Revue littéraire - L’éducation nationale dans l’université

Revue littéraire - L’éducation nationale dans l’université
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 922-933).
REVUE LITTÉRAIRE

L’ÉDUCATION NATIONALE DANS L’UNIVERSITÉ

L’Université a fait beaucoup parler d’elle en ces derniers temps, et de la façon dont on n’en devrait jamais parler. Car ce n’est pas de ses méthodes d’enseignement qu’on s’est occupé, mais c’est du parti qu’elle prenait dans nos luttes politiques. Quelques-uns de ses membres, non des moindres, se sont efforcés de la jeter dans le vif des débats actuels. On a pu craindre qu’elle n’eût perdu, avec le calme qui convient à son rôle d’éducatrice, le sentiment lui-même de la mission qui lui est confiée. On a pu dire que ce grand corps était atteint par la maladie du cosmopolitisme, et que, formés par des maîtres dont le cerveau est hanté par les utopies humanitaires, les enfans de nos collèges n’apprennent plus à aimer leur pays. Rien n’est plus faux ; mais aussi rien ne serait plus dangereux pour l’Université que de laisser une pareille opinion se répandre. Elle l’a compris, et elle s’est hâtée de profiter de la première occasion qui s’est offerte, pour rassurer les familles qui ont eu jusqu’ici confiance en elle. C’est le sens des discours qui viennent d’être prononcés pour la distribution des prix dans les lycées de Paris, et cela leur prête un intérêt exceptionnel. Les harangues débitées dans les fêtes scolaires sont ordinairement d’une banalité pompeuse et d’une froideur communicative. Il n’en a pas été de même cette année. Plusieurs de ces discours portent les traces d’une réelle émotion, Ceux qui les ont prononcés, avec l’assentiment de l’autorité universitaire, ont eu à cœur de répondre à des inquiétudes qu’ils devinaient, de dissiper un malentendu dont les conséquences ne pourraient être que désastreuses, de dégager la responsabilité de l’Université elle-même, et de la tirer d’une aventure où voudraient la lancer quelques imprudens.

L’exemple a été donné par M. le ministre de l’Instruction publique. A la distribution des prix du Concours général, le professeur chargé du discours d’usage, M. Dufayard, s’était exprimé en excellens termes sur l’utilité des enseignemens de l’histoire qui nous apprend à aimer notre tradition nationale. M. le Ministre a repris ces paroles, et il les a reprises à son compte. Mieux inspiré que beaucoup de ses prédécesseurs, il n’a pas cru qu’un représentant du gouvernement républicain fût obligé de convier la France d’aujourd’hui au mépris et à la haine de l’ancienne France ; il a su parler de cette chaîne mystérieuse qui unit le présent au passé ; il a su rendre hommage à l’œuvre bienfaisante de nos rois ; il a, comme un bon « cocardier, « invité les enfans à s’instruire en écoutant et en saluant le « tambour du régiment qui passe. » En quelques traits éloquens, il a retracé les émotions du jeune homme peu à peu initié au patriotisme par l’enseignement du collège. « Il comprendra combien il a fallu de temps et d’efforts pour rapprocher et unir nos provinces si différentes d’esprit et de climat, combien il a fallu de conquêtes, de guerres et de massacres pour mêler et fondre dans l’ardent creuset tant de races diverses par le langage et par les mœurs... Il nommera avec orgueil nos grands hommes de guerre... Il souffrira du martyre de la plus pure et de la plus grande des héroïnes... Il sentira palpiter le génie de la race qui inspira et porta si haut nos savans, nos écrivains, nos artistes, nos philosophes... Les voiles tomberont. L’idéal national lui apparaîtra soudain dans sa gloire. Il aura compris la grandeur sublime du mot Patrie. » En tenant aux jeunes gens ce langage ferme et élevé M. Leygues se montrait l’homme de sa fonction. L’aimable cadet de Gascogne associé aux destinées éphémères d’un cabinet de combat faisait place au grand maître de l’Université.

Deux discours surtout doivent être signalés pour la noblesse des sentimens, pour une sorte de gravité attristée et d’ardente générosité, ceux de M. Albert Vandal et de M. Maurice Croiset. M. Vandal avoue son « admiration pour ces Universités d’outre-Rhin qui ont su pendant la majeure partie de ce siècle, se faire des foyers de propagande patriotique, autant que de culture intellectuelle intense ; elles ont su recueillir, conserver, aviver l’étincelle sacrée et en faire un grand feu ; c’est chez elles que s’est élaboré en somme, par de patiens efforts, le relèvement de l’Allemagne. » M. Maurice Croiset, professeur au Collège de France, fait le procès à la manie du cosmopolitisme. « L’exotisme gagne de proche en proche sans qu’on s’en défie. Il règne sur le costume, sur les usages du monde, sur le roman, sur la philosophie, sur le théâtre, et, si nous n’y prenions garde, il finirait même par nous envahir le cœur... Pourtant nous sommes encore un certain nombre de Français de France, un peu arriérés peut-être, un peu chauvins, qui ne pouvons pas réussir à nous faire une âme « foraine ». J’entends par là une âme sans attache fixe, sans traditions, une âme vagabonde qui ne soit à l’aise qu’en sa petite roulotte intellectuelle, et qui voisine indifféremment avec les pitres bariolés de toutes les nations. » De si pressans appels prennent une autorité incontestable quand ils émanent d’hommes aussi connus pour leur modération et pour l’indépendance de leur esprit.

Quelques-uns des discours dûs aux plus jeunes parmi nos professeurs de lycée n’ont été ni moins significatifs, ni moins nets. M. André Bellessort, professeur au lycée Janson de Sailly a beaucoup voyagé ; nos lecteurs ne l’ignorent pas. Il a rencontré au cours de ses pérégrinations beaucoup de ces Anglo-Saxons dont on nous vante l’individualisme, et a été frappé de les trouver fort différens de l’image qu’on en a trop aisément accréditée chez nous ; « ils avaient tous un admirable respect de l’autorité, tous dépendaient religieusement de leurs traditions séculaires et semblaient obéir à une consigne reçue de toute éternité. » M. Louis Bodin, en quelques pages d’un charme pénétrant, a célébré cette forme plus intime du patriotisme qui est l’amour de la province natale, et expliqué les leçons qui se dégagent de cette vie de province, tout imprégnée des souvenirs et de la poésie du passé. M. Pichon a analysé le sens du passé que développe en nous l’étude des lettres classiques. C’est encore un maître de conférences de la Sorbonne, M. Dejob, qui a réfuté ce paradoxe par lequel on voudrait nous faire prendre les luttes commerciales pour des luttes pacifiques. En fait, il n’est pas une nation commerçante qui n’ait soutenu son commerce par de bonnes armées et par de bonnes flottes de guerre. C’est un universitaire, fils d’universitaire, M. Gidel, qui, prenant pour sujet de son allocution la conquête du Soudan, a retracé les épisodes les plus saisissants de cette guerre où sont réunis, comme en un faisceau triomphal, les noms des Borgnis-Desbordes, des Combes, des Gallieni, des Archinard et des Marchand. C’est un membre de l’institut, M. Cagnat, et c’est M. Berr donnant à leurs auditeurs du lycée Henri IV les mêmes conseils patriotiques. — Je pourrais prolonger cette énumération et multiplier les citations ; mais je ne me suis pas proposé de greffer sur le palmarès des élèves un palmarès des professeurs. Il me suffit d’avoir constaté la force et la généralité d’un courant. Dans aucun de ces discours officiels, je n’ai trouvé trace de ces théories d’après lesquelles on sacrifierait la besogne vulgaire de faire de nos jeunes gens des citoyens français, à la tâche plus relevée d’en faire des citoyens du monde. En revanche, partout s’y affirme la volonté de fortifier chez eux le sentiment national, le culte de la tradition proprement française, le respect du passé, et cet esprit d’absolu dévouement à la Patrie qui trouve dans l’accomplissement du devoir militaire son expression concrète. Depuis le ministre jusqu’aux professeurs, tous ceux qui ont parlé au nom de l’Université ont éprouvé le besoin de s’expliquer sur ces matières, sans laisser aucune place au doute. Ils sont allés au plus pressé. Ils nous ont apporté un témoignage qui nous est précieux. Ils ont droit à la gratitude de tous ceux qui aiment l’Université, qui n’ont jamais douté d’elle, et qui ont trop confiance en sa sagesse pour croire qu’elle puisse s’employer elle-même à aggraver la crise dont elle souffre.

Cette crise, on en a singulièrement exagéré l’acuité. Elle provient d’ailleurs moins de causes particulières à l’Université, que de causes générales ; et elle est surtout une répercussion du malaise qui se fait partout sentir à l’heure présente. Il n’en est pas moins vrai que l’Université est aujourd’hui en butte à toutes sortes de critiques, et que ces critiques lui sont adressées, non du tout par ses ennemis du dehors, mais bien par les universitaires. Pour ma part, lorsque je me suis hasardé à soutenir que l’enseignement universitaire n’est pas aussi malfaisant qu’on le répète de tous côtés, ce sont des universitaires qui m’ont reproché la niaiserie de mon optimisme, et ce sont des normaliens de la veille qui ont raillé, de haut, la naïveté de mon inexpérience. Ce concours de récriminations a ému les pouvoirs publics ; le Parlement a ouvert une enquête sur l’enseignement secondaire ; elle a été menée par M. Ribot avec une largeur de vues, une habileté et une impartialité auxquelles rendent hommage tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre. L’enquête a porté surtout sur les rapports de l’enseignement classique et de l’enseignement moderne, et sur la réforme du baccalauréat. Ces questions sont d’une importance que je ne songe pas à contester. Tout ce qui concerne le plan des études scolaires entraîne de grandes conséquences. Songeons néanmoins que nous sommes destinés à oublier à peu près tout ce que nous avons appris au collège ; ce qui reste en nous, ce ne sont pas les notions précises de science, d’histoire ou de littérature dont nous étions fortement munis aux jours d’examens, mais c’est la tournure qu’a prise notre esprit et c’est le pli contracté par notre caractère. C’est donc qu’il y a une question qui prime toutes les questions d’enseignement et qui, suivant le mot de M. Lavisse[1], est la question essentielle : c’est la question d’éducation.

Y a-t-il une éducation au lycée, indépendamment de celle qui vient de la vie en commun sous une discipline ? C’est la coutume de prétendre qu’il n’y en pas, et que le lycée, admirablement outillé pour l’instruction, est sans influence éducatrice. Si l’on veut dire par là que l’Université n’a pas, en dehors du corps enseignant, un corps de fonctionnaires chargés de veiller à l’éducation, on a raison. Ce n’est pas le proviseur qui peut s’en occuper ; il a trop d’élèves pour connaître chacun d’eux ; il a trop de choses à faire, et trop de choses inutiles, pour ne pas succomber à la tâche ; obligé de répondre de l’enseignement des professeurs, de la bonne tenue des élèves, de la qualité de l’alimentation et de la régularité des dépenses d’économat, le pauvre homme s’épuise à la paperasserie. Les maîtres répétiteurs manquent de toute espèce d’autorité. Pour remédier à cet état de choses, M. Gabriel Monod, au cours de sa déposition devant la commission d’enquête, indiquait un moyen : ce serait d’appeler dans les lycées de l’État des ecclésiastiques afin de leur confier la surveillance. Le moyen serait sans doute excellent ; mais, puisqu’on ne l’emploiera pas, il est inutile d’insister. Il reste que l’éducation dans l’Université résulte de l’enseignement lui-même et que les seuls éducateurs y sont les professeurs.

Ce qui rend très difficile l’œuvre éducatrice du lycée, c’est la situation que notre état social crée à l’Université et dont on ne trouverait l’analogue dans aucun autre pays. En effet, une éducation suppose un principe d’éducation, et vaut ce que vaut ce principe. Pour agir fortement sur la volonté de l’enfant et pour le discipliner, il faut un ensemble de notions bien arrêtées, dont la force viendra tout à la fois de leur cohésion et de leur netteté. Il faut une doctrine. Or l’extrême division de notre société interdit à l’Université d’avoir une doctrine. Les enfans qui fréquentent le lycée appartiennent aux milieux les plus différens. Leurs familles ne s’accordent ni sur les questions religieuses, ni sur les questions morales, ni sur les questions sociales, ni sur les questions politiques, ni d’ailleurs sur aucune espèce de questions. C’est l’honneur de l’Université que des familles de toutes les origines et sans distinction d’opinions recherchent son enseignement. Mais cela même lui crée une obligation : celle de la neutralité. Cette neutralité, nous ne songeons guère à contester qu’elle ne soit nécessaire : nous nous plaindrions plutôt que dans un ordre d’enseignement, l’enseignement primaire, elle soit depuis si longtemps continûment, cyniquement et officiellement violée. La neutralité est dans l’état actuel la formule du libéralisme. Souhaiter que l’Université enseigne une morale d’État, ce serait souhaiter qu’elle cessât d’être un grand corps maitre de lui-même et responsable vis-à-vis du pays, pour devenir un instrument de tyrannie. Nous n’avons que trop de tendance à tourner sans cesse nos yeux vers l’État ; nous voulons qu’il nous donne des places, des récompenses, des honneurs, des emplois pour nous, pour nos enfans et nos petits-enfans, qu’il protège notre commerce, encourage notre industrie, qu’il nous garantisse contre les accidens du travail, qu’il nous assure contre les risques des entreprises financières et généralement qu’il substitue son action à notre initiative. On pensera que cela fait beaucoup de choses à attendre de l’État et que s’il creuse nos ports, construit nos ponts, entretient nos routes et monopolise nos tabacs, il n’y a pas lieu de lui demander une morale. Au surplus, on ne confectionne pas des règles de vie comme on rédige un règlement de voirie. Et dans un pays où le pouvoir est aux mains d’une minorité qui gouverne sans principes, au hasard des circonstances, au gré de ses caprices et de ses rancunes, on devine aisément de quoi serait faite une morale d’État : morale de combat contre toutes les croyances qui ont fait notre pays ce qu’il est, morale dont le Credo serait un réquisitoire dressé par la haine. La neutralité scolaire a de solides avantages. Mais on voit aussi quels en sont les inconvéniens. Sur toutes les questions essentielles le professeur est obligé de s’abstenir. Sur celles-là mêmes qui intéressent la vie de la conscience, il est tenu de n’avoir pas d’opinion et de laisser croire qu’il ne pense rien. Il n’est ni pour, ni contre. Qu’il ne fasse un pas ni à droite ni à gauche ! Qu’il ne bouge pas ! qu’il se surveille I Mais, à se tant surveiller, on perd toute hardiesse. Ne pas bouger, c’est être paralysé. On n’agit pas en s’abstenant. Cette impossibilité de se référer à un corps de doctrines et de sortir du vague, c’est le grand obstacle auquel se heurte l’Université.

Je sais bien qu’elle essaye de pallier à ses propres yeux cette insuffisance et qu’elle se paye volontiers de mots. Quand on lui demande à quoi tendent ses méthodes, elle s’empresse de répondre que c’est à faire des hommes. Voilà un mot qui sonne bien. Le malheur est que si, par hasard, on essaye d’en presser le sens, on s’aperçoit qu’en effet ce n’était qu’un mot. Consultez en effet quelque lettré à l’ancienne mode, — on en trouve encore — ; il se référera à ce vieux terme d’humanités par lequel on désignait jadis les études classiques et il en développera la signification avec complaisance dans un langage orné. Cultiver l’esprit en le faisant communier avec les formes les plus belles des civilisations abolies, l’élargir en le débarrassant de tout ce qui est relatif à un pays et à un temps, l’élever en le délivrant des soucis intéressés et des préoccupations utilitaires, voilà l’objet des études littéraires, et c’est le moyen de faire des hommes... Aussitôt intervient l’ennemi de la culture classique, et il s’élève âprement contre le paradoxe d’une éducation qui n’est plus en rapport avec les conditions de la vie moderne. Cette éducation pouvait suffire lorsqu’elle s’adressait à un petit nombre de privilégiés dont il s’agissait de faire d’aimables oisifs. Tout a changé dans le monde, et l’heure n’est plus aux dilettantes. Armons les jeunes gens pour la lutte, qui devient tous les jours plus rude, préparons-les en vue de la concurrence, enseignons-leur que, dans une société où les questions économiques priment toutes les autres, le désintéressement est une duperie. Faisons-en des commerçans, des industriels, des colonisateurs, faisons-en des hommes... Le partisan des sports arrive à la rescousse. Le défaut des jeunes générations c’est qu’elles sont anémiques. Elles ont les nerfs malades. De là vient l’impuissance à vouloir, le manque d’énergie, la paresse, le goût pour les fonctions de tout repos. Cessez de les surmener ! Mettez-moi ces garçons-là au grand air. Juchez-les sur des bicyclettes. Entraînez-les. Faites-en des hommes... Voulez-vous une autre interprétation ? En voulez-vous dix autres ? C’est la mode aujourd’hui, entre penseurs d’une certaine catégorie, de déclarer que l’enseignement catholique brise la volonté, marque les individus d’une empreinte ineffaçable et les prépare à la servitude, et qu’un catholique ne saurait donc être un homme... Faire des hommes, cela signifie suivant les uns enseigner Virgile et suivant les autres ne pas l’enseigner, c’est pour quelques-uns organiser des parties de foot-ball et pour d’autres cela consiste à dénigrer le catholicisme. C’est donc que la formule est trop ambitieuse, ou, si l’on veut, qu’elle est trop belle. Cherchons-en une autre, qui soit plus modeste, mais qui veuille dire quelque chose et qui dise bien ce qu’elle veut dire.

Est-il donc impossible de trouver une ou deux idées, précises, concrètes, et consenties de tout le monde, qui, en pénétrant l’enseignement universitaire, le vivifieraient, l’empocheraient d’être abstrait et indifférent, augmenteraient sa prise sur les âmes et lui donneraient une véritable valeur éducative ? Je ne le crois pas. J’en aperçois une tout de suite, qui est celle même sur laquelle ont tant insisté les orateurs universitaires de cette année, et sur laquelle l’accord s’est donc fait de lui-même : c’est l’idée de patrie. Elle est la seule sur laquelle puisse se faire le consentement unanime, et la seule d’ailleurs qu’on ait le droit d’imposer. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’engager le professeur à se livrer à une sorte de gesticulation patriotique. Il ne s’agit pas davantage qu’il admire béatement tout ce qui est français, uniquement parce que cela est français. Rien n’est plus facile que de raillerie patriotisme et je laisse ce jeu à ceux qui le trouvent spirituel. Ce que je veux dire, c’est d’abord que le patriotisme peut être enseigné et par conséquent qu’il doit l’être. Car j’imagine que le savant M. Dufayard ne tient pas beaucoup à la distinction subtile d’après laquelle le patriotisme chez nous aurait besoin seulement d’être « renseigné. » Mais ce qu’il importe surtout ici, c’est de montrer les services que peut rendre cette idée de patrie pour la formation des caractères.

L’idée de patrie développe en nous le sens de l’individualité dans la mesure et sous la forme où il est légitime. Rien de plus stérile que le culte du moi, si nous nous installons nous-mêmes dans un isolement superbe et illusoire. Mais chacun de nous est l’héritier d’une longue suite de générations et porte en lui l’âme qu’elles lui ont faite. La France n’est pas une abstraction. Elle occupe une place déterminée sur la carte du globe et dans l’histoire du monde. Son histoire a peu à peu façonné le génie qui lui est propre et qui s’est accusé en se différenciant du génie des autres peuples. Ce génie, ensemble de qualités et de défauts, est ce qu’il y a en chacun de nous de plus agissant. A poursuivre un idéal étranger, nous nous épuiserions en efforts inutiles. Mais stimuler notre énergie, l’exalter en la dirigeant, et lui faire produire avec le moindre effort la plus grande somme possible de résultats, c’est une vertu qui ne réside que dans un idéal français.

L’idée de patrie enferme pareillement cette notion d’obéissance, sans laquelle il n’y a pas d’éducation. Car nous sommes naturellement portés à nous réclamer de nos droits ; mais que ces droits s’accompagnent de devoirs, c’est ce que nous oublierions volontiers, si on n’avait soin de nous le rappeler. Nous sommes naturellement portés à rechercher la satisfaction de nos instincts, de notre commodité personnelle et de notre intérêt ; ce dont on a quelque peine à nous convaincre, c’est qu’il faille régler ces instincts, gêner cette commodité et céder une part de cet intérêt. Ce renoncement partiel devra, en certains cas, être poussé jusqu’à la complète abdication et jusqu’au sacrifice de la vie. Croit-on que pour faire accepter au jeune homme la nécessité de cet effort pénible sur lui-même, il suffise de lui proposer l’idée abstraite du devoir ? Celui qui parle à des jeunes gens ne s’adresse pas à de purs esprits ; il faut qu’il séduise leur imagination, qu’il fasse vibrer leur sensibilité, qu’il éveille en eux l’enthousiasme. La patrie est une personne ; on l’aime d’une tendresse passionnée qu’exalte le sentiment de ses grandeurs, qu’avive celui de ses souffrances. Le culte de la patrie, à la fois réel et mystique, s’adresse à l’homme tout entier, esprit et cœur, l’élève au-dessus de lui-même, l’arrache à l’égoïsme, développe en lui ces facultés de désintéressement et de dévouement qui le rendent à l’occasion capable de grandes choses, mais dont le défaut se fait sentir jusque dans l’accomplissement des besognes quotidiennes.

Une autre idée, qui bien loin d’être en contradiction avec le patriotisme, lui rendrait par son voisinage d’utiles services, c’est l’idée de la tolérance. Nous parlons beaucoup de la tolérance depuis cent ans ; apparemment cela nous dispense de l’appliquer. Si l’on veut mesurer combien de progrès il reste à faire à cette idée pour qu’elle passe dans nos mœurs, il suffit de jeter les yeux sur l’état actuel de notre société. Une formidable explosion de haine a soudain rompu les relations, ruiné les amitiés, bouleversé les familles elles-mêmes. Brusquement, nous nous sommes remis sous les yeux toutes les raisons que nous pouvions avoir de nous diviser : opposition des races, antagonisme des religions, tous ces agens de discorde qu’on croyait morts ont à nouveau témoigné de leur puissante vitalité. Castes, partis, confessions, se livrent une bataille furieuse. Nous nous hérissons dans un individualisme farouche. Nous n’admettons pas qu’un homme, s’il pense autrement que nous, puisse être un honnête homme. Nous manquons outrageusement de respect pour l’opinion d’autrui. Et l’éducation devant avoir pour effet de nous aider à nous supporter les uns les autres, c’est donc là un défaut d’éducation. L’Université peut, en ce sens, exercer l’action la plus profonde et la plus bienfaisante. Car si la haine, chez quelques-uns, est tout simplement la haine et vient de ce qu’ils sont haineux, chez la plupart, elle procède de l’ignorance. Dans un intérêt de parti, on ne cesse de nous répéter que la France date de cent ans, que tout ce qui précède une date fatidique, sur laquelle d’ailleurs on ne s’accorde pas, n’était qu’abomination, et que le devoir de la France moderne est donc de pourchasser et d’anéantir tout ce qui survit encore de l’ancienne France. Il appartient à l’Université de faire justice de ce mensonge. Il lui appartient de faire aimer notre passé, et respecter notre tradition ; cela même entre dans la définition de son rôle, puisqu’on ne conçoit pas un enseignement sans une tradition sur laquelle il repose, et puisque le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour élever les jeunes générations est de les mettre à l’école des générations précédentes. L’Université aura bien mérité de nous tous, le jour où elle nous aura appris à vivre en paix sur le même sol, et à plier des croyances et des facultés différentes au même idéal national.

Pour réaliser cette œuvre d’éducation, est-il nécessaire qu’elle modifie ses méthodes d’enseignement ? En aucune façon. Dire que l’Université doit travailler à faire des Français qui aiment leur pays et ne se haïssent pas entre eux, ce n’est pas lui proposer un programme nouveau, c’est lui rappeler le programme qui a toujours été le sien, en souhaitant seulement qu’elle ne s’en écarte pas et qu’elle s’y attache au contraire plus vigoureusement que jamais. C’est donc que, de même, elle doit rester fidèle aux méthodes d’enseignement qui font son originalité et repousser tous les efforts qu’on fait pour entamer cette originalité ! La raison d’éducation est justement la principale raison pour laquelle il faut tenir à ce que l’enseignement universitaire continue d’avoir pour base la culture classique.

Mettre au premier plan l’explication des auteurs grecs et latins, ne faire entrer qu’en seconde ligne l’étude des écrivains français, et celle de nos écrivains classiques plutôt que celle des modernes, considérer l’étude de l’allemand et de l’anglais comme une étude de langue et non de littérature, telle est la tradition universitaire. Pour la justifier et pour en imposer le maintien, il suffirait de montrer qu’elle seule est compatible avec un idéal national et avec un idéal de tolérance. Pour nous autres Français, remonter aux Romains et aux Grecs, c’est d’abord remonter à nos origines elles-mêmes, et c’est rentrer en possession de nos titres les plus lointains[2], puisque, aussi loin que nous suivions l’histoire de notre génie, nous le trouvons en contact et en rapport avec le génie antique. M. Gaston Paris ne me contredira pas, le représentant le plus autorisé des études médiévales étant aussi bien l’un de ceux qui ont le plus énergiquement réclamé en faveur des études grecques dans nos lycées. C’est ensuite fortifier notre originalité par opposition aux littératures qui, à la différence de la nôtre, ne se sont pas pénétrées des idées et de la forme gréco-latines. C’est enfin la protéger contre les infiltrations étrangères qui, si on ne leur opposait ce système de défense, auraient bientôt fait d’introduire le jargon dans notre langue et le chaos dans nos idées. Voilà pour le patriotisme, et voici pour la tolérance. Pour que le professeur donne un enseignement fort, efficace, il faut qu’il se sente libre, maître de tout dire, de pousser ses idées jusqu’au bout, de livrer le fond de sa pensée. Cette liberté, il peut l’avoir avec les textes antiques, il ne l’a pas avec les textes français eux-mêmes. C’est ce qui a été excellemment mis en lumière dans ce passage de la déposition de M. Brunetière : « Les textes qui servent de base à l’enseignement classique étant en général antérieurs au christianisme ont ce grand avantage de n’être pas confessionnels... Il est très difficile à un professeur impartial, mais qui pourtant a ses idées, ses convictions à lui, d’expliquer un peu à fond les Lettres provinciales. Il lui est encore très difficile de parler avec liberté de l’Histoire des Variations, très difficile également d’expliquer des textes de Voltaire, de Diderot, ou même la Profession du Vicaire savoyard. Vous mettez ce professeur dans une situation gênante ; il est exposé à chaque instant à faire appel aux passions qui commencent à se faire jour chez les élèves, ou à donner un enseignement qui blessera les familles. » Les auteurs allemands et anglais offrent les mêmes difficultés. Ils en offrent d’autres encore. Admirons-les donc, lisons-les, pratiquons-les plus que nous n’avons fait jusqu’ici ; mais ne fondons pas sur eux notre enseignement. Renoncer à la tradition universitaire telle qu’elle s’est d’elle-même établie, ce serait fausser l’esprit de l’Université, y faire souffler tous les vents de la dispute, et, en ouvrant les portes du lycée aux bruits de la mêlée contemporaine, y ruiner jusqu’à la possibilité d’une éducation.

A dessein, j’ai invoqué des témoignages émanant exclusivement d’universitaires, et groupé les noms de professeurs qu’on nous représente volontiers comme engagés dans des voies divergentes. J’ai voulu montrer ainsi que, sur les points essentiels, il y a accord dans l’Université, et qu’elle peut donc se mettre utilement à cette œuvre d’éducation par le patriotisme et par la tolérance, dont elle sent elle-même que le besoin est urgent. Car ce pays souffre d’un mal qu’il serait bien inutile de nier, puisqu’il crève les yeux : c’est la dissociation de nos forces, c’est la désagrégation sociale. Est-ce le résultat d’une longue paix au cours de laquelle nous avons perdu de vue la nécessité d’unir en faisceau toutes nos énergies ? Est-ce le souvenir de la défaite, privant les âmes de cet enthousiasme qui est un admirable instrument de fusion ? Est-ce la crise économique qui, augmentant les difficultés de la vie, diminuant les satisfactions, aigrit les cœurs ? Est-ce l’influence d’un gouvernement aussi dépourvu d’habileté politique que de générosité ? Il y a sans doute à tenir compte de toutes ces causes. Les responsabilités sont multiples, et tout le monde a été coupable, puisque quelques-uns des plus funestes exemples sont partis de haut. C’est bien en effet une élite de penseurs, d’écrivains, de savans, qui, pendant de longues années, a donné à la jeunesse l’exemple du scepticisme, de l’indifférence, du désintéressement de la chose publique. C’est elle qui, en contraste avec le calme dont la masse populaire ne s’est pas départie, donne aujourd’hui à la jeunesse l’exemple de l’affolement. Cette situation dicte à l’Université son devoir. Qu’elle travaille à resserrer le lien national ! Elle rendra ainsi service au pays, et, en retour, elle recevra de l’assentiment public la force dont elle a besoin pour triompher elle-même d’un malaise passager. Qu’elle ne laisse pas s’accréditer cette idée fausse que l’enseignement de quelques-uns de ses maîtres puisse être un danger pour l’intégrité de l’esprit français ! Et tandis que partout ailleurs, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, l’enseignement contribue à développer, à fortifier, à exalter le sentiment anglais, allemand, américain, que l’Université de France ne s’expose pas à mériter quelque jour le reproche d’avoir préparé des générations de dupes.


RENE DOUMIC.

  1. Pour les citations, se référer aux Procès-verbaux des dépositions faites devant la Commission d’enquête, 2 vol. In-4-(Motteroz).
  2. M. Émile Boutroux, professeur de philosophie à la Sorbonne, a exprimé en un beau langage cette nécessité de fortifier le patriotisme par l’enseignement classique : « Il n’y a qu’un lien social réel et indissoluble, c’est ainsi que nous l’ont enseigné les anciens, une âme et une pensée communes. Il faut donc, si nous voulons que notre patrie demeure une réalité vivante, maintenir et perpétuer l’âme de la France. Cette tâche qui incombe à tous est plus spécialement dévolue à l’enseignement classique. Remontant aux origines de notre génie national, il le recrée en quelque sorte continuellement dans les âmes. »