Revue littéraire - L’Œuvre du Symbolisme
Il y a vingt ans déjà que, pour parler comme on eût fait jadis, il s’émut sur le Parnasse une grave querelle. On était fatigué d’obéir aux règles établies et de courber la tête sous le joug des maîtres. Les jeunes se révoltaient. On chassait les dieux anciens et on en appelait de nouveaux. Ce fut, parmi le bruit des injures et la tempête des acclamations, une mêlée confuse. On se battait sous toute sorte de drapeaux. Décadens, esthètes, symbolistes, instrumentistes, se distinguaient mal les uns des autres, et à peine est-ce s’ils se connaissaient eux-mêmes. Les théories apparaissaient, passaient, fuyaient comme les nuages dans un ciel mouvant. Chaque matin voyait naître une petite revue et un grand homme. Aujourd’hui, tout ce tumulte est apaisé et ces choses, qui sont d’hier, nous semblent lointaines. Les modes vont vite en littérature comme ailleurs, et bien des changemens surviennent en ce long espace de vingt années. Plusieurs qui s’étaient distingués au premier rang nous ont quittés. Verlaine a cessé de languir parmi les salles des hôpitaux. Arthur Rimbaud, le compagnon de ses plus mauvaises heures, est mort. Mallarmé est parti, emportant avec lui le secret de son âme voilée. Jules Laforgue, Éphraïm Mikhaël, Tristan Corbière les avaient précédés au tombeau. Bruges se prépare à élever un monument à son poète Rodenbach. Les jeunes gens de ce temps-là sont aujourd’hui dans la maturité de leur âge et ils sentent derrière eux la poussée des nouveaux venus qui les traitent d’ancêtres. Les journaux les plus batailleurs ont disparu : d’autres se sont transformés en maisons d’édition, honorablement connues sur la place. Les plaquettes de format bizarre se sont changées en volumes de bibliothèque. Les éditions ne varietur s’entassent sur les éditions d’œuvres complètes. C’est dire que l’heure n’est plus aux promesses, aux intentions, aux programmes, aux prospectus. Le moment est venu d’établir le bilan. Il faut montrer des œuvres. L’école symboliste l’a compris, et c’est pourquoi elle publie son anthologie. Sous le titre de Poètes d’aujourd’hui[1], MM. A. van Bever et Paul Léautaud nous donnent des morceaux choisis des poètes qui, entre les années 1880 et 1900, ont travaillé au renouvellement de la poésie. L’école symboliste se présente ainsi à nous comme une école qui a accompli sa tâche, et qui a fait son temps. Elle entre dans l’histoire. Un mouvement qui a duré près d’un quart de siècle ne meurt pas sans laisser de traces après lui. Il y a donc lieu de rechercher maintenant quelles en furent les origines, les tendances, les directions, et, en esquissant ce dernier chapitre de l’histoire de notre poésie, d’indiquer ce que l’école lègue à celles qui suivront.
Les éditeurs ont consacré à chacun des trente-quatre poètes qui voisinent dans leur recueil de brèves et substantielles notices. On serait tenté de regretter qu’ils y aient conservé un certain ton rogue qui ne convient guère au rôle modeste de compilateur ; mais peut-être était-il nécessaire d’employer, pour présenter les poètes symbolistes, les mêmes façons que plusieurs d’entre eux ont affectées. Ces notices sont précieuses à consulter ; elles seront utiles aux érudits de l’avenir. Les renseignemens qu’elles contiennent méritent d’autant plus de crédit qu’ils ont été souvent fournis par les auteurs eux-mêmes. On n’est pas fâché non plus d’y apprendre en passant que ce n’est pas à Shakspeare qu’il faut comparer M. Mæterlinck, mais bien à Marc-Aurèle, et que, Mallarmé ayant été chargé d’écrire un poème pour M. Coquelin aîné, ce poème fut l’Après-midi d’un Faune. Nous y trouvons le détail des pérégrinations de Verlaine, la liste des hôtes de Mallarmé, et une nomenclature des revues auxquelles chaque poète a collaboré. Ces notices sont accompagnées d’une indication des ouvrages à consulter, d’une bibliographie et d’une iconographie. La précision et l’étendue de ces documens méritent d’être louées. Des poètes qui n’ont jamais rien publié n’en ont pas moins leur bibliographie, et telle que nous en souhaiterions une pareille à beaucoup de nos grands écrivains. Au surplus, en les rédigeant, leurs auteurs ne se sont probablement pas aperçus qu’ils travaillaient à détruire une légende que les symbolistes se sont complu à accréditer. Car les symbolistes se sont toujours posés, je ne dis pas en incompris, mais en méconnus. La violence de leurs polémiquesne provenait, disaient-ils, que de l’injustice qu’on leur témoignait et n’était que la réponse au mauvais vouloir auquel ils se heurtaient. Or, c’est ici même que, dès le début de leur campagne, on leur a rendu ce grand service, non seulement de signaler leur existence et de discuter leurs idées, mais de définir leurs théories et de les aider à y voir un peu plus clair. C’est ici que quelques-uns d’entre eux, dont les noms étaient encore obscurs, ont trouvé les moyens de se faire connaître : M. de Régnier et M. Albert Samain, M. de Montesquiou et M. Charles Guérin ont inséré des vers dans cette Revue. Les recueils symbolistes ont été, tout comme les autres, récompensés par l’Académie française, et quelques vers de mesure insolite n’ont pas suffi à détourner les suffrages des défenseurs eux-mêmes de la tradition. Enfin je ne vois presque pas un poète de cette école qui n’ait trouvé accueil et appui auprès des maîtres de l’école contre laquelle ils s’insurgeaient. Je n’en vois presque pas un qui ne doive beaucoup à la bienveillance de parnassiens éminens tels que M. de Heredia et M. François Coppée. Après cela, ils sont mal venus à affecter des airs de révoltés.
De même il s’en faut qu’ils aient été d’aussi farouches révolutionnaires qu’ils aimeraient à nous le faire croire. En parcourant ce recueil, on est frappé de voir combien des pièces qu’il contient auraient pu prendre place dans des recueils antérieurs. Ce sont des tableaux, des scènes, des dialogues. Ce sont des intérieurs, des effets de soir, des paysages de toute saison et de toute heure, des élégies, à propos de la neige qui tombe ou des feuilles mortes qui dansent dans les allées, des souvenirs d’enfance, la visite à un ami retiré à la campagne, des méditations sur l’espoir d’une vie future. Il y a dans la poésie symboliste des princesses et des ouvrières, des gueux, des mendians, des malades d’hôpital, des bouviers, des joueurs de flûte, et des faunes, et des satyres et des œgipans et des hamadryades à ne pas les compter. Celui-ci invoque Pégase et cet autre entonne un hymne aux arbres. Tristan Corbière, « poète maudit, » décrit dévotement le pardon de Sainte-Anne de la Palud, Rodenbach décrit des couvens de femmes, et M. Verhaeren des couvens d’hommes. M. Moréas campe en pleine lumière un ruffian magnifique et terrible et qui traîne après soi les cœurs de toutes les femmes. M. Quillard se lamente en songeant que sur le sol sacré de la Grèce les ruines des anciens temples gisent en butte aux outrages de la nature et du temps. Bertilla : aux marges de son évangile une abbesse peint Jésus et les rois mages, et le Christ pendu au mur se penche pour mieux voir ; Le Val harmonieux : pénétré par la douceur d’une nuit sereine, émerveillé de l’éclat des astres, un berger en oublie de finir sa chanson ; Triptyque : une cathédrale, une usine, une ville épiscopale ; ces tableautins, qui sont de M. Ferdinand Hérold, en quoi serions-nous étonnés de les trouver dans le Parnasse de 1866 ? M. Francis Jammes nous conte qu’il a dans sa salle à manger une armoire, un buffet, un coucou, que ces vieux meubles ont une voix, et qu’il se plaît à causer avec eux. Il s’arrête devant un parc abandonné : des enfans y ont joué jadis et, un jour, ils ont couru au-devant d’un oncle qui revenait d’un pays lointain, rapportant ces arbres exotiques qu’on a plantés là. M. Samain, devant les terrasses de Versailles, évoque le cérémonial et les révérences d’autrefois. Rien, dans la façon dont ces sujets et d’autres sont conçus et traités, n’est caractéristique de procédés nouveaux. Le vers y est presque toujours de coupe normale. La rime en est souvent riche et ni la règle de l’e muet n’y est violée, ni celle de la consonne d’appui. Il y a dans cette anthologie beaucoup de beaux vers, qui sont beaux d’une beauté régulière et classique. Pareillement les symbolistes doivent aux maîtres d’antan quelques-uns de leurs plus authentiques défauts. Quand A. Raimbaud décrit en termes agréables le noyé qui dort entre les roseaux du fleuve, ou encore les chercheuses de poux, il imite Baudelaire, et le plus mauvais Baudelaire, celui de la Charogne. Quand il nous montre, dans la pièce fameuse du Bateau ivre, ce bateau désemparé qui flotte au fil des eaux, descend les fleuves, tantôt s’enfonce et tantôt affleure à la surface, crevé, moisi, verdi, il cède à la même fureur de description et de mauvais goût qui a caractérisé la dernière manière de Hugo. Jules Laforgue et Laurent Tailhade ont eu pour maître Théodore de Banville, de qui l’influence sur la poésie de ce temps a été aussi durable que fâcheuse. C’est ainsi qu’à chaque moment de la littérature, la part de la tradition est de beaucoup la plus considérable : les écoles nouvelles retiennent des procédés de l’école précédente plus qu’elles n’en rejettent, et empruntent plus qu’elles n’innovent.
Une autre remarque, qu’on ne peut s’empêcher de faire, porte sur l’extrême diversité de tempérament des poètes groupés ici sous une même appellation. Le souci constant des insurgés de l’art est de se recommander d’une autorité et de se trouver des ancêtres. Une école ne s’organise qu’en se donnant un chef. C’est bien pourquoi ces jeunes hommes « s’en furent chercher Verlaine au fond de la cour Saint-François, blottie sous le chemin de fer de Vincennes, pour l’escorter de leurs acclamations vers la gloire haute que donne l’élite ; ils montèrent chaque semaine la rue de Rome, pour porter l’hommage de leur respect el de leur dévouement à Stéphane Mallarmé hautainement isolé dans son rêve ; ils entourèrent Léon Dierx d’une déférence sans défaillance et firent à Villiers de l’Isle-Adam, courbé par la vie, une couronne de leurs enthousiasmes. » Même, dans un pays où il y avait déjà tant de fonctionnaires, ils ont éprouvé le besoin de créer une nouvelle fonction, élective et à vie, celle de prince des poètes. Toutefois aucun de ces chefs, et pour quelque cause que ce soit, n’a exercé sur les symbolistes une influence comparable à celle de Victor Hugo sur les romantiques ou de Leconte de Lisle sur les Parnassiens. Ce qui frappe ici, ce n’est pas la cohésion, mais l’éparpillement. Verlaine s’est aussi peu que possible inquiété d’imposer une doctrine à des disciples : et lui-même, n’obéissant qu’à sa fantaisie, ne suivant que l’impulsion du moment, il a été le plus capricieux et le plus individuel des poètes. Mallarmé au contraire fut plus théoricien qu’exécutant. Quelques-uns comme M. Quillard ou M. Pierre Louÿs sont de purs parnassiens. L’école romane remonte dans le passé jusqu’à Ronsard et met son originalité à faire des pastiches ingénieux et froids. Il y a encore l’avant-garde des vers-libristes. Il y a le bataillon sacré des incompréhensibles : soucieux de conserver au symbolisme sa physionomie et de nous en mettre sous les yeux tous les élémens, les auteurs de ce recueil ont tenu à y faire figurer tel sonnet de Mallarmé ou de René Ghil, qui n’est, à dire les choses bonnement, qu’un logogriphe ; et ils ont eu raison. Il y a enfin le clan des étrangers : ils sont en nombre. M. Moréas est Grec, descendant des navarques Tombazi et Papadiamantopoulos. Rodenbach, de Tournai, M. Mæterlinck, de Gand, M.Verhaeren, de Saint-Amand près Anvers, sont les principaux représentans du groupe belge. M. Stuart Merrill, de Hampstead, Long-Island (New-York), et M. Vielé-Griffin, de Norfolk (Virginie), représentent le groupe anglo-saxon. Et certes, que des étrangers, séduits par la douceur de notre langue, se plaisent à en agencer symétriquement les syllabes, c’est un hommage dont la piété ne peut que nous toucher. Je n’oublie pas d’autre part que quelques-uns de nos meilleurs écrivains en prose n’étaient pas de chez nous : tels l’Anglais Hamilton, Rousseau, de Genève, et Mme de Staël, sans parler du prince de Ligne, qui était Allemand, et de l’abbé Galiani, qui était Italien. Mais, parmi nos grands poètes, on n’en citerait pas un qui fût de souche étrangère. Apparemment, les dons nécessaires au travail du poète supposent une hérédité lointaine et non troublée. C’est une manière de paradoxe que tant d’étrangers se mêlent de régenter notre langue et d’enseigner aux oreilles françaises l’exacte sonorité de nos syllabes et le charme secret de nos rythmes. On voit combien d’élémens disparates sont rapprochés plutôt que fondus dans cette école. C’en est une des marques distinctives. Aussi bien, puisqu’il s’agissait de secouer un joug devenu trop pesant, il était inévitable que le règne d’une discipline étroite fît place à une sorte d’anarchie et qu’on assistât à une abondante éclosion d’individualisme.
Toutefois, et c’est ce qui importe, le mouvement symboliste a sa signification générale. Il a fait subir à la poésie un travail analogue à celui qui, vers le même temps, s’opérait dans tous les arts. Notons en effet qu’il est contemporain de ce qu’on a appelé en peinture l’impressionnisme. Et, si l’impressionnisme a consisté à sacrifier la ligne à la couleur, et dans la couleur à distinguer des nuances encore inaperçues, à saisir l’action des reflets, à remplacer les larges partis pris par le papillotement du pointillé, on aperçoit ce que peut être une poésie impressionniste. Il est contemporain de la diffusion des théories wagnériennes. Écoutez l’exégète de l’œuvre de M. Ghil : « L’œuvre est une. De même que tous les volumes se relient les uns aux autres, se font suite et se pénètrent par l’idée générale et les motifs musicaux comme les instans d’un drame lyrique, de même tous les poèmes sont solidaires et se complètent, voix multiples pour un dire unique… Le rêve scientifique domine cette œuvre où l’auteur, dans son écriture, veut synthétiser les différentes formes d’art, littéraire, musical, pictural et plastique. Et, M. René Ghil procédant, bien plus qu’en littérateur, en compositeur, il faudrait le comprendre comme le musicien verbal d’un grand drame où se fait, avec seulement des mots auxquels, il est vrai, il prétend donner des significations orchestrales, une synthèse à la fois biologique, historique et philosophique de l’homme depuis les origines. » Le souci de wagnériser va ici jusqu’à une puérile imitation des procédés extérieurs. Sans atteindre à ce degré d’affectation, il sera sensible chez plusieurs des poètes de l’école. Les premières revues symbolistes ont été en même temps wagnériennes. C’est un même courant qui se fait partout sentir, et que nous avons à suivre dans le domaine spécial de la poésie.
Or ce que marque la date de 1880, c’est l’apogée des doctrines réalistes en littérature. Le naturalisme triomphe dans le roman et il va faire son apparition au théâtre. La poésie n’a pu, dans son ensemble, céder à cette contagion de vulgarité brutale et de bassesse ; car c’aurait été pour elle abdiquer et cesser d’être la poésie. Néanmoins l’école parnassienne, comme toute école réaliste, professe le dogme de la « soumission à l’objet. » L’objet, c’est ce qui est en dehors de nous, indépendant de notre volonté, et à quoi notre fantaisie vient se heurter comme à la pierre d’une muraille. C’est le paysage arrêté dans ses contours et dont se dégage une âme qui n’est pas la nôtre ; c’est le tableau d’histoire évoqué dans le cadre exact que nous impose une érudition minutieuse ; c’est la scène de la vie moderne représentée dans un décor qui plus tard en attestera la date ; c’est l’anecdote où se mêlent des figures individuelles ; ou c’est encore la vérité objective d’une idée de philosophie. Dans les poèmes de cette école, l’abondance et la précision des détails ne laissent à l’interprétation de chacun aucune liberté. L’horizon est limité de toutes parts et ne laisse rien apercevoir au delà. Les images du style sont nettes et les métaphores bien suivies ; le vers est d’une harmonie pleine et d’une coupe prévue ; il a l’éclat du métal et la dureté du marbre. Le rêve du poète est captif dans cette prison magnifique et sonore. Il aspire à se libérer. Et, comme il faut bien s’appuyer sur quelque chose et trouver du secours, la poésie fait alliance avec un art voisin. Les parnassiens avaient tenté de s’approprier les procédés des arts plastiques : les symbolistes emprunteront ceux de la musique. Il est à peine besoin de rappeler les conseils que donne Verlaine dans son Art poétique :
De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air.
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’indécis au précis se joint.
On n’a jamais réussi à montrer en quoi les rythmes impairs sont plus légers que d’autres, ni surtout à prouver que l’impropriété des termes puisse être une qualité ; mais ce qu’il nous suffit de retenir, c’est le principe d’une poésie plus musicale. Ainsi se trouve caractérisé le symbolisme. Il est dans son essence une réaction idéaliste, dans ses moyens une tentative de rapprochement entre la poésie et la musique.
On a toujours fait ce reproche à notre poésie française, que les procédés dont elle se sert sont trop semblables à ceux de nos genres en prose. Elle décrit, elle expose, elle raconte, elle met en scène. Elle associe les idées suivant la méthode des logiciens. Elle enchaîne les développemens suivant une rhétorique qui est celle de l’éloquence. Elle est raisonneuse et oratoire. Parnassiens et romantiques tombent sous ce reproche autant que les classiques. Et par là même on a prétendu établir que nous sommes en France, moins qu’on ne l’est dans certaines nations étrangères, doués des qualités proprement poétiques. C’est contre cette longue tradition qu’il s’agit de réagir. Donc, on supprimera tout ce qui est limite trop précise et détail trop particulier. On cessera de guider le lecteur comme par la main, de le renseigner comme fait un cicérone, de lui tout expliquer au passage et de lui nommer chaque objet. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. » On laissera les contours des objets se noyer dans la pénombre, et les idées se prolonger dans le lointain où elles meurent lentement. Car, pour donner à un objet une absolue netteté de lignes, il faut le tirer de son atmosphère véritable, et pour arrêter une idée à un point déterminé, il faut l’amputer d’une partie d’elle-même. Notre pensée réfléchie n’est-elle pas de toutes parts enveloppée parle vaste domaine de l’inconscient ? C’est un fait, qu’il reste dans toutes les grandes créations de l’art une part de vague. « Il est rare, nous dit-on avec justesse, que les livres aveuglément clairs vaillent la peine d’être relus. La littérature qui plaît aussitôt à l’universalité des hommes est nécessairement nulle. » Qu’est-ce qu’une poésie sans mystère, et qui, tout de suite accessible, n’exige pas quelque initiation ? Le symbolisme nous rapporte le « sens du mystère. » Et tous ces traits accusent l’analogie de la poésie avec la musique. Incapable de montrer un objet, de raconter un drame ou d’exprimer une idée, la musique ne nous donne que des indications très générales. Elle crée en nous des états de sensibilité ; et chacun de nous, au gré de sa fantaisie, évoque des images qui varient d’un individu à l’autre, d’un jour à l’autre, et qui remontent du fond de nos souvenirs ou du fond de notre nature.
Appliquez ces principes aux thèmes ordinaires de la poésie. Car, après tout, ces thèmes ne sauraient manquer de rester toujours les mêmes, et il faut bien faire des vers avec quelque chose. On fera encore des «paysages: » mais la ville, le jardin y seront telle ville et tel jardin qu’il vous plaira. Ainsi dans les vers que M. Charles Guérin intitule Soir léger :
Le soir léger, avec sa brume claire et bleue,
Meurt comme un mot d’amour aux lèvres de l’été.
Comme l’humide et chaud sourire heureux des veuves
Qui rêvent dans leur chair d’anciennes voluptés.
La ville pacifique et lointaine s’est tue ;
Dans le jardin pensif où le silence éclôt
Chantent encor, discrètement, des fraîcheurs d’eau
Qu’éparpille, affaibli, le vent tiède et nocturne ;
Des jupes font un bruit de feuilles sur le sable,
Les guêpes sur le mur bourdonnent à voix basse,
Des roses que les doigts songeurs ont effeuillés
Répandent leur énamourante âme de miel ;
Une aube étrange et paie erre aux confins du ciel
Et mêle en un profond charme immatériel
De la lumière en fuite à de l’ombre étoilée.
On continuera de composer des scènes d’amour, mais sans y relater aucune des circonstances accidentelles d’un épisode sentimental.
Ainsi dans cette Élégie de M. Albert Samain :
Quand la nuit verse sa tristesse au firmament
Et que pâle, au balcon, de son calme visage
Le signe essentiel hors du temps se dégage,
Ce qui t’adore en moi s’émeut profondément.
C’est l’heure de pensée où s’allument les lampes.
La ville, où peu à peu toute rumeur s’éteint,
Déserte se recule en un vague lointain
Et prend cette douceur des anciennes estampes.
Graves nous nous taisons. Un mot tombe parfois,
Fragile pont où l’âme à l’âme communique ;
Le ciel se décolore ; et c’est un charme unique,
Cette fuite du temps, il semble, entre nos doigts…
Et celle dont Verlaine, dans Mon rêve familier, trace la décevante image, cette femme qu’il aime, qui seule le comprend et sait le consoler, il ignore jusqu’à la couleur de ses cheveux et jusqu’aux syllabes de son nom : la voix qu’il lui prête n’est qu’un écho des voix qui lui ont été bienveillantes et douces.
On continuera de décrire. Mais la description ne se suffira pas à elle-même : il faut qu’elle soit toute pénétrée et comme imprégnée de pensée. On continuera d’exprimer des idées ; mais l’idée ne se présentera jamais à l’état abstrait et ne nous sera donnée que sous une forme sensible. Cette correspondance entre l’idée et la série d’images destinées à l’évoquer est justement ce qui constitue le « symbole ». Le symbole peut être une allégorie. Dans l’Étrangère, Éphraïm Mikhaël suppose qu’une vierge mystérieuse, aux temps légendaires, s’est acheminée un soir vers les cités des hommes. Elle garde dans ses cheveux un parfum de divinité : son corps est pénétré de clarté ; la nature entière s’émeut et vibre de sa présence. Alors les chefs et les vieillards s’arment pour la repousser. Les femmes sont les plus violentes et se ruent sur elle.
Joyeuses d’insulter des neiges lumineuses
Elles mordent sa gorge avec férocité ;
On voit briller au fond des prunelles haineuses
L’orgueil mystérieux de souiller la beauté.
Et toutes emplissant de sables et d’ordures
La bouche qui savait les mots mélodieux,
Sur la divine morte avec leurs mains impures
Se vengent de l’amour, des rêves et des dieux.
Le symbole peut être une métaphore qui se prolonge. Dans l’Infante, M. Samain compare son âme à une infante en robe de parade et dont l’exil se reflète aux miroirs déserts d’un vieil Escurial. Et la pièce se déroule, évoquant parallèlement d’une part l’image de l’infante parmi les pages, les lévriers d’Écosse, les portraits de van Dyck, les débris de l’Armada sombrée, et d’autre part les sentimens d’une âme triste, orgueilleuse et résignée. Le symbole se distingue de l’allégorie prrce qu’il n’en a pas la froideur, et de la métaphore parce qu’il a une existence indépendante. Il est un organisme vivant. Les mythes qu’on voit apparaître à l’origine des religions ne sont autre chose que des symboles. Le symbolisme, dans ce qu’il a de plus profond, ne consiste donc qu’à reproduire de façon artificielle les démarches spontanées de l’imagination primitive.
On continuera de s’analyser soi-même et de réfléchir sur la vie Même ce sera à rendre les aspects essentiels de la vie que devra surtout servir le symbole. C’est jusqu’ici M. Henri de Régnier qui, dans des pièces telles que l’Exergue, la Couronne, semble avoir le mieux trouvé le système d’images larges, à l’éclat comme assourdi, qui conviennent à une rêverie grave. La vie est pour le poète une forêt et il s’assied un soir au carrefour où les routes s’entre-croisent. Ces routes mènent aux villes, aux lieux où on agit, où on continue à se joindre à la mêlée humaine. La route des chênes âpre et hautaine tente les orgueilleux. La route des bouleaux clairs chemine parmi la boue et la honte. La route plantée de frênes et sablée d’un sable léger est facile à ceux qui veulent vivre et ne pas sentir le poids de la vie. Mais le poète refuse de s’engager dans aucune des trois routes, la facile, la honteuse, la hautaine ; il renonce aux expériences nouvelles et s’assied à l’endroit du chemin où le retient son passé (Exergue). Dans la Couronne, il revoit au crépuscule ses pensées qui, parties à l’aurore, lui reviennent de la vie. Il les interroge et leur demande ce qu’elles ont rapporté de leurs courses ; elles sont allées vers l’orgueil, vers le désir, vers l’action. Elles en reviennent pareillement déçues.
Mais toi qui partais chaste, ô toi qui partais nue !
Et seule de tes sœurs ne m’es pas revenue,
C’est vers toi à travers moi-même que j’irai.
Tu es restée au fond de quelque bois sacré
Assise solitaire aux pieds nus de l’Amour.
Et taciturne, vous échangez tour à tour
Toi te haussant vers lui, et lui penché vers Toi,
Une à une les fleurs divines dont vos doigts.
Qui d’un geste alterné les prennent et les donnent,
Tressent pour vos deux fronts une seule couronne.
Des pièces de ce genre nous font assez bien comprendre ce que pourrait être cette poésie élargie et simplifiée, se Jouant librement à travers l’espace et le temps, rêveuse et musicale, et qui serait une sorte de méditation passionnée.
Ces nouveautés devaient avoir pour conséquence un certain nombre de changemens dans la facture du vers, puisque la question de métier n’est nulle part plus importante qu’en poésie. Nous les avons passés en revue dans un article assez récent ; nous n’y revenons donc que pour mémoire. À cause de sa plénitude même et de sa perfection, le vers parnassien en est arrivé aujourd’hui à ne plus produire toute son impression. Notre oreille est trop habituée à sa cadence : elle y est devenue comme insensible. De là procèdent toutes les réformes tentées par les symbolistes. Nous pouvons dans le présent recueil en suivre le dessin. Voici d’abord des vers de coupe régulière : c’est le grand nombre. Puis ce sont des pièces où est respectée la mesure traditionnelle, mais soudain un vers de treize pieds ou même de dix-sept nous fait sursauter. Voici les vers libres de M. Vielé-Griffin et de M. Gustave Kahn : une série de lignes que, si nous n’étions avertis par la disposition typographique, nous prendrions pour des lignes de prose. Et voici enfin, à l’extrême limite, la prose rythmée des ballades de M. Paul Fort. Dans le vers des symbolistes, la rime est souvent réduite à n’être que l’allitération. Les arrêts sont multipliés dans l’intérieur du vers. L’e muet, qui tantôt est compté et tantôt ne l’est pas, ajoute à l’instabilité. C’est donc que le vers tend à être de moins en moins une façon d’écrire déterminée en quelque sorte par des signes extérieurs, et à devenir plutôt une sorte de prose rythmée suivant un rythme intérieur qui varie avec chaque poète, et peut, lorsque l’oreille de celui-ci est à la fois très sensible et très juste, arriver à des nuances d’harmonie infiniment délicates.
Grâce à cette série de transformations, la poésie est devenue fort différente de ce qu’elle pouvait être il y a vingt ans ; certains élémens ont été rejetés, d’autres ont été mis à la disposition du poète : on ne saurait contester qu’une étape n’ait été parcourue. C’est pour cela que le symbolisme aura sa place marquée dans l’histoire littéraire, plutôt encore que pour la valeur des pièces qu’il a pu ajouter à notre trésor poétique. Pour mieux comprendre l’état où se trouve aujourd’hui la poésie, souvenons-nous de ce qu’elle était au temps de Lamartine. Car c’est dans l’œuvre de l’auteur des Méditations qu’on trouverait la tradition à laquelle on peut rattacher le symbolisme. Lui non plus, le poète de l’Isolement ou du Vallon ne se soucie de décrire avec précision et de nommer les objets ; il ne nous dit pas quelle est la cause de sa tristesse ; il laisse les images s’évoquer presque au hasard, au lieu de les enchaîner par les liens d’une étroite logique; son vers est coulant, sa rime est incertaine, et sa plainte modulée fait songer de quelque musique entendue au crépuscule. Victor Hugo, en s’emparant du lyrisme, en lui imposant les formes de son génie oratoire et visionnaire, a détourné la poésie de la voie qu’elle semblait alors devoir suivre. C’est cette poésie lamartinienne qui nous revient, non point telle qu’elle était en 1820, car il n’y a jamais en littérature d’absolus recommencemens, mais modifiée et compliquée par le travail de près d’un siècle. Elle n’a pas encore été captée par un génie capable de créer avec les élémens épars dans divers essais un art vraiment nouveau. Le symbolisme ne se personnifie pas dans l’œuvre d’un homme. Il est à l’état diffus dans une série d’ébauches plus ou moins intéressantes. Il attend le grand poète qui protitera de tout le travail de préparation opéré par une nuée d’ouvriers de bonne volonté, ce grand poète qui peut-être ne viendra pas ou qui peut-être portera l’un des noms que nous venons de citer.
- ↑ Poètes d’aujourd’hui (1880-900). Morceaux choisis, accompagnés de notices biographiques et d’un essai de bibliographie par Ad. van Bever et Paul Léautaud, vol. in-12 (Mercure de France).