Revue littéraire - L’Auteur des Paludes

Revue littéraire - L’Auteur des Paludes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 360-371).
REVUE LITTÉRAIRE

L’AUTEUR DE « PALUDES »

Voici Les Caves du Vatican, sotie, par l’auteur de Paludes [1]. Et l’auteur de Paludes, c’est M. André Gide, on le sait bien ; Paludes, une autre « sotie, » ou gai récit, chargé de maintes significations. A la fin de Paludes, il y a une « table des phrases les plus remarquables de Paludes. » L’auteur n’en cite que deux et, « pour respecter l’idiosyncrasie de chacun, » laisse à tout lecteur le soin de choisir à son gré le reste. Nous choisirons : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord, c’est en restreindre précocement le sens, car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela... Et cela surtout m’y intéresse que j’y ai mis sans le savoir, cette part d’inconscient, et que je voudrais appeler la part de Dieu... » Et puis : « Pourquoi écrivez-vous ? reprit-elle après un silence. — Moi ? je ne sais pas ; probablement que c’est pour agir. » Et puis : « J’arrange les faits de façon à les rendre plus conformes à la vérité que dans la réalité. » Et puis : « Ils n’admettent pas que l’on soit, comme le temps d’azur et des nuées, un composé mal défini de rire et de mélancolie. » Et puis encore : « On a cru que je me moquais du lecteur. Qui l’a cru ? — Un lecteur. — Tant pis pour qui l’a cru ; je voulais simplement rire avec lui et de moi-même : il ne faut rire que de soi... » Et puis enfin : « On considère trop les idées comme des mortes, où la logique peut opérer ; tandis que ce sont elles qui vivent, et qui vivent à nos dépens... Nous sommes voués à l’idée. » Il me semble que la réunion de ces phrases, — remarquables, oui, — donne déjà un aperçu des intentions qu’avait l’auteur ; l’auteur est un idéologue passionné, qui traite les idées comme des vivantes, qui les mène avec entrain. D’ailleurs, elles le mènent aussi : ce n’est pas pour lui déplaire. Seul, Tiberge l’ennuie ; Manon, jamais : sa Manon, la changeante idéologie.

Mais lisons les Caves du Vatican. Franc-maçon que les rhumatismes tourmentent, M. Anthime Armand-Dubois est un savant réputé. Il dissèque de petits animaux et il étudie leurs « tropismes » ou réflexes. Bien entendu, il n’est pas le premier à chercher dans les phénomènes de velléité inconsciente les principes de toute activité spirituelle. Peu importe : il a inventé le mot de « tropismes » et aussitôt la science universelle compte sur lui. Quant à ses rhumatismes, qui lui font tressauter les épaules et l’obligent à ne point marcher sans une petite béquille, il va les confier aux soins d’un spécialiste romain, l’an 1890, sous le pontificat de Léon XIII. A Rome, il continue d’écorcher, d’aveugler, de martyriser et de soumettre aux tortures de la méthode expérimentale les rats, les oiseaux, les grenouilles que lui apporte un gamin, Beppo, « procureur-né, » qui « aurait fourni l’aigle ou la louve du Capitole. » Anthime a un adversaire en la personne de sa femme ; celle-ci, émue de pitié, nourrit en secret les bestioles que le savant condamne à jeûner. Ainsi, elle fausse les tables d’observations. Querelles, et admirablement vulgaires. La vulgarité qui entoure la philosophique besogne d’Anthime est énorme et drôle. Anthime est dérisoire ; et les ridicules d’un tel savant déconsidèrent l’idole scientifique. Arrivent à Rome les Baraghoul : Mmes de Baraglioul et Armand-Dubois sont les deux sœurs. Ces Baraglioul, des gens « très bien pensans. » L’auteur ne leur a point épargné les moqueries dont il accable son franc-maçon d’Armand-Dubois. Quelle satire ! L’auteur invente ses personnages, les habille comme des marionnettes pour jeu de massacre et, sans retard, il les assomme de ses balles, lancées dru, en riant fort. Il ne ménage ni les uns ni les autres. Et que leur veut-il ? J’avoue qu’on se le demande un peu. Il n’a pas moins de cruauté pour ces enfans de son imagination qu’Anthime pour les rats et grenouilles de Beppo. Mais Anthime songe à la science. A quoi songe M. André Gide ? Nous le saurons de mieux en mieux. Pour le moment, sa férocité nous inquiète et nous divertit. Pour le moment, nous croyons pressentir que l’auteur a des projets ; et, ses projets, nous ne les devinons pas. Nous constatons avec plaisir que le symbole de ses conclusions prochaines et encore mystérieuses l’amuse et nous amuse. En attendant que se traduise le rébus, le rébus est un joli dessin, fait de verve et où les regards trouvent leur contentement.

Julius de Baraglioul est un romancier moraliste, dont les œuvres sont démonstratives et mondaines. M. Gide ne l’estime pas, M. Gide qui a écrit (dans ses Nouveaux prétextes, réflexions sur quelques points de littérature et de morale) : « L’œuvre d’art ne doit rien prouver, ne peut rien prouver sans tricherie. » Anthime Armand-Dubois méprise les romans de son beau-frère, qui méprise également les tropismes du franc-maçon. Du moins, les Baraglioul déplorent-ils la mauvaise santé d’Armand-Dubois ; et, dans leurs prières, ils pensent à lui. A cette nouvelle, Armand-Dubois ne se connaît plus : il ne veut pas d’un miracle qui le guérirait. Pourquoi ? — « Parce qu’alors cela me forcerait de croire à Celui qui n’existe pas ! » Enchanté de sa bourde et furieux, il sort. Il a quitté le repas de famille. Tout clopinant, il va dehors et invective contre une madone en pierre, fixée à l’angle de la maison et qui, dans une niche, sous un toit de zinc, auprès d’une lanterne, montre son manteau bleu et tend ses mains rayonnantes. Il lance à la madone sa béquille et brise la main droite, qui tombe. Il la ramasse et la glisse dans la poche de son gilet. Honteux et plein de rage, l’iconoclaste rentre chez lui : et il y a du « père Ubu, » dans ce bonhomme. Il entend sa nièce, la petite Julie, prier : «... et pour les les péchés de l’oncle Anthime. » Pendant la nuit, l’oncle Anthime a un songe. Il voit la madone, qui pour le guérir n’a pas besoin d’une main en pierre et qui lève sur lui sa manche vide. Il saute de son lit et, sans béquille maintenant, guéri et converti, court à son laboratoire. Mme Armand-Dubois l’y surprendra, lui, l’athée d’hier, agenouillé, pleurant avec contrition devant le débris de la statue sainte. Et Anthime renonce à la science impie ; il n’écrira plus dans les journaux du parti radical : il est ruiné. Julius de Baraglioul tâchera de lui obtenir de fructueuses compensations cléricales. La sotie devient peu à peu une folie : le sarcasme y prend un accent de frénésie bouffonne ; c’est la bouffonnerie, à mon gré, qui le sauve d’une insolence désagréable. Mais de qui se moque-t-on ? « Il ne faut, dit l’auteur de Paludes, rire que de soi... » Et ce sont les mouvemens naturels de l’esprit et du cœur qui ont ici leur formidable caricature.

Soudain, nous rentrons à Paris. Un nouveau personnage nous est présenté, le jeune Lafcadio Wluiki : « on prononce Louki. » L’entrée de ce garçon nous avertit de notre joie : ce roman sait nous convaincre, non de ses doctrines, de ses attraits, si, à chacun de ses épisodes, il éveille notre curiosité, l’aguiche et, quitte peut-être à la décevoir, la tient en alarme perpétuelle. Lafcadio est charmant, si désinvolte ! Et, autant un Anthime Armand-Dubois et un Julius de Baraglioul avaient de quoi nous attrister par tout cet accablement de disciplines qu’ils portent mal, autant nous séduit ce jeune Lafcadio qui improvise toute son existence et inaugure les règles de sa fantaisie. Son enfance a été une extraordinaire aventure cosmopolite et les influences qu’il a subies, contrariées les unes par les autres, n’ont guère laissé en lui de trace. Il ne sent aucune servitude l’entraver. Julius et Anthime, de même qu’ici-bas les gens habituels, sont des esclaves et, à chacun de leurs instans (pour employer le mot des philosophes) conditionnés, des victimes du principe dit de causalité, victimes résignées sous le joug. Lafcadio, non. Lafcadio, l’auteur s’amuse à lui organiser une destinée telle que rien ne lui advienne jamais que par hasard. Ainsi, Lafcadio est le fils du vieux Juste-Agénor de Baraglioul et, de cette façon, le frère de Julius. Nous profitons de son aubaine : à la faveur de cette parenté, il entre dans le roman. L’aubaine est pour lui aussi : le vieux Juste-Agénor le voit un jour, lui lègue des rentes et meurt. Lafcadio n’a pas eu le temps de s’attacher ; et les rentes lui seront commodes. Du reste, ce jeune homme est digne de sa fortune. Les gracieux hasards n’ont point en lui un ingrat. Tout son effort, il le consacre à se garder en bel état pour les accueillir. Leste, rapide, toujours prêt aux événemens, prompt aux ripostes de l’énergie, net en ses propos, il ressemble à un jeune homme de Stendhal. Et, comme s’il avait une fine conscience de son privilège, en l’honneur des hasards et pour dénigrer à lui-même leur ennemi, ce lourd principe de causalité, il accomplit des chefs-d’œuvre. Il sauvera, dans un incendie, trois enfans ; plus tard, il assassinera un individu qu’il ne hait pas : il n’aimait pas les trois enfans qu’il a sauvés. Il démontre qu’il est prime-sautier.

Précieux héros, d’un récit romanesque ! Avec un tel Lafcadio, il se passe continuellement quelque chose. Et l’auteur amène sans difficulté les incidens : ce qu’ils ont de plus déraisonnable rend hommage à ces hasards dont Lafcadio est l’heureux jouet. Ah ! Julius de Baraglioul n’entend pas de cette façon l’art du roman. « Cela vous amuse beaucoup, d’écrire ? » lui demande Lafcadio. « Je n’écris pas pour m’amuser ! » répond noblement l’auteur de ''l’Air des cimes. Et voici l’une des significations que M. André Gide a incluses dans sa sotie : c’est une drôle de chose que de n’écrire point pour s’amuser. Pourquoi écrire, alors ?... Julius de Baraglioul, quand il écrit, fait de l’apostolat. D’ailleurs, il est tout plein de niaiserie. Laissons sa niaiserie : en tout cas, il a tort de ne considérer la littérature que comme un bon moyen d’apostolat. Puis il veut plaire, et à qui lui décernera sa récompense ; de sorte que, fier de son dévouement à une cause, il s’avilit par une complaisance médiocre. Jamais il ne se libère de ses liens, jamais il ne cède à une vive impulsion, jamais il n’a un peu d’élan ; toujours, et dans la vie quotidienne et dans ses livres, il est empêtré. Les héros de ses romans sont empêtrés autant que lui. Par exemple, dans l’Air des cimes, il a peint le vieux Juste-Agénor de Baraglioul, son père. Un homme très singulier, le vieux Juste-Agénor, et admirablement capricieux : témoin, Lafcadio ! A la veille de sa mort et dans l’appartement d’où il n’est pas sorti depuis des années, il faut le voir. Un grand foulard couleur madère enveloppe ses cheveux ; l’un des bouts retombe sur la dentelle de son col ; et sa barbe d’argent couvre le haut de son justaucorps en laine havane. Un châle gris aux genoux, les pieds sur un coussin d’eau chaude, il trempe ses mains dans un bain de sable que chauffe une lampe. Il boit des tisanes et il écoute son confesseur, le père Avril. Mais on lui passe la carte de Lafcadio : « Lafcadio de Baraglioul. » Que s’éloigne le confesseur ; et voici Lafcadio... « D’abord, sachez, monsieur, qu’il n’y a pas de Lafcadio de Baraglioul ! » Et il déchire la carte. Il examine le jeune homme, le trouve joli, bien fait, se félicite à part lui de son ouvrage et ; sur le point de s’attendrir, se maîtrise. Par instans, il clôt les yeux et il semble dormir : à travers sa barbe, on voit ses lèvres remuer. Le châle glisse de ses genoux ; Lafcadio se penche et il sent sur son épaule la main du vieillard « peser doucement. » C’est la première fois que Lafcadio voit le comte de Baraglioul ; le reverra-t-il ? « Ma foi ! j’avoue que ça ne serait pas sans plaisir ; mais les révérendes personnes qui s’occupent de mon salut m’entretiennent dans une humeur à faire passer mon plaisir en second... » Et il sourirait. Lafcadio aura quarante mille livres de revenu : qu’il s’en aille donc ! « Mon enfant, mon enfant, balbutie le vieillard, je suis en retard avec vous... » Et enfin : « Je ne veux pas que vous portiez mon deuil. Mon enfant, la famille est une grande chose fermée ; vous ne serez jamais qu’un bâtard ! » Avec un tel Juste-Agénor de Baraglioul, si bien sûr de son caractère, Julius n’a écrit qu’un roman fade. Lafcadio le lui reproche, sans feinte : « Pour moi, je me laisserais mourir de faim devant ce ragoût de logique dont j’ai vu que vous alimentez vos personnages... « Ainsi, le vieux Baraglioul : « le souci de le maintenir, partout, toujours, conséquent avec vous et avec soi-même, fidèle à ses devoirs, à ses principes, c’est-à-dire à vos théories... vous jugez ce que, moi précisément, j’en puis dire ! » Lafcadio se ; définit « un être d’inconséquence ; » tel était le vieux Baraglioul ; et tel serait Julius lui-même, s’il ne se paralysait de logique. Or, un jour, Julius a comme une illumination de vérité : si peut-être son œuvre ne valait rien ? Doute cruel ! si peut-être ses livres et sa vie même n’avaient pas de réalité authentique ? C’est bien cela ; et il croit qu’il va secouer ses manies : il voit devant lui le champ libre. « Comprenez-vous (demande-t-il à Lafcadio) ce que veulent dire ces mots : le champ libre ? Je me dis qu’il l’était déjà ; je me répète qu’il l’est toujours, et que seules jusqu’à présent m’obligeaient d’impures considérations de carrière, de public et de juges ingrats dont le poète espère en vain récompense. Désormais je n’attends plus rien que de moi. Désormais j’attends tout de moi ; j’attends tout de l’homme sincère ; et j’exige n’importe quoi ; puisque aussi bien je pressens les plus étranges possibilités en moi-même... » Il ajoute : « Puisque ce n’est que sur le papier, j’ose leur donner cours ! » Délicieuse remarque ; et la plaisante phrase ! Elle atteste la pusillanimité durable de Julius et, plus sérieusement, le véritable office de la littérature. Si, dans l’existence quotidienne, vous n’êtes pas libre facilement (timidité, ou de bonnes raisons), ayez au moins la littérature pour ce qu’elle est, un stratagème de liberté spirituelle.

Julius de Baraglioul, au moment de sa révolte, comprend sa faute, sa double faute. Premièrement, il s’est trompé dans la psychologie : et il a cru que les âmes étaient, en somme, des lieux où il se fait de la logique. Pas du tout ! et, la prochaine fois, il inventera un personnage très actif et qui n’ait pas de motifs à son activité, mettons, un criminel et dont le crime soit « parfaitement immotivé. » C’est Lafcadio !... Et : — Très bien (répond Lafcadio) ; je n’y vois pas de difficulté ; « romancier, qui vous empêche ? et, du moment qu’on imagine, d’imaginer tout à souhait ? « Julius a beau dire, il ne peut se résoudre, s’il ne motive pas le crime, à ne pas motiver le criminel. Et telle est sa marotte ; et, comme il a manqué le roman de Juste-Agénor, il manquera le roman de Lafcadio. Julius déplorable !... Secondement, s’il a péché dans ses livres, c’est qu’il pèche continuellement dans sa vie selon le mode pharisien. Et il dit à Lafcadio, avec une bonne foi ridicule et qui vous désarme cependant : « Vous ne sauriez croire, vous qui n’êtes pas du métier... » car il est tout engoncé de pédantisme. professionnel... « combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. La logique, la conséquence, que j’exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer, je l’exigeais d’abord de moi-même ; et cela n’était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d’abord ; c’est absurde : ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur ! » Ainsi se réunissent les torts littéraires et les inconvéniens moraux de Julius : son esthétique dépend de son éthique ; prenons-y garde. Et nous croyions ne parler que littérature : s’ensuit une morale. M. André Gide est un moraliste. Pourtant, je citais de lui cette maxime selon laquelle l’œuvre d’art ne doit et ne peut rien prouver sans tricherie. Mais il est un moraliste dans tous ses livres, depuis ce premier manuel ou introduction à la vie pensive et ardente, les Cahiers d’André Walter, et dans ce poème de pédagogie passionnée, les Nourritures terrestres, et dans l’Immoraliste que j’aime à peine, et dans la Porte étroite et Isabelle, qui me semblent deux rares chefs-d’œuvres, et dans la merveille de l’Enfant prodigue, et dans ces trois soties, Paludes, le Prométhée mal enchaîné, les Caves du Vatican. Je dis un moraliste ; et j’entends un écrivain qui toujours médite sur le plus parfait arrangement de la vie. Il ne contredit pas son principe : et méditer n’est pas prouver. Ou bien, s’il se contredit, je me figure qu’il n’en souffre guère ; et c’est là une liberté que son éthique ne lui défend pas.

Son éthique, la preste caricature de ce malheureux Julius nous la révèle, après la caricature d’Anthime. Quel est le péché grave de Julius ? Macbeth avait tué le sommeil ; et Julius, ah ! plus coupable encore, a tué la spontanéité : c’est tout le ressort de la vie. C’en est la sève et, bientôt, la fleur ; c’en est l’âme vive et c’en est la flamme ; c’en est le courage et la beauté. Mais on nous propose un modèle : ce Lafcadio, cet aventurier ? Un peu d’aventure, dans votre vie morne ! Ce Lafcadio, ce meurtrier ? Tuez donc en vous le vieil homme ! tuez en vous, très souvent, cet homme qui vieillit et qui ne sait plus accueillir les nouvelles journées !... Du reste, non, Lafcadio n’est pas un modèle qu’on vous propose ; mais, en contraste avec Julius, il est une gaie image de la spontanéité, vertu précieuse.

Une littérature qui a perdu sa spontanéité, quel ennui ! Et une littérature ennuyeuse, quel désastre ! Au surplus, quoi qu’il en soit de la morale que M. Gide a enfermée dans ses divers traités dogmatiques ou ironiques, ne lui sait-on pas gré de réclamer sans cesse, pour la littérature, le droit au plaisir, et même le devoir du plaisir. Nous avons des écrivains éminens ou notoires qui omettent ce paragraphe premier du catéchisme littéraire ; et ils guindent la littérature : ah ! comme ils l’ont guindée ! Cela, qu’on y pense, est contraire à tout l’usage ancien de nos bons auteurs, si allègres, à toute leur tradition de verve, d’audace, et quelquefois d’impertinence, et toujours de franche allure. Une fausse gravité, — c’est une gravité inutile, — ne date pas de loin, chez nous. Nos contemporains engoncés, que veulent-ils ? Prouver ! répond M. Gide, mais, non : ce n’est pas là l’erreur principale. Non, si prouver, avec de jolis argumens et avec des phrases qui aient une puissance dialectique et un charme insinuant, si prouver même est un plaisir : et M. Gide le sait bien. L’erreur consiste à négliger, dans la notion de la littérature, l’idée du plaisir. Qu’elle soit un plaisir d’abord et, s’il lui chante ainsi, plaisir de persuasion, plaisir d’apostolat : plaisir. Et ni Montaigne ne s’y est trompé, ni La Bruyère, ni Voltaire ; et ni Pascal.

La causerie qu’ont à Rome Lafcadio, le sage fol, et Julius tout empêtré m’enchante. Mais j’en abuse, si j’ai l’air de la présenter comme une digression. Elle est dans le roman. Le projet littéraire de Julius, l’intention qu’il a de peindre un jeune criminel, ce jeune criminel tout pareil à Lafcadio, il l’a, sans le savoir, attrapée de Lafcadio. Quand il se confie à Lafcadio, naïvement, c’est un effet dramatique, et c’est une péripétie de leur histoire. M. Gide s’était promis de suivre sans relâche sa fiction romanesque ; et il eût manqué à son esthétique en soumettant à une thèse le roman. Le roman court ; et d’incidens en incidens, il galope. Au collège, Lafcadio connut un certain Protos, qu’on surnommait ainsi, sachant le grec, pour une place de premier qu’il obtint. Protos, une canaille ingénieuse, organise une escroquerie : on a emprisonné le Pape, assure-t-il aux bonnes âmes, dans le Château Saint-Ange ; ce n’est pas le pape élu au conclave, c’est un faux pape qui, sur le trône de Saint-Pierre, l’a remplacé ; donc, nous délivrerons le Pape et il faut, pour cela, de l’argent. L’un des beaux-frères de Julius, Amédée Fleurissoire, tombe dans le panneau, quitte Pau, sa ville natale, et quitte son épouse et quitte le tran-tran de ses habitudes, pour aller vite à Rome et, dévoué, collaborer à la délivrance du Pape. Comment il arrive là-bas, comment il y rencontre Julius, comment il y rencontre, sous les espèces très honorables d’un prêtre camouflé, l’infâme Protos, comment on le charge d’une mission qui l’oblige à prendre le train de Naples, comment il rencontre enfin, dans le wagon, Lafcadio qu’il ne connaît pas et qui, par jeu gratuit, le précipite sur la voie, c’est ce qu’on apprend avec émoi quand on lit les Caves du Vatican. Je ne sais pas si les auteurs de romans feuilletons, de romans policiers inventent mieux, plus hardiment, les manigances d’une intrigue. Mais ne confondons pas les genres : c’est ici tout autre chose qu’un de ces romans, certes. L’auteur a imaginé d’écrire à l’inverse de Julius. Il a écrit les Caves du Vatican, de même que plusieurs personnes, lasses du théâtre contemporain, protestent et ne craignent pas d’afficher, au bout du compte, leur satirique préférence pour le « music-hall, » que les Français appelaient jadis café-concert. Le roman, tel que le fabrique Julius, encombré de considérations éloquentes et destiné à l’édification, méprise la vivacité des épisodes : c’est négliger de nous distraire. « Ah ! monsieur, » s’écrie un jour Protos, déguisé en professeur, « tout ce qu’on ferait dans cette vie, si seulement on pouvait être bien certain que cela ne tire pas à conséquence ! » Ah ! tout ce qu’un écrivain, pourvu de quelque fantaisie, ferait dans le roman, s’il consentait que cette sorte d’ouvrages, de très petite conséquence, a pour objet de nous distraire !... Et je crois que M. Gide, là-dessus, invoquerait l’autorité de Stendhal.

Lafcadio, meurtrier d’Amédée Fleurissoire, ne garde pas pour lui le secret de son crime. Il ne l’avoue pas, il le raconte à Julius, qui l’engage à se taire. Et, se taire, c’est trop facile, pour un garçon qui recherche les occasions d’une vie accidentée ; mais la fille de Julius a entendu les aveux, disons le récit, de Lafcadio. Elle aime Lafcadio et ne tolère pas qu’il se perde. Ce fut un soir, et même une nuit, qu’elle arriva dans la chambre de ce jeune homme. Maintenant, « quoi ! va-t-il renoncer à vivre ? et, pour l’estime de Geneviève, qu’il estime un peu moins depuis qu’elle l’aime un peu plus, songe-t-il encore à se livrer ?... » Le dénouement de ce long badinage n’est que plaisanterie et nous avertit de prendre avec gaieté une histoire qu’on ne nous a point offerte avec chagrin.

Cette gaieté pourtant n’est pas exactement gaie ; la gaieté de M. André Gide, abondante ici ou là dans son œuvre, et dans les soties en particulier, dans les Caves du Vatican plus que jamais, n’a point d’abandon ni de simplicité, ni d’aisance légère. Et je ne la dénigre pas ; j’en indique les qualités singulières. Elle a quelque chose de tendu, et non de volontaire tout à fait, au moins de résolu, de médité. Elle n’est pas un sentiment né tout seul dans une âme prête à le recevoir, mais une conquête, plutôt, et chèrement acquise. Une victoire ; et quel fut l’adversaire ? Si nous le savons, nous entendrons mieux et l’œuvre entière et ce dernier ouvrage.

Or, cette gaieté, telle que je l’indique, n’est pas du tout spontanée ; elle ne l’est pas, et dans ce livre qu’on définirait une apologie pour la spontanéité. Contrariété manifeste et, si je ne me trompe, la substance même de la pensée que traitent, suivant maintes péripéties, les ouvrages de M. André Gide. Dès le début, que voyons-nous ? une intelligence qui subit le fardeau des livres, le fardeau des idéologies et des systèmes, le fardeau de la pensée humaine, laborieuse depuis des siècles. Aucun de nos contemporains ne témoigne si clairement de ce que fut l’intellectualité française au temps où ont commencé d’écrire les hommes de cette génération, vers 1890. Les têtes alors étaient bien métaphysiciennes, curieuses de vérité suprasensible, oui, mais de dialectique surtout : de sorte que les stratagèmes qui peuvent servir à l’emplette de la vérité devinrent le trésor par excellence. Il y a beaucoup d’analogie entre ces têtes-là et celles du moyen âge, encombrées, les unes et les autres, et captives, non d’un système, de tous les systèmes. Avec plus de sérieux que personne et préparé (il le raconte) par une espèce « de protestantisme ou de jansénisme natif » aux rigueurs de la croyance, M. André Gide a éprouvé le tourment des doctrines. Plus sensible qu’un autre et plus atteint, il en a plus souffert. Dans les Cahiers d’André Walter, on aperçoit l’effort qu’il a fait pour se délivrer. De même que le moyen âge inventa, pour ses évasions Imaginatives, l’allégorie, — laquelle ne lui fut pas une manie de littérature seulement, — les jeunes hommes de 1890 recouraient au symbole, ingénieux artifice. « Tout phénomène est le symbole d’une vérité... » A la faveur de ce dédoublement, on s’échappe : « L’émotion se sert d’un paysage comme d’un mot... » Tout de même, cette émancipation n’est qu’une servitude nouvelle, si les apparences de la réalité ne sont plus que des images à traduire, fût-ce librement.

Une libération plus vive consiste à regarder les images sans les traduire, à couper le symbole universel de ses racines, comme on saisit une brassée de fleurs et se réjouit d’elles sans plus songer aux virtualités profondes qui s’épanouissent dans les couleurs et les parfums. Le Voyage d’Urien, voyage parmi des paysages d’idées, est une grande rêverie de symboles : « Mes marins tour à tour deviennent l’humanité tout entière ou se réduisent à moi-même... » Et, à la fin du Voyage, cette plainte est significative : « Nous ne sommes jamais sortis de la chambre de nos pensées et nous avons passé la vie sans la voir... » Sortir de la chambre de ses pensées, aller vers la vie, souhait le plus fervent ! Et c’est fait, du jour qu’on a pris son parti de placer la réalité dans les symboles, non dans leur révélation secrète, dans la nature, et non dans le mystère de ses lois.

Que de joie aussitôt ! Une joie où dure encore le souvenir de la contrainte : l’esclave d’hier montre, par son exubérance même, la servitude qu’il a endurée. L’allégresse de la récente liberté mentale est célébrée dans les Nourritures terrestres avec une poésie tremblante, avec un zèle exalté, craintif encore et qui se donne du courage en multipliant ses prouesses... « Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres... Nathanaël, quand aurons-nous brûlé tous les livres ! Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent... Oh ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme ; si tu savais, éternelle idée de l’apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l’instant !... Nathanaël, je te dirai tous les jardins que j’ai vus. A Florence, on vendait des roses ; certains jours, la ville entière embaumait. Je me promenais chaque soir aux Cascine et le dimanche aux jardins Boboli sans fleurs. A Séville, il y a, près de la Giralda, une ancienne cour de mosquée. — A Grenade, les terrasses du Généraliffe... Et, de Blidah, Nathanaël, que te dirai-je ? Ah ! douce est l’herbe du Sahel ; et tes fleurs d’orangers ! et tes ombres ! suaves les odeurs de tes jardins... Blidah ! Blidah ! petite rose ! au début de l’hiver, je t’avais méconnue. Je lisais la Doctrine de la Science de Fichte et me sentais redevenir religieux. J’étais doux ; je disais qu’il faut se résigner à sa tristesse et je tâchais de faire de tout cela de la vertu. Maintenant, j’ai secoué là-dessus la poussière de mes sandales ; qui sait où le vent l’a portée ?... » L’amusement devient un hymne.

Mais la liberté mentale n’est pas une conquête une fois faite : elle est une conquête menacée. Il y a des retours de l’ennemi, de subites incursions, et des reprises de la résistance, et de nouveaux périls, et de nouvelles victoires, nouvellement glorifiées. Ce pathétique débat qui, dans une âme, résume les épreuves de l’âme humaine occupe toute l’œuvre de M. André Gide, quant à présent. Il est beau, terrible par momens et il a des alternatives d’angoisse et de triomphe très émouvantes ; un lyrisme très divers en est, mieux que l’ornement, le cri ou le chant, tumultueux ou apaisé. Parfois, dans la lutte, éclate l’ironie, la raillerie, comme, dans les combats d’Homère, l’invective. Et puis, des chansons heureuses consacrent les journées de trêve ; et puis la lutte recommence, avec un acharnement tout neuf.

Je ne sais si l’énorme éclat de rire qui, dans les Caves du Vatican, retentit fort et loin marque la victoire décisive et si l’auteur, après cela, considère qu’il s’est débarrassé de l’ennemi. Parmi nos contemporains qui se sont mis aux prises avec les exigences de l’intellectualité, — or, c’est le préambule des œuvres importantes que cette génération littéraire a produites, — M. André Gide est celui de tous qui a le plus complaisamment prolongé la querelle. Les autres, à tel ou tel point de la dialectique, ont fait leur soumission, plus ou moins hâtive. plus ou moins complète. Ceux-là, probablement, les sages. Dans la contrainte résolument acceptée, il y a plus de liberté peut-être que dans la révolte continue. Si telle est, au bout du compte, la vérité, un Maurice Barrès l’agrée : M. André Gide la refuse. Voilà précisément la position de M. André Gide, dans le démêlé auquel nous assistons et qui confère à la littérature d’aujourd’hui sa grandeur.

La parabole de l’Enfant prodigue, il l’a inclinée à son gré, comme ceci. Fatigué de sa fantaisie, l’Enfant prodigue est revenu de sa longue absence. Il est retourné au jardin qu’enferment des murs et d’où jadis il désirait de s’évader. Son père l’accueille, et sa mère. Son frère aîné le réprimande ; et il reçoit, des êtres et des choses, une leçon de quiétude résignée : « Bénie soit ta fatigue ! » lui dit-on. Mais il a un frère puîné qui, cette nuit, ne peut dormir et qui l’interroge. L’enfant qu’il ne connaissait pas l’a vu revenir à la maison couvert de gloire. — « Hélas ! j’étais couvert de haillons… » Ces haillons, l’enfant les a vus couleur de gloire. L’enfant prodigue avoue : « La liberté que je cherchais, je l’ai perdue ; captif, j’ai dû servir. J’ai voulu m’arrêter, m’attacher enfin quelque part… » Le petit enfant, qu’il admoneste avec son repentir, s’en ira. Et, lui, son repentir n’est bientôt plus d’être parti, mais revenu. Et quand le petit enfant, prodigue à son tour, s’en ira, l’ancien enfant prodigue lui dira : « Il est temps à présent. Le ciel pâlit. Pars… Puisses-tu ne pas revenir ! Descends doucement. Je tiens la lampe… — Ah ! donne-moi la main jusqu’à la porte. — Prends garde aux marches du perron… » La parabole du retour est devenue la parabole du perpétuel départ.

Et nous ne savons pas où ira la pensée de M. André Gide, vagabonde et qui ne semble ni lasse de ses belles aventures, ni résolue à ne jamais se reposer,


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Éditions de la Nouvelle Revue française.