérité, mais plutôt les auxiliaires d’une vérité allemande à la fabrication de laquelle ils ont collaboré puissamment, et en tapinois, et avec des mines benoîtes, comme ces autres auxiliaires du pangermanisme, les informateurs ou espions. Les uns et les autres nous ont dupés.

Si l’on veut voir jusqu’où alla cette duperie, laissons nos romantiques s’attendrir sur la sensibilité allemande : ce sont des poètes. Mais voici deux historiens, Renan et Michelet : ils applaudissent à la victoire de Sadowa, comme au triomphe excellent de la moralité allemande. Et Renan, qui passe pour connaître fort bien le moyen âge, accorde facilement que notre civilisation médiévale provient, en majeure partie, d’Allemagne. Certains phénomènes se sont pourtant manifestés plus tôt et plus complètement chez nous que chez le voisin : Renan déclare, dit M. Reynaud, que « mainte idée germanique avait rencontré chez nous un terrain plus favorable pour germer et s’épanouir que dans sa patrie première. » Cependant, on ne l’aperçoit pas en Allemagne premièrement, cette idée qui a germé, qui s’est épanouie en France. Non ; et, tout simplement, on suppose qu’elle était d’abord là-bas. Pourquoi ? C’est un hommage rendu à la bonne Allemagne. On aime l’Allemagne. Un peu plus tard, quand on cessa de l’aimer, on lui continua une déférence de qualité scientifique. M. Reynaud ne cite, parmi nos historiens, que Duruy comme ayant résisté à l’engouement germanique de son époque. Duruy, dans son Histoire des Romains, écrivait : « Le livre de Tacite est l’évangile historique de nos voisins et ils en ont fait sortir quantité d’admirables choses pour l’honneur de leur race. Avec une imprudente générosité, nos savans les ont longtemps soutenus dans leurs prétentions à ne voir d’autres facteurs de la civilisation moderne que le germanisme, das Germanentum, comme si le reste des nations étaient demeurées inactives et silencieuses devant la révélation nouvelle descendue du Sinaï germanique... » Il ajoutait : « La vérité est que, durant quatre siècles, cette race de proie fut le fléau du monde ; et Grégoire de Tours répond à Tacite quand il montre les instincts malfaisans et grossiers de ces hommes sans respect pour la parole jurée, sans pitié pour le vaincu, sans foi envers la femme, l’enfant et le faible... » On dirait ces lignes écrites d’hier, il me semble ; Duruy ne s’était pas trompé sur la race de proie. Les collègues de Duruy avaient été et, après lui, malgré son avertissement, furent encore menés en erreur par cette érudition d’outre-Rhin que j’appellerais volontiers, selon le mot de M. Léon Daudet, un subtil travail d’Avant-guerre.

Favorisée par notre singulière complaisance, la critique allemande arriva le mieux du monde à ses fins : elle réalisa et, par tous les moyens, elle vivifia cette doctrine mensongère d’une Allemagne qui a civilisé l’Europe, que les autres pays ont empêchée d’accomplir toute sa mission et qui, en dépit de toutes résistances, l’accomplira. Or, ne hasardons point de prophéties ; mais jugeons le passé. M. Reynaud, les érudits d’Avant-guerre ne lui imposent pas. Il a repris toute la question comme si personne ne l’avait résolue encore d’une manière ou d’une autre. Avec bonne foi, sans négliger rien, sans ménager ni son temps, ni sa peine, sans préoccupation d’aucune sorte et animé du seul désir de savoir, il a étudié une à une toutes les pièces du procès. Voici sa réponse : depuis l’origine des deux pays voisins jusqu’à nos jours, et plus ou moins heureusement selon les siècles, l’influence française, toujours active, a civilisé l’Allemagne ; tout ce qu’a de civilisation l’Allemagne, l’Allemagne le doit à la France, et la fameuse Kultur que vantent les Germains sans modestie est un cadeau de nous, un cadeau qui d’ailleurs n’a point embelli chez eux. Pour aboutir à cette conclusion, si exactement opposée à celle que constitua le patient orgueil de nos émules, tandis que nos savans ne déjouaient pas la ruse, il a fallu, — on excusera cette métaphore de guerre, — gagner, de tranchée en tranchée, les positions indispensables à une conquête de vérité : positions d’où l’ennemi nous avait délogés et qu’aussi nous avions abandonnées trop aisément. Et je reprochais à M. Reynaud la lenteur de ses manœuvres offensives ; certes, il ne va pas vite : mais pouvait-il se lancer plus hardiment sur un terrain miné, parmi les embûches et parmi la préparation formidable de l’imposture ? Il chemine avec une sage précaution ; quand une fois on a compris sa tactique et les nécessités de sa méthode, on l’accompagne volontiers.

Les cinq cents pages in-octavo de son Histoire générale, comment les résumerai-je, si déjà elles ne sont qu’un résumé ? Je ne souhaite que de retracer les grandes lignes de l’ouvrage. Eh bien ! dès le commencement de l’Europe, le Germain barbare est, pour la pensée, le tributaire du Celte : pour la pensée, et dans l’action même. Le Celte lui enseigne le labourage, la construction des villages et des villes, le combat, la poésie qui chante les héros, l’art qui orne la rude existence. La Gaule chrétienne évangélise la Germanie ; elle importe en Germanie le secret de la vie policée, l’organisation de l’État. Nos religieux, Clunisiens, Cisterciens et Prémontrés, vont en Germanie défricher le sol, former des artisans et des artistes, ouvrir les âmes à de belles croyances. Au XIIe siècle, la France rayonne de prospérité : c’est une des époques les plus magnifiques de la France, une de celles où ont le mieux flori ses arts, sa poésie et sa gaieté ; c’est alors que naît la « douce » France, bien souriante, et qui invente, dans la richesse, le goût. Puis elle invente son aménité, une grâce nouvelle du cœur et de l’esprit, la courtoisie. On a comparé à Racine le poète Chrétien de Troyes : c’est lui faire beaucoup d’honneur, et plus que de raison. Mais, dans les poèmes de Chrétien, la politesse du récit, la finesse des sentimens et une élégance exquise témoignent en effet de la perfection délicate qui fut, en ce temps, naturelle et habituelle dans la société française. Le vocabulaire de l’amour n’a jamais été plus attentif, plus discret ; et l’amour n’a jamais été plus sincère à la fois et plus respectueux ; elles femmes n’ont jamais été environnées de plus d’égards, et plus ingénieux. La France porta en Allemagne sa trouvaille, la courtoisie : dangereux voyage, pour un si fragile chef-d’œuvre ! Les femmes allemandes ne s’attendaient pas à une telle aubaine ; et, les Allemands, il leur fallut renoncer à ces fortes réunions d’hommes, où l’on buvait, où l’on chantait sans vergogne ; il leur fallut, pour suivre la mode française, apprendre les règles de la causerie. Or, les critiques d’outre-Rhin réclament pour leurs ancêtres l’invention de la « Frauenverehrung, » — c’est le respect qu’on doit aux dames ; — pas du tout ! et les Français ne réussirent pas sans peine à dresser aux jolies manières ces barbares, d’ailleurs zélés. Le plus difficile fut de leur faire admettre que, non, ce n’est point aux femmes à commencer le dialogue de l’amour : ils préféraient qu’on vînt à eux, avec de la complaisance toute prête. Et puis, le mysticisme de l’amour les importunait, comme aussi l’attirail compliqué des épreuves et des délais, tant de cérémonie ! Les premiers Minnesinger, là-dessus, montrent de la mauvaise humeur et laissent deviner la maladresse de leurs chevaliers galans, des rustres fort déconcertés. Un peu plus tard, Wolfram d’Eschenbach, Gottfried de Strasbourg, Hartmann d’Aue, Walther de la Vogelweide sont de charmans poètes et au courant de toute gentillesse : mais poètes courtois, c’est à la France qu’ils ont emprunté la maxime de courtoisie, principe d’élégance et de morale, discipline des passions et loi de renoncement. Tout de même, leurs bévues trahissent quelquefois leur bonne volonté. Wolfram d’Eschenbach n’évite pas les fautes d’une sensualité qu’il contient assez mal ; Hartmann d’Aue ne s’accoutume point à ce que les femmes aimées ou désirées ne fassent pas toutes les avances ; il refuse de « mettre l’honneur au-dessus de la vie » et ses chevaliers ne risquent pas inutilement, pour le seul plaisir de l’abnégation, l’aventure de la mort. Les successeurs de ces poètes sont franchement d’une autre sorte. Neidhart, lui, remplace les nobles dames par des Gotons ; Steimar débite des ordures. Les seigneurs n’ont plus pour modèles Arthur de Bretagne et ses compagnons ; mais ils épiloguent touchant le prix du blé, les vendanges, et retournent aux maritornes. Qu’est-il arrivé ? L’influence française en Allemagne déchue ; aussitôt la vulgarité allemande triomphe. Mais alors, l’Allemagne organise ses libertés communales, sa bourgeoisie ; c’est encore à la France qu’elle demande des recettes. Puis, sous le règne de Louis XIV, la France élabore et conduit au plus merveilleux achèvement le système de ses idées. L’Allemagne adopte ce système intégralement : « conception de la vie politique, institutions civiles et militaires, attitude envers la religion, philosophie, usages mondains, rôle social de la femme, littérature, les arts, les métiers, tout est français, en Allemagne, jusqu’à la langue elle-même. » Schlosser écrit : « Nous avions tant de respect pour la langue et les usages de l’étranger que n’importe quel barbier français portait en Allemagne le titre de marquis et que, tandis que le docteur allemand marchait de pair avec le cocher, le maître de français était reçu à la Cour et frayait avec les altesses. » On proposait à Frédéric II, comme bibliothécaire, le célèbre Winckelmann, qui désirait, en fait d’émolumens, deux mille thalers ; et le Roi : « Pour un Allemand, mille thalers, c’est bien assez ! » Il engagea un très obscur bénédictin français et lui donna, sans marchander, les deux mille thalers qu’il refusait à Winckelmann. A la table du prince de Zell, un soir, tous les convives étaient français ; et quelqu’un dit : « Monseigneur, c’est assez plaisant, il n’y a ici que vous d’étranger ! » Tard dans le XVIIIe siècle dure, en Allemagne, la domination spirituelle de notre pays : et Frédéric II le prouve. Quand on s’en aperçut, on se fâcha. Déjà Leibnitz, qui écrivait en français la Monadologie, réprimande ses contemporains comme ceci : « Nous avons érigé la France en parangon de tous les agrémens ; nos jeunes gens, voire nos jeunes princes, ont méconnu en conséquence leur propre pays et admiré par contre toutes les choses de France. Ils ont discrédité leur patrie auprès des étrangers et aidé eux-mêmes à ce discrédit : leur inexpérience a pris, pour les mœurs et pour la langue allemande, une répugnance qui leur reste même quand ils ont acquis de l’âge et de la raison. » Et ces étudians de Gœttingue, qui se révoltent comme je l’ai raconté, sont des patriotes éperdus. Ils refusent de tolérer plus longtemps le servage intellectuel que la suprématie française leur a imposé. Mais, dans leur révolte même, ils sont les disciples de nos révoltés. Et que feront-ils ? Rien.

Les deux époques les plus brillantes de la civilisation, de l’autre côté du Rhin, sont (dit M. Reynaud) celles où l’Allemagne « a été le plus étroitement dépendante de nos mœurs et de nos idées ; » et « la loi de son développement ne lui est pas intérieure : c’est la loi de la civilisation française qui devint celle de l’Allemagne. »

Mais, dira-t-on, l’Allemagne a ses poètes, ses philosophes ; elle a son originalité. Oui ! Et, quand on prouve que, depuis les origines, l’influence française a éduqué l’Allemagne, on n’entend pas que l’Allemagne soit inféconde et nulle : seulement, c’est un fait que l’intervention de notre pays l’a fertilisée. Elle a ses poètes ; et même, elle a sa poésie. Cela n’empêche pas que ses plus grands poètes ont reconnu leur dette envers la France ; et Gœthe s’écriait : « Comment aurais-je pu haïr les Français, un peuple auquel je dois une si grande partie de ma formation intellectuelle ? » Puis, elle a ses philosophes ; et il ne s’agit pas de nier la secousse que la philosophie a reçue d’Emmanuel Kant : à mon avis, on exagère la valeur de l’emprunt qu’a fait à Rousseau l’auteur des Critiques. Il n’en est pas moins vrai que la spéculation métaphysique a préludé en France, que l’admirable scolastique (si étrangement méconnue) passa de chez nous en Allemagne, que Leibnitz dépend de notre Descartes et que toute la philosophie allemande a été suscitée par l’œuvre de nos philosophes Et, enfin, oui, l’Allemagne a son originalité. Mais, précisément, — et, si je me trompe, la faute n’en doit pas être imputée à M. Reynaud, que j’abandonne ici ; d’ailleurs, ne nous effrayons pas des mots : leur insolence s’atténue à la réflexion, — comme l’originalité française est une civilisation, l’originalité allemande est une barbarie. A chaque fois que l’Allemagne a vouIu s’émanciper, à chaque fois qu’elle a pu le faire, elle a déchaîné des instincts, et non pas ordonné des pensées. A Francfort-sur-le-Mein, le jeune Gœthe eut sous les yeux des exemples français. Il avait, chez son père, la compagnie d’un Français distingué, lieutenant de Soubise, le comte de Thorenc. Il assistait avec enchantement aux spectacles de la troupe française : « Les chefs d’œuvre du théâtre français, a-t-il écrit, seront toujours des chefs-d’œuvre ; c’est à eux que je dois mon inspiration dramatique. » Parlant à Eckermann de Voltaire et de nos écrivains, il disait : « Il ne ressort pas assez nettement de ma biographie quelle influence ces hommes ont exercée sur ma jeunesse. « Puis quand, à l’instigation du Sturm und Drang, il prétendit se dégager de nos écoles, il tomba dans l’extravagance, et voilà tout. Il délirait, ne fût-ce que pour éberluer ses amis. A l’auberge d’Elberfeld, il danse autour de la table si étrangement que ses amis sont, plus qu’éberlués, inquiets. A Darmstadt, souhaitant de montrer aux bonnes gens un poète et sa désinvolture, il se baigne tout nu, content d’ébaubir le monde. Et il a recours à mille absurdités, pour affirmer sa Genialitat. Il avait la tête solide et put résister à ce surmenage de déraison ; mais, auprès de lui, un garçon plus débile, le malheureux Lenz finit dans la démence. Le jeune Gœthe n’est-il pas un peu nietzschéen, déjà ? et les promoteurs du Sturm und Drang ne sont-ils pas des nietzschéens, par avance ? et, l’Allemagne, toutes ses crises de hardiesse indépendante n’ont-elles pas ce même caractère de désordre ? Le Kraftmensch qu’en ses jours délurés tout patriote allemand tâche d’être, c’est un sauvage vaniteux qui se débride. La sagesse de Gœthe lui vint, non de ses origines germaniques, mais de son éducation française. La Germanie, semblablement, c’est la France qui l’a pourvue des seules règles qui, par momens, lui ont donné bon air ; elle ne s’est jamais échappée de nos disciplines que pour se livrer à ses velléités fantasques ou folles. La Germanie a besoin d’être, du dehors, civilisée, ou maîtrisée.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. L. Reynaud, Histoire générale de l’influence française en Allemagne (Hachette). Du même auteur, Les origines de l’influence française en Allemagne, tome Ier ; le tome II est en préparation (Champion).