Revue littéraire - L’Influence de l’Espagne dans la littérature française

Revue littéraire - L’Influence de l’Espagne dans la littérature française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 215-226).
REVUE LITTÉRAIRE

L’INFLUENCE DE l’ESPAGNE DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE.

Études sur l’Espagne, par M. A. Morel-Fatio. Paris, 1888-1891 ; Vieweg.

Entre les grandes littératures de l’Europe moderne, il y en a peu, sans doute, qui soient plus riches, mais surtout plus originales que la littérature espagnole, et cependant, il n’y en a guère qui nous soient moins connues. Nous connaissons, ou nous croyons connaître la littérature allemande. Nous en parlons du moins. Et, pour être francs, quoique nous n’y parlions guère que de Lessing, de Goethe, de Schiller et de Heine, il semble qu’en cela même nous en parlions assez convenablement. La littérature anglaise nous est plus familière. Enfin, si nous ne pratiquons pas beaucoup la littérature italienne, nous n’ignorons toutefois ni Dante, ni Pétrarque, ni Boccace, ni Machiavel, ni l’Arioste, ni le Tasse, ni même Alfieri ou Leopardi. Mais, pour la littérature espagnole, on dirait que nous avons pris à la lettre le mot de Montesquieu : « Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres. » Et, en effet, joignons au nom de Cervantes les noms de Calderon et de Lope de Vega; joignons à Don Quichotte le Romancero du Cid, à cause de Corneille, et le Lazarille de Tormes ou le Guzman d’Alfarache, à cause de Le Sage, c’est à peu près tout ce que nous savons aujourd’hui de la littérature espagnole ; et ceux-là passent presque pour des érudits qui connaissent le nom de Quevedo[1], par exemple, ou celui de George de Montemayor : je ne dis pas qui ont lu leurs œuvres.

Cette indifférence est de date assez récente, et nos pères s’en étaient bien gardés. Quoi que l’on puisse effectivement penser de la littérature espagnole, de ses défauts ou de ses qualités, ils savaient qu’en raison du voisinage et de la politique, aucune autre, pas même l’italienne, n’a plus souvent ni plus profondément agi sur la nôtre, ne s’y est mêlée plus intimement. Deux fois au moins l’influence espagnole n’a-t-elle pas modifié pour un temps la direction de la littérature française : vers le milieu du XVIe siècle, avec ses Amadis? et vers le milieu du XVIIe par l’intermédiaire des deux Corneille, Pierre et Thomas, et de Scarron, sans parler de tant d’autres ? Car, ce n’est pas seulement Rodrigue, c’est Arnolphe aussi, l’Arnolphe de l’École des femmes, et c’est même Tartufe qui nous sont venus d’Espagne. Que dirons-nous encore, au siècle suivant, de Gil Blas et de Figaro ? Et, dans notre temps même, aux beaux jours du romantisme, d’Hernani et de Ruy Blas, de la Périchole ou de Carmen? Ne sont-ce peut-être que des noms? Cette « couleur locale, » que Mérimée et Hugo se flattaient d’avoir dérobée à l’Espagne, n’est-elle que du placage et de l’enluminure? La question n’est pas là, pour le moment du moins; et tout ce que nous disons, c’est qu’il n’y a pas de littérature étrangère dont la connaissance importe plus à l’histoire de la nôtre.

Puisque l’on s’expose donc, sans un peu d’espagnol, à se méprendre gravement sur la valeur propre du Cid ou sur le degré d’originalité du Gil Blas, ce qui sans doute est bien quelque chose, il nous faut remercier M. Morel-Fatio « d’avoir formé le projet, comme il dit, de raviver autant que possible le goût des choses de l’Espagne, en les expliquant de son mieux. » Voilà déjà deux volumes qu’il nous donne d’Études sur l’Espagne, et dont nous attendions le second pour parler du premier. M. Morel-Fatio nous permettra-t-il de lui dire qu’il a un peu trompé notre attente? et que nous craignons que son second volume, purement historique et anecdotique, n’intéresse beaucoup plus les Espagnols que les Français? Mais, après comme avant, le premier n’en est pas moins ce qu’il est, et nous n’aurons qu’à exprimer nos regrets de ne pas l’avoir signalé plus tôt. Il contient une curieuse et amusante étude sur l’Histoire dans Ruy Blas; de savantes Recherches sur Lazarille de Tormes, le premier des romans picaresques ; et enfin un long morceau : Comment la France a connu et compris l’Espagne depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, dont nous ne souhaiterions que de réussir à montrer ici tout l’intérêt.

Pour ne pas encourir le reproche de vouloir le refaire, nous le résumerons peut-être assez bien si nous disons que la littérature française, et même la littérature européenne, en général, doivent deux choses à l’Espagne : le sens du chevaleresque et celui du romanesque. C’est un problème, ou plutôt ce n’en est pas un que de savoir ce que les Amadis, l’Amadis de Gaule, et les autres, et les Palmerin qui les ont suivis, et généralement tous les romans qui remplissaient la bibliothèque du chevalier de la Manche, doivent eux-mêmes aux Romans de la Table-Ronde et à nos Chansons de geste : ils s’en sont largement inspirés. Une question plus douteuse, mais d’ailleurs assez indifférente, est encore si l’Amadis espagnol n’a pas été précédé d’un original portugais. Mais ce qui est certain, c’est que dans le temps même de leur nouveauté, les Amadis ont fait, par toute l’Europe, et en France notamment, à la cour de François Ier, d’Henri II, une fortune comme encore aucun roman, en quelque langue que ce soit, n’en avait faite avant eux. — « J’ai vu le temps, dit un vieil auteur, que si quelqu’un les eût voulu blâmer, on lui eût craché au visage, d’autant qu’ils servaient de pédagogues, de jouets et d’entretien à beaucoup de personnes, dont aucunes, après avoir appris à amadiser de paroles, l’eau leur venait à la bouche, tant elles désiraient de tâter seulement un petit morceau des friandises qui y sont si naïvement et naturellement représentées. » — « Jamais livre ne fut embrassé avec tant de faveur l’espace de vingt ans, dit un autre... et on y peut cueillir toutes les belles fleurs de notre langue française. » — De la matière des Amadis, les Espagnols ont eu l’art ou le bonheur de faire ce que notre Corneille fera plus tard de leur Rodrigue ou notre Molière de leur don Juan : ils l’ont européanisée, si je puis ainsi dire; et puisque aussi bien, en ce genre de littérature, le fond n’importe guère, c’est exactement comme s’ils l’avaient eux-mêmes inventée.

Je ne me pique point de connaître assez la littérature espagnole pour essayer d’en dire davantage. Évidemment, si les Amadis ont ainsi pu se conquérir, du jour au lendemain de leur apparition, une popularité que ne s’étaient acquise avant eux ni les Romans de la Table-Ronde, ni nos Chansons de geste, le génie de l’Espagne y a dû ajouter quelque chose qui n’était ni dans le Roland ni dans le Lancelot. Mais il suffit, d’ailleurs, pour expliquer leur succès, qu’il n’y ait jamais eu de romans plus romanesques ni plus chevaleresques. Il n’y en a pas eu de plus romanesques, si jamais la part n’a été faite plus large ni plus belle à ce que la vie, dans toutes les conditions, pour uniforme, monotone, et réglée qu’elle soit, ne laisse pas de comporter encore d’imprévu, qui échappe aux calculs, qui déjoue toutes les prévisions, qui se moque de la prudence ; et n’est-ce pas peut-être là la définition même du romanesque? Mais il n’y en a pas de plus chevaleresques non plus, s’il n’y en a pas où les coups les plus inattendus de la fortune aient toujours trouvé le héros mieux préparé contre eux; plus confiant en lui-même, dans la force de son bras, dans la vertu de ses armes, dans la grandeur de son courage, dans la justice de sa cause; plus dévoué, de profession, comme le bon chevalier de la Manche, aux victimes des trahisons du sort ; — ni d’ailleurs, parmi tout cela, plus galant, plus sentimental et plus amoureux. Si donc les Amadis ont dû, sans doute, une partie de leur succès à ce qu’il y avait en eux d’espagnol, ils en ont dû très certainement une autre à ce qu’ils contenaient de merveilleusement propre pour agiter les imaginations.

Ils en doivent une autre encore à ce qu’il y avait en eux de convenable ou d’analogue à la disposition générale des esprits de leur temps. Si le chevaleresque et le romanesque sont en effet des besoins de l’esprit humain, jamais la littérature ne s’était moins soucié de les satisfaire, depuis un siècle alors, en France ou en Italie. Ni Boccace n’est romanesque, ni non plus Machiavel; et on ne dira pas qu’il y ait rien de chevaleresque dans le roman de Rabelais ou dans le Grand Testament de Villon. Il ne faut pas confondre le romanesque avec le poétique. L’Italie du XVe siècle était poétique sans doute; elle nous le paraît encore plus à distance ; mais elle était surtout naturaliste, profondément naturaliste, au sens le plus large du mot; et il était nécessaire qu’elle le fût pour pouvoir lutter contre l’esprit encore survivant du moyen âge. La France, demi-anglaise et demi-bourguignonne, était, elle, uniquement réaliste. Lisez plutôt les Repues franches, qu’on attribue quelquefois à Villon, ou les Cent Nouvelles nouvelles. Je ne sache rien de plus positif, de plus grossier souvent, et jamais l’imagination n’a tenu moins de place dans des œuvres qui sont d’ailleurs censées relever d’elle. Les Amadis, avec leur merveilleux, rendirent les ailes et l’essor au rêve. Le besoin que nous avons d’oublier quelquefois notre condition, — d’ouvrir la fenêtre, en quelque manière, pour respirer un air plus pur, pour embrasser un horizon plus vaste, — ils parurent tout à point pour le satisfaire. Peut-être aussi contribuèrent-ils, en posant, si je puis ainsi dire, la religion du point d’honneur, à réintégrer quelque idée de la justice dans ce monde nouveau qui était en train de se fonder alors sur l’intérêt comme sur sa seule base. Et parmi les raisons de leur succès, je ne serais pas étonné que celle-ci, qui est la plus haute, fût aussi la plus probable ou même la plus assurée.

Mais suivons la fortune de la littérature espagnole en France. L’Amadis de Gaule avait été traduit en français, dès 1543, par Nicolas d’Herberay des Essars. On doit également à des Essars une traduction de l’Horloge des princes, d’Antonio de Guevara, où La Fontaine devait prendre un jour son Paysan du Danube : elle est datée de 1561. Un autre de ces laborieux traducteurs, comme il en abondait alors, Nicole Colin, faisait passer en notre langue les sept premiers livres de la Diane amoureuse de George de Montemayor, en 1578. Un troisième survenait, du nom de Gabriel Chappuys, « translateur, annaliste, et garde de la librairie du Roy, » l’homme de France qui, peut-être, a le plus traduit : il achevait, de 1576 à 1581, la traduction de l’Amadis, que des Essars n’avait pas eu le loisir de mener jusqu’au bout, puis il continuait celle de la Diane de Montemayor, qui finissait de paraître en 1582. Ces dates sont parlantes et ces titres aussi. Car, la Diane de Montemayor, c’est le chef-d’œuvre du genre qui avait succédé en Espagne à celui des Amadis, le romanesque pastoral « où, par plusieurs plaisantes histoires déguisées sous noms et style de bergers et bergères, sont décrits les variables et étranges effets de l’honnête amour. » Cervantes, au chapitre VI de son Don Quichotte, n’en a condamné que les vers et les enchantemens, mais d’ailleurs il en a loué la prose et l’heureuse invention. Mais, à son tour, la Diane de Montemayor, c’est l’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont même le sous-titre explicatif est littéralement traduit de celui de l’auteur espagnol. Comment, d’ailleurs. Honoré d’Urfé a-t-il usé de son original? Qu’en a-t-il ôté, qu’y a-t-il ajouté pour l’accommoder au goût français de son temps ? Les curieux iront y voir, et quand ils n’y trouveraient qu’une occasion de relire l’Astrée, je ne les en plaindrais pas. Nous ne leur demandons ici que de vouloir bien se rappeler l’influence considérable que l’Astrée a exercée sur le développement du théâtre et du roman français au XVIIe siècle; et si, d’autre part, quant au cadre, quant à l’inspiration générale et quant au choix des épisodes, l’Astrée, nous le répétons, c’est la Diane, je n’ai sans doute pas besoin de tirer la conséquence.

Montemayor, dans sa Diane, avait transformé le romanesque des Amadis: Lope de Vega, vers le même temps, en transformait le chevaleresque; le dégageait de ce que les Amadis y avaient mêlé d’inutile magie ; et le réduisait, pour ainsi dire, à la seule religion du point d’honneur. Il fut suivi dans cette voie par de nombreux imitateurs, Guillen de Castro, Luiz Velez de Guevara, Tirso de Molina, Ruiz de Alarcon. Je me contente en passant de nommer, parmi tant de poètes, ceux à qui nos poètes ou nos écrivains doivent eux-mêmes l’idée de quelqu’un de leurs chefs-d’œuvre. C’est à Guillen de Castro que Corneille a emprunté le sujet du Cid; Luiz Vêlez de Guevara a fourni à Le Sage celui de son Diable boiteux; nous devons à Tirso de Molina le Don Juan de Molière; et enfin, c’est à Ruiz de Alarcon que Corneille a encore emprunté le Menteur. Un critique allemand, qui ne nous aimait guère, Frédéric de Schack, dans son Histoire de la littérature dramatique en Espagne, a très soigneusement relevé les emprunts que nos auteurs ont cru jadis pouvoir faire au théâtre espagnol. Nous y insisterions davantage si de bons juges ne nous avaient appris «que les dramaturges espagnols n’ont créé que des personnages de convention, agissant d’après certaines règles invariables, accessibles seulement à certaines passions héroïques, et dont la forme est toujours la même. «  Le même écrivain ajoute encore : « A vrai dire, la jalousie et le point d’honneur sont les seules passions qui défraient le théâtre espagnol. L’intrigue change, grâce à l’inépuisable fécondité des auteurs, mais le fond demeure immuable. » C’est Mérimée qui s’exprime ainsi, et M. Morel-Fatio l’en approuve. Ne sont-ils pas un peu bien sévères? Car, ne pourrait-on pas dire aussi que l’amour est «la seule passion qui défraie le théâtre français?» Et, si l’on le disait, cela ferait-il qu’Andromaque ne différât beaucoup du Cid, ou le Misanthrope des Fausses confidences? Nous proposons la question; nous ne voudrions pas prendre sur nous de la décider, ni de réformer le jugement de Mérimée et de M. Morel-Fatio dans un sujet qu’ils ont si bien connu. Qu’importe au surplus qu’il ait quelque chose d’excessif dans les termes, si le chevaleresque et le romanesque y apparaissent toujours comme les traits distinctifs et caractéristiques du théâtre espagnol ? Romanesque par l’invraisemblance, par la complication, par la liberté quelquefois extravagante et incroyable de l’intrigue, le chevaleresque n’en fait pas moins le fond du drame espagnol ; et cette union du chevaleresque avec le romanesque qui en fait l’originalité, c’est ce que nos dramaturges du XVIIe siècle ont essayé d’en imiter.

Pour ne parler, en effet, que de l’un des plus grands, ne conviendra-t-on pas de l’auteur du Cid, — qui est aussi celui de Rodogune, d’Héraclius, de don Sanche d’Aragon, — qu’il a plus d’une partie d’un auteur espagnol? Comme eux, comme Calderon et comme Lope de Vega, il est romanesque, et comme eux, il est chevaleresque. Il a le goût des actions qu’il appelait lui-même implexes et qui seraient mieux appelées invraisemblables. Comme le leur, son dialogue est brillant, son style souvent précieux et souvent emphatique. Encore ses héros, comme ceux du drame espagnol, poussent volontiers la religion du point d’honneur jusqu’à la superstition, puisqu’ils la poussent jusqu’au crime. Et sans doute, il a des qualités que les autres n’ont point. Ses personnages raisonnent leurs actions, n’obéissent point à l’impulsion du tempérament ou du préjugé. La dureté espagnole se tempère chez eux d’un peu d’humanité. Ce que ses sujets pourraient avoir de trop invraisemblable, il le déguise habilement, en l’allant emprunter à l’histoire. Ses intrigues, presque toujours, en même temps qu’elles sont des « actions illustres, » roulent d’ailleurs sur quelqu’une de ces grandes questions qui doivent intéresser l’humanité tout entière. Il excelle aussi dans ses vers à donner des sentimens les plus particuliers, une expression générale qui nous les fait accepter. Peut-être enfin a-t-il plus de respect de son art que Calderon et que Lope. Mais, après tout cela, il a bien quelque chose d’espagnol. Il doit à ses modèles un peu de cet air de grandeur qui règne dans tout son théâtre. Quelques-uns de leurs traits ont passé dans son œuvre, en y devenant d’ailleurs originaux et personnels. Et pour tout dire en deux mots, il serait moins romanesque s’il avait moins suivi les Espagnols, mais il ne faut pas douter qu’il fût moins chevaleresque aussi ; — puisqu’on voit que les gueux eux-mêmes le sont ou l’ont bien été en Espagne.

Ce serait sans doute, à ce propos, une étude curieuse que celle des rapports de l’esprit chevaleresque avec le genre qu’on appelle picaresque, des relations de l’Amadis de Gaule avec la Fouine de Séville ou du Palmerin d’Angleterre avec le Guzman d’Alfarache. Faut-il croire qu’il y ait une poésie du désordre et de l’escroquerie? que les Cartouche et les Mandrin soient à leur manière des espèces de chevaliers errans? des façons de redresseurs de torts? Ou bien, dirons-nous qu’à mesure qu’une société se compose, s’organise et se règle, ce sont les chevaliers d’autrefois qui deviennent les gueux d’aujourd’hui? Ce fut du moins un terrible sire en son temps que Rodrigue, un « routier » redoutable, fâcheux à rencontrer; et ce serait sans doute un fou bien dangereux que don Quichotte, s’il opérait librement dans la banlieue de Madrid ou de Barcelone! Mais ne peut-il pas y avoir aussi une façon singulière d’entendre le point d’honneur, qui serait de le mettre à ne faire œuvre de ses dix doigts, et, comme Lazarillede Tormes ou comme Estevanille Gonzalez, n’ayant ni son ni maille, à vouloir vivre en gentilhomme ? De nos jours, ce point d’honneur-là mènerait aisément ses gens au bagne ou à la potence ! Du temps de Charles-Quint, l’histoire nous apprend qu’il les menait tout aussi bien à la conquête du Mexique ou du Pérou! Mais, quoi qu’il en soit de la cause, la relation est certaine: il y en a une entre les Amadis et les romans picaresques. Ce sont bien les produits d’un même temps, d’une même civilisation, du génie de la même race. L’auteur de Rinconete y Cortadillo n’est-il pas aussi le noble auteur de Don Quichotte ? Quevedo n’a-t-il pas écrit le don Pablo de Sègovie? et pendant longtemps le Lazarille de Tormes n’a-t-il pas passé pour être de la main d’un homme de cour, d’un diplomate, de l’un des meilleurs conseillers de Charles-Quint, l’illustre don Diego Hurtado de Mendoza?

C’est notre Le Sage, on le sait, qui, comme les Espagnols avaient fait avant lui de la matière des Amadis, s’est emparé, dans les premières années du XVIIIe siècle de cette matière du roman picaresque, pour la refondre dans son Gil Blas. Non pas du tout qu’on l’eût ignorée jusqu’à lui : bien au contraire, et depuis le Lazarille de Tormes, qui est de 1554, jusqu’au Marcos de Obregon, qui est de 1617, il n’était pas un de ces romans que l’on n’eût fait passer dans notre langue. Le grave et pédant Chapelain fut le premier traducteur du Guzman d’Alfarache, et les notes qu’il a jointes à sa traduction pourraient encore, nous dit-on, « instruire aujourd’hui les plus experts. » Rappelons également les Nouvelles de Scarron. Celle, entre autres, qu’il a intitulée la Précaution inutile, — et dont Molière a tiré l’École des Femmes, Sedaine, la Gageure imprévue, Beaumarchais, le sous-titre ou la moralité de son Barbier, — n’est qu’une adaptation, comme nous dirions maintenant, d’une Nouvelle de très grande et très honnête dame doña Maria de Zayas y Sotomayor. Mais le goût public n’était pas encore au réalisme du roman picaresque. En fait d’« histoires espagnoles, » on préférait alors Zayde. Et puis, entre 1660 et 1700, ou environ, l’attention, tenue en haleine, et constamment renouvelée par les Molière, les Racine, les La Fontaine ou les Boileau, s’était quelque peu détournée des choses d’Espagne. La guerre de la succession l’y ramena tout naturellement, et, sur le conseil de l’abbé de Lyonne, son protecteur. Le Sage en profita pour emprunter d’abord le Diable boiteux à Luiz Vêlez de Guevara, Crispin rival de son maître à Francisco de Rojas, et Gil Blas, enfin, un peu à tous les auteurs de romans picaresques, — depuis Mendoza, s’il est l’auteur de Lazarille, jusqu’à Vincent Espinel.

Ici même, et ailleurs, j’ai tâché, voilà déjà quelques années, d’éclaircir cette question de Gil Blas : j’ai tâché aussi de montrer quelle était l’importance du roman de Le Sage, non-seulement dans l’histoire du roman français, mais dans celle même du roman européen. Le roman de mœurs en est sorti, ce genre de roman qui, sans négliger l’adroite combinaison des aventures, s’applique et s’attache plutôt à la représentation des diverses conditions des hommes et du train familier de la vie quotidienne. Beaucoup de détails, jusque-là réputés un peu bas ou presque inconvenans, mais qui abondent précisément dans le roman picaresque, ce que l’on mange ou ce que l’on boit, et la façon de se le procurer, c’est Le Sage, non sans causer quelque scandale et quelque étonnement, dont le Gil Blas les a rendus littéraires. Fielding même, et Smollett, Smollett surtout, le moins grand des deux, l’imiteront sans doute à l’anglaise, mais ils l’imiteront. Marivaux aussi l’imitera chez nous, d’une manière plus discrète, moins apparente, quelque peu déplaisante, en ne mettant en scène, trop souvent, dans ses romans et dans ses comédies, que des « gens de maison, » des intendans, des laquais, des paysans plus ou moins parvenus. Le roman réaliste s’est toujours volontiers attardé dans les cuisines et dans les antichambres, où d’ailleurs il n’est pas impossible que, comme Gil Blas lui-même, on en apprenne long sur les mœurs des maîtres. Et ce n’est pas assurément un observateur bien profond que Le Sage, ni même toujours bien exact. Il y a toujours quelque fantaisie dans son observation, puisqu’il s’y mêle toujours quelque intention de nous faire rire. Mais comme il y a un peu de Turcaret dans toutes les comédies de mœurs qui ont suivi et jusque dans les pièces de nos naturalistes, ainsi, dans leurs romans, et dans ceux de leurs prédécesseurs, il y a un peu de Gil Bas.

Il faut sans doute lui en faire honneur; mais, de cet honneur même il en faut reporter une part au roman picaresque, et conséquemment à l’Espagne. Ce n’est pas une reprise ici de l’ancienne tradition française, du Roman bourgeois, de Furetière, ou du Francion, de Charles Sorel, qui, d’ailleurs, devait déjà beaucoup lui-même au roman picaresque. Mais l’idée vient d’Espagne, cette idée de mettre le récit dans la bouche du laquais ou de l’écuyer, la seule espèce d’homme, en ce temps-là, qui d’un milieu pût passer dans un autre, serviteur aujourd’hui d’un hidalgo qui ne le payait pas, quand encore il le nourrissait, et demain quasi-secrétaire de l’archevêque de Grenade ou demi-confident du confident de l’héritier de la monarchie. D’Espagne encore viennent l’âpreté de la satire et la crudité de la plaisanterie, que Le Sage a sans doute singulièrement adoucies, mais qui n’en subsistent pas moins dans Gil Blas. Et pourquoi n’en ferions-nous pas venir encore, par le même intermédiaire toujours, cette sécheresse qui, de nos jours même, caractérise chez nous le roman réaliste? Il n’y a pas beaucoup de place aux effusions du sentiment dans le monde des picaros ; et d’ailleurs c’est un caractère de la littérature espagnole que de manquer souvent ou habituellement même d’humanité. Les Œuvres de sainte Thérèse ou celles d’Ignace de Loyola n’en seraient-elles pas au besoin la preuve?

Le romanesque et le chevaleresque reparaissent dans notre littérature, en même temps que l’Espagne, — dirons-nous avec Beaumarchais? — mais, du moins, avec les romantiques, avec Mérimée, dans son Théâtre de Clara Gazul, avec Hugo, dans son Hernani ou dans son Ruy Blas, avec Gautier, dont M. Morel-Fatio loue éloquemment la probité descriptive. M. Morel-Fatio consent d’ailleurs qu’il y ait, dans le Théâtre de Clara Gazul, des traits du caractère espagnol, « bien entrevus, joliment dépeints, » et il dit de Carmen que « jamais, en aucune langue, on n’avait encore décrit deux âmes espagnoles avec plus de force concentrée et une simplicité plus vivante. » Mais c’est pour Hugo qu’il se montre vraiment sévère ; pour Hernani, qu’il appelle, un peu crûment peut-être, une pure « mystification ; » pour Ruy Blas, à qui nous avons dit qu’il avait consacré la troisième de ses Études; et généralement pour tout ce que l’on croit, sur la parole de Victor Hugo lui-même, qu’il y aurait d'espagnolisme dans l’œuvre du poète. Il va plus loin encore, et, à l’occasion du romantisme en général, il écrit : « La plupart des romantiques, presque tous, ont profondément ignoré la littérature, tant ancienne que moderne : ce qu’ils ont pris à l’Espagne se réduit à des légendes, des noms, des costumes. » J’y ai peut-être mauvaise grâce; mais je crains que ce ne soit trop dire, beaucoup trop dire, et qu’en vérité la question ne soit pas tout à fait posée comme il faudrait.

Quand, en effet, pendant près de trois siècles, deux peuples voisins se sont mêlés constamment l’un à l’autre, et que leurs littératures se sont tour à tour plus ou moins fidèlement imitées, il y a quelques chances pour que leurs rapports soient en quelque sorte fixés, et pour que tout ne soit pas faux ni vain dans l’idée qu’ils se font l’un de l’autre. Il flotte alors entre eux, pour ainsi parler, je ne sais quelle image d’eux-mêmes, imprécise et brouillée, mais cependant assez ressemblante, ou même dont je ne suis pas bien sûr qu’elle ne fût pas moins fidèle, si les traits en étaient plus caractérisés. Tout de même en littérature. M. Morel-Fatio reproche à l’auteur de Ruy Blas d’avoir gravement altéré la généalogie des Bazan ou de s’être trompé sur la condition sociale des employés de la contaduria mayor. En quoi, il oublie qu’il a reproché, d’autre part, aux Espagnols d’avoir « épluché » le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, « pour y relever des inexactitudes de faits et de noms. » Hugo a sans doute eu tort. Mais, se fût-il mépris sur plus d’un point encore, — et c’est ce qui lui est arrivé, — je dis qu’il se pourrait que sa pièce n’en fût pas moins espagnole. La vérité d’un portrait ne dépend pas de l’exactitude entière de chacun des traits que le peintre dessine, mais plutôt d’une espèce de sympathie qui s’éveille entre son modèle et lui, de la convenance qu’il découvre entre l’expression d’un visage et la nature de son propre talent. Et c’est pourquoi nous soutenons que Ruy Blas, et surtout Hernani, sont plus espagnols que ne le veut bien dire M. Morel-Fatio, si nous y retrouvons quelques-uns des caractères les plus marqués de la littérature espagnole et du drame de Calderon ou de Lope de Vega.

N’est-ce pas Mérimée qui nous disait tout à l’heure que « la jalousie et le point d’honneur sont les seules passions qui défraient le théâtre espagnol ; » et qu’est-ce que Ruy Blas, mais encore et surtout Hernani, qu’un drame du point d’honneur et de la jalousie? «L’intrigue change, nous disait-on encore, mais le fond demeure immuable.» Et nous dirons à notre tour : qu’importent quelques erreurs sur les noms et sur les faits, sur la généalogie de Bazan ou sur la vraie nature du l’almojarifazgo, si les passions qui défraient le drame n’en sont pas moins celles qui font le principal ressort du drame espagnol? C’est aussi bien ce que reconnaissent les critiques espagnols, qui ne semblent point mettre entre Hernani et le Théâtre de Clara Gazul la différence qu’y veut mettre M. Morel-Fatio. Et le style à son tour, ce style dur et brillant à la fois, souvent précieux, plus souvent emphatique, hyperbolique, antithétique, imagé et sonore, s’il ne ressemble peut-être guère à celui de Calderon ou de Lope de Vega, ne nous rend-il pas cependant tout ce que nous avons entendu dire, depuis trois cents ans, du génie de la langue espagnole? Ou bien nous faut-il croire que, depuis trois cents ans, tout le monde en France se soit trompé sur les défauts de ce genre d’écrire, comme sur les qualités dont ils sont la rançon ou la condition peut-être? Il n’y a pas jusqu’aux mœurs de Ruy Blas et d’Hernani qui ne nous paraissent assez espagnoles, ou si l’on veut, assez conformes à l’idée que nous ont donnée de l’Espagne la comtesse d’Aulnoy, par exemple, ou encore Saint-Simon, dont M. Morel-Fatio loue quelque part la fidélité. Comment, d’ailleurs, en serait-il autrement, si c’est dans les récits de Mme d’Aulnoy, comme il le dit et comme il le prouve lui-même, que l’auteur de Ruy Blas a puisé la plupart des détails qu’il a encadrés dans son drame?

Que si maintenant le mélange du romanesque et du chevaleresque est le caractère le plus général de la littérature espagnole, celui qu’on retrouve également dans les Amadis et dans le répertoire de Calderon, dans les romans picaresques eux-mêmes, et enfin jusque dans les Œuvres de sainte Thérèse ou dans la vie d’Ignace de Loyola, la ressemblance, plus profonde, et cachée plus profondément, ne sera-t-elle pas, pour cette raison même, ce qu’on appelle plus intime, et conséquemment plus réelle? A défaut d’une imitation des chefs-d’œuvre du roman ou du théâtre espagnols, et d’une connaissance plus particulière des mœurs de l’Estramadure et de l’Andalousie, ce serait alors, chez nos romantiques, le hasard d’une de ces rencontres comme il y en a tant dans l’histoire, où l’on voit les mêmes causes, après un long intervalle écoulé, reparaître, et produire naturellement les mêmes effets. Le romanesque et le chevaleresque, tenus en défiance ou en suspicion par nos classiques, et réduits à se dissimuler sous des noms grecs et babyloniens, quand encore on ne les déclarait pas indignes de la curiosité des « honnêtes gens, » sont rentrés dans leurs droits avec le romantisme, et comme l’Espagne était justement le seul pays d’Europe où ils ne les eussent pas abdiqués ni perdus, c’est pour cela qu’il y a quelque chose d’espagnol dans le romantisme.

C’est en effet la grande originalité de la littérature espagnole que d’avoir sauvé, dans le temps de la renaissance, et transmis plus tard au reste de l’Europe, à peu près tout ce qui méritait d’être sauvé de l’idéal du moyen âge. Le romantisme allemand, dans le siècle où nous sommes, a tenté, lui aussi, quelque chose d’analogue; mais il est venu trop tard; et deux ou trois siècles de culture classique devaient condamner la tentative à ne pas réussir. En Espagne, — et malgré Cervantes, — la tradition ne s’est pas interrompue. Tout en prenant leur part du mouvement de la renaissance, aucun pays, aucune littérature, n’ont su mieux préserver leur entière originalité. Ils y étaient sans doute aidés par leur situation à l’extrémité de l’Europe, et surtout par les conditions de leur développement historique. Mais il suffit que le fait soit certain. Aussi, toutes les formes du romanesque et du chevaleresque, partout ailleurs contraintes et gênées, plus ou moins asservies à l’imitation du modèle grec et latin, se sont-elles ici librement épanouies. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’au temps où sa décadence commence, l’Espagne a entretenu l’idéal de son âge héroïque. De là, l’originalité de sa littérature : c’est la seule qui se soit vraiment développée d’elle-même, sans interposition de modèle étranger, conformément à son libre génie. De là la nature de son influence : le point d’honneur espagnol a peut-être empêché le naturalisme italien d’envahir les littératures modernes. Et de là, enfin, l’affinité secrète du romantisme avec la littérature espagnole si, dans l’Europe entière, le romantisme se définit et se caractérise en partie par l’effort qu’il a fait pour renouer, par-delà la renaissance, la chaîne de la tradition du moyen âge. Je soumets cette façon d’envisager l’influence de l’Espagne dans la littérature française, — ou européenne même, — à M. Morel-Fatio; et je ne la crois pas, au surplus, très différente ni très éloignée de la sienne.

Si ces observations pouvaient engager ceux de nos lecteurs qui peut-être ne les connaissent pas, à lire les Études sur l’Espagne de M. Morel-Fatio, nous en serions heureux. Nous serions plus heureux encore si M. Morel-Fatio, laissant à d’autres les recherches de l’érudition, voulait bien nous apprendre, sur la littérature espagnole, puisqu’il la connaît comme personne, ce qu’il nous serait si précieux d’en savoir. Nous n’avons qu’une Histoire de la littérature espagnole, et je ne sais comment ni pourquoi, mais elle est la médiocrité même. Enfin et surtout, nous serions heureux, dans l’intérêt même de notre littérature, si la curiosité, sans se détourner pour cela de l’Allemagne ou de l’Angleterre, se dérivait toutefois un peu du côté des Pyrénées ou des Alpes. Nous ne devons que peu de chose à la littérature allemande; nous devons un peu plus à la littérature anglaise, quoique d’ailleurs son influence ne commence de se faire sentir sur la nôtre qu’avec le XVIIIe siècle; mais nous devons beaucoup à la littérature espagnole et à la littérature italienne, et, sans méconnaître ce que nous devons à la seconde, ou plutôt en inclinant même à l’exagérer, je ne sais si la première, l’espagnole, n’a pas encore plus agi, je veux dire plus profondément et plus continûment, sur la nôtre.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez sur Quevedo l’intéressant Essai de M. Ernest Mérimée, 1 vol. in-8o. Paris. 1886 ; Alphonse Picard.