Revue littéraire - L’Exemple de Claude Cochin

André Beaunier
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 213-224).
REVUE LITTÉRAIRE

L’EXEMPLE DE CLAUDE COCHIN [1].

« Les rangs des bons ouvriers de la régénération française sont décimés. » Ces tristes mots de si poignante vérité, Claude Cochin les écrivait, à peu de jours de l’armistice, le 1er novembre 1918. Et, peu de semaines plus tard, disparut encore un bon ouvrier de la régénération française : Claude Cochin mourut le dernier jour de l’année glorieuse.

On ne finira pas d’évaluer les pertes que nous a coûtées la guerre. Les statistiques ne comptent que les quantités : si terribles qu’ils soient, les chiffres ne disent pas tout : ce qui reste immense et indéfini, c’est la somme de vertu mentale et morale qui nous a été retirée, à la veille du grand effort que demande l’œuvre nouvelle d’une patrie à réconforter. Nous ne saurons jamais ce que nous avons perdu. Il n’y a point à se dire, en manière de consolation philosophique et doctrinale, que l’histoire obéit à des lois, non pas à des volontés particulières, et suscite les hommes dont elle a besoin comme d’instruments. Il nous est impossible de concevoir ce qu’il serait advenu de la France, au lendemain de la Révolution, si Bonaparte fût mort à vingt ans ; et nous rêvons avec une tristesse inutile sur le tour que la poésie de France aurait pris, depuis la Révolution, si Chénier avait eu sa destinée. Qui l’a remplacé ? Personne, en son temps : la poésie, pendant un quart de siècle, fut abolie. Parmi les enfants qui sont morts dans les tranchées ou à la « frontière marchante, » selon la belle expression de Claude Cochin, combien, sans le savoir encore, avaient du génie et allaient nous être indispensables, dont il faut pourtant nous passer ? D’autres ont laissé les premiers indices, les témoignages évidents de leur valeur acquise et de leur utilité prochaine. Ils ouvrent devant nous l’étendue vaste des regrets que ne borne pas un horizon net ; Claude Cochin, dans notre pensée, est l’un d’eux.

Je ne l’ai pas connu ; je l’ai seulement aperçu. Je me souviens d’un grand jeune homme fier et gracieux, au regard clair, et sérieux d’une façon charmante, à vous montrer que la raison n’est point chagrine et qu’il y a une gaieté de sagesse.

Il n’est pas mort à la guerre, où il a bien servi, où il a mérité d’être appelé brave et par le général Mangin. Mais il est mort de la guerre. Il y avait plus d’une fois respiré les gaz délétères ; et « quelle guerre, écrivait-il ; tousser, pleurer, cracher ! Est-ce se battre ? « Quand il revint, tant de fatigues l’avaient affaibli : un rhume devint une maladie et l’emporta en peu de jours.

Il était né en 1883. Il appartenait à une famille célèbre et de longtemps fidèle aux mêmes traditions et aux mêmes croyances, les plus françaises et chrétiennes, au même usage du cœur actif et de l’esprit cultivé. Il n’eut pas à inventer sa vie, mais à goûter la liberté que donne la règle intelligemment acceptée, approuvée, aimée. Il se promit de continuer sa lignée ; sa modestie égalait son effort.

A vingt ans, il entrait à l’École des Chartes. Une influence qu’il subit heureusement fut celle de l’un des maîtres de l’érudition la plus parfaite, Arthur de Boislisle... Quiconque a vu ce grand Boislisle n’oublie pas comme il portait élégamment la science. Il n’était point accablé, ni confiné. Il vivait en son temps et travaillait dans un autre ; il savait réunir deux ferveurs ; et il avait deux fois ses disciplines, sa clairvoyance et une indulgente amabilité... Claude Cochin fut par Boislisle dirigé vers le Grand siècle, où il devait rencontrer le cardinal de Retz et les Arnauld.

En sortant de l’École des Chartes, il partit pour Rome. Son guide en Italie était, fût-ce de loin, son père. N’avait-il pas été, dès l’enfance, initié à la pensée italienne par l’humaniste auquel on doit de si pénétrantes études relatives à la Renaissance ? Il a su tout petit l’aventure de Béatrice que Dante a aimée en sa vie nouvelle encore et qui devint, en sa pensée plus tardive, théologienne. Passent les années et, pendant la guerre, le 14 novembre 1914, il écrit : « Le Soissonnais vient de connaître quelques journées délicieuses, ensoleillées et merveilleusement claires. Il n’y avait pas jusqu’au léger panache, d’un blanc d’argent, rosé par le soleil, formé par l’éclatement des shrapnells, qui ne fût charmant. Il monte vers le ciel pâle, comme le nuage de Béatrice, et il semble porter avec lui toutes les âmes qu’il vient de détacher brutalement de leur corps. » Le nuage de Béatrice est au vingt-troisième chapitre de la Vita nova.

Pendant son séjour au palais Farnèse, Claude Cochin fut le type du « Romain « parfait, qui travaille dur et qui cependant ne s’enferme pas dans le passé qu’il recherche. Un bon esprit n’est jamais à court de loisir. Claude Cochin visita l’Italie en amateur de l’art et de la nature. On le vit aussi dans les salons, joli homme du monde et qui fait apprécier la courtoisie de chez nous.

Principalement, il travaille. L’une de ses curiosités les plus vives est pour notre fol cardinal de Retz. Il trouve Retz et trouve d’autres plaisantes figures : il les accueille volontiers. Il a, comme on dit, un sujet : cela ne l’empêche pas de baguenauder aux alentours. Et il fut ainsi, toute sa vie, très méthodique, assez pour ne point refuser, le cas échéant, les attrayantes excursions. J’aime beaucoup les deux douzaines de brochures qu’il a publiées depuis les Chartes jusqu’à la guerre et qui ont trait aux questions les plus diverses. Chaque fois, il apporte un document.

Or, nous avons de beaux esprits, mais nonchalants, qui dénigrent les documents volontiers, disant que ce fatras encombre l’histoire et en cache les grandes lignes... Un document, c’est du passé tout neuf, c’est une bribe du passé qu’on a tirée de l’oubli ou de la mort. J’ai vu tirer du sol humide, par un clair soleil, à Délos, un buste d’homme de l’époque (je l’avoue) gréco-romaine, en marbre : et le sable délayé coulait sur le visage lentement, l’animait d’une espèce de vie étrange. On eût dit que les yeux toléraient difficilement la lumière. Un document qu’on retrouve a ainsi l’air de frissonner au jour soudain.

Les documents de Claude Cochin sont tous attrayants. Et j’en citerai deux, pour la raison qu’ils m’ont fait grand plaisir.

L’un, qui nous montre, — et voyez-la, — une rue de Carpentras en l’année 1694. Ne dites pas que vous avez d’autres soucis et intérêts. Carpentras appartenait au Comtal-Venaissin, que gouvernait un vice-légat pour le pape : et les affaires du Comtat relevaient d’une congrégation d’Avignon séant à Rome. Claude Cochin, le premier, lut les archives de cette congrégation : il en eut beaucoup de joie. Et voici ce qu’il trouva. Le 23 août 1694, l’évêque de Carpentras, Buti, s’adresse à la congrégation d’Avignon ; car il est malheureux : les joueurs de ballon troublent son repos. Le vacarme qu’ils font dans la rue s’entend de la cathédrale et pendant les cérémonies. On a été obligé de murer la grande fenêtre de l’église des Ursulines, parce que le ballon plus d’une fois l’avait traversée. Puis quatre fenêtres du couvent donnent sur la rue ; et qu’arrive-t-il, pour le dommage des bonnes mœurs ? Les nonnes et les jeunes filles à elles confiées n’ont pas les oreilles fermées aux paroles sacrilèges ou licencieuses des joueurs. Ni les yeux : et elles risquent de les voir, au jeu, » presque dépouillés de vêtements. » L’évêque se demande s’ils n’ont pas choisi cette rue afin d’y avoir de telles admiratrices. En face du couvent des ursulines, Mgr Buti a son palais épiscopal. S’il ferme la croisée, il se condamne à l’obscurité ; il expose ses carreaux à être rompus. Ouvrez donc la croisée, monseigneur ! C’est donner accès tout ensemble au soleil, à la poussière, au vent et au ballon. Certain jour, le vicaire général, en termes bien civils, avertit les joueurs que « quatre ballons étaient entrés dans les appartements épiscopaux, avec bris de vitres et grande confusion des gens venus à l’audience. » Les gaillards ne firent qu’en rire ; plusieurs ajoutèrent à leur gaieté injures et menaces. Le vice-légat résolut d’intervenir ; défense fut par lui promulguée de jouer au ballon dans la rue principale sous peine de cent écus d’amende. Les gaillards, trop malins, attaquèrent devant la congrégation l’ordonnance du vice-légat, comme contraire à la liberté des rues et à la coutume ancienne. Et c’est alors que l’évêque eut à plaider la cause des bonnes mœurs et du silence. La congrégation lui donna raison. De sorte qu’il y a, aujourd’hui encore, à l’extrémité de la ville de Carpentras, loin des couvents, du palais épiscopal et des églises, un boulevard du Jeu de ballon, qui indique l’endroit où retirèrent leur gaieté les drilles de l’été 1694. N’aimez-vous point cette anecdote où reparaissent, font trois petits tours et s’en vont les futiles souvenirs de tranquilles ou joyeuses personnes depuis deux siècles défuntes ?

L’autre document que je disais, Claude Cochin l’a publié avec son cousin, l’un des héros les plus admirables de la guerre et qui était un grand esprit, Augustin Cochin. En 1668, un certain abbé Nicolas Desisles d’Infrenville, souhaitant de convertir les hérétiques, songea qu’il fallait assurément leur prêcher la convaincante vérité, mais qu’on pouvait en outre s’adressera leurs qualités moins recommandables que la raison raisonnante. Il parcourut les provinces, prit sur les gens d’ici et de là ses fines informations et dressa un tableau des notables qui lui semblaient accessibles à toute sorte d’arguments. Sa liste est l’œuvre d’un garçon qui a l’air de bien connaître le cœur humain. A Castres, il y a M. Baux : « Extrêmement intéressé ; il lui faudrait un établissement pécuniaire. » A Montauban, M. Gaillard : « Ambitieux ; et il lui faudrait quelque dignité honorable, car il a du bien. » Dans la même ville, M, Bonnefous : « simple et pauvre, qui donnera à tout. » Un habitant de Saint-Affrique, » éloquent, agréable et galant : » il serait propre à un emploi de cour, chez la reine. A Pont-Camaretz, un avare : « il faudrait l’exempter de tailles ou l’anoblir avec pension. » Celui-ci, de Saint-Antonin, bonhomme et sage, donnez-lui des établissements pour ses enfants. Celui-là, de Réalmont, railleur et plaisant, qui n’a point de cupidité, son rêve serait de fréquenter le grand monde : il faut l’y mener. Un calviniste de Puylaurens, mais pieux et bienfaisant, on l’emploierait dans l’administration des hôpitaux et dans les bonnes œuvres. En divers endroits, il y a des gourmands : il faut leur procurer la bonne chère. M. de Croix, à Uzès : « Il se pique d’éloquence et d’érudition : « nommez-le « avocat du roi dans quelque juridiction subalterne. » M. Costabadie, de Clérac, est un « homme de poésie latine : le faire professeur royal. » Un antre est « prenable partout ; » un autre, fort débauché, » se contenterait de pensions raisonnables ; » un autre est « prenable par les caresses ; » un autre « serait fort combattu, si l’on avançait ses enfants et qu’on mariât ses filles, etc. » Désistes d’Infrenville était un moraliste désabusé. Il n’avait d’illusions que dans la pratique : on lui refusa son projet de conversion très onéreux.

Claude Cochin était à la guerre, au mois de juillet 1916, quand il apprit la mort de son cousin... Je réunis et mêle un peu l’érudition, la guerre, les travaux du savant, les sentiments du soldat : c’est l’un des caractères d’une si courte destinée, si remplie, d’avoir tous ses épisodes serrés et drus les uns contre les autres... Il écrivait, le 9 juillet, sur la mort d’Augustin Cochin : « C’est une histoire admirable et tragique que celle d’une vie nourrie d’idées presque géniales, souffrant d’aspirations douloureuses vers un idéal complet, se jetant avec une sorte d’amère jouissance sur le chemin héroïque où règne la mort. Les liens du corps l’humiliaient en lui imposant une sorte de servitude. Il était tout esprit. » Quelle époque, où les jeunes gens ont eu leurs amitiés si pathétiques et où le deuil se relevait de telle admiration !

Avant de partir pour la guerre, Claude Cochin préparait deux ouvrages qu’il n’a pas eu le temps d’achever, qui sont déjà très importants. Ce devaient être bientôt ses deux thèses de doctorat. Son père vient de les publier, avec l’aide amicale et savante de M. Léon Lecestre, continuateur de Boislisle, érudit parfait, l’un des hommes qui ont le mieux étudié le XVIIe siècle.

Dès l’École des Chartes, Claude Cochin composait une excellente dissertation, pleine de faits et d’idées, Henry Arnauld et le jansénisme, dont il compta faire un chapitre d’une monographie de cet évêque d’Angers, frère d’Antoine Arnauld, dit le Grand Arnauld. La monographie est restée incomplète : ce qu’on en lit rend les lacunes bien regrettables. Beaucoup moins grand que son frère Antoine, Henry Arnauld ne fut et n’a point mérité d’être plus qu’un personnage de second plan. De tels personnages ont un rôle dans l’histoire : ils sont, en quelque sorte, la transition du génie aux foules. Sans eux, l’histoire serait à peu près inintelligible : les foules, en effet, ne reçoivent pas directement les paroles et la pensée des hommes de génie ; elles ne les reçoivent que par l’intermédiaire de gens plus médiocres et qui sont plus proches d’elles. Puis Henry Arnauld, tel qu’il était, montre les aspects divers d’une époque. Diplomate et homme du monde, il eut affaire au pape et au roi, aux seigneurs de la cour et des salons, à Richelieu, aux amis et aux ennemis de Richelieu, aux frondeurs et aux mazarinistes, aux gens de lettres et aux gens de robe ; on l’a vu aux alentours de l’hôtel de Rambouillet, chez les bourgeois élégants ; il a traité maintes questions de la vie ecclésiastique, les évêchés, les bénéfices ; les théologiens l’ont associé à leurs querelles. Claude Cochin, qui est au courant de tout cela, le mène en tous lieux familièrement et plusieurs pages de son livre exposent avec une admirable lucidité la politique au milieu de laquelle son modeste héros se trémousse. Les relations d’Henry Arnauld et des gens de lettres sont indiquées d’une manière excellente ; et voici Chapelain, Costar et Balzac très vivants. Chapelain manque d’opiniâtreté. Son opinion qui a déplu, il la modifie aisément et formule cet aphorisme très commode, que « l’homme n’a point de chant plus naturel que celui de palinodie. » Balzac élude les difficultés au moyen d’une fourberie que son beau style décore. Ancien secrétaire du cardinal Bentivoglio, — que l’on appelait Bentivoille, en ce temps où la suprématie française avait sa fierté, — Henry Arnauld cherchait aux Guerres de Flandre que publiait son maître la louange des Illustres. Sollicité, Balzac répond : « Je ne vis jamais, dans un langage si sobre et si chaste, tant d’embonpoint. » D’autres éloges, et tous les éloges qu’on voudra ! Mais, à qui ne fut pas secrétaire de Bentivoille, il écrit qu’on l’ennuie avec ces récits de batailles : « Le rugissement de ces lions n’est pas une musique qui me soit fort agréable. Les renards, les singes et autres animaux plus fins que farouches me feraient bien mieux passer le temps avec leurs sauts et leurs gambades... » Il se moque, il était railleur et bel écrivain. Mais Costar, le « gros archidiacre du Mans, » déplorable écrivain, Claude Cochin lui dessine et lui peint sa « trogne rabelaisienne « de la manière la plus gaie. Le XVIIe siècle de Claude Cochin ne ressemble guère à l’image qu’on en a le plus généralement faite et qui est fausse. Est-elle fausse ? Mais oui : elle n’est pas vivante. Le XVIIe siècle de Claude Cochin : la vie même, et bien turbulente.

Son cardinal de Retz : un drôle. Et quelle figure à la fois déconcertante et attrayante ! L’esprit le plus vif, une activité perpétuelle ; et, en définitive, on ne sait pas ce que Retz a voulu, ce pourquoi Retz a dépensé tant de zèle et tant de génie. Son ambition, qui nous a dit où elle tendait ? Et il échoue ; mais où allait-il ? C’est l’homme le plus bizarre qu’il y ait eu et à peu près indéchiffrable. Sa vie est scandaleuse très longtemps ; la fin de sa vie, édifiante. Et l’on n’a point l’assurance que ses dernières vertus ne soient mêlées d’hypocrisie. Claude Cochin a retrouvé cent soixante-dix lettres inédites du cardinal, lettres latines, françaises ou italiennes, et d’autres documents précieux. Une quantité de petits problèmes sont ainsi résolus. Je ne dis pas que tous les problèmes soient résolus et que l’âme de Retz nous devienne toute visible. Mais, dans les papiers du cardinal d’Este, Claude Cochin découvrit les discours échangés, le 2 décembre 1654, en cérémonie, par Innocent X et Retz. Étonnante comédie, où Retz se déclare le plus heureux et le plus infortuné des hommes : « le plus heureux, parce que, sans l’ombre de mérite, il a été exalté au cardinalat par la seule bienveillance de Sa Sainteté ; le plus infortuné, parce que, sans l’ombre de démérite, il est persécuté dans un royaume dont il n’a jamais procuré. Dieu le sait, que la paix et la tranquillité : In un regno dove (e Dio l’sa) non lia procurato se non la pace e la tranquillità di quello. » Retz, qui se vante de n’avoir donné à son pays que la paix et la tranquillité ; Retz, cardinal, et qui, devant le Pape, ne craint pas de prendre à témoin d’une contre-vérité si impudente Dieu lui-même ; un tel imposteur, s’il nous déroute, c’est par une extraordinaire facilité de mensonge. Il affirme, dans ses mémoires, qu’il a « une aversion mortelle à tout ce qui aurait la moindre apparence de girouetterie. » Or, les jansénistes comptaient sur lui et mettaient à sa disposition leur influence et de l’argent. Mais, à Rome, quand il s’agit de réussir son « accommodement, » il n’a point honte de se déclarer leur ennemi. Toute sa politique est une trahison subtile et continuelle. A son profit, sans doute ; et il resterait seulement à deviner quelle sorte de profit l’aguichait. Claude Cochin, qui le connaissait mieux qu’on n’a pu encore le connaître, n’a pas eu le temps de conclure : il a donné les documents qu’on n’utilisera pas avec la science, la justesse et le talent qu’il avait.

Son érudition, qui est exacte et méticuleuse, a le mérite aussi d’une intelligente gaieté. D’autres érudits sont ennuyeux : comment font-ils ? et comment fait-on pour ôter à l’intelligence la gaieté ?...

Puis la terrible année arriva. Au printemps, Claude Cochin fut élu député de Bergues. Je ne suis pas sûr que la vie politique l’ait tenté ; il aimait l’étude et les livres. Seulement, son père avait résolu de prendre quelque repos, après tant d’années accordées au bien public. M. Henry Cochin était à Bergues le sixième successeur de Lamartine : Claude Cochin fut le septième : il avait le goût de continuer. Après cela, il y eut la guerre.

Claude Cochin partit : « ses électeurs se battaient ; il allait se battre comme eux. » Son devoir de député ? Son devoir de soldat lui parut de qualité plus impérieuse. Il n’était point un homme que les sophismes séduisent. Mais, pour ne manquer à aucune de ses tâches, voici l’ « arrangement » qu’il adopta, comme l’écrit son père en termes d’une simplicité adorable : « Par la bonne grâce de ses chefs, il avait pu conclure dès l’origine un arrangement suivant lequel se combinaient ses devoirs. Tant que sa division était en action à l’avant, aux tranchées ou dans les offensives, il ne la quittait pas. Dès qu’elle était ramenée au repos, il prenait sa permission et s’en allait à ses devoirs politiques. Ainsi, il n’y eut pas un danger auquel il se soit soustrait, et il n’y eut pas non plus d’intérêt public un peu grave qu’il ait négligé. » Le courage et le dévouement bien répartis et l’un et l’autre fixés tout juste aux heures où ils ont le plus à donner, c’est l’emploi du temps que régla pour son activité Claude Cochin.

Il a passé les cinq premiers mois de la guerre sans un jour de repos. Il était en Lorraine, devant Saint-Mihiel et fut de ceux qui s’avancèrent non loin de Metz. Puis son armée se replie. Mais, il est à la bataille de l’Ourcq. Il est dans les tranchées lorsque la guerre s’immobilise ; et il subit, aux alentours de Soissons, la lenteur des jours, l’hiver. Au printemps, il est en Artois, à Carency, Ablain-Saint-Nazaire, au Cabaret Rouge, à Notre-Dame-de-Lorette. Il gagne son deuxième galon, la croix de guerre. Ses lettres sont datées de Berry-au-Bac, de Moulin-sous-Touvent, de Fleury, de Craonne. Sa dernière citation, du mois de septembre 1918, montre que, du commencement à la fin de la guerre, il était là

Ses pages de guerre sont extrêmement belles, et sont charmantes. Elles n’ont rien de forcé ou d’emphatique. On y sent la vérité d’une âme qui se montre avec assurance et modestie, n’ayant ni à se vanter ni à se dissimuler. Il n’est pas devenu à la guerre un autre homme. Il y accomplit sa besogne de soldat, qui n’est pas celle qu’il préfère ; il l’accomplit d’autant mieux, avec toute sa volonté que ne guident pas ses préférences. El il garde son grand amour de la nature et des arts. Ses notes de guerre sont d’un poète et d’un archéologue, naïvement.

En 1917, après la glorieuse et terrible affaire de Craonne, il se souvient de ce qu’était, la précédente année, ce paysage : « Le pays de Craonne était, en mai 1916, un pays d’idylle. Les troupes allemandes qui occupaient le plateau étaient composés de placides landwéhriens. L’humeur de nos soldats, tapis dans les fourrés de Beaumarais, n’était guère plus agressive. Toute haine cédait à l’invitation pacifique de la nature. Coupés de larges clairières, les taillis pleins de muguet s’étendaient dans un repos printanier depuis le bord de l’Aisne jusqu’aux premières maisons de Craonne, voisines de nos avant-postes... Beaumarais était délicieusement calme. Les plans directeurs donnaient eux-mêmes dans la fantaisie. Le bastion de Chevreux, aux verdures découpées comme des clefs d’instruments à cordes, avait reçu le nom de Bois en mandoline. Un boqueteau situé entre les lignes était baptisé Bonnet persan. Vraie mascarade champêtre, dans ce paysage fait à souhait pour le plaisir des yeux !... Il y avait une étable. Je me souviens de ma surprise lorsque je vis dans une masure, au plus épais de Beaumarais, deux vaches normandes, les pis gonflés de lait, ruminant à quelques centaines de mètres des lignes. C’était la grande paix au milieu d’animaux familiers. Sans les rafales rituelles des artilleurs, les soirées auraient été adorables... » Cette page est bien jolie et n’est émouvante que d’une façon furtive ; elle l’est ainsi davantage ; elle donne à imaginer, par le contraste, les horreurs de la guerre, offense au placide conseil de la nature. Mais l’écrivain ne s’attarde point à la tristesse de ce qu’il sait ; sa rêverie est d’un instant et la rude besogne l’interrompra.

Comme il fait son devoir, il éprouve un étrange plaisir à constater quelquefois qu’il est le même et à relier, par le souvenir, les présents jours au temps passé que l’amusaient l’art et la peinture. Au mois d’avril 1917, il est aux avancées de Verdun ; son secteur joint la ferme des Chambrettes ; la ruine et la désolation : « De loin en loin, une corvée, portant des planches, ou des hérissons de fil de fer, se détache sur le ciel balayé de nuages. Ils montent le ravin comme un calvaire. Et j’avais très nettement l’impression d’un Vendredi-Saint par de Groux. » C’est d’une étonnante justesse, on le devine ; et l’image s’impose à l’esprit, par une allusion. L’image est visuelle et, pour ainsi parler, morale ; les soldats au calvaire sont visibles et pathétiques. Ce même mois d’avril, et à la veille de quitter la région meusienne : « Hier soir, le soleil nous a donné pour fête d’adieu un crépuscule admirable. Comme intermède à ce spectacle, nous avons eu un bombardement soigné de la boucherie militaire, avec de gros 150 noirs qui tombaient avec une merveilleuse précision dans les murs de brique. Les nuages rouge-feu qui en sortaient me faisaient penser aux tableaux de van Dongen. » Voilà comme dure à la guerre et au danger l’amateur d’art ou l’artiste.

L’archéologue ? Veuille-t-on lire, dans les Dernières pages, un court chapitre intitulé : « Les potiers d’Avocourt. » Le sous-sol de ce pays contient de l’argile et du sable excellents pour la poterie ; et la forêt, qui n’est pas loin, s’élève sur des gisements de « gaize, » une espèce de grès vert que le chauffage vitrifie à la surface. Dès le règne de Domitien, ce pays devint le siège d’une cohorte appartenant à la 21e légion romaine. Des artisans créèrent des ateliers et, du Ier siècle au IIIe produisirent une quantité de pots et de vases, » portant sur leur fine pâte rouge orange une ornementation exquise ; « on a identifié cinq mille poinçons différents. Avant la guerre, les gens d’Avocourt vendaient aux marchés des environs leurs nouveaux chefs-d’œuvre, moins beaux, terrines, jattes, écuelles, cruches d’argile brute ou colorée de jaune vert ou brun. Dans le sol d’Avocourt, on trouvait, en creusant un peu, les vases romains. Et maintenant ? Avocourt est un village mort ; l’antiquité, comme la vie nouvelle, y est anéantie : « Les pièces fragiles sont pulvérisées dans le sol qui les protégeait depuis quinze siècles... La guerre semble rendre plus rapide la fuite des âges. Elle jette pêle-mêle dans le plus lointain passé Serenus, le meilleur potier d’Avocourt, avec les cloches d’argent que les bûcherons entendaient sonner dans les puits de la forêt de Hesse, l’histoire avec la légende... » A Corbeny, que la guerre a mis en décombres, Claude Cochin regrette l’abbaye de Saint-Marcoul, aux abords de laquelle le Roi touchait les écrouelles ; et il donne un souvenir à une commerçante gallo-romaine, qui avait dédié sa chapelle laraire à Mercure, » le meilleur des dieux, » et à la Fortune. Voilà les émois d’un archéologue.

Le bon soldat de la Grande Guerre demeurait tout ce qu’il était avant cela et demeurait chartiste. Un chartiste à la guerre ! Ainsi le voulut la destinée. Or, l’École des Chartes a fourni à la défense nationale un fort contingent de héros. L’un d’eux était Robert André-Michel, l’un des plus chers amis de Claude Cochin, qui, écrivant de lui et de sa mort, dit : « J’ai compris que l’amitié vraie n’était qu’un trésor inestimable de souffrances. » Robert André-Michel, la veille de Croüy, la veille de sa mort, écrivait : « Nous n’aurons pas vécu en vain, si nous pouvons donner notre vie pour la cause sacrée de la France. » A présent, l’on n’a plus envie de railler le chartiste « aux lourdes besicles : « ces érudits, ces historiens ne sont pas restés à l’écart ; Claude Cochin veut qu’on se rappelle les avoir vus dans la bataille tels qu’évidemment leurs disciplines de l’esprit composaient leurs disciplines morales. « La recherche de l’exactitude est une manifestation de l’esprit scientifique,» et la recherche de l’exactitude forme les caractères.

Claude Cochin, qui revendique, pour les chartistes, l’honneur, s’est, pendant la guerre, occupé de ce qu’aiment tant les chartistes : les archives. Elles étaient en péril ; et il a de son mieux aidé à leur sauvetage. De deux façons : par ses écrits, très judicieux, en réclamant que l’on organisât ledit sauvetage : et par son entrain personnel. Au mois de février 1915, il écrit à son père : « Omont se rend à Soissons, pour sauver les manuscrits de Prémontré qui s’y trouvent. Je l’ai accompagné. Nous avons sauvé, non sans peine, une cinquantaine de beaux manuscrits sous une grêle d’obus, que le brave Omont a supportés sans sourciller. Nous avons empilé le tout dans des sacs à grain. L’opération était vraiment très amusante, pour un vieux chartiste... » M. Omont, qui est conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale, faisait à la guerre, auprès de son camarade plus jeune, son paradoxal métier de conservateur dans l’effroyable dévastation.

La dernière année de la guerre, au mois de mars, Claude Cochin profita d’une courte permission pour accomplir, comme il l’entendait, son devoir de député. La Chambre discutait le budget ; à propos des Beaux-Arts, il prononça un très important discours relatif aux dégâts de la guerre et aux moyens de les réparer. Monuments, musées, objets d’art, en si grand nombre, avaient subi de tels dommages qu’une opinion découragée parut séduisante ; pourquoi ne pas laisser les crimes de l’Allemagne visibles et les ruines en l’état où elles sont des témoignages, des avertissements et des souvenirs ?... Claude Cochin répondit : « Ne cédons pas à une sorte d’attrait malsain en nous laissant séduire par la beauté de certaines ruines de la guerre. Nous avons assez de sang dans les veines et d’énergie dans le cerveau pour ne pas nous complaire à cette imagerie romantique. Il faut regarder en face la tâche d’avenir, la tâche de reconstruction. » Son discours prononcé, Claude Cochin partit pour le front. Et il comptait reprendre plus tard son idée, la présenter encore à ses collègues avec une nouvelle insistance. Il est mort ; et l’on a retrouvé dans ses papiers les éléments du second discours qu’il avait préparé. Il disait : « Croyez-vous qu’ils soient satisfaits, les propriétaires de la Grande et de la Petite place d’Arras, si on vient leur dire : Nous considérons vos maisons comme des ruines artistiques ; allez-vous-en ! laissez-y nicher les oiseaux ; vous logerez ailleurs ! Ou encore le fermier de Quennevières, dans la ferme duquel ne subsistent que des pans de murs, ne vous dira-t-il pas qu’il vaut mieux encourager la culture ? Ce n’est pas rendre hommage aux morts qui ont sacrifié leur vie pour que renaisse dans toute sa gloire la terre de France, que de transformer en landes incultes et désertes les champs de bataille où ils ont versé leur sang... Jamais les paysages de France ne pourront être les témoins glacés et figés d’un âge révolu. Que la commission n’abuse pas du classement des ruines, comme monuments à conserver. Qu’elle prescrive des relevés, qu’elle organise des missions de dessinateurs, de peintres, d’architectes. Mais qu’elle ne s’oppose pas à ce que nous effacions, partout où cela se pourra, la cicatrice qui balafre la France ! « J’ai voulu citer cette page pour sa beauté, pour sa vérité : ce qu’il y a eu de défaite avant la victoire, la victoire l’a supprimé ; supprimez-en les signes détestables. Et cette page montre comme, en Claude Cochin, ce chartiste et fervent ami du passé, le souci de l’avenir est vif et sain, comme cet historien croyait à la durable continuité de la France et de son histoire.

Mais, en essayant d’analyser son caractère et sa pensée, son activité aussi, j’ai dû séparer ce qui, en lui, fut toujours à l’état de synthèse. Érudit, archéologue, artiste, soldai, chrétien fidèle et l’homme politique le plus attentif aux résolutions opportunes, il a donné à tout ce qu’il a fait toute son âme, variée à merveille et parfaitement réunie.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Supplément à la Correspondance du cardinal de Retz (Hachette, 1920) ; Henry Arnauld, évêque d’Angers (Auguste Picard, 1921) ; — Dernières pages, notes du front et de l’arrière (Hachette, 1920) : et plus de vingt brochures, relatives à des sujets d’histoire ou d’archéologie, publiées de 1906 à 1914.