Revue littéraire - L’Œuvre d’Alphonse Daudet

Revue littéraire - L’Œuvre d’Alphonse Daudet
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 443-454).
REVUE LITTÉRAIRE

L’ŒUVRE D’ALPHONSE DAUDET

L’écrivain que nous venons de perdre, et qui emporte avec lui d’unanimes regrets, tenait une des premières places dans l’histoire du roman moderne : son talent inspirait l’estime : il est de ceux qu’on a plaisir à louer. Il échappe en effet à la plupart des reproches que méritent les romanciers de son groupe, et il a su éviter les graves défauts qui ne déparent pas seulement le naturalisme contemporain, mais qui semblent une partie de sa définition. Il n’a pas contre la société où il a vécu et contre l’espèce humaine tout entière cette mauvaise humeur qui, posant le romancier en ennemi et en détracteur de ceux qu’il peint, est un premier obstacle à l’exactitude de la peinture. Au contraire il a cette première et essentielle qualité du peintre de mœurs : la sympathie. Et il n’a manqué à cette sympathie que d’être plus éclairée, mieux renseignée, soutenue et fortifiée par le travail de la pensée. Il est pitoyable aux malheureux ; il plaint ceux qui souffrent ; il admire ceux qui s’efforcent de bien faire ; il croit au bien ; il a mis dans ses livres un tas de braves gens, foncièrement bons, et de qui leur bonté fait suivant les circonstances ou des victimes ou des héros ; il y a mis d’honnêtes femmes, de ces femmes comme il y en a tant dans la vie, et chez qui l’honnêteté est un si parfait résultat de la nature et de l’éducation qu’elles ne peuvent pas faire le mal et que la tentation n’existe même pas pour elles. Il ne s’est pas complu dans l’étalage monotone et lassant des images triviales et des spectacles déprimans. Il n’a pas affecté cette brutalité de pinceau qui témoigne chez ceux qui y ont recours non du tout d’une extraordinaire vigueur, mais de beaucoup de bassesse d’âme. Il a bien su qu’il y a des choses qu’on ne doit pas décrire, des scènes qu’on ne doit pas nous mettre sous les yeux, des mots qu’on ne doit pas employer, à moins d’avoir renoncé au respect de soi-même et au sentiment de sa dignité d’homme. Il ne se ose pas, lui romancier et fantaisiste, en docteur ès sciences sociales. Il ne prétend pas que des fictions conçues uniquement en vue de divertir le lecteur, contiennent en outre le plus haut enseignement. Il ne partage pas les visées ambitieuses des écrivains qui l’ont, un peu malgré lui, embrigadé. Il subit leur influence, parce qu’elle est alors l’influence dominante, qu’il la trouve répandue autour de lui, et qu’il la respire avec l’air de son temps. Au choix de ses sujets, à ses procédés de travail, aux artifices de son style, on reconnaît un disciple de Flaubert, un ami des Goncourt et de M. Zola. Mais il ne s’est guère soucié ni de leurs formules, ni d’aucune théorie. A vrai dire, il est aussi peu que possible un écrivain à idées ; il est très peu un écrivain de volonté et de réflexion ; c’est un artiste d’instinct, s’abandonnant à l’impulsion de son tempérament, suivant la pente de ses goûts, et réalisant à mesure dans une œuvre complexe, souple et gracieuse, ses qualités naturelles.

Ce sont des qualités charmantes. Daudet a d’abord la gaieté : j’entends cette gaieté d’une âme légère, mobile, qui se pose, sans y peser, sur toutes choses et traverse mille demeures sans qu’aucune puisse la retenir ; la gaieté du voyageur, qui part en chantant, s’amuse des hasards de la route, en met à profit les incidens et les contretemps eux-mêmes, heureux de noter tous les détails du chemin, d’en découvrir les coins pittoresques, prêt à jouir de toutes les rencontres. La face du monde est si changeante, et la vie si pleine d’imprévu, d’absurdité et de folie ! Il n’y a qu’à ouvrir les yeux et à regarder ; ceux qui s’ennuient ici-bas c’est qu’ils ne savent pas voir, ou c’est que l’ennui, venu d’eux-mêmes et du fond de leur être, s’étend comme un voile grisâtre sur la nature aux mille couleurs. Ce qui amuse surtout et qui fait sourire ce sont les variétés sans nombre de la grimace humaine. Entre le langage et les actes, entre les prétentions et la valeur réelle, entre le rôle que joue l’acteur et les sentimens de l’homme, il y a un tel désaccord, que ceux qui s’en sont une fois avisés se plaisent désormais à goûter la saveur délicieuse du contraste. Un certain tour d’ironie est la disposition la plus propice pour les spectateurs de l’éternelle comédie. Cette ironie n’est pas nécessairement méchante : elle est signe de la vivacité de l’esprit, non de la sécheresse du cœur. Daudet est un tendre. U l’est par complexion de nature ; il l’est profondément et j’allais dire incurablement, puisque le rude apprentissage qu’il a fait de la vie n’a pas réussi à changer cette tendresse en dureté. C’est une règle à laquelle on ne connaît presque pas d’exception : ceux qui ont souffert de leur premier contact avec les hommes en gardent une rancune que rien ne parvient à dissiper entièrement. La vie peut leur prodiguer par la suite toutes les sortes de satisfactions et répandre devant eux ses trésors : ils ne lui pardonneront pas ; rien n’y fera ; leur lèvre a pris, pour ne plus le perdre, le pli de l’amertume. Daudet a été le Petit Chose ; il a connu non pas seulement l’extrême pauvreté, mais les humiliations du pion de province livré en proie à la cruauté des enfans. Loin de stériliser son cœur, cette expérience a fait au contraire qu’il s’est senti toujours très près des déshérités et des humbles, ne se souvenant d’avoir été l’un d’eux que pour leur témoigner plus de compassion. Plus tard la souffrance est venue, l’abominable torture physique : elle n’a fait qu’épurer, et ennoblir l’âme du patient : c’est un signe d’élection. Amusé par le spectacle du réel, Daudet possède en outre cette faculté précieuse d’y échapper. A défaut de la grande imagination qui emporte les poètes jusqu’aux sommets, il a la fantaisie où se jouent les humoristes. Il se crée à lui-même un monde imaginaire où le rêve complète ce que la réalité a de trop imparfait et la chimère corrige ce qu’elle a de désolant. — Une ironie sans méchanceté, une mélancolie sans âpreté, une fantaisie à mi-côte, c’est cet ensemble de qualités moyennes qui compose le charme de Daudet. Car ce mot de charme est celui qu’on a sans cesse sous la plume ; c’est l’impression qu’il s’agit d’expliquer et dont il n’est pas besoin d’aller chercher fort loin l’explication. Ce qui charme, c’est ce qui n’est pas excessif ; car nous aimons la mesure, et ce qui la dépasse nous oblige à un effort qui devient aisément pénible. Et ce qui charme, c’est ce qui n’est pas exclusif ; car toutes les tendances de notre nature veulent être satisfaites, et nous n’en sacrifions aucune sans un regret qui devient aisément une souffrance. C’est pourquoi le sourire a pour nous tout son prix dans la minute où nous le voyons près de se mouiller de larmes ; une figure charmante est celle où se traduisent tour à tour toutes les émotions, comme toutes les influences aériennes se reflètent sur le visage, tantôt radieux, tantôt voilé, d’un ciel changeant.

Ces heureuses dispositions de sa nature, Daudet les devait-il à son cher Midi ? Je sais combien est peu rigoureuse la méthode qui consiste à retrouver dans la qualité du talent l’influence du climat, et dans la couleur de l’esprit, la couleur de l’atmosphère. Néanmoins Daudet a tant aimé le Midi, il lui a donné dans son œuvre tant de place, et non content d’être Méridional, il s’est tellement efforcé de l’être et il a tellement cultivé en lui le Midi ! Il se pourrait que cette influence n’eût pas été sans efficacité sur celui qui s’y est si docilement soumis et qui l’a si patiemment entretenue. Faisons donc toutes sortes de réserves et réservons notamment le cas des Méridionaux qui pourraient être des gens du Nord, convenons d’avance de toutes les restrictions et de toutes les exceptions, admettons que le Midi auquel nous songeons est le Midi d’Aps en Provence et non point d’ailleurs. Il règne dans ce Midi une lumière subtile qui fait se dessiner joliment les contours des objets et parfois entre ciel et terre compose d’attrayans mirages. Cette lumière prête aux choses une apparence si agréable que volontiers on s’y arrête sans se soucier de pénétrer plus avant et jusqu’à leur essence. Il y a dans ce Midi-là plus d’artistes que de philosophes, plus d’orateurs que de poètes, plus de conteurs que de penseurs. Le mistral, qui à de certains jours y fait rage, avive la sensibilité, excite les nerfs. Daudet est un nerveux. Cette prédominance des nerfs dans le tempérament est une disposition assez ordinaire pour que les effets en soient bien connus. On est soumis à toutes les influences, dépendant de toutes les impressions et de son propre caprice, jamais maître de soi. On est prompt à l’enthousiasme et plus prompt encore à la lassitude et au découragement. On s’emporte, on s’apaise, on se fait pardonner. On est faible. On a besoin des autres. On cherche à leur plaire.

Aussi est-ce bien par la variété que séduit l’œuvre de Daudet. D’un livre à l’autre et souvent dans l’intérieur d’un même livre il s’y mêle des notes très différentes et les élémens les plus divers y sont réunis. Voici, dans le livre de début, l’histoire de ce mélancolique Petit Chose à qui il semble que la ruine de ses parens, l’expérience précoce des difficultés de l’existence, l’exil dans les brumes pénétrantes de la cité lyonnaise, le stage parmi les jeunes bourreaux du lycée de Sar-lande aient à jamais désappris le rire. Et voici que, l’année d’après, ce rire éclate clair et franc dans le récit des aventures prodigieuses et burlesques de Tartarin de Tarascon. Dans les Lettres de mon Moulin, nous passons d’une légende d’un symbolisme transparent, comme la Chèvre de M. Seguin ou la Légende de l’homme à la Cervelle d’or, à un conte sentimental, comme les Vieux, à un drame en raccourci, à une rêverie délicate, à une farce d’une écriture un peu grosse comme le Curé de Cucugnan ou l’Élixir du Père Gaucher. Dans le Nabab, nous passons de l’hôtel d’un brasseur d’affaires à l’appartement d’un petit comptable, au palais d’un ministre d’État, au cabinet d’un maître du barreau, à la consultation du charlatan qui a la vogue, à l’atelier d’une artiste en renom, à l’atelier d’un photographe sans cliens, aux bureaux d’une agence sans capitaux, à une séance de la Chambre, à une première représentation. Ce sont des tableaux de vie mondaine alternant avec des tableaux de vie intime, et des visions de mort se croisant avec des visions de fêtes. Bien vite Daudet a limité son horizon aux barrières de Paris, se contentant de jeter par-dessus ses murs des regards, de longs regards nostalgiques vers la Provence natale. Mais Paris n’est qu’une expression géographique, et il enferme dans un seul Paris tant de Paris étonnés de s’y rencontrer ! Il y a le Paris des quartiers commerçans, vivant, mouvant, bourdonnant d’une activité de ruche, le Paris humide et silencieux de l’île Saint-Louis, et le Paris coquet, pimpant, fringant, luxueux d’un luxe tout battant neuf, dans ce qu’on appelle les beaux quartiers ; et, s’accrochant aux côtés du Paris qu’on voit, il y en a un autre, bien plus amusant, réservé à la curiosité des initiés, pays d’universelle brocante, avec des détours, des recoins et des dessous machinés comme ceux d’un théâtre. Jack nous faisait pénétrer dans ce monde de la basse bohème où pullule un peuple famélique, artistes manques, faux poètes, professeurs sans élèves, médecins sans cliens, avocats sans causes, inventeurs aux abois, panurges sans gaieté. Les Rois en exil nous révèlent une autre bohème qui n’est guère moins lamentable : celle des souverains sans couronne, des princes sans sujets, des grands seigneurs sans dignité. Fromont jeune et Risler aîné s’encadre dans la vie d’une fabrique, Numa Roumestan dans le décor du monde politique. Dans l’Évangéliste et dans Sapho, le romancier, abandonnant son système de composition en ordre dispersé, s’essaie à une manière nouvelle, d’un dessin plus serré, d’un caractère plus intime. Hélas ! Avec l’Immortel la décadence a déjà commencé : la fin se hâte. — Parmi ces personnages que Daudet met en scène, les uns ont vécu et joué un rôle au premier rang sur la scène du monde ; d’autres se sont mêlés à la foule obscure où le romancier les a rencontrés ; d’autres n’ont existé que dans son imagination. Pour les faire manœuvrer et prendre part à une action commune, il invente des intrigues ingénieuses. Il est fertile en ressources ; il a des trouvailles spirituelles et parfois, à force de sincérité, il rencontre le pathétique. Cela fait une œuvre infiniment séduisante, d’où l’on sort amusé, remué, sans se sentir entièrement satisfait et dont on s’étonne que l’impression dernière soit comme décevante. C’est une construction d’une architecture élégante, finement dentelée, égayée d’arabesques, mais qui vue d’ensemble paraît frêle. Ce monde est vivant, grouillant ; sans qu’il vienne à l’esprit de personne de dire qu’il y ait un monde de Daudet comme on dit qu’il y a un monde de Balzac. Il a manqué au romancier un certain degré de puissance créatrice. D’où vient cette insuffisance ? La réponse à cette question ferait l’intérêt d’une étude sur l’œuvre de Daudet ; et il nous semble qu’on la trouverait dans cette remarque, à savoir que cette œuvre ne procède que de la seule sensibilité. Cette sensibilité a merveilleusement servi l’écrivain, et lui a rendu tous les bons offices qu’il en pouvait attendre. Il ne lui a manqué que de savoir à temps s’en libérer, la maîtriser, la dominer et la dépasser.

La sensibilité s’entend d’abord de la faculté de recevoir une impression venue du dehors : c’est la propriété d’une plaque de photographie, d’un papier qui a été « sensibilisé. » Beaucoup de gens en sont totalement dépourvus et nulle des images que leurs yeux ont reflétées ne s’inscrit dans leur souvenir. Daudet en est doué à un degré exceptionnel. Il parle quelque part de sa mémoire « où chaque sensation se marque, se cliche sitôt éprouvée. » De fait, il est impossible de subir avec plus de docilité l’empreinte des milieux qu’on a traversés, et d’en reproduire la physionomie avec plus de fidélité. Daudet appartient à une famille de petits bourgeois ruinés, comme Daniel Eyssette ; il est né dans le Midi, comme Tartarin et comme Numa ; il a été bercé d’espérances royalistes comme Elysée Méraut ; il a habité le Marais entre la fabrique de Fromont et l’hôtel des Le Quesnoy ; il a traversé le monde officiel qui se pressait dans l’antichambre de Morny ; il a porté par sa propre célébrité, pénétré dans le monde des gens en vue. On saisit ainsi à sa naissance chacune de ses œuvres. Relisez le volume des Femmes d’artistes. Mme Heurtebise : cette petite femme blonde et niaise, avec son sourire de boutiquière et son désespoir d’avoir épousé un écrivain : « Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et Fajon, les grands marchands de blanc ! » La Transtévérine : cette paysanne italienne, apparue lourde et commune dans l’air de Paris et devant laquelle son poète de mari tremble comme un écolier peureux. La bohème en famille : « L’hiver dernier ils ont déménagé trois fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands bals travestis. » Un ménage de chanteurs : le mari, enragé contre sa femme d’une jalousie de cabotin, et qui la fait siffler. Ce sont autant de croquis pris sur le vif, où l’on devine la réalité saisie directement sans transformation ni déformation. Aussi Daudet ne s’est-il pas contenté, comme d’autres, de prendre dans la réalité son point de départ. Il a transporté dans ses livres des lambeaux de réalité. Il s’y est mis lui-même, il y a mis sa famille et les personnes de son entourage. Il y a mis l’homme du jour, raconté le scandale récent. Il a fait des portraits. On a reconnu les originaux. Le tapage que soulevèrent, lorsqu’ils parurent, quelques-uns des livres de Daudet est aujourd’hui apaisé et oublié. Mais ce fut alors le grand jeu des réclamations et des protestations. L’auteur s’est défendu, comme c’est l’usage, en citant Lesage ; ce qui est une façon d’avouer. Ailleurs il reconnaît que, lorsqu’il emprunte à la vie un personnage, il faut qu’il lui conserve son attitude, son geste, jusqu’à son nom. L’image, telle qu’il l’a reçue, forme pour lui un tout indissoluble. Elle le tyrannise.

Or il arrive que cette vive impression suffise pour nous faire connaître les êtres qui la produisent sur nous. Il ne manque pas de gens qu’on connaît pour les avoir une fois aperçus dans le cadre de leur vie habituelle, ou pour avoir causé une fois avec eux. Ils sont au fond d’eux-mêmes précisément tels qu’ils nous apparaissent. Toutes leurs pensées ne sont dominées que par une seule préoccupation, tout leur caractère tient dans une manie, se révèle par une attitude, ou par un geste. Ces natures simples, Daudet les a bien vues et il les a marquées d’un trait sûr. Le Méridional est tout en surface, bavard, hâbleur, prometteur, et son pire défaut est justement qu’il n’y ait rien sous cette surface. C’est pour cela que Daudet a si bien attrapé la ressemblance de ses compatriotes. Tartarin n’est une caricature que si l’on regarde aux moyens d’expression ; prise en elle-même et dans ses traits essentiels l’étude est juste et non point outrée. Jansoulet et Numa, en tant qu’ils ne sont que des types du Midi, sont aussi heureusement peints ; c’est par ailleurs, et si on les considère comme expressifs non plus de leur province, mais de leur condition, qu’ils laissent à désirer. Cet imbécile de Valmajour dans sa double fatuité de bellâtre et de virtuose, est une silhouette d’un joli dessin. Mais c’est encore la paysanne de là-bas que Daudet a le mieux su montrer, active, économe, âpre au gain, et maigre, et desséchée et brûlée, trottinant et sautillant dans une démarche saccadée de sauterelle. Delobelle est moins qu’un caractère : c’est un rôle. Les sentimens vrais, une sorte de bonhomie naturelle, la faculté d’être ému par une douleur réelle, tout a disparu sous l’affectation d’un perpétuel cabotinage. Monpavon est un autre comédien, ayant même superstition de la tenue : c’est un plastron de chemise sous lequel la poitrine bombe et ne bat pas… Ces figures peuvent bien n’être pas au premier plan et ne pas avoir la place d’honneur dans l’œuvre du romancier : c’est à elles que va d’abord le regard, parce qu’elles ont le relief incomparable de la vie.

C’est par-là aussi que Daudet a pu réussir quelques portraits de femmes. Elles ont, ces femmes, d’assez piètres natures, elles sont médiocres jusque dans leur perversité, elles ont jusque dans leurs rêves de splendeur et dans leur fantaisie la plus débridée quelque chose d’étriqué et de mesquin. Telle cette Sidonie, fleur de mansarde, à qui son existence de petite ouvrière parisienne a fait une âme de vanité et d’envie. Avec son irrémédiable sécheresse de cœur et la pauvreté de son tempérament, à peine peut-on dire qu’elle soit avide de jouissances. Mais elle a été humiliée dans la vie et elle veut rendre humiliations pour humiliations : elle se plaira au luxe voyant, aux dépenses qui s’étalent ; elle aura dans la tête des idées de faux romanesque, et le désir des aventures. Ce n’est pas assez de dire qu’elle s’inquiète peu du mal qu’elle fait, des ruines qu’elle sème autour d’elle : foncièrement méchante, la sensation de la souffrance d’autrui est peut-être la seule qui puisse lui apporter un réel plaisir. La petite Bachellery, la gentille comédienne, chez qui tout est faux, la jeunesse, le sourire et les cils, est un article de Paris de consommation courante, la poupée dispendieuse pour grands enfans qui ne sont pas sages. Sapho est-elle la courtisane amoureuse ? Ce qui est certain, c’est que toute sa conduite n’est inspirée que par un seul sentiment : elle vieillit, elle s’accroche à un dernier amour, elle ne veut pas être lâchée. Est-ce même ici de sentiment qu’il faut parler, et le mot d’instinct ne serait-il pas plus juste ? C’est dans les régions de l’instinct que se passe tout ce drame de Sapho. Ce grand nigaud de Jean Gaussin a cédé à la séduction des sens, puis il s’est laissé emprisonner dans les liens de l’habitude, et ça été une lente dégradation de tout l’être : la dignité, la délicatesse, l’intelligence, la faculté de vouloir, tout a sombré. Les Jean Gaussin sont légion ; et il n’est besoin ni d’une psychologie très subtile, ni d’une connaissance très étendue de la vie, pour deviner la banale histoire de leur déchéance.

Enfin il y a des existences sans secousses, sans incidens, tournant toujours dans le même cercle et dont on embrasse d’un seul coup d’œil tout l’horizon. C’est celle de milliers et de milliers de petits bourgeois vivotant d’un modeste emploi, de maigres ressources qui encore les feraient heureux s’ils n’avaient la crainte que quelque jour elles ne viennent à leur manquer. Le père Joyeuse, sa redingote soigneusement brossée, son nœud de cravate noué par ses filles, s’en va chaque matin à la même heure et s’achemine par les mêmes rues vers son bureau ; il refait le soir en sens inverse le même chemin, et assis à table entre ces demoiselles il leur raconte ces fastidieuses histoires de collègues où reviennent sans cesse les mêmes noms. Les dames Delobelle piquent, lissent et lustrent des oiseaux des îles pour modes et chapeaux ; elles veillent, elles peinent, elles se privent, afin d’entretenir dans ses illusions et dans sa belle santé d’homme gras M. Delobelle qui ne renonce pas au théâtre, qui n’a pas le droit de renoncer. Les dames Ebsen, mère et fille, vivent tout près l’une de l’autre, cœur contre cœur, et le produit de quelques leçons suffit à leurs besoins dont on devine qu’ils ne sont pas considérables. Et pourtant dans ces cadres étroits il peut tenir des drames poignans. M. Joyeuse est un terrible imaginaire, un bavard incorrigible, et il a de ces écarts de langage dont les petites gens ne peuvent se permettre le luxe. On lui retire son emploi. Donc il continue de partir le matin à la même heure ; mais c’est pour battre le pavé de Paris en quête de travail, et revenir le soir abreuvé de refus avec la terreur de voir approcher le moment où il lui faudra avouer à ses filles qu’il a perdu leur gagne-pain. La mansarde où Désirée Delobelle peigne les oiseaux des îles n’est pas si haut perchée que la chimère n’en ait su trouver le chemin ; elle rêve d’être aimée, cette infirme ; elle rêve d’être heureuse, cette pauvre, et le jour où elle a enfin compris que les joies des autres ne sont pas pour elle, la déception est si forte, qu’elle demande à la mort de guérir sa souffrance. C’est si bon de se sentir aimée, d’être en pleine confiance et de vivre pour une autre, que madame Ebsen ne songe même pas à se plaindre de la rigueur de sa destinée. Elle avait compté sans le prosélytisme qui va faire de sa fille une étrangère pour elle. — Ces existences de petites gens n’ont rien qui les recommande à l’attention du romancier ; elles n’ont pas l’éclat qui tente l’artiste ; tout y est assourdi et terne ; les sanglots y sont étouffés, les larmes n’y brillent pas. D’en avoir donné une image assez fidèle, point trop convenue, peut-être est-ce la meilleure part de l’originalité de Daudet, la partie de son œuvre qui a le plus de chances de résister.

Mais il s’en faut que toutes les âmes livrent ainsi à la première vue leur secret ; il s’en faut que tous les caractères aient cette simplicité et se révèlent ainsi par l’extérieur. D’autres natures au contraire, — ce sont les plus complexes et partant les plus intéressantes, — se dérobent et cachent au fond d’elles-mêmes ce qu’il y a en elles de plus significatif. Daudet nous montre dans le duc de Mora l’homme de plaisir, le mondain, occupé gravement à découper des costumes pour un bal travesti. Ce n’est probablement pas à ce genre de talent qu’il doit la haute situation qu’il occupe à la tête d’un grand peuple, la toute-puissance qui fait de lui le véritable maître de l’État. La hardiesse du coup d’œil, l’audace dans l’action, la souplesse d’intrigue qui lui ont permis d’inventer, d’organiser et de faire durer un nouveau régime politique, ce sont autant d’élémens qu’a laissés dans l’ombre et considérés comme négligeables cet historien qu’un critique rapprochait hier de Saint-Simon et de Michelet. Le livre fermé, nous en emportons cette impression que le portrait de l’homme d’État du second empire reste à faire. L’auteur du Nabab présente son Jansoulet comme un barbare candide, victime de sa bonté et de sa naïveté, proie livrée à la merci de tous les exploiteurs. En sorte que nous nous demandons d’où peut lui venir son immense fortune, et si c’est à force de candeur qu’on a coutume d’amasser tant d’or. Et lorsque Jansoulet est tombé, foudroyé par l’apoplexie, il y a sur la terre une dupe de moins, mais le portrait du remueur de millions reste à faire. Nous voyons bien que Numa Roumestan est un jouisseur sans méchanceté ; mais on a oublié de nous montrer en lui le chef d’un parti politique. Christian II d’Illyrie fait la fête comme n’importe quel habitué du Grand Club ; et en vérité nous cherchons à quels signes on pourrait reconnaître en lui le souverain détrôné. Et encore nous comptons les victimes que l’ait le fanatisme de Mme Autheman ; ce sont des filles arrachées à leurs mères, c’est un mari broyé sous les roues d’une locomotive ; mais après cette hécatombe, l’étude du prosélytisme reste si bien à faire, qu’elle n’a même pas été tentée par l’auteur. C’est ainsi que, lorsqu’il s’agit de dépasser l’apparence extérieure, et par un effort d’analyse de pénétrer dans une âme, l’art de Daudet se trouve en défaut.

La sensibilité ne consiste pas seulement à subir l’empreinte des choses ; elle consiste encore à recevoir de leur contact une émotion. Cette sensibilité vibrante, frémissante, douloureuse, Daudet en a été doué d’une façon presque maladive. Il sait par combien de points la vie peut nous faire souffrir et que toutes ces espérances où elle nous élève ne sont que pour rendre notre chute plus lourde. Nul n’a traduit plus souvent, sous des formes plus variées et plus saisissantes cette impression : celle d’un espoir trompé, d’une attente frustrée, d’une déception. Sidonie, depuis qu’elle est Mme Risler, se doit à elle-même d’avoir un « jour ». C’est la preuve qu’elle est du monde. Comme ces dames, elle recevra. Donc elle prépare de longue date sa réception. L’escalier est plein de fleurs, le salon est paré, Sidonie est sous les armes. Des voitures s’arrêtent, des visiteuses en descendent ; mais elles ne viennent pas chez Sidonie. Les heures passent, elles sont passées. Il ne viendra plus personne. Jansoulet va donner dans son château de Saint-Romans des fêtes magnifiques en l’honneur du bey : il est venu de Paris toute une troupe de comédiens, il est venu de vingt lieues à la ronde des musiciens et des farandoleurs ; le cortège est prêt, agitant ses paillettes dans le resplendissement du soleil. On n’attend plus que le train du bey. Il est signalé, ce train, il est en vue, il arrive… et il ne s’arrête pas. Le père Méraut s’en est allé en pèlerinage à Frobsdorf et il a recommandé son garçon au prince ; le duc d’Athis a pris bonne note ; la fortune de l’enfant est assurée pour le jour où le roi reviendra. Les années s’écoulent, Elysée grandit, c’est déjà un vieil étudiant ; mais le roi s’obstine à ne pas revenir… C’est ainsi que les assurances qui nous semblaient les mieux fondées nous manquent ; le but, au moment où nous allions le saisir, s’évanouit comme une ombre : tout nous échappe, tout craque, tout passe, tout lasse ; nous seulement nous ne nous lassons pas de courir à des déceptions nouvelles. Nous avons tous notre jour de Sidonie, nos fêtes du bey, notre duc d’Athis, à la « bonne note » de qui nous suspendons les espérances d’un bel avenir. Pour éviter ces chutes et leurs meurtrissures, il faudrait que notre imagination cessât d’aller plus vite que le temps et que notre rêve cessât de nous devancer sur la route ; c’est dire qu’il nous faudrait cesser de vivre.

Daudet accompagne ses personnages sur le chemin qui pour eux comme pour nous tous est si rude. Il s’en faut qu’il soit pour eux un compagnon indifférent. Bien au contraire. Il s’intéresse à eux, il souffre pour son propre compte de leurs épreuves, et, s’il lui était possible, il les détournerait de leur tête. Avec la même bonne foi que ces naïfs spectateurs qui sont dupes de la fiction représentée devant eux, il interpelle les acteurs de son drame et tâche de les avertir. Il est, de sa personne, engagé dans l’affaire, et c’est bien pour cela qu’on devine son émotion si sincère, pour cela que cette émotion se communique, et qu’on se sent, à mesure qu’avance la lecture, la gorge serrée et la paupière humide. Mais nous sommes mauvais juges dans notre propre cause, nous n’apprécions pas la valeur et la portée des événemens à l’instant où nous sommes encore tout étourdis du coup que nous en recevons ; il faut que l’apaisement se fasse, que le calme revienne, que du temps se passe, afin que nous puissions, grâce au recul nécessaire, découvrir la signification profonde des faits et rendre aux êtres leur véritable physionomie. Ce calme est pareillement une condition de la création artistique. Daudet n’a pas su le réaliser pleinement en lui. De là résulte qu’il n’ait pu donner toute leur ampleur : à ses inventions les mieux venues. Ses héros restent individuels, ils sont eux-mêmes : ce qui est beaucoup, et ce qui n’est pas assez. Il n’a pas dégagé la loi de l’accident, aperçu l’espèce dans l’individu. Il ne s’est pas élevé jusqu’au type qui résume en lui les caractères de tous les êtres d’une même catégorie. Et si l’on prend à mesure chacun des personnages de ses livres, on songe aussitôt à d’autres qui les font oublier. Ses ambitieux, ses gens d’affaires, ses politiques pâlissent devant ceux de Balzac. Sidonie fait pauvre figure en regard de Mme Bovary, et Sapho nous donne envie de relire Manon.

Cette même disposition explique la façon dont sont composés les romans de Daudet et ses procédés de style. Ses livres ne sont que la réunion de chapitres dont chacun forme un tout. De l’un à l’autre on n’aperçoit pas toujours très clairement le lien logique ; mais pris en eux-mêmes ils nous laissent l’impression de quelque chose d’achevé, de complet, où il y a une juste harmonie des détails, un sentiment exact des proportions, un choix délicat de la couleur, de la teinte, de la nuance qui convient au récit. Pour être en possession de toutes les ressources de son talent de peintre, il faut que Daudet ait d’abord circonscrit son horizon. Le tableau une fois formé dans son imagination, il en devient dépendant, s’y enferme, s’y emprisonne. Là encore, ce qui lui a manqué, c’est de pouvoir dominer sa matière et l’apercevoir d’ensemble. Mais peut-être ces lacunes, que nous constatons plutôt que nous ne nous en plaignons, ne sont-elles que le rachat de tant de dons heureux : il se pourrait que le manque de force fût une condition de la grâce. Il reste que Daudet fut l’écrivain le plus aimable de sa génération, et celui qui en même temps a donné de la société où il a vécu l’image la plus large, la plus variée, la plus fidèle. On a lu ses livres avec une vive curiosité, on trouve encore, à les relire aujourd’hui, beaucoup de plaisir. Quelques-uns sont trop évidemment marqués au coin de l’actualité pour que la fortune puisse en être très durable ; mais une partie de son œuvre est déjà classique : ce sont ses contes. Nous les mettons entre les mains de nos enfans, tandis que nous n’y mettons ni les nouvelles de Mérimée, ni surtout celles de Maupassant. Cela en précise assez bien le caractère, le mérite et la portée. Daudet a fait complètement l’œuvre qu’il devait faire. Sans avoir ni une intelligence très pénétrante des âmes, ni une expérience très renseignée du monde, ni une interprétation très personnelle des choses, ni aucune espèce de conception de la vie, il a tiré le meilleur parti qui se pût espérer d’une sensibilité aiguë, d’une imagination finement colorée, d’un tempérament nerveux et vraiment d’une bien jolie nature d’artiste.


RENE DOUMIC.