Revue littéraire - L’Humanisme dévot

Revue littéraire - L’Humanisme dévot
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 204-215).
REVUE LITTÉRAIRE

L’HUMANISME DÉVOT [1].

M. l’abbé Henri Bremond vient de publier les deux premiers tomes d’une Histoire littéraire du sentiment religieux en France, qui s’étendra sur quelque dix à douze volumes in-octavo, et qu’il a préparée avec beaucoup de zèle, non sans méthode, et qu’il écrit avec beaucoup de verve. Nous aurons l’occasion de revenir à cette œuvre immense. Nous en apercevons déjà les grandes lignes : une série de quatre tomes est consacrée aux dernières années du XVIe et au XVIIe siècle, l’auteur ayant pris son départ au point où finissent les guerres de religion ; le XVIIIe siècle et le XIXe formeront la deuxième et la troisième série. De 1590 à 1620, M. l’abbé Henri Bremond voit naître et se manifester le phénomène religieux qu’il appelle « l’invasion mystique ; » la « conquête mystique » se développe jusqu’au milieu du siècle ; et les années 1650-1700 nous mènent à « la retraite des mystiques : » ces dates, évidemment, moins précises que celles des batailles de Marignan ou de Rocroy. L’invasion, la conquête et la retraite des mystiques font et feront l’objet des tomes II, III et IV, qu’il faudra examiner ensemble. Je me borne, pour le moment, au préambule : tome Ier, L’humanisme dévot, plus de cinq cents pages. Du reste, la longueur de l’ouvrage ne doit effrayer personne ; pas plus que ne doit effrayer personne la digne austérité du sujet. Le sujet, sans aucun doute, est l’un des plus attachans ; et l’ouvrage, même si l’on ne s’y attend guère, l’un des plus amusans qui soient. Je ne sais pourquoi M. l’abbé Henri Bremond, qui certainement s’est plu à le composer, redoute quelquefois notre ennui, de sorte qu’il se dépêche : nous l’inviterions à ne pas aller trop vite. Il craint, et avec une timidité gracieuse, d’être importun ; bref, il se méfie de notre frivolité : nous l’inviterions à ne pas nous croire tant frivoles et, par endroits, à ne pas l’être, en considération de nous. S’il écrit, d’un des personnages qu’il nous présente : « Le P. Binet a comme cela tout un répertoire de contes plaisans qui ne sont pas dans une musette, » c’est pure bonté, complaisance d’un docteur ou d’un apôtre qui veut amadouer les Gentils. Inutiles précautions : il pouvait se fier, je ne dis pas, à nous, mais à lui, et plus encore au vif attrait de la littérature singulière et charmante qu’il nous révèle.

Ses humanistes dévots sont des gens extraordinaires, que nous ne connaissions pas beaucoup ; et nous avions tort de ne pas les connaître : nous ne les oublierons pas. Des écrivains dignes de leurs contemporains succulens Théophile, Saint-Amant, Guez de Balzac ; des originaux fieffés, et qui ont, dans l’excentricité même, une délicieuse innocence ; des saints joyeux, et à qui l’on sent que la parfaite honnêteté du cœur et de l’esprit donne leur liberté admirable. Un Louis Richeome, un Etienne Binet, un Jean-Pierre Camus n’ont pas leurs pareils, pour notre louable divertissement.

Louis Richeome, le plus ancien des trois, est né en 1544, et à Digne, dont il montre de la fierté, car il inscrit à la première page de ses livres sa qualité de Provençal auprès de sa qualité de jésuite ; et, contre les Italiens qui vantent leurs citrons, il revendique tout honneur pour les prunes de Brignoles et figues de Marseille. Il eut, au collège de Clermont, les leçons du fameux Maldonat, Espagnol, « un lion en chaire, un agnet en conversation ; » puis il entra chez les jésuites, fonda le collège de Dijon qui, parmi ses élèves, comptera Bossuet. Il occupa les plus hautes charges de son ordre à Lyon, Bordeaux, fut à Rome assistant de France et mourut au premier quart du grand siècle. C’était un homme doux et capable de violence, qui aimait son prochain, les animaux et la nature et qui détestait les ennemis de l’Église, voire s’il les découvrait dans la Compagnie de Jésus. Il y a de lui des libelles farouches et, par exemple, une Chasse du renard Pasquin découvert et pris en sa tanière, toute pleine d’injures et de gros mots qu’Etienne Pasquier releva et qu’il jugea en termes tels que je ne puis les copier : jadis, un vieux jurisconsulte et un religieux accompli avaient une franchise de vocabulaire que nous interdisent les progrès du goût peut-être, et aussi les progrès du pharisaïsme. Richeome n’est pas du tout pharisien et il met au service de la meilleure cause, très volontiers, une gaillardise de langage et de pensée très agréable. Il ne veut pas que la dévotion soit jamais triste ; — et l’on devine en lui, à cet égard, un devancier de saint François de Sales ; — il ne veut pas que la religion soit renfrognée et sourcilleuse. Il entend que notre piété nous récompense dès ici-bas, par une excellente gaieté. Tout le zèle de sa plume, quand il ne le dédie pas à vilipender les infidèles et hypocrites, il l’emploie à nous communiquer une saine allégresse. Il n’estime pas que Dieu ait créé le monde pour notre chagrin et ait inspiré à ses prophètes le texte de la Bible pour notre mélancolie. La Bible, qui est toute sagesse anticipée, et le monde, qui est toute réalité provisoire, lui sont deux trésors de contentement. Certes, il cherche dans le livre sacré la parole divine ; mais il y cherche l’occasion de s’attarder « sur quelque digne sujet, avec honnête récréation. » Ses Tableaux sacrés sont un jeu littéraire, un jeu malin, un jeu d’artiste. Il a passé des heures fines et ravissantes à dessiner, avec des mots, à dessiner et à colorier maintes scènes de l’Ancien Testament, comme ceci : « L’ange apporte à Élie sa nourriture. » Et il s’agit de peindre un ange : « Le peintre... » Et, le peintre, c’est Richeome lui-même... « Le peintre lui a fait le visage lumineux ; sa perruque volante en arrière est de couleur d’or : il lui amis aussi des ailes au dos. Vous les voyez étendues en l’air inégalement, l’une montrant le dedans et l’autre le dehors, merveilleusement belles. Les guidons d’icelles et les deux grosses pennes premières sont de couleur de ver luisant, comme celles d’un paon ; les autres de même rang sont entremêlées de jaune, orange, rouge et bleu à guise d’arc-en-ciel ; les cerceaux et petites plumes qui revêtissent les tuyaux de celles-ci et les autres qui suivent en divers ordres sont riopiolées à proportion des premières ; le duvet qui couvre le dos de l’aile est comme une entassure de menues et petites écailles de diverses couleurs mises sur du coton... » Etc. Cela dure toute une page ; et, remarque le peintre de l’ange avec bonhomie, « cependant que je parle, le bon vieillard Élie dort toujours. » Louis Richeome avait choisi un graveur habile, l’un des maîtres de l’époque. Léonard Gaultier, pour lui confier le soin d’illustrer joliment les Tableaux Sacrés. Mais le graveur n’a que du noir et du blanc ; Richeome veut de la couleur : et c’est lui-même qui l’ajoute, en son commentaire, au dessin de Léonard Gaultier. Voire, le meilleur dessin, c’est lui Richeome qui le trace, quand il faut qu’on ait sous les yeux le cheval que monte Abraham rendant visite à Melchisedech : « Ce coursier de poil bai-doré, balzan des deux pieds, qui montre par la belle façon de tout son corsage qu’il est bien maniant et adroit et digne d’être monté d’un grand capitaine. Contemplez un peu sa tête petite, ses oreilles de rat accrestées, le front décharné et large, marqué d’une étoile droit au remoulin ; le col de moyenne longueur, grêle joignant la tête, gros vers la poitrine et doucement voûté par le milieu ; voyez comme, en mâchant superbement son frein, il jette l’écume blanche, ouvrant ses naseaux enflés et montrant le vermeil du dedans. » Voilà un cheval ! et Richeome est un connaisseur. Richeome, qui a de l’imagination, a aussi des yeux savans et attentifs.

Je disais qu’il avait deux trésors de contentement, la Bible et le Monde. Le peintre des anges, des patriarches et des interventions divines, est encore le peintre des menus objets et de toutes beautés rares ou vulgaires qui se rencontrent dans la nature. Il copie avec une fidélité patiente « la figure des glaïeuls violets quand ils sont épanis ; » il admire et note justement « la posture de leurs feuilles, dont trois alternativement courbées en arcade et jointes à la pointe, et trois autres, recourbées et couchées alternativement aussi vers la tige, faisant trois espaces vides, représentent une couronne impériale ; » et il nous prie de contempler « le velours violet de celles qui se courbent avec les petites broches rangées en long sur le mitan comme ouvrage de frise ou canatil. » Les tulipes et lys et toutes fleurs lui sont de précieux modèles ; et, les feuilles, il ne les méprise pas : il a suivi leur pathétique aventure depuis le printemps jusqu’à l’automne et il sait comment elles se développent, comment elles se tachent, se fanent, puis tombent. Il est curieux et je crois qu’il est gourmand, car il appelle les cerises « ces morceaux de gelée délicate. » Il a observé les animaux, et leur anatomie, et leur manège : une mouche, — et comme « elle entortille ses jambettes devant et derrière, les faisant passer sur sa tête et sa croupe, pour donner le fil à son bec et force à son vol, » — et comme, sur une table, elle glisse, telle « une galère poussée des avirons sur la surface de la mer. » Le dépit de Richeome est de se dire qu’il y a types de mouches et moucherons qu’il n’a pas vus. Dans ses voyages, en province ou hors de France, il ne manque pas de quêter toutes étrangetés : à Montpellier, il a vu le jardin du Roi ; et, à Bordeaux, le jardin du pieux, docte et grave président Cheysac, qui a fait venir chez soi « les Indes orientales et occidentales et les richesses de leurs fleurs ; » et, à Rome, une infinité d’autres merveilles ; et, en Avignon, l’an 1592, un caméléon qu’on avait apporté du Portugal. Il a vu l’oiseau cardinal du Brésil et l’oiseau dit du Paradis : « Sa tête est jaune, son col émaillé d’un vert gai, ses ailes teintes de tanné pourprin et le reste un corps d’or paillé. » Un vert gai. Richeome indique là son plaisir ; les couleurs lui sont liesse. Il a vu le combat d’une belette et d’un serpent ; et il a vu les rudesses de la police, dans la république des fourmis ; et il a vu des batailles d’abeilles, les essaims répartis en bataillons de diverse figure, carrés ou ronds, triangulaires ou en forme de croissant, « tous armés des mêmes armes, qui étaient une cote d’écaillés, et de Même courage, tous lanciers montés dessus leurs ailerons : » pendant la mêlée, ce fut, en l’air, « comme une grêle de fèves ou de balles de harquebuse donnant les unes contre les autres et tombant à terre, dru et menu. » Quel écrivain ! et qui s’amuse.

L’amusement d’écrire, Louis Richeome le pratique avec bonheur et avec une exquise adresse. Il avait composé une règle du jeu, ou rhétorique. Et, un jour, un jeune jésuite la lui demanda. Mais Richeome la refusa ; et il a détruit sa rhétorique, non qu’il fût jaloux de son secret charmant : il craignit qu’une tête « plus ingénieuse que vertueuse » n’en mésusât « pour battre l’innocence. » Incomparable Richeome, si bien averti et des délices et des dangers de la littérature ! Il en faisait, quant à lui, un bon usage, et anodin ; il ne permettait pas que son doux jeu se pervertît.

Son doux jeu, il le consacrait au bien des âmes et à leur allégresse. Mais il n’est pas un moraliste ou un prêcheur perpétuel. Quand il offre à son lecteur ses tableaux sacrés, sans doute il tâche de le rendre assidu aux livres saints ; il lui embellit l’importante lecture, afin de l’y gagner : surtout, il l’amuse, en même temps qu’il s’amuse lui-même, et gentiment. S’il peint les mœurs des animaux, ce n’est pas à la façon d’un fabuliste qui songerait premièrement à la leçon. Ses livres de ménagerie ne ressemblent point aux bestiaires du Moyen Age, très subtiles allégories et qui sont toutes destinées à révéler des « senefiances » difficiles. Le Physiologue du Moyen Age nous intime de savoir que le lion, poursuivi par les chasseurs, efface de sa queue les traces de ses pas, et que le lion est ainsi le symbole de Notre-Seigneur, lequel, descendu ici-bas, se dissimula de telle sorte que les Hébreux ont dû le méconnaître. Ces pieux rébus ne sont pas ce que cherche Richeome dans la création. Il a plus de liberté ; il a même plus de liberté que Bernardin de Saint-Pierre et les autres philosophes qui nous dévoilent les harmonies de la nature pour que nous concluions au créateur. Richeome ni ses ouailles n’ont besoin qu’on leur prouve la finalité ou Dieu. Que veut-il donc, Richeome ? Une gaieté innocente, et dont il remercie Dieu. Il eût écrit, comme Bourdaloue : « Mon Dieu, je suis content de vous ! » Et il écrivait aux novices de saint André : « Mes bien-aimés, (vous remercierez Dieu) nuit et jour, en santé, en maladie, en prospérité, en adversité, aux champs, aux villes, aux églises, à chaque pas que vous faites, prenant matière d’admiration, de dilection et de louange de tout ce que vous oyez et touchez en l’école de son Église et de la nature. » Le bonhomme Richeome, devancier de saint François de Sales, a aussi en lui quelque chose de l’autre saint François, — et bien qu’il eût l’horreur, souvent comique, de tous moines mendians et franciscains : — il avait pris dans sa Provence natale un peu de cette allégresse adorable que saint François d’Assise avait reçue du clair soleil d’Ombrie, du paysage lumineux, des vignes et des oliviers.

Etienne Binet, jésuite également, c’est un extraordinaire bavard, et drôle, et un saint homme. Un grand faiseur de phrases tonitruantes, et magnifiques. Un grand faiseur de vacarme : le tintamarre des mots est la musique habituelle de sa pensée. Il n’a pas beaucoup de délicatesse ; et il n’a pas du tout de discrétion. Ses abus de langage sont énormes, sont ridicules ; cependant il montre, dans le pire excès de ses diatribes véhémentes et tatillonnantes, une espèce de génie : et c’est à peine si l’on n’ose le comparer à l’auteur de Pantagruel, quelquefois. Il invective contre les catholiques imparfaits : « Où êtes-vous maintenant, catholiques de boue et de fumier ?... » Simplement !... « hommes sans âmes, et âmes sans raison, et raison sans religion, et religion sans Dieu ! Si fait, dea, vous en avez un, qui se nomme le ventre. Mais tel Dieu, tel service. Vos poumons sont son temple ; le foie, son autel, toujours couvert de sang et de voirie ; l’estomac, l’encensoir ; les fumées qui en sortent sont l’encens le plus doux ; la graisse est la victime, le cuisinier est votre aumônier qui est toujours en service, et vos inspirations ne dévalent à vous que. par la cheminée ; les sauces sont vos sacremens, et les hoquets vos plus profondes prophéties. Toute votre charité bouillonne dans vos grasses marmites ; votre espérance à l’étuvée toujours couverte entre deux plats ! » Cela est écrit par le P. Etienne Binet, jésuite, dans un ouvrage intitulé La fleur des psaumes : et, ce doux titre de manuel dévot, ces phrases-là le secouent rudement. Plutôt que de prêcher l’abstinence, Binet dénigre la gourmandise. En d’autres termes, il est mieux fait pour traiter de la gourmandise, — et fût-ce pour la condamner, — que pour traiter de l’abstinence, et fût-ce pour la louer ; il est mieux fait pour condamner que pour louer. S’il a en tête, et il l’aura bien, de nous recommander les bonnes œuvres, le stratagème ne sera pas de nous attendrir sur les mérites de la charité : plutôt, il nous avilira nos motifs de cupidité ou d’épargne. Vous économisez, afin de maintenir l’honneur de votre maison, la prospérité de votre famille ? Ah ! belles dupes !... « Vous fierez-vous à vos parens ? les harpies, ô les vautours ! les loups-garous ! Ils ne vous aiment, cruels, que pour ronger barbarement votre pauvre carcasse, casser vos os félonnement et pour avidement en sucer les moelles et le sang encore tout bouillant !... » Mais vous avez des enfans qui ont droit de compter sur vous, que vous ne dépouillerez pas, que vous ne laisserez pas, vous défunt, sans ressource et pitance ? « Quelle horreur, je vous prie, qu’il faille être un voleur en sa vie, un désespéré à sa mort et un damné pour tout jamais, afin de laisser ses biens à trois petits morveux qui se moqueront de vous après votre mort et volontiers ne voudraient de leur gré donner trois carolus pour faire dire une pauvre messe pour vous qui vous êtes damné pour eux ! O grand sot de père qui se damne pour des ingrats... » Il est lancé, il est déchaîné... « pour des ingrats et possible (peut-être) bâtards ! Ne vous fiez pas à vos enfans, ce sont des voleurs ! » Voilà Binet : quel homme ! La brutalité même. Et il appelle ainsi ses auditeurs : « Venez, canailles ; venez, tous les soldats d’enfer !... » La brutalité même ; et puis, les grâces d’un bon garçon. Ce brutal a au fond de l’âme une étrange douceur, et telle que les violences de la Bible, par endroits, l’étonnent et, pour un peu, l’offenseraient. Mieux pourvu d’aménité, Richeome trouve ses délices dans le Pentateuque et les Prophéties ; le terrible Binet préfère les aménités de l’Évangile. Et il écrit : « Le Vieux Testament fut la loi de rigueur où on ne parle que de morts, que de foudres, et du Dieu des armées. Or, que gagna-t-il avec cela ? Il faisait fuir tout le monde ; personne quasi ne le voulait servir ; on aimait mieux parler à Moyse qu’à lui. Au Nouveau Testament, le Verbe incarné se nomma un agneau. Cette bénignité attira le cœur de tout le monde. » Il ne faut pas s’y tromper, Binet le terrible préfère la bénignité. Il a composé un livre Du gouvernement spirituel qui invite les gouverneurs de nos âmes à imiter nos doux gardiens les anges. Raphaël disait au petit Tobie : « « Mon petit frère, vous plairait-il que nous fissions ceci ou cela ? » L’ange n’usait pas de brusquerie à l’égard de l’enfant, ne le poussait pas, ne le tirait pas, ne lui disait : « Allez là, car Dieu le veut ainsi et qu’on se garde d’y faillir. Allons donc ! car, si vous n’y allez pas, on vous y fera bien aller, plus vite que le pas ! » Ces façons, remarque Binet, sont inconnues au ciel, et ce n’est pas le style des anges. Et il prie les gouverneurs de nos âmes de méditer un saint exemple, celui du pape Grégoire, lequel pouvait, souverain pontife, parler à coups de tonnerre, jeter la foudre des censures et excommunications : « Mais le saint homme y va bien d’un autre air. Et dit tantôt : S’il plaisait à votre douceur... tantôt : Votre suavité agréera bien que je lui dise... Au lieu donc de répandre la grêle et les tonnerres sur la tête des humains, ce saint homme faisait rouler des torrens de miel et emportait tout... » Mais lui, Binet, sa violence ?

Eh ! la violence de Binet, ne l’a-t-on pas senti, c’est bonne humeur. Ses cris de « canaille » et « soldats d’enfer, » gaieté. La vivacité de ses réprimandes, le tapage de ses mots et les gros mots qu’il ne ménage pas, jovialité. Il avait un singulier visage, tout maigre et aux traits marqués fortement : un nez solide, les joues qui se retirent et qui dégagent bien la bouche ; des lèvres, non pas certes de gourmand, mais de bavard, fines et avançantes, sous des moustaches rases ; un peu de poil au menton, pour le terminer en pointe ; les yeux, noirs, grands, pétillans, sous le front chauve et les arcades sourcilières larges et touffues ; et une physionomie qu’on devine extraordinairement mobile, prompte à passer de la colère vraie ou feinte au rire, et habile aux mines, aux grimaces peut-être. Je crois que ce fut un plaisant spectacle et beau, Binet se démenant au service de l’Évangile avec sa pieuse ferveur et son entrain de bonté véritable.

Sa doctrine est parfaitement pure ; et, si l’on souhaite, à ce propos, un témoignage, sainte Chantal a dit de lui qu’elle n’avait pas rencontré en ce monde un esprit plus conforme à celui de Monseigneur. Et Monseigneur est saint François de Sales : on ne saurait demander à sainte Chantal un certificat meilleur. Etienne Binet fut, en sa dévotion, l’égal des saints. Mais il eut, dans sa perfection, des réserves d’indulgence et, dans sa raison, les règles d’une clémente sagesse. Comme Louis Richeome, il ne voulait pas que la religion devînt triste, hargneuse ou alarmante. Il avait soin des âmes que Dieu ne semble pas destiner dès ici-bas aux plus hautes méditations et aux vertus les plus difficiles. « Pensez-vous que tout le monde doive avoir la dévotion d’un capucin ou d’un chartreux ? » disait-il ; et, quand il avait célébré les éminentes qualités de sainte Claire, il ne manquait pas d’ajouter : « Je vous défends très expressément d’imiter cette vierge sainte ; c’est assez pour vous de l’admirer ! » Il se méfiait grandement de ces dévots qui « se rendent des droits fainéans, sous couleur de solitude ; » il admet que l’on soit modeste et grave, hypocondriaque non pas. Il blâme une piteuse figure et une sombre contenance, car « ce ne sont pas là les effets des sacremens, ni de la grâce qui est gaie, active, ardente, forte et toujours à cœur joyeux et à visage riant. » Binet veut qu’un homme bien dévot « fasse plus d’affaires et mieux que trois autres ; » il lui propose le modèle de Judas Macchabée qui « priait en frappant, frappait en priant et assénait plus brusquement les coups qu’il dardait après avoir poussé plus ardemment ses prières vers le ciel. » Qu’est-ce à dire ? Binet demande que la religion ne soit pas étrangère à la vie, ne soit pas un coin séparé de nos existences, un jardin clos et où il est difficile de pénétrer, où peu à peu nous n’allons plus, si nos besognes quotidiennes et peut-être aussi notre futilité nous occupent.

Or, Pascal s’est moqué de Binet, comme de tous ces jésuites. Et le grand nom de Pascal, autant que son impitoyable raillerie, accable à tout jamais « notre célèbre père Binet, qui a été notre provincial... » Pauvre père Binet, dont l’idée était pieuse et intelligente !... La religion de ce bonhomme ne contentait ni le génie de Pascal, ni sa passion de la douleur, ni son angoisse. Mais ni l’angoisse de Pascal, ni sa passion de la douleur, ni son génie ne sont à notre portée ; et, si nous l’admirons, comme les filles à qui le père Binet vantait sainte Claire admiraient cette vierge sainte, il nous est défendu de l’imiter : nous n’en sommes pas capables et notre singerie serait détestable. Et alors, que nous reste-t-il, à nous, gens de petite pensée et de commun courage ? à nous, gens qui sommes, ou peu s’en faut, tout le monde ? Absolument rien, selon Pascal : et c’est à nous que s’adresse le père Binet, charitable d’esprit, justement informé de notre faiblesse et bien résolu à ne pas mépriser notre bonne volonté. Dira-t-on qu’il a trop d’obligeance et qu’afin de ne pas nous rebuter il tempère d’une excessive indulgence les sévérités de la foi ? Je ne le crois aucunement. Sa morale, telle qu’elle apparaît dans les résumés et les citations de M. l’abbé Henri Bremond, ne me semble pas du tout relâchée, mais difficile encore et parfaitement digne d’offrir un idéal aux meilleurs d’entre nous. Qui suivrait ses préceptes avec une attentive exactitude serait un catholique sans reproche, et gai, un catholique à faire envie. Dans la querelle de Pascal et des jésuites, c’est Pascal qui est sublime ; et, la plupart du temps, ce sont les jésuites qui ont raison.

Le tort de Binet, — revenons à la littérature, — ce fut d’écrire et d’imprimer quelque deux cents volumes. Aussi ne le lit-on guère, faute de choisir dans tout ce fatras. Il écrivait beaucoup trop ; mais il écrivait bien. Ou plutôt, s’il n’écrivait pas à merveille, il écrivait d’une façon jolie, attrayante, et parfois cocasse, et toujours vive. Il emberlificote souvent sa pensée ; et, ce qu’il dit, généralement, il pourrait le dire avec moins de mots. C’est qu’il adore les mots, et les adore pour leur son, leur figure, et pour les significations qu’il leur attribue avec justesse, et pour les images qu’ils font à ses yeux. Adorer les mots : il y a là de l’excès, probablement ; et il suffit de les aimer. Encore faut-il ne pas manquer à cet amour, si l’on fait métier de littérature : et c’est où pèchent maints écrivains, par une austérité fâcheuse, ou par ignorance. La littérature est un art ; elle ne doit donc pas négliger notre plaisir : et elle a tort, si elle prétend éluder toute concupiscence. Les honnêtes concupiscences de la littérature, Binet ne les refuse pas ; et il les refuse d’autant moins qu’il les emploie au salut de nos âmes, légères, volantes, et qu’on ne prend pas avec du vinaigre. Il a compté sur les belles séductions de l’éloquence et il a tourné au bénéfice de la religion les attraits d’un style opulent. Les solécismes et « vilains barbarismes » sont, à le croire, péchés de prédicateur et d’apologiste. Il a pitié des orateurs qui, adressant leur remontrance à telles gens de corporations ou de métiers, les font rire par leurs métaphores : combien d’ « affineurs » se moquent tout leur saoul, quand ils entendent, au sermon, le prêcheur affirmer « que le sang de bouc mollit le diamant et que le marteau et l’enclume se casseront plus tôt que jamais ébrécher la dureté opiniâtre du même diamant ? » Car, « il y a mille choses où, pensant faire merveille de bien dire, certes on ne dit chose qui vaille. » Premièrement, il faut savoir et s’informer. Bien parler, bien écrire, cela exige de l’étude ; et Binet n’a point épargné son étude. Il a examiné toutes les sciences, tous les métiers et, du résultat de ses recherches, composé une encyclopédie. L’on écrit et l’on parle avec des mots ; les mots sont les signes des objets : il a examiné les objets. Comme Richeome, il a examiné les fleurs : « Quelle vergogne de voir qu’on ne sait pas parler de ces belles beautés ! Quand les plus huppés ont dit la rose, le lis, l’œillet, le bouton et la feuille, ils sont au bout de leur savoir. » Comme Richeome, il a examiné les animaux et il peint joliment la course du lièvre, la pâmoison mélodieuse des rossignols et la furie belliqueuse des abeilles : « ces petites gens ne sont que feu et colère qui vole. » Il a étudié la médecine et particulièrement la pharmacie, où sont cachées, dit-il, grandes richesses d’éloquence. Il a étudié l’orfèvrerie, la vénerie et la marine : et il a visité l’une et l’autre mer, car, dit-il, « les plus riches pièces d’éloquence et de poésie sont empruntées de la mer. » Le travail de tous les artisans l’a occupé, tant il est curieux de tout connaître et content si, pour prix de sa peine, il enrichit de quelques mots techniques son vocabulaire. Comme un bon humaniste, il ne méprise pas les mots qui viennent du grec et du latin ; mais il préfère encore les mots tout vivans, les mots du peuple, les braves mots qui chaque jour sont à l’ouvrage. Il entre dans les ateliers et les simples boutiques afin d’y prendre des leçons et il, dispute avec les compagnons à dessein de leur ouvrir la bouche et de les « faire parler : » il note les tours de phrases, les mots, les maximes, les proverbes, « mille et mille secrets. » Et il assure que c’est ainsi qu’ont procédé, aux meilleures époques, les plus grands orateurs : « de là ils tiraient des comparaisons si naïves, si bien prises, que l’auditeur d’aise ne pouvait se tenir de rire et par ce sourire témoigner son contentement. » C’est aussi ce qu’il veut obtenir, Binet, de son auditeur et de son lecteur.

Camus, évêque de Belley, de qui les méchans ont médit, pourquoi lui fut-on sévère ? Il avait beaucoup de vivacité naturelle et un entrain de bonhomie qui permettrait de le comparer quelquefois, sinon à Binet, du moins à Richeome. Il a plus de retenue que Binet, dans son langage ; mais il ne manque ni de fantaisie, ni d’impétuosité. Des Ligueurs l’avaient taquiné dans leurs libelles, touchant ce nom de Camus : et le bonhomme était-il dépourvu de nez ? « Je les prie de se tirer d’inquiétude de ce côté-là : car si les grands nez donnent grand poids aux écrits, je les avise que nous avons jadis été ainsi nommés par antiphrase, et je n’en connais point en notre lignage dont le nez ne démente le nom, si bien que nous sommes ainsi nommés, comme la guerre par les Latins et les Euménides par les Grecs, à contresens et comme propres à chausser des lunettes à voir de loin l’impertinence de nos censeurs ! » On l’a calomnié ; mais il ne craignait pas la polémique et il y montrait de la rudesse. Il était impétueux de caractère, et hardi d’allure, et gaillard ; mais il eut tant d’amitié pour saint François de Sales que la douceur de son ami le gagna peu à peu, le gagna insensiblement, si bien qu’un jour il s’aperçut qu’en prêchant il imitait son ami, les gestes de son ami, la façon de parler, la façon de penser, la façon d’être doux, suave et tendre, qu’il admirait en son ami. Or tout, en saint François de Sales, était « lent et posé, pour ne pas dire pesant, à cause de sa constitution corporelle. » Et lui, Camus, était d’une autre constitution corporelle et spirituelle ; de sorte qu’il fut dès lors méconnaissable à son cher peuple de Belley : « somme, je n’étais plus moi-même ! » Saint François le sut et le lui reprocha. Et Camus : « Eh bien ! est-ce là un si mauvais exemplaire à imiter ? » Saint François n’admettait point de Camus sans joyeuseté : « Joyeuseté à part, vous vous gâtez ! Si les naturels se pouvaient changer, que ne donnerais-je pas de retour pour un tel que le vôtre ? Vous allez à pleines voiles, et moi à la rame ; vous volez, et je rampe ou me traîne comme une tortue. Vous avez plus de feu au bout du doigt que je n’en ai en tout le corps... Et maintenant, vous pesez vos mots, vous comptez vos périodes, vous traînez l’aile, vous languissez et faites languir vos auditeurs. Est-ce là cette belle Noémi du temps passé ? » Camus se le tint pour dit ; et il n’essaya plus de dissimuler son humeur, qui était fougueuse et folâtre. Il défendit les jésuites contre tous leurs adversaires et avec tant de passion véhémente qu’il fut au point de les compromettre : prudens, les jésuites le supplièrent de modérer son obligeance. Il avait en estime particulière Ignace de Loyola et, je ne sais comment, trouvait, dans les Exercices, le modèle d’ « une spéculation si simple, si humble, si naturelle, si aisée ! » Puis il faisait de Ronsard ses délices. Il a écrit beaucoup de romans et, notamment, Palombe ou la femme honorable. Autrefois, Hippolyte Rigault tâcha de les louer ; mais Sainte-Beuve se fâcha et ne permit point qu’on voulût « ressusciter ce qui n’a jamais eu vie. » Camus, s’il n’est pas un grand romancier, avait une intention gracieuse : il espérait offrir à son lecteur une gentille récréation. Et il ne craignait pas de lui conter des aventures galantes. Après cela, les pécheresses de ses romans allaient, de coutume, au repentir. Mais il ne les menait pas au repentir assez vite pour qu’on n’eût quelque récréation à suivre leur aimable erreur. M. l’abbé Henri Bremond le remarque : l’évêque de Belley, dans ses romans, prêche moins que nombre de romanciers modernes.

Que de liberté, que de franchise heureuse attestent Louis Richeome, Etienne Binet et Camus ! Comme ils ne sont ni guindés, ni farouches ! et comme leur dévotion, parfaitement sincère, ne les gêne pas du tout ! Leur croyance ne les opprime pas et n’accable ni leur méditation, ni leur gaieté. Comme ils sont variés, riches de mots, de pensée et d’audace ! Richesse et variété que bientôt réglera la discipline du grand siècle : belle discipline, sur tant d’opulence.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, par Henri Bremond, tome 1er, L’humanisme dévot, 1580-1660. (Bloud et Gay, éditeurs.) Le tome II vient de paraître.