Revue littéraire - L’Affaire Shakspeare

Revue littéraire - L’Affaire Shakspeare
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 698-709).
REVUE LITTÉRAIRE

L’AFFAIRE SHAKSPEARE [1]

Les érudits sont, le plus souvent, des gens discrets, secrets, et qui trouvent de jolies choses, peu importantes. Ils s’amusent beaucoup, dans une solitude et un silence agréable. On leur reproche de ne pas appeler grand monde à leurs plaisirs. C’est un reproche que ne mérite pas du tout M. Abel Lefranc. Dès qu’il eut découvert que le théâtre de Shakspeare n’était pas de Shakspeare, mais de William Stanley, sixième comte de Derby, on l’a su : tambours et trompettes l’ont annoncé. Puis il a publié ses deux volumes, qui sont extrêmement pétulants et criards, les deux volumes de sa découverte.

M. Lefranc s’est figuré que la suppression de Shakspeare et son vif (remplacement par le sixième comte de Derby, travail énergique de M. Lefranc, consacrait la victoire de nos alliés anglais et la nôtre. « J’écris cette dernière page, — dit-il en son avant-propos, — le jour même où s’affirme la Victoire du Droit et de l’éternelle Justice qui va commencer une ère nouvelle pour l’humanité, victoire dont notre patrie bien-aimée et ses admirables Alliés recueilleront une gloire impérissable. Le sang de nos héroïques enfants n’aura pas coulé en vain... » Il croit, et ne le cache pas, que ses « pages pourront servir à attester, — par les résultats qu’elles apportent, — la fraternité d’âmes de deux grands peuples, — unis à jamais, — pour leurs glorieuses et communes destinées, » ‘etc. Pourquoi ? C’est qu’avant d’écrire le théâtre de Shakspeare William Stanley a voyagé dans notre pays ; en outre, un de ses descendants est ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris. Les personnes qui se réjouissaient de la victoire et applaudissaient à l’amitié Franco-anglaise, tout en croyant que Shakspeare était l’auteur de son théâtre, seraient un peu étonnées de l’ardeur et de l’exubérance que montre le savant professeur : elles sont averties maintenant. Du reste, M. Lefranc les méprise, ou les mépriserait, si elles continuaient de fermer les yeux à la lumière d’une vérité qui l’éblouit. Et l’on remarquera que l’éblouissement n’est pas une excellente condition pour voir et clair et juste. Ébloui, l’inventeur de William Stanley ne distingue, entre les partisans de William Shakspeare, que des ignorants ou des fols, tout dépourvus de bonne foi ou de bon sens. Mais il s’adresse, avec une assurance, gaie, à tous lecteurs « dont le jugement n’est pas obscurci par une foi qui ne connaît ni les nuances ni le raisonnement. » Il résume l’opinion d’autrui ; et il ajoute : « Il me semble impossible que quiconque professe les règles élémentaires du raisonnement puisse admettre de pareilles assertions. » Ou encore : « C’est une simple absurdité. » Il s’abandonne, d’une façon naïve et attrayante, à la satisfaction de soutenir une opinion d’avant-garde ; et il flétrit la « science patentée. » Cependant, il affiche sur la couverture de son ouvrage sa patente de professeur au Collège de France ; et, après avoir dit que Molière avait une belle écriture, il met en note ! « Il est peut-être utile de faire remarquer que nous avons étudié Molière pendant quatre années au Collège de France. « Fort d’une telle recommandation, tout ce qu’il écrit et qui n’est pas toujours évident, il l’affirme, il le jure. On lui voudrait un peu d’incertitude, quelquefois. Il n’en a aucune ; et il ne tolère pas la vôtre. Il vous malmène et il vous tarabuste. Pourtant le doute est scientifique, à certains égards.

Il y a bien du peut-être, dans son discours. Il dit que William Stanley « put » voisiner avec le poète Spenser, et fréquenta « probablement « la cour d’assez bonne heure, et qu’il eut « peut-être » un secret dans sa vie, et que sa curiosité d’esprit « dut » se déployer de tous côtés, et qu’il « put » se trouver en relations avec tel personnage qui eut un rôle considérable dans la littérature dramatique de l’époque, etc. : autant de faits qui servent à la démonstration. Mais toutes ces possibilités aboutissent à une conclusion catégorique. Bref, le peut-être est dans les faits : on le voudrait dans la conclusion. Les faits auraient, sans nul inconvénient, plus de rigueur.

Voici l’argumentation, les thèses de M. Lefranc. D’abord, les œuvres qu’on attribue à Shakspeare « ne peuvent en aucune manière » être de lui. Ensuite, l’auteur de ces œuvres était « selon toute évidence » un membre de l’aristocratie anglaise, lequel a voulu rester caché. Enfin, ce membre de l’aristocratie anglaise s’appelait William Stanley, sixième comte de Derby, né en 1561, mort en 1642.

Pourquoi Shakspeare ne peut-il pas avoir écrit les œuvres dites de Shakspeare ? Mais parce que c’était, ce Shakspeare, un ignorant, un homme grossier, fils d’un boucher, boucher lui-même et puis valet d’acteurs. On répondrait à M. Lefranc : non, ce Shakespeare n’était pas un ignorant, et si grossier, puisqu’il a composé ce théâtre fameux et beau. Pareillement, certains critiques autrefois démontraient que le vieil Homère n’avait pas écrit l’Iliade et l’Odyssée, pour la raison qu’à son époque l’écriture n’existait pas. On leur répondit : mais si, l’écriture existait, puisque Homère a écrit l’Iliade et l’Odyssée. Et c’est la vérité, l’indiscutable vérité.

Pour nier si gaillardement que Shakspeare ait pu écrire son théâtre, il faudrait connaître à merveille cet homme, sa vie et son personnage. On ne connaît pas à merveille, et même on ne connaît que très peu, cet homme, sa vie et son personnage. M. Lefranc, tout comme un autre, est bien forcé de l’avouer. Il écrit : « ... Shakspeare, dont la vie morale et intellectuelle nous échappe totalement. Depuis les années de son enfance et de sa jeunesse jusqu’à son énigmatique retraite à Stratford, cet aspect de son existence... » autant dire, son existence... « ne présente en effet qu’un mystère absolu. Nous ne connaissons, de sa carrière, que certains faits matériels, tous vulgaires et souvent peu favorables... » Eh ! bien, alors, ne dites pas, si vous ne le connaissez pas, qu’il était incapable d’écrire son théâtre. Les renseignements que vous avez ne suffiraient pas à lui faire attribuer son théâtre, si l’on ne savait pas que son théâtre fût de lui, comme on le sait par le témoignage de ses contemporains ; mais ils ne suffisent pas à démontrer que son théâtre n’est pas de lui, quand il a signé son théâtre, sans que nul de ses contemporains l’ait accusé d’imposture. Les renseignements sont nuls, vous le dites vous-même.

Car vous le dites, et vous le répétez. Sur la jeunesse et l’éducation de Shakspeare, « il n’existe pas un mot, pas le plus petit texte... Aucun renseignement avant celui que fournit Rowe, qui est postérieur de près de cent ans à la mort du poète... Sur toute la formation de Shakspeare, pas un seul indice, pas la plus mince conjecture plausible. » Mais alors, qu’est-ce que vous nous racontez ?... L’ignorance où l’on est, touchant la vie et le personnage de Shakspeare, M. Lefranc l’utilise pour se railler des critiques de l’autre bord, crédules à Shakspeare et qui, avec si peu de documents, vous composent des vies de Shakspeare et l’étude de sa pensée : notons qu’attribuant à ce poète l’œuvre que M. Lefranc lui refuse, ils trouvent dans cette œuvre ce dont ils ont besoin. Supprimant l’œuvre, lui, M. Lefranc, n’a plus que ces pauvres petits documents qui font pitié. Et le voilà bien dépourvu ? Pas du tout ! Voyez-le. Nous ne savions quasi rien de Shakspeare : conséquemment, toutes les hypothèses sont permises. Par exemple, M. Lefranc souhaite d’affirmer que la famille de Derby « fut mêlée, et de près, aux productions sorties de la plume de Shakspeare, » ou attribuées à « l’homme de Stratford. » Prouvez-le donc : « C’est là une affirmation absolument légitime et qui, pour n’avoir jamais été formulée, n’en a pas moins pour elle toutes les vraisemblances, surtout en présence de ce fait que nous ne possédons pas le plus petit indice sur les circonstances dans lesquelles Shakspeare commença à écrire. » On dit que Shakspeare a mené la vie d’un acteur ambulant : « S’il a mené la vie d’acteur ambulant, mouvementée et continue qu’on nous représente, avec ses déplacements perpétuels, il n’a pu composer le théâtre si vaste qui lui est attribué. » N’est-ce pas ? Et M. Lefranc vient d’écrire : « Sa vie de comédien nous demeure à peu près entièrement inconnue. » Alors ne cherchez pas un argument, ne cherchez rien, dans ce qui vous est à peu près entièrement inconnu : vous n’y trouverez rien ; vous n’y trouverez que votre affirmation, mais une fois que vous l’y aurez mise. Quelquefois, M. Lefranc ne se rappelle pas que l’on ignore la vie et le ‘personnage du « Stratfordien ; » et, après avoir dit tout ce que l’œuvre de Shakspeare lui révèle, il ajoute : « Rien de tout cela ne concorde avec la personnalité, ni avec le caractère de Shakspeare, tels que les données ‘biographiques permettent de les concevoir. « Il y a, dans l’œuvre dite de Shakspeare, une série de drames historiques. Or, si l’on emprunte à l’histoire des sujets dramatiques, c’est que l’on aime le passé, remarque M. Lefranc. Shakspeare, aimer le passé ; Shakspeare ? Vous n’y songez pas ! « Rien ne nous fait apercevoir chez lui, ni ses antécédents, ni son éducation, ni ses relations, ni ses occupations, une curiosité de ce genre ; rien ne la fait entrevoir... » Mais si : son théâtre ? Son théâtre n’est pas de lui !... « La plus simple réflexion psychologique nous incite, au contraire, à discerner un contraste profond entre tous les faits connus de sa vie et cette contemplation passionnée et clairvoyante du passé de l’Angleterre. » Eh ! vous le connaissez donc, l’ « homme de Stratford ? »

M. Lefranc le connaît assez pour le dénigrer. Ce Shakspeare, c’est un garçon qui avait un camarade nommé Burbage. Et ce Burbage était un acteur de la même troupe, et qui jouait Richard III. Une bourgeoise vint à raffoler de Burbage et, avant de rentrer chez elle, invita Burbage à la rejoindre sous le nom de Richard III. Shakspeare, ayant surpris ce manège, devança son ami ; et il goûtait la compagnie de la bourgeoise, quand un laquais annonça que Richard III était à la porte et priait qu’on voulût bien le recevoir. Shakspeare fit répondre « que « William le conquérant passait avant Richard III. » Cela prouve que Shakspeare était au fait de la chronologie. Mais cela fâche M. Lefranc : « Voilà, dit-il ou s’écrie-t-il, tout ce que nous apprenons du caractère de Shakespeare : un tour digne de Falstaff ou de Panurge, joué à un camarade et vieux compagnon ! Assurément, nous ne souhaitons pas remplir ici l’office de censeur des mœurs ; mais quel art, dans cette double tromperie ! Quelle conception peu élevée de la dignité personnelle ! Après cela, relisons Hamlet, et Mesure pour mesure, et la Tempête, etc. : nous croirons rêver. Et, si l’on songe à tant de passages émouvants de ces pièces comme aussi d’autres œuvres encore, ce n’est ni le nom de Falstaff ni celui de Panurge qui paraîtront convenir dans la circonstance, mais plutôt celui de Tartufe. » Pauvre Shakspeare, le voilà bien arrangé ! Burbage, par bonheur, ne lui en voulut pas : c’est M. Lefranc qui se met en colère... Il y a une lettre de Mme de Sévigné, où l’on voit Racine occupé à des « diableries » d’amour et de cabaret : là-dessus, concluons que les chœurs d’Esther ne sont pas de lui !...

Il paraît que le « Stratfordien » ne badinait pas sur le recouvrement de ses créances. Il poursuivait ses débiteurs ; il a poursuivi John Addenbrocke, pour une dette de six livres : John Addenbrocke, son compatriote ! Et Thomas Horneby, son voisin, son vieux camarade, il le fit emprisonner. Cela fâche M. Lefranc : « Oh ! l’admirable teneur de livres ; quelle vigilance méticuleuse et inexorable !... » Ce que Shakspeare a fait à ces infortunés Addenbrocke et Horneby, M. Lefranc le pardonnerait à « un homme d’affaires endurci et sans entrailles, » à un « usurier de profession : » mais il n’admet pas que ce méchant soit l’auteur d’Othello ou d’Hamlet. Et, Shakspeare, qu’il vous traitait de Falstaff, de Panurge et de Tartufe, il vous le traite de Shylock : ce méchant n’a-t-il pas « frappé son voisin dans sa chair, » — le voisin de Shakespeare, dans la chair du voisin, — « en le faisant incarcérer, sans lui permettre de se libérer par le travail ? » Jamais M. Lefranc ne se laissera dire qu’un pareil homme ait écrit le monologue de Portia, dans le Marchand de Venise, où la clémence est comparée à la douce pluie tombant sur la plaine, deux fois bénie et qui bénit celui qui la donne et celui qui la reçoit... Il y a un livre d’Edmond Biré, où l’on voit un Victor Hugo très attentif à ses petits comptes ; mais Edmond Biré consent que Victor Hugo ait écrit : « Donnez, riches ! l’aumône est sœur de la prière... »

On a des portraits de Shakspeare. L’un d’eux, M. Lefranc l’a vu ; mais il préfère n’en rien dire. Il en rit encore : et, quand on pense que ce fut là l’auteur d’Hamlet ! ... Un autre, M. Lefranc le donne, dans son livre, et l’appelle une « face de bois, véritable masque d’acteur, sans vie ni sentiment, d’une banalité et d’une platitude désespérantes. » Il nous invite à regarder « la forme du front bombé, les cheveux et la manière dont ils sont plantés, la bouche, la moustache, les joues d’une courbe si banale, etc.. cette figure inexpressive et d’une régularité si médiocre : » oh ! le vilain !...Mais on peut aussi facilement le trouver très beau, avec ce front monumental, avec ces yeux extraordinaires, etc. Le mieux est de constater que ce portrait, qui date de 1623 et qui est de sept années postérieur à la mort de Shakspeare, n’a pas du tout la valeur d’un document. M. Lefranc soupçonne, ou paraît soupçonner, que ce n’est là qu’un « masque d’acteur, » un visage de convention. Mais alors, autant vaudrait n’en pas faire état ? Néanmoins, M. Lefranc compare ce vilain Shakspeare au superbe William Stanley, dont la physionomie « donne l’impression de la force, de l’équilibre et d’une rare intelligence, » dont le regard est « empreint de pénétration. » N’insistons pas !

Et Shakspeare avait une mauvaise écriture, Stendhal aussi : mais on n’a pas en dessein de prétendre qu’avec une si mauvaise écriture Stendhal n’a pu composer la Chartreuse de Parme. Tandis que William Stanley, sixième comte de Derby, avait « l’une des plus belles et des plus élégantes écritures qui se puissent rencontrer. » Il y a une Société de Graphologie de France. M. Lefranc communiqua au président de cette Société la graphie de William Stanley. Le président fut dans l’admiration. Le président disait, — et M. Lefranc notait passionnément l’oracle : — « Superbe type d’écriture. Assimilation. Caractère accentué. Grande valeur intellectuelle. Personnalité très élevée... » etc. Cela dure toute une page. Et, si le président n’a pas dit que ce fût là certainement l’écriture d’un homme qui faisait du théâtre sous le nom de Shakspeare, c’est au moins ce que M. Lefranc nous prie de croire. M. Lefranc n’a pas montré, semble-t-il, au président l’écriture de Shakspeare, ou ce qui reste de son écriture, un petit nombre de signatures, « six pauvres signatures. « C’est dommage ! Mais enfin ces pauvres signatures révèlent à M. Lefranc « une main si médiocre et si inexperte » que « le procès sera vite jugé, «  comme il l’avoue. « Manque d’habileté et d’élégance, gaucherie, incertitude du trait, variation constante de la forme des lettres, sans parler des changements d’orthographe et d’abréviation qui se présentent à un jour d’intervalle : » et ce maladroit serait l’auteur d’Othello et d’Hamlet ? Vous voyez bien que l’auteur d’Othello et d’Hamlet, c’est William, non pas Shakspeare, mais Stanley, si beau et qui avait une si belle main !

Bref, un ancien garçon boucher, qui savait tout juste écrire son nom, qui l’écrivait mal, qui était fort laid probablement, qui recouvrait avec avidité ses créances, qui chapardait à son ami Burbage une bourgeoise obligeante : voilà Shakspeare ; il n’ donc pu écrire le sublime théâtre que lui attribue la tradition, l’absurde et rabâcheuse tradition...

Ce qui étonne, c’est que les contemporains s’y soient trompés. Ce qui étonne, c’est que les camarades de Shakspeare, ses rivaux, ses ennemis, et qui avaient Shakspeare sous les yeux, n’aient aucunement aperçu la médiocrité de Shakspeare et l’ignorance et la grossièreté qui le rendaient incapable d’être l’auteur de son œuvre. Car ils n’en ont pas soufflé mot. Quel aveuglement, ou quelle discrétion !

Cependant, il y a un texte de Robert Greene, un vieux poète mécontent et qui détestait le succès du jeune Shakspeare. Sur le point de mourir, et il est mort le 3 septembre 1592, Robert Greene s’adresse à trois de ses compagnons, victimes avec lui de l’auteur à la mode, et les conjure de se méfier, de se venger : « Il y a, leur dit-il, un parvenu, corbeau paré de nos plumes, qui, avec son cœur de tigre sous une peau d’acteur, se croit aussi habile à gonfler un vers blanc que le meilleur d’entre vous. Il est devenu une sorte de Johannes factotum et, dans son opinion, il est l’unique Shake-scene (secoue-scène) du pays. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Demandons-le à M. Lefranc, qui nous le dira tout de go : « A prendre ce témoignage tel qu’il s’offre à nous, il est avéré que l’un des bons écrivains du temps, s’adressant à trois de ses confrères, de non moindre valeur, accuse formellement William Shakspeare de n’être qu’un parvenu cynique, un acteur au cœur de tigre, plagiaire éhonté, factotum sans scrupule, à la solde de qui veut l’employer, bref une manière de laquais. » Doucement ! Un « parvenu cynique ? » un parvenu, et cynique, si vous voulez. Un « acteur au cœur de tigre : » ce n’est pas notre affaire. « Plagiaire éhonté : » plagiaire de qui ? de Robert Greene et de ses amis. Est-ce vrai ? dites-le-nous. Mais vous ne nous le direz pas : car il vous faudrait alors accuser de plagiat votre cher William Stanley. « Factotum sans scrupule... » C’est amusant de voir M. Lefranc qui, aux injures de Robert Greene, ajoute encore : et « sans scrupule , » et « à la solde de qui veut l’employer, » et « une manière de laquais ; » Robert Greene se tenait mieux. Quant à ce mot de factotum, Greene l’emploie pour désigner un agité, auteur, acteur, et qui fait tout et qui se croit capable de tout faire. M. Lefranc ne perdra point ce mot. Bientôt, il nous montrera Shakspeare « habile factotum,... intermédiaire entre les acteurs, les théâtres, le public » et le sixième comte de Derby ; lequel se servait de Shakspeare « comme d’un factotum, d’un intermédiaire, ou simplement d’un prête-nom. » Mais Robert Greene n’a rien dit de ce genre ; et, ce qu’a dit Robert Greene, un jour de mauvaise humeur, on ne saurait sans abus le tourner ainsi. Relisez Robert Greene : il ne doute pas un instant que Shakspeare soit l’auteur de ce nouveau théâtre, si gênant pour les vieux auteurs ; s’il en doutait, il le dirait ! Que reste-t-il de ce très rude témoignage ? Que Robert Greene exécrait Shakspeare : tant pis ! Que Robert Greene croyait Shakspeare l’auteur du théâtre Shakspearien : c’est un fait. « Il n’est pas possible, s’écrie M. Lefranc, que le futur auteur d’Hamlet, d’Othello et du Marchand de Venise ait été présenté de la sorte à ses contemporains. » Mais pourquoi donc ? Votre ingénieuse candeur ignore les phénomènes de l’envie.

En 1598, Francis Mères, théologien d’Oxford, publia une Dissertation sur nos poètes anglais comparés avec les poètes grecs, latins et italiens, où il louait ainsi Shakspeare : « Les muses parleraient le beau style affilé de Shakspeare, si elles pouvaient parler anglais. » La même année, Richard Barnfield, un poète, écrivait : « Toi, Shakspeare, toi dont l’inspiration coule comme le miel et, en charmant l’univers, attire vers toi les louanges,... tu vivras toujours ; le corps peut mourir, mais la renommée ne meurt pas... » Ben Jonson a connu Shakspeare ; et M. Lefranc déclare « énigmatiques » leurs relations amicales : mais fin Ben Jonson a connu Shakspeare. Et il l’a célébré.

En somme, les contemporains de Shakspeare, qui ont pu le voir et qui l’ont vu, n’ont pas vu cet ignorant, ce grossier personnage, si laid, sachant à peine écrire : ils ne l’ont par dit incapable d’avoir écrit son théâtre. Et M. Lefranc, qui ne cesse de constater que les documents relatifs à Shakspeare sont nuls ou à peu près nuls, affirme et jure , — et, si vous n’êtes pas de son avis, il craint que vous n’ayez perdu la tête ! — que l’œuvre dite de Shakspeare « ne peut en aucune manière avoir été composée par ce personnage ! » Il y a là beaucoup d’entrain, peu de critique, une intrépidité singulière et dangereuse.

Shakspeare serait le prête-nom de William Stanley. Le sixième comte de Derby, un grand seigneur, aimait le théâtre. Mais il n’avait pas envie de passer pour un auteur. Il a dissimulé son génie, avec tant de soin que, parmi ses contemporains, aucun n’a découvert la noblefraude.il avait bien choisi son prête-nom !... Or, voyez l’imprudence incroyable, s’il a choisi pour prête-nom, pour titulaire de son génie, un homme de rien, sans éducation, sans lettres, un grossier garçon boucher, valet d’acteurs et qui savait tout juste recouvrer ses créances, voler à ses amis leurs bonnes fortunes et griffonner « Shaksper, Shakp ou Shakspere » au bas d’un acte. Si le nommé William Shaksper, de Stratford-sur-Avon, n’eût pas été vraisemblablement capable d’écrire ce théâtre shakspearien, William Stanley n’aurait pas eu la folie de s’adresser à lui. De sorte que votre portrait de Shakspeare n’est pas vrai : et toute votre thèse dépend de ce portrait ; et toute votre thèse dégringole, n’étant appuyée sur rien, que sur la plus extravagante conjecture.

D’ailleurs, M. Lefranc ne paraît pas avoir bien résolument décidé si le sixième comte de Derby était si jaloux de cacher son grand génie. Quelquefois, c’est un tel secret que seuls de très matins conspirateurs l’ont un peu découvert. Une autre fois, l’inventeur de William Stanley se demande si le noble comte n’a pas jugé à propos « de prendre comme prête-nom quelqu’un qui ne fût pas susceptible d’avoir composé l’œuvre : » ainsi la vergogneuse, mais demeurée coquette, voile son visage d’une étoffe transparente ou le couvre de ses doigts écartés. M. Lefranc, lorsque l’évidence le touche, veut qu’elle ait touché tout le monde. Il imagine qu’au temps de Shakespare le public et les gens de lettres avaient deviné, en ce valet d’acteurs, le courtier, le prête-nom. Puis Shakspeare n’a pas eu beaucoup d’ennuis avec la censure. Les Sonnets, qui offrent de si « brûlantes et voluptueuses » descriptions, l’évêque de Cantorbéry ne les a pas condamnés : pourquoi ? et la réponse : « Ce que l’évêque de Cantorbéry ne pouvait guère accorder à un simple acteur d’une troupe de comédiens publics devenait beaucoup plus aisé quand il s’agissait d’un scholar appartenant à l’une des plus grandes familles d’Angleterre. » On dirait que M. Lefranc plaisante : il ne plaisante pas. Et puis, dans la Tempête, il y a de la magie et de la sorcellerie. Précisément, le roi d’Angleterre était ennemi de la sorcellerie et de la magie. Donc, jamais Shakspeare n’aurait pu faire jouer la Tempête : « Sa situation ne lui eût pas permis de heurter de front les convictions qui dominaient alors dans les milieux officiels et que les préjugés généraux aussi bien que l’autorité du roi rendaient toutes-puissantes. » Mais, avec le sixième comte de Derby, tout s’arrange : « Appartenant aux milieux dirigeants, chef d’une des plus grandes familles d’Angleterre, ami personnel du roi, il était loisible au comte de Derby d’imposer cette œuvre et de briser les résistances et les critiques qu’elle devait fatalement susciter. » M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, dans Hamlet, le Danemark est insulté : « Il y a, dit-on, quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ! » Femme de Jacques Ier, la reine Anne était une princesse d’origine danoise. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakspeare eût aisément traité ainsi la patrie de la reine ? Mais le sixième comte de Derby, ami personnel du roi, vous déclarait, sans difficulté, pourrie cette même patrie de la reine : M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, la Lucrèce de Shakspeare est dédiée au comte de Southampton : dédicace très familière. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakspeare se fût adressé familièrement à ce comte de Southampton ? Mais non ! la dédicace et le poème sont de William Stanley : et la familiarité du sixième comte de Derby n’est pas surprenante.

Ce qui est surprenant, c’est que, pour écrire en vieil ami au comte de Southampton, le comte de Derby prenne le nom d’un vil acteur ; et que, pour avoir le droit d’insulter la patrie de la reine, il s’autorise du nom d’un vil acteur ; et que la censure, si obligeante au grand soigneur, accepte que ledit grand seigneur ne signe pas de son noble nom qui arrange tout ; et que l’opinion publique tolère un éloge de la magie et de la sorcellerie, parce que cet éloge est l’œuvre d’un grand seigneur, et sans même le savoir !

Dans Les Joyeuses Commères de Windsor, il y a « des allusions au chapitre de la Jarretière et aux cérémonies de la réception des nouveaux chevaliers. » En d’autres termes, — et tout différents — la comédie des Joyeuses Commères de Windsor est « le remerciement d’un chevalier nouveau promu. » Or, le sixième comte de Derby reçut la jarretière en 1601 : c’est justement l’année où l’on crut jadis que fut donnée la comédie des Joyeuses Commères. On ne le croit plus : M. Lefranc le croit encore, afin de placer à la même année le cadeau et le remerciement. Et, son remerciement, le nouveau chevaler de la Jarretière le signe du nom d’un rustre !... Dans le Songe d’une nuit d’été, il y a un « hommage rendu à Elisabeth, » qui, « venant d’un acteur tel que Shakspeare, eût été d’une audace absolument invraisemblable, sous la forme où nous le rencontrons. » Venant du comte de Derby, c’est à merveille : mais, si le comte de Derby signe « Shakspeare, » l’hommage reste invraisemblablement audacieux.

Ou bien il faut admettre que « Shakspeare » était, pour le noble comte, un « pseudonyme, » — ainsi que M. Lefranc ledit une fois, — et un pseudonyme auquel personne, à la cour et dans le public, ne se trompait. Et alors, vous qui ne concevez pas qu’on ait si peu de renseignements relatifs à William Shakspeare, auteur d’un si prodigieux théâtre, et qui partez de là pour refuser à William Shakspeare son théâtre, comment imaginez-vous que William Stanley soit resté dans l’ombre ? Tout le monde le savait l’auteur de ce théâtre : et personne ne l’a dit ! On n’a pas dit grand’chose de Shakspeare ; mais on a dit au moins qu’il était l’auteur de son théâtre : de William Stanley, rien.

Rien ? réplique M. Lefranc. « D’une lettre qui fait partie des papiers d’État de la reine Elisabeth, nous apprenons que le comte de Derby était, en juin 1599, uniquement occupé à écrire des pièces pour des comédiens professionnels. » Le 30 juin 1599, un certain George Fenner écrivait, à peu près la même chose à deux amis. George Fenner était un agent politique ; les catholiques anglais fomentaient un complot, cherchaient soigneusement des affidés, comptaient un peu sur le sixième comte de Derby : impossible, car le sixième comte de Derby ne s’occupe que de théâtre. Voilà ce qu’a trouvé M. Lefranc pour démontrer que William Stanley est l’auteur du théâtre shakspearien. Ce n’est pas rien du tout : c’est, en quelque manière, un témoignage. Mais, en faveur de Shakspeare, les témoignages sont meilleurs : ils lui attribuent les pièces dites de Shakspeare. Quant au comte de Derby, l’on nous apprend que, l’année 1599, pendant l’été, il écrit des pièces pour des comédiens professionnels : c’est tout ce qu’on nous apprend. Quelles pièces ? Nous ne le savons pas. Et quels comédiens ? Nous ne le savons pas davantage. Si seulement George Fenner avait eu l’obligeance d’écrire à ses deux amis : « Pour William Shakspeare et ses compagnons, » tout irait bien. Mais il n’a pas eu d’obligeance. Or, la troupe de comédiens à laquelle appartenait William Shakspeare a eu) pour patron quelque temps Ferdinando Stanley, cinquième comte de Derby, le frère ainé de William Stanley. Le 16 avril 1594, Ferdinando Stanley meurt, probablement empoisonné. Voire, le bruit courut que l’empoisonneur était William Stanley : et, parce que Shakspeare a peut-être chapardé une bourgeoise complaisante à son ami Burbage, vous lui refusez son théâtre ; mais, si William Stanley a peut-être empoisonné son frère, vous lui donnez le théâtre de Shakspeare ?... Toujours est-il qu’après la mort de Ferdinando, la troupe à laquelle appartenait Shakspeare passa sous le patronage de la veuve. Et puis elle passa sous le patronage de Henry Carey, lord Hunsdon. Et rien, absolument rien, ne nous invite à supposer que William Stanley ait conservé aucunes relations avec les comédiens que protégeait son frère. Tout au contraire, nous le voyons, dès le 15 septembre 1594, accorder son patronage à une autre compagnie de comédiens. Bref, les comédiens du comte de Derby, c’est une troupe à laquelle n’appartenait pas Shakspeare. Alors, quelle raison pouvons-nous avoir de supposer que les comédiens pour lesquels William Stanley se divertissait à écrire des pièces, au mois de juin 1599, c’étaient précisément Shakspeare et ses compagnons ? Quelle raison de supposer que, ces pièces de William Stanley, c’était le théâtre de Shakspeare ?

De William Stanley, que savons-nous ? Très peu de chose. Il avait voyagé. M. Lefranc veut qu’il ait séjourné à la cour de Navarre ; et M. Lefranc l’affirme et ne le prouve pas : mais il faut avoir séjourné à la cour de Navarre, en sa jeunesse, pour écrire Peines d’amour perdues. William Stanley aimait la musique : et même il a composé une pavane ; et il y a, dans le théâtre de Shakspeare, de belles choses sur la musique, etc.

L’on serait content d’imaginer que M. Lefranc, professeur au Collège de France et l’auteur de bons travaux relatifs à notre histoire littéraire, ne fût pour rien dans les deux volumes qui viennent de paraître sous le nom de M. Lefranc, comme le théâtre de William Stanley, sixième comte de Derby, parut sous le nom de Shakspeare. La même aventure, si désagréable pour William Shakspeare, serait avantageuse à M. Lefranc. Mais renonçons pareillement à l’une et l’autre hypothèses : les deux signatures, l’une qui étonne M. Lefranc, l’autre qui nous chagrine, ont tous les caractères de l’authenticité.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Sous le masque de « William Shakspeare, » William Stanley, VIe comte de Derby, 2 volumes (librairie Payot). Cf. Shakspeare, sa vie et son œuvre, par Sir Sidney Lee, édition français par Firmin Roz (même librairie).