Revue littéraire - L’Œuvre d’Arvède Barine
Qu’une femme écrive des romans ou fasse des vers, cela n’a rien qui surprenne ; il est plus rare qu’elle choisisse, pour s’y consacrer, les travaux de la critique et de l’histoire. À cette partie de la tâche littéraire, dont on nous laisse volontiers le monopole. Mme Arvède Barine apportait quelques-unes des plus belles qualités de l’esprit viril, et elle en joignait d’autres qui ne peuvent être que d’une femme. Elle y égalait les maîtres du genre. Sa manière était bien à elle, sans rien qui trahît la recherche de l’originalité. Il arrive assez souvent que la femme écrivain, cédant à un certain goût des aventures, se sente attirée, hors des voies traditionnelles, vers des manières de penser ou vers des formes d’art qui la séduisent par leur singularité et lui donnent l’Illusion de la hardiesse. Celle-ci pensait, parlait, agissait naturellement dans le sens de la tradition ; en sorte que la sagesse et la grâce de beaucoup entre les femmes d’autrefois semblent s’être résumées dans son œuvre ou s’y être épanouies.
Elle appartenait à une vieille famille de bourgeoisie, dont elle aimait à suivre l’ascendance jusque dans le XVIIe siècle. En province où elle fut élevée, les coutumes se conservent plus longtemps intactes. Elle connut ces maîtresses de maison occupées à des besognes compliquées et savantes ; elle les vit commander à l’opération annuelle de la « grande lessive » et peser le chanvre que chaque servante était tenue de filer pendant les veillées d’hiver. Elle reçut les soins de ces domestiques nés dans la maison, et qui élevaient les enfans dont ils avaient élevé les pères. Elle put feuilleter un de ces livres de raison où s’inscrivaient au jour le jour les événemens qui intéressaient la famille, car il y avait alors une vie de famille. Elle eut ainsi sous les yeux l’image concrète et réelle de ce qui n’est plus pour nous qu’une entité, la famille ; elle put s’imprégner de son atmosphère, et ce fut la première influence qui façonna son âme.
Cette famille était protestante, étroitement attachée à son culte. L’empreinte que laisse l’éducation dans un milieu très religieux est, comme on sait, ineffaçable. Il se peut que plus tard on rejette une partie des croyances ; il reste les habitudes d’esprit, le tour de pensée pris une fois pour toutes. Le protestantisme est ici au fond de l’être moral. Notons pourtant une nuance. C’était à la campagne, au milieu des plaines et des bois du centre de la France. Or, un jour, Mme Arvède Barine a dit, — comme elle avait coutume de le faire, au moment où il y avait courage à le dire, — la place que tient dans l’économie de la vie rurale cet ami des humbles : le curé de campagne. Elle se souvenait, ce jour-là, de son enfance où le voisinage des cérémonies catholiques avait mis une note de poésie et d’émotion : « La Fête-Dieu était une chose exquise à la campagne, avant d’avoir été rognée et entravée par un fanatisme stupide. Elle a charmé de ses fleurs et de ses parfums mon enfance de petite protestante. » La femme, l’écrivain, si jalouse de se montrer bonne huguenote, gardera quand même la nostalgie de ces fleurs et de ces parfums.
Dans cette solitude champêtre où elle grandissait, la jeune fille trouva pourtant des compagnons ou des maîtres de sa pensée. Il y avait dans la maison paternelle une belle bibliothèque où les classiques du XVIIe siècle tenaient la place d’honneur. Elle s’y plongea avec délices. Elle savoura leur forte manière. Elle reçut d’eux, sans y songer, la leçon du goût français et la discipline classique. Toutefois leur enseignement n’eût pas suffi à faire d’elle l’écrivain qu’elle est devenue ; elle en a démêlé les raisons avec une rare finesse d’analyse, et l’aveu est précieux à retenir. Certes, les classiques français avaient très bien éveillé en elle le sentiment de la beauté ; ils échouèrent entièrement à donner à son esprit certaines qualités solides. La plume à la main, elle n’était maîtresse ni de sa pensée, ni de son expression ; il lui arrivait continuellement de dire ce qu’elle pouvait au lieu de ce qu’elle voulait, et elle prenait ainsi l’habitude funeste de laisser diriger sa pensée par les mots. C’est alors qu’elle commença d’étudier le latin. Elle a décrit les résultats de cette étude avec une minutie reconnaissante. « Les choses s’ordonnaient dans sa tête, les idées prenaient l’habitude de se mettre à leur place, chacune selon son importance... En même temps que l’ordre s’établissait, tout se précisait dans son esprit. L’exercice du mot à mot rigoureux y introduisait un élément d’exactitude qui le transformait lentement, mais complètement. De flou et de flottant, il devenait net et arrêté... Ses efforts prolongés, acharnés, souvent pénibles, pour serrer le texte de plus près dans une langue qui n’admet pas les sens imprécis, lui donnèrent enfin la clef de sa propre pensée. » Ce témoignage d’une femme, et de celle qui fut sans conteste le meilleur écrivain féminin de son temps, est d’une importance capitale dans un débat toujours ouvert et où l’avenir même de notre littérature est engagé.
Au reste, chez Mme Arvède Barine nulle fièvre de vocation précoce ; quand elle se hasarda, modestement, à donner ses premiers articles, elle était déjà mariée et mère ; elle avait pris le temps de réfléchir, de se faire posément son opinion sur le train des choses. On voit dès lors quelles qualités elle allait mettre dans son œuvre. Celle qui dominait chez cette bourgeoise, c’était le bon sens. Elle avait horreur de tout ce qui sonnait faux, des idées baroques qui n’étaient qu’une gageure de paradoxe, et des sentimens exagérés, exaltés, conventionnels. Elle n’admettait rien de factice et de « grimpé. » Elle s’attachait passionnément au vrai. Ce bon sens à la française, encore faut-il savoir ce que c’est, et craindre d’omettre, quand on en parle, un élément qui fait partie de sa définition. Le bon sens d’une Cornuel ou d’une Sévigné, pour ne pas dire celui d’un Boileau ou d’un Racine, n’allait pas sans l’esprit. L’un et l’autre se pénètrent si intimement qu’il devient impossible de les séparer. C’est le cas chez Mme Arvède Barine. Elle a raison avec esprit ; son esprit n’est que le sourire de sa raison. elle excelle à souligner d’un trait le ridicule, à déjouer d’un mot le mensonge ou la chimère. Écoutez-la exposer de son air tranquille quelqu’une de ces théories ambitieuses et vagues où se plaisent les assembleurs de nuages ; et comptez sur elle pour remettre les choses au point, d’une petite phrase bien nette et toute simple. « Vivre la poésie, écrira-t-elle par exemple, c’est bientôt dit. Ce n’est pas toujours facile pour un petit fonctionnaire très pauvre. Hoffmann s’en remit à sa nature d’artiste : elle le mena au cabaret. » A chaque instant, son texte se ponctue de remarques finement railleuses. « Bernardin de Saint-Pierre ne songeait pas à lui en célébrant les avantages de la parfaite ignorance : on ne songe jamais à soi dans ces cas-là. » Elle enlève en trois lignes un portrait satirique. Que dites-vous de ce croquis d’une vieille dévote qui fut, paraît-il, la tante de Musset : « Elle habitait à Vendôme, dans un faubourg, une petite maison moisie, où elle avait tourné tout doucement à l’aigre entre des chiens hargneux et des exercices de piété ? » Dans son art de portraitiste, il est bien rare qu’il n’entre pas un grain d’humour. Elle se divertit à voir comme les passions, les intérêts, les manies, les lubies font de nous leur jouet. Elle assiste à la vie ainsi qu’à une comédie. Un peu d’ironie court à travers presque toutes ses pages. Et cette ironie, dont la malice n’est faite que de clairvoyance, voilà justement la fleur du bon sens de chez nous.
Les romantiques ont essayé de nous faire croire que le bon sens exclut impitoyablement l’imagination, la fantaisie, la sensibilité. Allons donc ! Il est au contraire la meilleure sauvegarde de ces facultés charmantes, qu’il empêche de dégénérer en bizarrerie ou en niaiserie. Chez Mme Arvède Barine, l’imagination ne fut guère moins développée que la raison. Prenez le mot en quelque sens qu’il vous plaise de lui attribuer. L’imagination consiste-t-elle dans une vision pittoresque et colorée des choses, par opposition à la manière abstraite de certains écrivains raisonnables et raisonneurs, moins psychologues encore que logiciens ? Mme Arvède Barine avait à un degré remarquable le sens de l’extérieur. Combien n’a-t-elle pas écrit de pages brillantes et qui sont de la meilleure littérature descriptive ? Rappelez-vous, pour n’en citer qu’une, celle où, dans la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, elle évoque la traînée lumineuse que mettait la Seine dans le Paris d’autrefois ! De tels morceaux, où l’écrivain ne cherche aucunement à « faire le morceau, » ne sont pas une exception sous sa plume. On voit les scènes auxquelles elle veut nous faire assister et les gens avec qui elle nous met en relations. On voit le cottage isolé et neigeux où Mme Carlyle, grelottante de silence et de froid, surveille dans la nuit la cuisson d’une miche de bon pain pour son tyran de mari. On voit, à la table de café sur laquelle il déployait son attirail de poche, le falot Gérard de Nerval, poursuivant, de rencontre en hasard et de bavardage en flânerie, l’article toujours repris, toujours interrompu. — L’imagination serait-elle plutôt un besoin d’échapper au milieu qui nous entoure, d’évoquer d’autres temps, d’autres pays, d’autres façons de vivre et de penser ? Toute l’œuvre d’Arvède Barine témoigne de ce goût pour les voyages intellectuels. Elle ne put jamais s’enfermer dans le cercle étroit de son époque et de son pays d’origine. Très attirée par la pensée étrangère, elle se donna constamment pour mission de nous initier au mouvement des littératures anglaise, allemande ou scandinave. Non moins curieuse des âges disparus, elle goûtait un plaisir intense à en ressusciter en elle les états d’âme les plus différens. Une époque pourtant la sollicitait entre toutes : le XVIIe siècle, dont elle s’était faite en quelque sorte la contemporaine. Et ce qu’elle en appréciait surtout, c’était la diversité des humeurs, le relief des figures, l’originalité des caractères. De quelque temps qu’ils fussent, les irréguliers et les indisciplinés l’intéressaient, l’amusaient, réjouissaient en elle une certaine sympathie qu’elle avait pour tout ce qui sortait du banal et de l’ordinaire. — Entendez-vous enfin par l’imagination cet essor qui nous emporte loin du réel ? Mme Arvède Barine, qui se souvenait d’avoir beaucoup rêvé naguère, défendait avec une sorte de ferveur les droits du rêve et de la fantaisie. Elle ne voulait pas qu’on bannît de l’éducation le merveilleux, et qu’en refusant à l’esprit enfantin cet élément de surnaturel, on risquât de le dessécher à jamais. Elle a écrit ici même un article exquis dirigé contre ceux qui veulent aux Contes de Perrault substituer, comme lecture enfantine, des romans d’ingénieurs. Elle croyait à l’efficacité des contes de fée, n’admettant pas qu’on doive jamais restreindre l’horizon de l’esprit humain et lui interdire ni les excursions à côté, ni les envolées vers l’au-delà.
Le bon sens aimable était chez elle la marque de la bourgeoise d’ancienne France. D’autres traits lui sont venus de son protestantisme. Il en faut tenir d’autant plus de compte qu’elle le cultivait en elle soigneusement. C’était pour elle un synonyme d’indépendance de l’esprit. Nullement individualiste dans sa conception de la société, elle voulait dans ses jugemens ne dépendre que d’elle-même. Elle se défendait aussi bien d’adopter les opinions toutes faites et d’en prendre le contre-pied, ce qui est encore une manière d’être influencé par elles. Nul ne fut moins un écho et un reflet. De là encore sa constante préoccupation du point de vue moral. Elle ne prêche ni ne disserte ; mais alors même qu’elle s’abstient de moraliser, on sent que l’idée morale est toute proche. Elle ne songe pas à l’écarter comme importune. Bien au contraire. Elle est d’avis que rien n’est indifférent à la règle des mœurs et que la conduite de la vie est, quoi qu’on puisse dire, la seule affaire importante, celle à laquelle il faut toujours en revenir. Là même est l’essence de sa pensée, l’âme de son âme.
À cette gravité morale combien ne joignait-elle pas de sympathie accueillante et de bonté délicate ? C’est encore une erreur de notre temps de croire qu’un écrivain, parce qu’il s’appuie sur des principes dont il ne doute pas, doive être d’intelligence étroite, d’esprit hautain, de cœur sans pitié. La sensiblerie qui nous inonde nous a fait perdre jusqu’à la notion de la sensibilité. Nous ne savons plus goûter que les pleurnicheries et les grimaces, tant nos âmes sont amollies et nos tempéramens énervés ! Rappelons-le donc. La bonté ne mérite son nom qu’à condition d’être intelligente et bien portante. La tolérance n’a de prix que si elle est à base de foi. Et de ceux-là seuls la pitié est précieuse qui en ont moins besoin pour eux-mêmes. Mme Arvède Barine n’appréciait ni les doctrinaires intransigeans, ni les moralistes chagrins. L’unique reproche qu’elle adresse à George Eliot, protestante et libre penseuse comme elle, c’est un excès de sévérité. Elle réclame pour l’humaine faiblesse : elle veut garder la porte ouverte au repentir, au pardon, à l’espérance. « A mon avis, ce réseau à la fois flexible et serré de causes et d’effets, cette espèce de filet d’actions premières et de conséquences forcées dans lequel elle enferme l’homme, ressemble un peu trop à la fatalité antique. Si aucun regret, aucun remords, aucun effort ne peuvent jamais « étrangler une de nos actions, » il n’y a plus qu’à se croiser les bras après la faute commise. Il arrive à tant d’entre nous de faire le mal que nous ne voudrions pas !... Je voudrais aussi à ses héroïnes des cœurs plus faibles, une justice moins exacte envers ceux qu’elles aiment. On ne mesurera jamais le bien que la femme a fait en sachant pardonner. » Combien d’écrivains a-t-elle rencontrés sur son chemin dont l’immoralité devait chagriner sa droiture et sa noblesse d’âme ! Elle s’est penchée sur leur misère ; elle leur a cherché toute sorte de circonstances atténuantes. Elle plaignait la créature d’être si fragile et ne se hâtait pas de la maudire. Tout accepter, à la manière d’aujourd’hui, n’était aucunement son fait ; mais elle savait tout comprendre. Elle n’a jamais fait de concessions ; mais elle a beaucoup excusé. C’est la fermeté de ses convictions qui lui a permis d’avoir l’intelligence si large. Et c’est la tendresse d’une âme vraiment aimante, qui a gardé de toute raideur l’autorité de sa direction morale.
En devenant écrivain, Mme Arvède Barine était restée très femme ; encore tâcha-t-elle d’être, aussi peu que possible, femme de lettres. Nous autres professionnels, nous avons peine à nous dégager des discussions d’école et des questions de métier. Nous avons fait dès le collège l’apprentissage de la dissertation. Nous cherchons dans les livres l’évolution des idées ou l’application des esthétiques. Ce que Mme Arvède Barine demanda à la littérature, c’est une image de la vie. Délibérément elle écarta de ses études tout ce qui l’intéressait moins, pour s’attacher uniquement à ce qui la passionnait : les tableaux d’intérieur ou, si vous voulez, de ménage, et la connaissance des âmes. C’est ce qui frappe dans son premier recueil : Portraits de femmes, et d’abord dans cette piquante étude qu’elle consacre à Mme Carlyle. Une femme a pour empire la maison, le foyer : elle y doit faire régner la paix, l’ordre, l’harmonie. Comment y parvient-elle dans certains cas, en présence de données qui rendent la solution du problème extrêmement difficile ? Voici le philosophe Carlyle. Il a du génie, mais aucune des qualités propres à la vie domestique : il est bizarre, emporté, renfrogné, misanthrope et misogyne. Une femme pourtant a été tentée par la tâche d’apprivoiser cet ours. Éprise de ce mirage : être la femme d’un grand homme, elle a fait à cette besogne épineuse tous les sacrifices. Elle était jeune, gaie, enjouée. A la fin pourtant, elle a dû s’avouer vaincue : elle n’a pas résisté au découragement. Mes sœurs ! gardez-vous d’épouser un grand homme, si vous n’avez pas la vocation du sacrifice ! — Mais être soi-même un grand homme, voilà pour une femme un autre martyre. Ce fut celui de Sophie Kowalesky. Elle voulut, elle, passionnée entre toutes, n’être qu’une cérébrale. Elle crut pouvoir donner le change à la nature et se satisfaire par l’orgueil d’une destinée d’exception. Elle expia sa chimère cruellement. Elle répétait, aux heures de sincérité, qu’elle changerait de bon cœur avec la femme la plus ordinaire, mais entourée d’êtres dont elle est la première affection. Elle reprenait à son compte le mot de Mme de Staël que la gloire fut pour elle le deuil éclatant du bonheur. — Princesses ou grandes dames, bourgeoises ou savantes, ce sont des femmes que Mme Arvède Barine, chaque fois qu’elle en a eu la liberté, a choisies pour modèles. Et c’est pour nous ce qui fait le prix incomparable de ses études. Car nous avons beau nous ingénier, il reste toujours pour nous autres hommes des coins ignorés dans l’âme féminine. La subtilité même d’un Sainte-Beuve y échoue. Il y faut un regard de femme.
Curieuse de psychologie, comme tout écrivain formé à l’école de nos classiques, Mme Arvède Barine devait être amenée à étudier ceux chez qui la vie intérieure atteint au plus haut degré d’intensité : les saintes et les saints. Comment, chez une sainte Thérèse, le mysticisme visionnaire s’alliait-il avec le réalisme pratique ? Comment l’existence double que créaient à la sainte ses états particuliers, ne troubla-t-elle jamais cette grande et limpide raison ? Comment des maux si répétés, si longs, si sauvages, lui laissèrent-ils la tête si claire qu’elle passa toujours, sans aucun effort, d’un ravissement à son plumeau, d’un miracle à une lettre d’affaires ? Tel est, cette fois encore, le « problème » que posait à son esprit cette vie extraordinaire. On sait l’art avec lequel elle sut débrouiller une psychologie si complexe. Son portrait de sainte Thérèse est un morceau achevé. Pour ma part, je n’en ai jamais relu sans émotion l’admirable conclusion. « Tous les soirs, de dix heures à onze heures, dans l’étendue immense du monde chrétien, la carmélite prie. Sa prière n’est pas pour elle... On lui a dit que c’était l’heure où le mal se prépare dans le monde, et, comme elle est entrée dans le cloître jeune et ignorante, ces mots la font rêver de mystères inconnus et redoutables. Elle prie et il lui semble voir la grande armée du mal envahir silencieusement la terre obscure. La foule grandit, elle va couvrir le monde, mais en travers de sa route un groupe est prosterné. Ce sont de pauvres filles vêtues de bure. Devant elles la sombre armée recule et quelques-uns sont sauvés qui auraient été perdus. La carmélite emporte dans sa cellule la vision de sa victoire et s’endort heureuse. » Il y a dans la littérature contemporaine peu de pages aussi belles que celle-là, par le sentiment qui l’imprègne et par la poésie dont elle est tout enveloppée. Et cette méditation d’un accent si simple et si profond émane de qui ? d’une huguenote. Et cette même huguenote n’a pas résisté au plaisir d’évoquer la piété gracieuse et tendre du saint d’Assise !... En vérité, le spectacle des Fête-Dieu d’antan avait, une fois pour toutes, parfumé et fleuri son imagination.
Cependant, à mesure du progrès de son talent, l’écrivain s’enhardissait. Ayant commencé par des « essais, » elle élargit peu à peu sa manière jusqu’à la grande biographie. On lui doit deux des meilleurs volumes de la « Collection des grands écrivains français » publiée par la librairie Hachette. Son portrait de Bernardin de Saint-Pierre, à l’époque où il parut, était très original. Elle y substituait, à la silhouette paterne et légèrement ridicule du Bernardin légendaire, la figure vraie, vivante et énergique. De même, elle réformait l’opinion qui tient Paul et Virginie pour une pastorale innocente et fade ; elle rendait à l’idylle fameuse ses vraies couleurs : c’est une histoire d’amour, l’une des plus enflammées qui aient été écrites en aucune langue. Et quelle occasion elle trouvait d’exercer ici sa fine ironie ! C’est Bernardin qui, dans les Etudes de la nature, a poussé jusqu’aux extrêmes de l’absurdité la théorie des causes finales : la matière est riche à s’égayer. Rien ne vaut pourtant l’histoire des deux mariages de l’illustre vieillard. Il avait cinquante-quatre ans quand il consentit à épouser Félicité Didot qui en avait vingt. Pauvre Félicité obligée de geler dans son île, à Essonnes, où elle était la première servante de son mari ! Elle aussi, elle éprouva ce qu’il en coûte d’être la femme d’un grand homme et, pis encore, d’un homme à grands sentimens. Elle mourut, laissant le soin de sa vengeance à la jeune Désirée de Pelleporc qu’épousa Bernardin, comme il entrait dans son soixante-quatrième printemps. Ce fut alors l’histoire comique du barbon amoureux, empressé de plaire à une jeunesse et se pliant à ses quatre volontés... Dans le bonhomme Bernardin son biographe nous a fait entrevoir le faux bonhomme ; mais elle l’a fait avec tact et mesure, se gardant bien de cette insistance fâcheuse où d’autres se sont complu, au risque de fausser une idée juste.
Quant à la biographie d’Alfred de Musset, Mme Arvède Barine ne se fit pas beaucoup prier pour l’écrire. Elle aimait entre tous le poète alors dédaigné. Elle aurait pu mettre en tête du livre qu’elle lui consacrait cette épigraphe qui est d’elle : « A l’admiration inspirée par son génie s’ajoutait la tendresse reconnaissante que nous gardons aux œuvres où survit l’idéal de notre jeunesse. C’est nous que nous aimons en elles, ce sont nos beaux rêves d’autrefois. » Elle parla du cher poète avec complaisance. Elle lui sut gré de sa sincérité ; elle l’admira pour avoir été, plus qu’aucun autre, jusqu’au fond de la douleur. Rencontrant sur son chemin l’épisode des « Amans de Venise, » c’est elle qui nous l’a conté la première, et d’une façon dont on peut dire que les nouveaux documens produits par la suite, non plus que le luxe et la surcharge des commentaires, n’y ont rien ajouté. C’est elle qui la première a produit sur la scène cet imbécile de Pagello avec cette fatuité de bellâtre et cette inconscience du ridicule qui l’achève de peindre. Elle a dénoncé la folle gageure d’êtres occupés à faire passer dans la réalité les inventions de la littérature la plus ennemie qui fut jamais du réel. Elle a suivi les phases de cet accès aigu de romantisme, comme on suit l’évolution d’une maladie. Elle a diagnostiqué les causes du mal : ils étaient tous dans le faux, travaillant à se tromper eux-mêmes et à transfigurer une aventure banale ! Elle nous a fait toucher du doigt le châtiment. Et après avoir, avec une sûre clairvoyance, démêlé le cas de ces insensés, elle conclut sans colère : Paix et pardon ! Cette analyse si délicate et si juste d’états d’âme si complexes et si troubles, suffirait à placer son auteur parmi les moralistes les plus pénétrans. — Depuis lors, c’est toute une « littérature » qu’on nous a donnée sur le même épisode. Cette fois encore, et sans fracas, Arvède Barine avait renouvelé le sujet auquel elle avait touché et ouvert la voie à tout un peuple d’exégètes.
Il lui restait à retracer l’histoire, non plus d’un individu, mais d’une société. L’entreprise n’excéderait-elle pas ses forces ? Tel réussit un portrait qui échoue dans une composition d’ensemble. Son histoire de la Grande Mademoiselle est son chef-d’œuvre et c’est l’un des meilleurs récits historiques de notre temps. C’est toute une époque qu’il fallait ici faire revivre, dans sa complexité, avec son aspect extérieur et sa vie intime, sans en fausser l’harmonie, sans en déranger les proportions. Voici donc, brossé dans une large fresque, le décor de la France du XVIIe siècle. Paris d’abord avec le fourmillement de ses rues, le luxe de ses salons, le brouhaha de ses théâtres, et son Louvre et ses Tuileries, et son Jardin de Renard. Puis, sur la route des châteaux de province, à Saint-Germain, à Blois, à Saint-Fargeau, l’encombrement des chariots qui déménagent pour chaque installation nouvelle le mobilier, les tentures et la vaisselle royale. À mesure que chacun des personnages monte sur les tréteaux, il nous est présenté en traits rapides et inoubliables. Au seul nom de Gaston d’Orléans, qui ne revoit, tel que nous le montre l’historien, ce prince brillant et lâche, gai et pleutre, voltigeant, pirouettant, la main dans sa poche, le chapeau sur l’oreille et toujours sifflotant ? Et les acteurs du drame qu’on rencontre sur cette grande route du siècle, s’appellent Anne d’Autriche, Retz, Louis XIV ! Celui-ci joue dans la seconde partie du récit un rôle effectivement si considérable qu’il a fallu le tirer au premier plan et que le volume s’intitule Louis XIV et la Grande Mademoiselle. Mme Arvède Barine n’est suspecte pour lui d’aucune tendresse ; on peut trouver même qu’elle le juge avec sévérité. Mais comme elle le montre vivant et humain ! Ce n’est plus l’idole emperruquée, planant avec majesté sur le siècle qui désormais portera son nom ; mais c’est, tour à tour, le petit garçon abandonné aux valets et qui court les cuisines, le jeune prince à demi gagné aux idées des libertins, et le grand travailleur attaché sans défaillance à son métier de roi. Une à une, nous voyons surgir toutes ces questions qui font l’atmosphère d’une époque : l’éducation au XVIIe siècle, celle des princesses et celle des petites bourgeoises, la littérature romanesque et son influence sur les mœurs, la politesse de l’Hôtel de Rambouillet remplaçant la grossièreté et la barbarie, la renaissance catholique avec François de Sales et Bérulle, l’entrée des femmes dans la politique quand Chevreuse et Longueville mêlent intrigue et amour, les progrès de la conversation, le sentiment de la nature, l’explosion de la misère au temps de la Fronde et les prodiges de la charité au temps de Monsieur Vincent, et la sourde guerre des libertins et le scandale abominable des empoisonneuses.
A travers ces aspects généraux de la vie au XVIIe siècle chevauche l’héroïsme de la Grande Mademoiselle et court la série lamentable de ses mariages manqués. Pauvre Grande Mademoiselle à qui son époque avait soufflé une âme cornélienne, quand la nature lui avait donné pour père Gaston d’Orléans ! On ne peut l’admirer sans sourire dans ses équipées guerrières, à Orléans, à Paris ; mais comme on la plaint, vieille fille gagnée à la manie amoureuse de la société nouvelle, pour le démenti que la réalité inflige à son rêve, et pour ce luxe d’humiliation qu’elle avait si peu mérité ! Arrivé aux dernières pages de ce récit, abondant sans être touffu, varié sans être disparate, et qui pas une minute ne donne l’impression de la longueur, on est fortement pénétré de l’idée qui a guidé l’auteur et qui fait l’unité du livre : c’est l’importance de cette « échauffourée » de la Fronde, dans l’histoire non seulement de Louis XIV, mais de la France. Car le Roi n’oublia jamais qu’il avait dû fuir sa capitale, chassé par l’émeute : il travailla sans discontinuer à affaiblir sa noblesse ; il mina lui-même la digue qui allait un jour, un jour prochain, céder au flot révolutionnaire. — Les mêmes qualités se retrouvent dans l’histoire de Madame, mère du Régent. Ce récit, qui achevait de paraître quand mourut Mme Arvède Barine, est trop présent à l’esprit des lecteurs de la Revue, pour qu’il soit besoin de le leur rappeler. L’écrivain rêvait maintenant d’un livre sur Mme de Maintenon. Elle était décidément conquise au charme passionnant de ces larges études.
L’œuvre de Mme Arvède Barine ne fait double emploi avec celle d’aucun autre critique de notre temps. Elle restera comme un modèle de pénétration morale, de jugement délicat et sûr. Elle continuera de plaire par le charme de la forme. Aucun appareil, aucune affectation ni recherche de style, mais une aisance de tour, une justesse d’expression, un heureux choix de mots, une souveraine simplicité. Encore, aux grandes études où Mme Arvède Barine mettait tout son effort d’écrivain consciencieux, faudrait-il joindre quelques-unes des chroniques où elle laissait courir sa plume, la bride sur le cou. Dans ces libres causeries elle se prêtait à la douceur des souvenirs et des confidences. Elle y traitait, à bâtons rompus, des choses d’aujourd’hui. Car, si elle semblait avoir élu domicile dans le XVIIe siècle, elle ne se détournait pas pour cela de son temps. Très intéressée, un peu affligée aussi, par le spectacle de notre société, elle suivait avec curiosité le mouvement des idées ; elle assistait, non sans effroi, à la marée montante des paradoxes où risque de sombrer l’avenir de la femme. Elle ne ménageait pas les conseils à celles qu’elle voyait faire si étourdiment fausse route. A la turlutaine d’émancipation dont sont travaillées nos « féministes » elle opposait ce portrait des femmes d’autrefois, qui « subordonnaient leurs goûts à leurs devoirs et ne se croyaient pas à plaindre pour cela. » Elle n’était pas du tout persuadée que la femme eût aucun profit à attendre de la révolution qu’appelle son imprudence. Elle ne voyait pas venir l’ère de l’indépendance féminine ; mais elle voyait s’en aller le respect de la femme. « Tenez, c’est là mon grand grief contre les mœurs nouvelles, plus encore que de n’être pas secourables aux femmes, plus que d’habituer les hommes à nous rudoyer parce que nous devenons leurs concurrentes sur la scène du monde. Le respect de la femme s’en va. On dit tout devant elle. Elle y pousse, elle y provoque ; c’est à ses yeux le signe de son émancipation, c’est son grand privilège de « femme nouvelle. » Je n’ai pas besoin de faire remarquer que l’habitude de manquer de respect aux femmes dans les petites choses a ses conséquences dans les grandes... » C’est ainsi qu’elle disait son mot, avec cette raison enjouée, sur toutes les questions qui intéressent la destinée de la femme : instruction, travail, mariage, égalité des sexes. De toute évidence, l’opinion d’une femme de si libre esprit, de pensée si indépendante, si exempte de préjugés et d’une si belle bravoure intellectuelle, est ici d’un prix considérable. Il faudra qu’on réunisse quelques-uns de ces articles consacrés aux questions actuelles. On en composera facilement un recueil qui s’intitulerait si bien, suivant la mode ancienne : l’Esprit d’Arvède Barine ! Ce sera un livre exquis où toutes les femmes auront profité qui sauront s’y plaire. Il leur enseignera, sans pédantisme et sans défaillance, l’art de vivre. Ainsi complétée, l’œuvre de cette femme éminente, qui fut l’un des premiers écrivains de son temps, reflétera dans l’image la plus ressemblante qui soit, l’esprit de la femme française, — tel qu’il a été longtemps et tel qu’il survivra, nous l’espérons fermement, à de folles tentatives, — avec son incomparable mélange de sérieux et de brillant, de gravité et de malice, de saine vigueur et de grâce séduisante.
RENE DOUMIC.
- ↑ Portraits de femmes. — Essais et Fantaisies. — Princesses et grandes dames. — Bourgeois et gens de peu. — Poètes et névrosés. — Saint François d’Assise. — Bernardin de Saint-Pierre. — Alfred de Musset. — La Jeunesse de la Grande Mademoiselle. — Louis XIV et la Grande Mademoiselle, 10 vol. (Hachette).