Revue littéraire - L’influence des femmes dans la littérature française

Revue littéraire - L’influence des femmes dans la littérature française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 205-224).
REVUE LITTÉRAIRE

L’INFLUENCE DES FEMMES DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE.

I. Les Mœurs polies et la Littérature de cour sous Henri II, par M. Edouard Bourciez. Paris, 1886; Hachette. — II. Histoire des femmes écrivains de la France, par M. Henri Carton. Paris, 1886; Dupret. — III. Choix de lettres de femmes célèbres, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, par un professeur de l’Université. Paris, 1886; Delalain. — IV. Les Femmes de France prosateurs et poètes, morceaux choisis par M. P. Jacquinet. Paris, 1886; Belin.

Fort inégaux en mérite, et d’ailleurs ne s’adressant pas au même public, les quelques ouvrages dont nous réunissons ici les titres ont du moins entre eux ce caractère commun d’intéresser l’histoire de la société polie et de ramener une fois de plus la question de l’influence des femmes sur les vicissitudes de la littérature française. Depuis « la très sage Héloïs » et depuis Marie de France, qui vivait au XIIIe siècle, jusqu’à Mme de Staël et jusqu’à George Sand, tant de femmes qui ont écrit l’ont-elles fait impunément? je veux dire sans devenir des modèles pour les femmes, ou même les hommes qui les ont suivies, et sans inoculer de la sorte à l’esprit français, avec les qualités, quelques-uns aussi des défauts de leur sexe? Celles même qui n’ont pas écrit, dont il ne demeure qu’un nom, ou tout au plus quelques débris de correspondance, qui cependant n’ont pas moins été vantées pour leur esprit ou pour leur grâce, et dont le pouvoir ne fut pas moins réel, comment l’ont-elles exercé, au profit ou au dommage de qui ? c’est ce que l’on se demande en parcourant ce Choix de lettres de femmes célèbres et ce Recueil de morceaux choisis, où M. Jacquinet et « un professeur de l’Université, » par une innovation galante, et heureuse autant que galante, n’ont voulu faire figurer que des femmes. C’est à cette question que devrait répondre, que répondrait le livre de M. Henri Carton sur les femmes écrivains de la France, s’il ne manquait absolument aux promesses de son titre. Et c’est, à notre tour, ce que nous voudrions aujourd’hui rechercher.

A la vérité, le sujet, pour être traité selon son étendue naturelle, demanderait un livre, tout un livre, ou davantage, n’étant rien de moins que l’histoire elle-même de la littérature française prise d’un certain biais et vue dans une certaine perspective. Si l’on ne connaît point, en effet, de ruelles ou de salons contemporains des croisades, et si la cour de France, en femmes comme en hommes, jusqu’à Louis XII et François Ier, n’est exactement que le service personnel du roi, je viens de rappeler que le moyen âge lui-même avait eu ses femmes historiens ou poètes, et la succession, depuis lors, ne s’en est jamais interrompue. Pour le prouver, rien ne serait plus facile que d’énumérer ici tout de suite une vingtaine, une trentaine, une centaine de noms de femmes auteurs, dont M. Jacquinet dans son Recueil, ou M. Carton, dans son Histoire, n’ont pas seulement fait mention. C’est, par exemple, Mme du Noyer, c’est Mme Nouvellon, c’est Mme Patin, c’est Mme de Pringy, c’est Mme de Louvencourt, c’est Mme Moussart, c’est Mme Durand, c’est Mme Vatry, c’est Mme de Gomez, c’est Mlle Masquière, c’est Mme du Hallay, c’est Mlle de La Force, c’est Mme de Murat, c’est Mme d’Aulnoy, qui toutes ont vécu de 1680 à 1725 environ, dans une courte période, mais en revanche fort obscure de notre histoire littéraire; et dont plusieurs, j’ose le dire, ne seraient pas indignes que l’on fît, elles aussi, des extraits de leurs œuvres. Mais, à celles qui se firent imprimer, pour peu que l’on veuille ajouter celles qui, sans être auteurs, ont affecté de protéger ou de diriger les lettres, on pourrait, quoique déjà bien longue, allonger encore la liste que Somaize en a donnée dans son Dictionnaire des précieuses, pour une seule moitié du XVIIe siècle. Si les autres littératures n’ont pas manqué de femmes auteurs, la succession n’en a pas été si régulière, la tradition si constante que chez nous, et une histoire littéraire des femmes de France nous retracerait presque année par année l’histoire même de notre littérature nationale. Ne pouvant avoir ici la prétention de l’écrire, ou seulement de l’ébaucher, nous pouvons toujours essayer de dire comment nous la comprendrions, et d’indiquer à grands traits en quel sens l’influence des femmes s’est exercée sur notre littérature.

Il n’est pas nécessaire, pour cela, de remonter dans notre histoire délit du XVIe siècle. Nous ne connaissons assez ni la littérature ni les mœurs du moyen âge : d’une part, nous ne trouvons rien, dans aucune littérature, qui soit plus grossier, plus brutal, moins poli que vieux fabliaux; d’autre part, on ne s’expliquerait pas, sans la complicité, l’exemple et l’autorité des femmes, le prodigieux succès des poétiques romans, mystiques même, de la Table-Ronde; mais, ce que nous ne voyons pas, ce que du moins, quant à moi, j’avoue humblement que je ne vois pas encore, c’est le lien, c’est le rapport de tant de cynisme avec tant de délicatesse, de la première partie du Roman de la Rose avec la seconde. Et la chronologie, l’ethnographie, la philologie nous le diront sans doute un jour, elles distingueront avec une netteté parfaite ce que nous mêlons et confondons ensemble ; mais, en attendant, ai nous ne le distinguons avec assez de certitude, ni elles-mêmes ne nous le disent avec assez d’assurance. Nos érudits ont beaucoup fait pour la littérature du moyen âge, mais dans les histoires qu’ils nous en ont données, ils n’ont oublié jusqu’ici que de mettre des idées; et ce sont des catalogues plutôt que des histoires. J’ajouterai, pour peu qu’ils y tiennent, que, s’ils ont établi quelque chose, c’est qu’il y a deux histoires de la littérature française, parce qu’en effet il y a deux littératures françaises : l’une qui commence avec le Xe siècle pour finir avec le XIVe, et l’autre qui renoît ou qui naît au XVIe pour se continuer jusqu’à nous. La première a sa valeur, et l’étude en est intéressante, mais elle est inutile à la connaissance de la seconde : l’intervalle a été trop long, la solution de continuité trop profonde, la révolution même de la langue trop complète et trop radicale. Si l’on se trompe à vouloir juger les Chansons de geste et les Fabliaux avec un goût formé dans le commerce des classiques du XVIIe siècle, l’erreur n’est pas moins grande, ni moins dangereuse, à vouloir juger une tragédie de Racine ou une comédie de Molière du point de vue du moyen âge. Et c’est pourquoi, tout en le regrettant, nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’au moyen âge pour y rechercher les origines de la moderne politesse des mœurs, du langage et du style.

Il serait plus utile, et même indispensable, ou du moins on l’a pu Croire longtemps, de remonter au XVIe siècle. C’est ce que M. Edouard Bourciez a tenté récemment dans un livre fort intéressant : les Mœurs polies el la Littérature de cour sous Henri II. Je ne fais point ici la critique de ce livre, et, provisoirement, je m’en tiens à ses conclusions. Quelque influence donc que les femmes aient eue certainement à la cour des princes de la maison de Valois, et encore que quelques-unes s’y montrent plus qu’émancipées de l’ancienne servitude, cependant il ne parait point qu’elles aient eu le pouvoir de diriger le courant de l’esprit public ou seulement de le remonter; et, d’une manière générale, elles l’ont suivi. Ni Rabelais, ni Calvin, ni Montagne, ni tant d’autres, et précisément les plus grands, ne semblent avoir subi l’influence des femmes de leur temps, ni s’être révoltés contre elle, ce qui est, comme l’on sait, une autre manière de la subir. Pensent-ils peut-être, avec Érasme, « que la femme est un animal inepte et ridicule, divertissant d’ailleurs et agréable,.. que Platon a eu raison de se demander s’il fallait la mettre au rang des êtres raisonnables ou la laisser dans l’espèce des brutes;.. et que, de même qu’un singe est toujours un singe, une femme, quelque rôle qu’elle joue, demeure toujours femme, c’est-à-dire sotte et folle? » Je les en crois volontiers capables. Mais, quoi qu’ils pensent d’ailleurs, il ne leur vient pas à l’esprit que, si la femme est une personne, elle puisse être un personnage, qu’elle puisse revendiquer sa part aux occupations des hommes, et encore bien moins, par conséquent, qu’elle puisse concevoir l’idée de les conduire, les diriger et les régler. Notre littérature française du XVIe siècle est encore toute virile, sans aucun alliage de qualités féminines, non-seulement dépourvue de pudeur et de goût, mais il faut dire de vergogne, et, comme telle, à peine Française, mais par compensation, vraiment Gauloise et vraiment Latine à la fois.

On peut là-dessus se demander si les troubles qui remplissent la seconde moitié du XVIe siècle, guerres de religion, guerres civiles, guerres étrangères, en imposant aux femmes elles-mêmes d’autres vertus que celles de leur sexe, n’ont pas comme étouffé l’esprit de société prêt à naître, et conséquemment, la politesse des mœurs et les agrémens du langage. A la cour même de son frère, la première Marguerite, sœur de François Ier, eût aimé, comme on dira plus tard, tenir bureau d’esprit. Marie Stuart, pareillement, si la fortune le lui eût permis et qu’elle n’eût dû trop tôt quitter la cour de France pour sa brumeuse Écosse. On a dit d’ailleurs avec raison que cette dynastie des Valois « à laquelle l’historien politique est en droit d’adresser de sévères reproches, créa le côté brillant de la civilisation française, et contribua puissamment à fonder notre suprématie en fait d’élégance et de goût ; » et ce qui est vrai de ses premiers princes l’est peut-être encore plus des derniers. François Ier n’a pas usurpé son nom de Père des Lettres; tout le monde connaît les vers de Charles IX à Ronsard ; Henri III lui-même s’est piqué d’être connaisseur aux choses de l’art et du goût. Mais enfin toujours est-il que ni les rois ni les reines, ni les femmes en dehors d’eux, ne réussirent au XVIe siècle à fixer d’une manière vraiment stable, sinon définitive, ce que l’on pourrait appeler l’idéal de l’esprit français. Et quelques explications que l’on en veuille donner, lesquelles sont libres, comme toujours, et infinies, dès qu’il s’agit de dire pourquoi quelque chose n’est pas arrivé, le fait est qu’il faut venir jusqu’aux premières années du XVIIe siècle pour voir naître l’influence des femmes et commencer l’histoire de la société polie.

Les jugemens de la postérité sont quelquefois bizarres. Aussi longtemps que l’on jouera les Précieuses ridicules, c’est-à-dire aussi longtemps que durera la langue française, aussi longtemps on se moquera des précieuses, vraies ou fausses, ridicules ou non, de l’hôtel de Rambouillet, de l’incomparable Arthénice et de Madeleine de Scudéry. Ce sont elles pourtant, il faut bien le reconnaître, à qui l’esprit français est redevable de quelques-unes des meilleures leçons qu’il ait jamais reçues, et notre littérature elle-même, par une conséquence que je vais dire, de toute une part de sa gloire. Molière, en se moquant d’elles et, pour s’en mieux moquer, en outrant leurs ridicules, a fait son métier d’auteur dramatique, mais nous, il serait temps de faire enfin le nôtre en ne recevant pas une satire pour l’expression durable du jugement de l’histoire. En réalité donc, les précieuses ne nous eussent-elles appris que la décence du langage, et qu’à ne pas nommer en toute occasion ni devant tout le monde toutes les choses par leur nom, ce serait déjà beaucoup; et Molière lui-même, oui, Molière, sans danger pour sa gloire, eût pu plus d’une fois se mettre à leur école. L’art ne peut pas, ne doit pas exprimer tout ce qui forme, en quelque sorte, la matière quotidienne, l’étoffe commune et grossière de la vie, ou du moins il ne le peut qu’en le transposant ; et cette formule, qui est devenue celle de la conversation des honnêtes gens, est en même temps aussi le commencement de l’art d’écrire. Tout ce qui se fait ne peut pas se dire, tout ce qui se dit dans la liberté de la conversation familière ne peut pas s’écrire; il ne faut pas mettre, comme Buffon, ses manchettes de dentelles pour paraître devant le public, mais il ne faut pas non plus, comme Diderot, choisir justement ce moment pour passer sa robe de chambre, encore moins pour la dépouiller; — et voilà la première leçon que les habitués de la chambre bleue aient autrefois reçue de la marquise de Rambouillet.

Combien la leçon était utile, c’est ce que savent tous les lecteurs, je ne dis pas de Brantôme ou de Tallemant des Réaux, — qui sont des anecdotiers suspects, ramasseurs d’histoires scandaleuses et volontiers calomnieuses, hommes d’esprit avec cela, — mais les lecteurs du Moyen de parvenir, par exemple, ou, en plein XVIIe siècle, ceux de Saint-Amant, de Théophile et de Scarron. Dans Balzac même il y a des traits que nous n’oserions citer. Ronsard et la Pléiade avaient inutilement essayé de nous tirer de l’ornière; le fond gaulois revenait, reparaissait toujours, montait jusqu’à la surface, s’y étalait avec ampleur, complaisance et cynisme. A la délicate et subtile allégorie de l’Astrée, trop longue, mais, dans sa mièvrerie même et sa sentimentalité, si charmante ! on répondait par l’Histoire comique de Francion, comme en d’autres temps et dans un autre pays, Fielding répondra par son Joseph Andrews et son Tom Jones aux longs romans de Richardson. Un autre s’étonnait que Mme de Rambouillet ne supportât pas d’entendre couramment prononcer devant elle les mots du vocabulaire de Rabelais. « Cela va dans l’excès, disait-il ; il n’y a plus de liberté. » Et une fois de plus, enfin, nous tombions du côté où nous penchons toujours, si les précieuses n’étaient intervenues pour nous en avertir et nous en préserver. Elles n’ont pas réussi tout de suite; mais il n’a pas tenu à elles que la littérature française rompît entièrement, dès le commencement du XVIIe siècle, avec la tradition gauloise; et, sans doute, c’eût été dommage, si d’ailleurs c’eût été possible; mais du moins nous ont-elles appris à modérer les écarts d’une verve grossière, et à tout faire passer, comme dit La Fontaine, à la faveur du mot, puisqu’en France il faut que tout passe. Et les Gaulois de race eux-mêmes doivent leur savoir gré de tout ce qu’un habile et ingénieux déguisement donne de piquant, comme l’on sait bien, aux idées de certaines choses.

En même temps qu’elles émondaient le vieil esprit gaulois, les précieuses n’en avaient pas moins au pédantisme et à la cuistrerie. Épris des anciens, ivres de grec et de Latin, nos plus grands écrivains eux-mêmes du XVIe siècle sont pédans, — et pédantissimes. Rabelais se moque des pédans, avec quelle verve, on se le rappelle, mais qui niera qu’il en tienne lui-même? et qu’avec le continuel étalage de son savoir encyclopédique, ce Gargantua de lettres soit souvent insupportable autant qu’extraordinaire? Et Ronsard, et ses disciples, avec leurs odes pindariques, leurs allusions savantes, et leur mythologie? Mais que dirons-nous de tant d’autres, qui suent leurs classiques, pour ainsi dire, par tous les pores, à qui deux vers de Martial ou un aphorisme de Plutarque, comme les moines en Sorbonne, tiennent lieu de raisons? Ils sont savans, et il fallait en passer par eux; mais l’air du monde Leur manque, et l’art de plaire. Ce sont encore les femmes qui. le leur donneront, et ce sont les précieuses. Elles leur apprendront que leur science, qui n’est que de l’érudition, n’a pas d’importance en elle-même; que les anciens étaient des personnes naturelles et que le meilleur moyen de leur ressembler est de les imiter justement en cela : qu’il faut apprendre enfin pour vivre et non pas vivre pour apprendre. Il est bon de savoir ce que Platon a pensé, mais les pensées de Platon ne peuvent plus être les nôtres; « les anciens sont les anciens et nous sommes les gens d’aujourd’hui, » ou encore, à le bien prendre, « c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres; » et il faut tâcher de penser à notre tour comme eux, c’est-à-dire librement et naturellement, mais non pas d’après eux. Sachons le latin, si nous le voulons, et le grec, si nous le pouvons, mais soyons d’abord honnête homme, et, pour cela, faisons sortir la science des antres qu’elle habite, ôtons-lui son aspect sordide, pédantesque et rébarbatif, menons-la dans le monde, parmi les gens de cour et les femmes, rendons-la intelligible, accessible, profitable par suite à ceux qui n’en font pas, qui n’en feront jamais profession. Et si nous écrivons, souvenons-nous enfin que ce n’est pas pour les quelques personnes qui connaissent aussi bien et quelquefois mieux que nous la matière dont nous traitons, mais, au contraire, pour la mettre à la portée de ceux qui la connaissent moins, qui ont le droit de la moins connaître, et qui veulent cependant la connaître.

On comprendra mieux la portée de cet enseignement, donné lui-même sans nul pédantisme, persuadé, insinué plutôt que donné, si l’on en veut bien suivre quelques-unes des conséquences dans notre histoire littéraire. En imposant à l’écrivain des qualités d’ordre et de clarté qu’elles-mêmes, d’ailleurs, n’ont pas toujours quand elles écrivent, mais dont elles sentent vivement tout le prix, les femmes ont assuré la perfection de la prose française et sa domination longtemps universelle. L’un des mérites éminens du Discours de la méthode, celui qui le fait vivre encore, c’est d’avoir tiré la philosophie de l’ombre des écoles ou du cabinet des abstracteurs de quintessence pour la produire comme au grand jour de la place publique, et l’introduire ainsi dans la conversation des honnêtes gens. De même a fait Pascal en écrivant ses Lettres provinciales : il a laïcisé, si je puis ainsi dire, la controverse théologique ; il a donné aux hommes de cour, et non-seulement aux hommes, mais aux femmes elles-mêmes le moyen de disputer sur la grâce efficace et le pouvoir prochain. De même encore Bossuet, et plus tard les Voltaire, les Montesquieu, les Rousseau, les Buffon : celui-ci rendant l’histoire enfin lisible, qui jusqu’alors était enfouie dans les lourds in-folio des Dupleix ou des Mézeray, celui-là traduisant à l’usage de Mme de Tencin ou de Mme du Deffand les savantes élucubrations des Grotius et des Puffendorff; et tous enfin, l’un après l’autre, nous ouvrant des chemins tout nouveaux en rendant littéraire ce qui ne l’était pas avant eux, ce qui ne Test pas nécessairement, une dissertation métaphysique, une discussion de théologie, l’histoire d’une grande hérésie ou d’une négociation diplomatique, et jusqu’à un chapitre d’astronomie physique ou de physiologie comparée. De tous les services que les femmes ont pu rendre aux lettres françaises, on ne jugera pas sans doute que ce soit ici le moindre. Car c’est bien elles, par leurs exigences encore plus que par leurs exemples, quoique les exemples non plus n’aient pas manqué, qui ont donné à la prose française les qualités qu’on lui refuse le moins: l’élégance dans la précision, la perfection dans la mesure, et, chez les très grands écrivains, la lucidité dans la profondeur.

Que maintenant, dans leurs exigences, les femmes aient passé la mesure, elles ne seraient pas femmes s’il en était autrement. A vouloir épurer une langue, on risque toujours de l’appauvrir, et, en réglant le goût, il n’est pas rare que l’on émousse cette vivacité de sensation qui en est l’âme, pour ainsi dire. De même encore, si l’on admet sans peine que l’art ne doive pas tout représenter, ni l’écrivain tout dire, il est bien difficile, mais surtout bien téméraire, de vouloir marquer avec exactitude où leur droit à tous deux se termine, et où leur liberté commence. Les précieuses, qui étaient du monde, et du beau monde, en général; et, depuis les précieuses, les femmes qui leur ont succédé, pendant plus d’un siècle et demi, dans la direction de l’esprit littéraire, ont cru trop aisément que la liberté de l’art et de l’écrivain trouvait ses bornes dans leur caprice, et que le monde, « le vaste monde » n’était ni plus étendu, ni plus divers que ce qu’il en pouvait tenir, en hommes et en femmes, dans leurs ruelles ou dans leurs salons. Il est résulté de là plusieurs conséquences, dont elles doivent supporter le reproche, et que je vais essayer d’indiquer en courant.

Je ne leur fais point un si grand crime de leurs façons de parler souvent bizarres, mais quelquefois heureuses, et toujours amusantes. On a bien déraisonné là-dessus. Elles ont peut-être appauvri la langue de quelques vocables énergiques et de quelques tournures naïves, mais, tout compte fait, elles l’ont enrichie de presque autant de mots ou d’expressions nouvelles qu’elles lui en ont enlevé d’anciennes. Et puis ce n’est pas elles qui ont inventé ces métaphores dont s’est moqué Molière : « Je vais pêcher dans le lac de ma mémoire avec l’hameçon de ma pensée, » ou encore « sur la place publique de votre attention je vais faire danser l’ours de mon éloquence; » et celles-ci, en particulier, sont du plus beau temps de la renaissance italienne. Qui ne sait d’ailleurs qu’il y a pour le moins autant de concetti dans un drame de Shakspeare que d’antithèses dans une lettre de notre Balzac ? Et comme le seicentismo des Italiens ou l’euphuisme des Anglais, le cultisme d’Antonio Perez et de Gongora n’a-t-il pas précédé dans la littérature européenne celui du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet? Euphuisme, ou cultisme, ou de quelque nom qu’on l’appelle, c’est une maladie du langage, qui peut quelquefois s’étendre jusqu’à la pensée, qui ne s’y étend pas toujours; que d’ailleurs, pour en bien parler, il faudrait peut-être étudier plus sérieusement qu’on ne l’a fait, plus scientifiquement, et dont les effets ressemblent souvent de bien près à ceux de l’épanouissement naturel du pouvoir créateur des langues. Qu’il soit ridicule, pour me faire asseoir, de m’inviter « à contenter l’envie qu’un fauteuil a de m’embrasser, » je n’y contredis certes pas; mais, puisque l’on dit couramment qu’un fauteuil a des bras, je demande à quel moment précis de ses transformations une métaphore cesse d’être ingénieuse pour devenir ridicule. On ne s’est point assez soucié de le savoir, ni même de le rechercher.

Ce qu’il faut reprocher aux précieuses, c’est, en constituant le langage des honnêtes gens, et pour le constituer, d’avoir aggravé la différence qui sépare partout la langue littéraire de la langue populaire. Nous n’avons pas en France, on le sait, de littérature populaire; les plus beaux effets de notre éloquence, la plupart de nos plus beaux vers expirent en quelque sorte avant d’avoir atteint le grand public; et tout écrivain digne de ce nom est vraiment chez nous un aristocrate. Combien de fois ne l’a-t-on pas dit? Toute l’Espagne entend Don Quichotte, et en Italie on chante les octaves de la Jérusalem ; Burns est aux Écossais un poète plébéien, ou Dickens aux Anglais un romancier populaire : nous avons, nous, en France, les romans de Paul de Kock et nos chansons de cafés-concerts : la Laitière de Montfermeil, et le Bi du bout de banc. La faute en est pour une part aux précieuses. Ce n’est pas qu’elles y aient tâché, ce n’est pas qu’elles l’aient voulu, ce n’est pas même en un certain sens qu’elles aient rien fait pour cela. Mais elles ont ignoré l’existence de trop de choses en dehors d’elles; elles n’ont pas assez connu le monde ni la vie, mais seulement les salons et la cour, avec cela quelques gens de lettres; leur expérience a manqué d’étendue et de diversité. Jaloux du suffrage des salons, les gens de lettres à leur tour, voulant avoir, comme l’on dit, les femmes avec eux, ont insensiblement limité le champ de leur observation, diminué leurs moyens d’expression, raffiné, naturellement, sur le petit nombre qu’ils en conservaient. Aussi, dans aucune littérature, peut-être, le style écrit ne diffère-t-il autant du style parlé que dans la nôtre; dans aucune il n’est plus difficile d’arriver jusqu’à la foule en satisfaisant en même temps les honnêtes gens; et dans aucune enfin les meilleurs écrivains eux-mêmes, — j’entends surtout les prosateurs, — n’ont vi aiment moins de lecteurs chez eux qui les goûtent, mais, par compensation, plus d’admirateurs à l’étranger.

A mesure que les écrivains, sous l’influence des salons et des femmes, s’éloignaient ainsi du commun usage de la langue et de l’observation de la vie, ils s’éloignaient aussi du naturel et de la vérité. Nouveau grief, et peut-être plus grave; mais dont heureusement l’indépendance native de quelques grands hommes ne pouvait manquer d’atténuer beaucoup les conséquences. La plupart des femmes préféreront toujours un élégant mensonge à une vérité déplaisante ou même indifférente ; et il n’y aurait pas de salons si chacun de nous n’y portait que son naturel. Mais aussi nous déguisons-nous pour aller dans le monde; et le déguisement consiste à dépouiller d’abord toutes les préoccupations, tous les soucis, toutes les habitudes qui sont en quelque sorte le fond de notre vie, pour revêtir un personnage dont le premier mérite est de ne pas différer sensiblement des autres. Si la littérature n’est qu’un amusement, c’est bien, et la matière est encore assez riche pour l’observateur, puisqu’elle a pu suffire à La Rochefoucauld ou à Mme de Sevigné. Mais, si l’écrivain a peut-être le droit de se proposer quelque chose de plus, comme par exemple de vouloir voir le visage vrai sous le masque, et l’homme réel, vivant, agissant et sentant, sous la correction et la tenue de l’homme cru monde, c’est moins bien ; et il a besoin d’une liberté que les mœurs de cour et de salon ne lui concéderont jamais. C’est ici la crise que l’influence littéraire des femmes a subie au XVIIe siècle, et dont il s’est fallu de bien peu qu’elle ne sortît victorieuse.

En effet, tous les écrivains du second rang leur cèdent, et même un ou deux du premier. Si vous exceptez quelques débris du XVIe siècle, attardés dans le XVIIe, les turlupins et les grotesques, — ennemis nés des salons, pour beaucoup de motifs, et, notamment, parce qu’on n’y boit point, — tous les autres sont avec elles : Balzac et Voiture, Ménage et Chapelain, Conrart et Vaugelas, Benserade et Quinault, Pellisson et Patru, Mascaron et Fléchier, Corneille même et La Fontaine. Les envieux les raillent, mais elles-mêmes s’applaudissent, et elfes ont raison, et la faveur publique les encourage. J’ai tâché d’en dire les motifs, et j’ai rendu justice à l’utilité de leur œuvre. Elles ont eu l’esprit et le courage, le bon sens et le goût, le goût de l’exquis et celui du grand, ou plutôt du grandiose, l’art de tout entendre et celui de tout dire, tout, — excepté justement ce que les Pascal et les Bossuet, les Molière et les Racine, les Boileau et les La Bruyère allaient avoir besoin de leur dire et de leur faire entendre. Grands seigneurs et charmantes femmes, salons de la place Royale ou du faubourg Saint-Germain, il n’y a pas de convenances qui puissent empêcher l’auteur des Pensées ou celui du Sermon sur la mort d’étaler à leurs yeux la petitesse et le néant de l’homme, la misère infinie de leurs divertissemens, et cet inexorable ennui qui fait le fond de l’existence humaine. Il n’y en a pas qui puisse retenir l’auteur de Tartufe ou celui de Phèdre d’aller au fond de l’hypocrisie mondaine ou, par-delà les vaines galanteries, de pousser jusqu’à l’imitation de la réalité la peinture des passions de l’amour. Et il n’y a pas de considérations qui puissent obliger l’auteur des Satires à tempérer en bile aux vers de Chapelain ou celui des Caractères à nous épargner l’amertume de son expérience du monde et de la vie. C’est pourquoi tous ensemble, charnu à sa manière, et sans convention ni concert, vous les voyez qui s’élèvent contre la domination des rhéteurs et des précieuses. La Bruyère les attaque avec son ironie mordante et contenue, mais dont la blessure n’en est que plus profonde, Boileau n’a garde de les oublier dans sa Satire sur les femmes;


C’est chez elles toujours que les fades auteurs
S’en vont se consoler du mépris des lecteurs...


Racine les crible de ses épigrammes ; Molière écrit les Précieuses ridicules et les Femmes savantes, Bossuet rudoie impitoyablement ces mondains qui s’occupent de savoir comment le prédicateur a parlé, « qui le comparent avec lui-même et avec les autres, et le premier discours avec les suivans,.. comme si la chaire était un théâtre où l’on monte pour disputer le prix du bien dire; » et c’est sur le mépris, enfin, de toute rhétorique ou de toute éloquence que Pascal ose fonder la sienne. C’est encore pourquoi, cherchez dans les Mémoires et les Correspondances du temps, vous n’en trouverez pas un d’eux qui hante les salons à la mode. Et comment d’ailleurs y fréquenteraient-ils, si c’est là qu’ils ont leurs adversaires et leurs ennemis, si c’est dans les salons que l’on reproche à Molière la crudité de ses peintures ou à Racine la vérité des siennes? Elle-même, l’aimable marquise, Mme de Sévigné, n’est-elle pas bien suspecte de préférer Nicole à Pascal? et elle admire sans doute l’éloquence de Bossuet, mais combien plus encore celle de Mascaron ou celle de Fléchier ! Et malgré la cour, malgré Louis XIV et sa protection déclarée, la lutte continue jusqu’à ce que, Pascal et Molière étant morts, Bossuet ayant cessé de prêcher et Racine d’écrire, Boileau s’étant retiré dans une solitude chagrine et maussade, femmes et salons reprennent leur empire. C’est pour elles et grâce à elles que les Pradon et les Boyer renaissent, les Perrin et les Coras, pour elles que les Pavillon et les Sainte-Aulaire tournent des madrigaux, d’ailleurs aussi vifs qu’élégans, pour elles que Fontenelle écrit sa Pluralité des mondes, pour elles que prêche Massillon. La marquise de Lambert fait revivre les traditions de l’hôtel de Rambouillet. La duchesse du Maine les exagère, avec ce goût de l’excessif qui la caractérise, d’autres viennent à leur suite, un nouveau siècle commence, et le mouvement, un instant suspendu, reprend son cours de plus belle.

Car jamais, on le sait, le pouvoir des femmes n’a été plus grand qu’au XVIIIe siècle, et jusqu’aux approches de la révolution. C’est alors qu’elles sont véritablement reines, maîtresses et arbitres du goût et de l’opinion. Leurs courtisans, ou plutôt leurs sujets, s’appellent maintenant Chaulieu, Lamotte, Sacy, Mairan, Moncrif, Marivaux, Trublet, Montesquieu lui-même, et, comme au beau temps des précieuses, ils remplissent l’Académie française. Pourquoi l’histoire et la critique changent-elles donc ici de ton? Les salons du XVIIIe siècle, que n’en a-t-on pas dit ! sur quel mode ne les a-t-on pas célébrés! quelle place ne leur a-t-on pas donnée dans l’histoire de la littérature française! Mais, d’un bout à l’autre du siècle, a-t-on bien fait attention quels écrivains les fréquentent, et comme les vraiment grands, ou plutôt les seuls grands y sont rares? Voltaire peut-être s’y fut attardé, quoique pourtant je ne l’aie jamais vu chez Mme de Lambert ou chez Mme de Tencin, mais, après en avoir respiré l’atmosphère avec délices, les circonstances l’en détournèrent, et c’est de là, le point vaut bien la peine d’être noté, que sa véritable influence a daté sur ses contemporains. On rencontre aussi Montesquieu chez Mme du Deffand, on l’entrevoit chez Mme Geoffrin, mais au passage, pour ainsi dire, quand il vient par hasard à Paris, et, huit ou dix mois l’an c’est à La Brède, en faisant son vin, qu’il médite son Esprit des Lois. De même encore Buffon, et lorsqu’il quitte Montbard, s’il se laisse présenter à Mlle de Lespinasse, on raconte qu’il étonne cette éternelle énamourée de la familiarité de son geste et de la vulgarité de sa conversation. Je ne dis rien de Rousseau : celui-ci se fait un rôle de fuir les salons et le monde, où, d’ailleurs, il se sent mal à l’aise, comme s’il craignait que leurs flatteries, en amollissant la violence de ses haines, retirassent à son éloquence l’aliment dont il la nourrit. Et, en effet, ni les uns ni les autres n’ont besoin des salons, ni les salons n’ont besoin d’eux. Qu’ils applaudissent les bergeries de Fontenelle ou les contes de Moncrif ; la valeur de l’Esprit des Lois ou celle du Discours sur l’inégalité ne dépend pas de l’approbation de Mme du Deffand ou de l’opinion de Mme d’Épinay. Elles sont mal préparées, et surtout mal placées pour en juger, ou même pour les comprendre. La portée les en passe, comme aussi bien celle de l’Histoire naturelle, voire de Candide et de l’Homme aux quarante écus. Mais, en revanche, autour d’elles, et pour achever le tableau, à défaut de Voltaire et de Buffon, que de Saint-Lambert et de Marmontel ! que de Duclos et de Voisenon! que de Bernis et de Boufflers! que de Laharpe et de Thomas! que de Grimm, que de Galiani, que de Chamfort et de Rivarol, que de Delille et de Morellet ! Voilà les hommes qu’il leur faut, dont je ne veux pas nier le mérite, qui sont fort loin d’être sans valeur, qui savent causer, qui savent écrire, tourner un madrigal, aiguiser une épigramme, ordonner un discours ou rimer une tragédie, mais, enfin, dont l’œuvre a péri presque tout entière avec eux, et que l’on pourrait eux-mêmes retrancher de l’histoire du siècle à peu près sans qu’il y parût.

Je me trompe et je me reprends: ils achèvent au moins de raréfier la matière de l’observation, et, à force de perfectionner la langue, ils achèvent de l’exténuer. J’ai dit qu’ils savaient écrire ; c’est trop peu dire: on n’a jamais écrit plus clairement, parce que jamais on n’a écrit non plus d’un style plus abstrait; et c’est la limpidité de l’eau pure, mais c’en est aussi et surtout l’insipidité. Pourquoi les versiculets du chevalier de Boufflers ne sont-ils pas de l’abbé de Bernis, comme une tragédie de Marmontel pourrait être de La Harpe, comme un mot de Rivarol pourrait être de Chamfort? Les différences des esprits s’évanouissent l’une après l’autre dans l’indistinction du style : il faut parler comme tout le monde pour être également entendu de tout le monde; et le bon goût cesse au point précis où l’originalité commence. À ce moment du siècle, la coïncidence est enfin devenue parfaite : les convenances du monde sont les lois mêmes de l’art d’écrire. Les mots ne sont plus que les signes d’une algèbre conventionnelle, les lois de la seule logique en règlent l’uniforme arrangement. Mais ce n’est pas à Buffon ou à Voltaire qu’il faut s’en prendre, comme souvent on l’a fait, et encore moins à Rousseau, je pense; c’est aux salons, et c’est aux écrivains, qui n’ont visé, comme ceux que je nommais tout à l’heure, qu’à l’approbation des salons, si même ils n’ont uniquement écrit que pour être admis dans ces fameux salons.

On raconte que chez Mme Geoffrin, toutes les fois que la conversation menaçait de s’émanciper « sur l’autorité, sur le culte, sur la politique, sur la morale, sur les gens en place ou sur les corps en crédit, » la maîtresse de la maison s’empressait d’arrêter les imprudens d’un : Voilà qui est bien! et de les envoyer, comme elle disait elle-même, faire leur sabbat ailleurs. C’est le dernier reproche qu’il faut adresser aux salons. En aucun temps peut-être, mais surtout sous l’ancien régime, il n’a été possible d’y agiter les grandes questions, et encore moins d’y enfoncer, parce qu’en effet rien au monde ne sent plus, selon les cas, son pédant ou son fanatique. On y peut tout effleurer, on n’y doit rien approfondir ; et on y peut parler de tout, mais sans rien y toucher d’essentiel. Outre qu’il est de la politesse de partager l’avis de tout le monde, on ne s’assemble pas pour s’ennuyer, mais au contraire pour se divertir. Si donc l’on a des préoccupations, de quelque nature qu’elles soient, et fussent-elles métaphysiques, rien n’est plus inconvenant que de les mener dans le monde, pour en inquiéter ceux qui ne les ont pas. C’est la règle du jeu, et cette règle est bonne. Ce qui seulement est fâcheux, c’est quand on transporte à l’art d’écrire les usages de la conversation mondaine, et c’est ce qui est arrivé dans l’histoire de notre littérature. Toutes les questions qui peuvent naturellement intéresser les honnêtes gens, nous les avons traitées, sous l’influence des salons, comme on les y traitait, et comme on n’y pourrait autrement les traiter, c’est-à-dire agréablement et superficiellement. « Parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées» est ainsi devenu la loi de nos écrivains, comme elle l’était de la conversation. Pour plaire aux femmes, ou sans y songer peut-être et par le seul effet de la contagion de l’exemple, de très grands écrivains, comme Montesquieu, ont affecté de traiter gravement les objets les plus futiles, ils s’en sont fait une manière ; et d’autres, comme Voltaire, de décider avec une épigramme d’un goût assez souvent douteux, les questions les plus graves. Et les salons sont ainsi responsables, sans rien dire du reste, de tout ce qu’il y a, dans l’Esprit des lois lui-même ou dans l’Essai sur les mœurs, d’artificiel et de superficiel.

J’ajoute enfin qu’il est certaines questions, les plus sérieuses, les plus hautes, qu’ayant toujours écartées de la conversation, ils ont également écartées de l’esprit de nos écrivains et de notre littérature : « Quoique la conversation doive être toujours également naturelle et raisonnable, écrivait, en 1680, Mlle de Scudéry, je ne laisse pas de dire qu’il y a des occasions où les sciences mêmes peuvent y entrer de bonne grâce; » et on ne pouvait mieux dire, ni d’ailleurs avoir plus pleinement raison. Les salons ne sont point faits pour y causer, par exemple, d’épigraphie sémitique ou d’anatomie comparée. Non-seulement les sciences pures, mais les sciences qu’on appelle appliquées, mais la politique, mais l’économie sociale ne sauraient « entrer de bonne grâce » dans les conversations mondaines ; et sans doute encore moins l’histoire, la philosophie, la religion. Aussi n’y sont-elles point entrées, ni dans notre littérature. C’est un étonnement pour les étrangers, pour les Allemands et pour les Anglais notamment, peut-être aussi pour les Russes, et plus généralement pour les hommes du Nord, que de constater l’indifférence de nos écrivains aux problèmes qui tourmentent l’âme de Faust ou d’Hamlet. Et, en effet, c’est qu’on ne les agite guère dans les salons, et c’est qu’ils importunent étrangement les femmes. Leur attention est tendue vers de tout autres objets. La vie présente (une partie seulement de la vie présente), la plus extérieure, la vie sociale, avec ses relations, les occupe, les absorbe tout entières ; et nos écrivains, pour s’en faire bien venir, s’y réduisent eux-mêmes, s’y absorbent, s’y sont absorbés avec elles. On est humilié pour l’esprit français de voir, dans ses pamphlets, dans ses Contes, dans son Dictionnaire philosophique, de quel air de désinvolture et de quel ton d’élégant badinage, un Voltaire même, avec tout son génie, ridiculise ou bafoue ce qu’il ne comprend pas. Si nous n’avions pas eu nos protestans, si nous n’avions pas nos jansénistes, ceux de la première heure, et Pascal au-dessus d’eux tous; si nous n’avions pas nos grands orateurs de fa chaire, Bossuet, Bourdaloue, Massillon même, en somme; si nous n’avions pas Rousseau, la Profession de foi du vicaire savoyard et les Lettres de La Montagne, on serait effrayé de compter à combien de questions notre littérature classique est demeurée presque étrangère Qu’est-ce que Racine pense du libre arbitre? Molière de la destinée? Les salons ont comme allégé notre littérature de son lest philosophique. Et si, vers la fin du XVIIIe siècle, d’ans le pressentiment d’une universelle attente et dans cet état d’agitation légèrement fiévreuse qui précède les grandes crises, quelques-uns d’eux s’entr’ouvrent pour la première fois à la discussion des intérêts publics, des questions politiques et sociales du prochain avenir, ces autres questions, autrement vitales, puisqu’enfin la conduite et la direction de la vie eu dépendent, demeurent consignées à la porte ; elles ne l’ont pas encore forcée.

Hâtons-nous cependant de le dire, — pour ne pas nous-même nous exposer au reproche de pédantisme, pour ne rien exagérer, pour mettre le bien à côté du mal,— les salons ont su compenser en quelque mesure ce qu’ils nous enlevaient, et les pertes que nous énumérons ont été balancées par de réels profits. Il est vrai : nous n’avons ni Milton, ni Shakspeare, ni le Paradis perdu, ni Hamlet, nous n’avons ni Goethe, ni Kant, mais dans aucune littérature, depuis que l’on écrit des Lettres, il n’y a rien de comparable à la Correspondance de Voltaire ou à celle de Mme de Sévigné, rien de comparable seulement à celle de Mme du Deffand ou de Mlle de Lespinasse; et c’est bien déjà quelque chose. De même encore, depuis Montaigne jusqu’à Chamfort et jusqu’à Rivarol, dans quelle autre littérature trouverait-on cette succession de pénétrans moralistes qui, tour à tour, avec autant de sûreté de main que de délicatesse, ont anatomisé jusqu’aux plus imperceptibles fibres de l’homme social et moral? Et de quelque éclat enfin que le roman anglais ait brillé, dans le présent siècle encore plus qu’au dernier, je ne sais, et en faisant les exceptions qu’il faut faire, si je ne préférerais encore, à celle de l’anglais, la veine du roman français. J’en dirais bien plus du théâtre, si je le voulais, qui, depuis deux cents ans tantôt ou davantage, est devenu comme notre privilège ou notre monopole. Et, il faut en convenir, c’est à j’influence des femmes, c’est à la vie de salons et de cour, c’est à la perfection de l’esprit de sociabilité que nous en sommes vraiment redevables.

« Il n’appartient qu’aux femmes de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; » et quand La Bruyère, avant même que l’on connût les lettres de le Sévigné, louait ainsi la supériorité des femmes dans le genre épistolaire, il en trouvait l’explication dans leur effort même vers la préciosité. Et en vérité, le souci du bien dire, — en tant qu’il consiste à relever par l’expression ou par le sentiment, par la vivacité du tour ou l’imprévu du trait, les choses ordinaires et communes, à donner au bon sens même et à la banalité l’attrait et le piquant du paradoxe, à taire précisément ce que l’on veut faire entendre, ou à diminuer, comme sans en avoir l’air, l’importance ou la gravité de ce que l’on dit; — ce souci du bien dire, n’est-ce pas la préciosité même, comprise comme il faut la comprendre, et n’est-ce pas le fond du genre épistolaire? Vous êtes-vous demandé quelquefois pourquoi les lettres de tant de grands écrivains, les quelques-unes que nous avons de ce même La Bruyère, celles de Boileau, celles de Racine, ou encore, au XVIIIe siècle, celles de Montesquieu, de Rousseau souvent, et de Buffon toujours ressemblent si mal à leurs auteurs, de si loin, répondent si peu à leurs œuvres, contredisent plutôt à l’idée que nous nous faisions d’eux? C’est qu’ils ne les écrivent pas pour le plaisir de les écrire, mais pour les raisons particulières qu’ils en ont, pour traiter de leurs affaires, pour s’acquitter de leurs obligations, par devoir plutôt que par goût. Mais les femmes y mettent leur âme même, leur invincible désir de plaire, toute l’abondance et toute la vivacité de leur conversation. Elles ne se contentent point de dire les choses, elle les redisent, et en vingt manières, dont chacune ajoute quelque chose d’inattendu à l’agrément des autres. Leur naturel n’y coule point de source, il est acquis, elles le doivent à l’usage du monde; ou plutôt, c’est leur naturel que de ne l’être pas et de faire avec aisance, avec bonne humeur, avec simplicité ce que les hommes ne font qu’avec embarras, gaucherie ou lourdeur. Comme le monde est leur élément et que les salons sont leur univers, elles ne sont vraiment et absolument femmes qu’en entrant dans le monde et en régnant dans les salons. On retrouve donc dans leurs lettres, et cet art « de détourner les choses, » qui fait le fond de la conversation mondaine; et ces métaphores ou ces périphrases, « dont on n’use point communément, » qui leur servent à déguiser ce qu’elles ne peuvent dire crûment; et cet « esprit de politesse » qui les avertit en toute circonstance de s’arrêter à temps ; et cet enjouement qui inspire « une disposition à se divertir de tout et à ne s’ennuyer de rien. » En émancipant les femmes, l’esprit de société leur a permis d’être elles-mêmes, elles ne sont sans doute elles-mêmes qu’autant qu’elles diffèrent des hommes ; et c’est dans le genre épistolaire, comme étant le plus à leur portée, qu’en mettant ces différences elles ont mis leur originalité. Quelques hommes d’esprit, prompts et vifs comme elles, ont réussi quelquefois à leur en dérober quelque chose, Voltaire, par exemple, et, — si du moins sa pente était moins forte vers la grossièreté, pour ne pas dire davantage, — l’auteur des Lettres à Mlle Voland.

Il ne faut pas douter non plus que la pénétration de nos moralistes se soit comme aiguisée au contact des femmes, dans l’atmosphère subtile des salons. Sous l’uniformité de l’allure et sous la correction extérieure de la tenue, c’est devenu de bonne heure une malicieuse occupation que de chercher à découvrir et reconnaître les nuances. La Rochefoucauld et La Bruyère, au XVIIe siècle, y ont particulièrement excellé; Rivarol et Chamfort, un peu plus tard, vers la fin du XVIIIe. Combien souvent « la gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l’esprit, » nous ne le saurions pas peut-être sans La Rochefoucauld, et lui-même ne s’en est aperçu qu’en admirant dans le salon de Mme de Sablé ou chez Mme de La Fayette la sottise d’un magistrat ou la majestueuse nullité d’un évêque. Qu’un homme sans élévation « ne puisse avoir de la bonté, comme l’a remarqué Chamfort, mais seulement de la bonhomie, » c’est encore de ces nuances qu’à peine saurait-on discerner dans l’usage de la vie quotidienne : elles y sont trop imperceptibles, l’occasion et le loisir font défaut pour les observer. Grâce à la vie de salons et de cour, c’est ainsi que nos moralistes, si l’homme individuel leur a trop souvent échappé, ont du moins saisi et décrit dans son fonds l’homme universel, ou mieux encore l’homme social. Ils en ont poussé, comme je disais, l’anatomie jusqu’au dernier degré de délicatesse et de précision. Et perfectionnant la langue en même temps que la qualité de leur observation, leurs moyens d’expression, si je puis ainsi dire, en même temps que leur œil, inimitables dans l’art de découvrir les nuances, ils le sont également pour ce qu’ils ont su trouver de ressources presque infinies dans l’emploi du vocabulaire le plus pauvre et de la syntaxe la plus sévère.

Ce n’est pas tout encore, et je crois que l’on commettrait un inexcusable oubli si l’on ne reportait à l’influence des salons et des femmes une part au moins des origines du drame et du roman moderne ? En épurant l’amour, en le spiritualisant, en y mêlant le sentiment, sans que d’ailleurs, comme l’on dit, le diable y perdît rien, en le mettant de toutes les conversations, les femmes en ont fait en France la grande affaire de la nation. Otez ceux à qui leur métier défend d’en parler autrement que pour en déplorer et en condamner les erreurs, notre moderne littérature a roulé tout entière sur les passions de l’amour, comme faisaient les entretiens dans le salon de de Lambert ou de Mme de Rambouillet. Et depuis deux cent cinquante ans, c’est-à-dire depuis la naissance ou la formation de la société polie, je ne pense pas qu’il y en ait de plus riche, pas même l’italienne, en fictions galantes ou émouvantes, mais toujours amoureuses. D’Urfé a commencé ; Racine l’a suivi, — trop habile, en boudant les salons et fuyant les précieuses, pour ne pas prendre tout ce qui convenait d’eux à la nature de son génie ; — Marivaux est venu, puis Prévost, puis Rousseau, qui y ont ajouté la flamme de la passion ; et Bernardin de Saint-Pierre, et l’auteur d’Atala, et celui de Delphine, et celui d’Indiana, de Valentine, de Jacques, de Mauprat, et Balzac, et tant d’autres depuis eux ! Faut-il y joindre les poètes, Lamartine au moins, et Musset, à défaut d’Hugo ? Si les salons n’ont certes pas tout fait, c’est eux au moins à l’origine, qui, en dirigeant les mœurs vers la galanterie pour le moins autant que vers la politesse, ont entraîné le flot des écrivains à leur suite. C’est eux qui dans une littérature jusque-là toute raisonnable, ou du moins tout intellectuelle, ont fait au sentiment la part qu’on lui avait refusée trop longtemps. C’est eux qui ont commencé à distinguer, à noter et à classer pour nous les nuances changeantes d’un même sentiment ou d’une même passion, eux qui ont dessiné, puis enrichi cette carte de Tendre dont on se moque, mais qu’après tout les romanciers ne font qu’éternellement parcourir en y cherchant des contrées nouvelles et un coin inexploré. Et c’est eux encore qui, s’ils ont appauvri la langue de la description, ont assoupli pour nos romanciers celle de l’observation et de l’analyse psychologique ; comme peut-être aussi celle du dialogue pour nos auteurs dramatiques. Et, parce que je ne puis ici qu’indiquer ce qu’il me faudrait trop de place pour bien montrer, c’est enfin ce que l’on vérifiera d’un seul coup d’œil jeté sur l’histoire des littératures étrangères, où le théâtre et le roman, en tout temps, ont été, comme chez nous, exactement ce que les a faits l’esprit de sociabilité[1].

Voilà sans doute bien des services; — tant de services qu’en vérité j’hésite au moment de conclure, et que je me demande si la meilleure conclusion ne serait pas de n’en point chercher. Car, n’aimez-vous pas les salons, et pensez-vous peut-être sur les femmes comme l’Arnolphe de l’École des femmes ou comme le Chrysale des Femmes savantes, c’est-à-dire comme Molière? j’ai dit le mal que les salons nous ont fait, et à quelques-uns même de nos plus grands écrivains. Mais, au contraire, les aimez-vous et pensez-vous sur elles comme Mme de Lambert ou comme Mme de Rambouillet? Vous le pouvez sans scrupule littéraire, et j’ai tâché d’en montrer les raisons. Ce qu’il faut seulement avouer tous ensemble, c’est que l’on reconnaît précisément à ce signe les grandes influences, les influences durables : à la difficulté de prendre décidément parti pour pu contre elles. J’ajouterai que peut-être, l’a-t-on plus d’une fois publié : les uns, quand ils ont trop vivement attaqué les précieuses, les autres, quand ils ont trop loué les salops du XVIIIe siècle, et les uns comme les autres précisément pour n’avoir pas apprécié cette influence à sa vraie valeur ; et ceci, sans doute, est bien une conclusion.

Si maintenant nous cherchons à caractériser d’un mot la nature de cette influence, on peut dire que les femmes ont donné sa forme à l’esprit français. Dans les autres littératures, d’une manière très générale, tandis que les grands écrivains créent en quelque sorte à la fois la matière et la forme de leur œuvre, qu’ils sont maîtres, à tout le moins, de l’une comme de l’autre, on remarque, dans la nôtre, qu’il leur faut, pour être acceptés, accommoder leur matière à une forme donnée pu convenue d’avance. En français, il y a des règles de l’art d’écrire, comme de celui de composer, ou plutôt ce sont les mêmes ; et elles sont ce que l’on appelle formelles, c’est-à-dire préexistantes aux idées qu’il s’agit d’exprimer. Ainsi l’ont décidé les femmes. Elles ont voulu qu’il ne fût pas permis à l’écrivain de refaire la langue à son image, et, si jamais il l’essayait, qu’encourant ainsi leur disgrâce, il fût un barbare parmi nous. Elles ont également voulu que, si l’on écrivait, ce fût pour être lu, compris par conséquent, que l’on ne se contentât pas d’être entendu de soi-même et encore bien moins de soi seul. Elles ont encore voulu qu’il n’y eût pas de sentiment, quelque subtil qu’il fût, ou de pensée, si profonde soit-elle, qui ne fussent traduits avec les mots et la grammaire de l’usage mondain. Elles ont enfin voulu qu’on mît de l’agrément jusque dans les matières qui le portent le moins, que l’on ne manquât jamais, ni sous aucun prétexte, aux lois de l’art de plaire. Et c’est pourquoi toutes les révolutions du goût ont commencé par être, en France, des révolutions de la langue : une tentative pour introduire dans l’usage littéraire des habitudes de langage que l’usage du monde en avait expulsées, ou, inversement, pour purger le bel usage du limon qu’à la faveur de certaines circonstances les révolutionnaires y avaient déposé. Mais, à travers ces révolutions, dont la plupart n’ont réussi qu’autant qu’elles les avaient avec elles, les femmes suivaient toujours le dessein qu’elles auraient formé : soumettre tôt ou tard les novateurs eux-mêmes à leur besoin de clarté, de justesse et d’ordre. Quelque sujet que l’on traite en français, si l’on veut le traiter en écrivain, il faut le circonscrire et le délimiter, le transposer de sa langue spéciale et technique dans la langue de tout le monde, épargner surtout au lecteur la fatigue de l’attention, et l’amener enfin à croire que nos pensées étaient depuis longtemps les siennes, et avant même que nous les eussions. C’est le secret, depuis deux cents ans, de la diffusion de la langue française : les livres français reposent des autres. Mais peut-être est-ce aussi le secret des confusions, souvent étranges, que les Allemands ou les Anglais commettent sur nos livres et sur nos écrivains. Nous seuls, en effet, sous cette uniformité du costume, et après bien de l’étude, sommes Capables de distinguer dans nos livres le médiocre d’avec l’excellent, le vulgaire d’avec l’original, et un habile rhéteur d’avec un très grand écrivain... J’ai tant de noms propres au bout de la plume, et tant de titres, que je préfère n’en mettre ici pas un.

Quant à l’utilité de cette discipline, je la crois bonne, si l’on n’écrit uniquement que pour plaire; moins bonne, comme je l’ai dit, si l’on se propose quelque but plus élevé ; mais cependant bonne encore. « Nous avertissons ceux qui liront ces écrits, disait un jour Bossuet dans une Préface, qu’ils doivent s’attendre à y trouver en beaucoup d’endroits des matières très subtiles, dont la lecture les pourra peiner,.. mais que je ne puis mettre dans l’esprit des hommes sans qu’ils y donnent de l’attention, ni faire que l’attention ne soit pas pénible. » Et il est certain qu’il y a des matières qui ne peuvent recevoir qu’un certain degré de clarté, qu’on ne peut pas traiter en courant, qu’on n’effleure pas, qu’il faut approfondir, mais peut-être aussi faut-il être Bossuet pour oser les toucher. Car la plupart de nos grands écrivains ont bien secoué le joug de cette discipline, et il est clair qu’ils ont bien fait, mais il sera toujours furieusement délicat, comme disaient nos précieuses, de les vouloir imiter en ce point. Voltaire même, qui a tant osé, n’a pas eu cette audace, ou du moins ne l’a eue que sur l’exemple de Rousseau. C’est que, pour se révolter contre les conventions, il faut être bien sûr d’avoir du génie, ou du moins il faut l’être d’avoir à publier des vérités bien nouvelles, de parler dans une bien grande cause, d’agir au nom de bien grands intérêts. Et, puisque l’on voit que l’un est aussi rare que l’autre, le mieux encore est de suivre les traditions quand elles ont été fixées, comme c’est ici le cas, par les plus honnêtes gens qui nous aient précédés, qu’elles sont conformes d’ailleurs au génie de la race, et qu’elles ont enfin assuré dans le monde l’empire de l’esprit national.

Pour toutes ces raisons, souhaitons donc, en terminant, avec M. Jacquinet, dans l’intéressante Introduction qu’il a mise à son Recueil de morceaux choisis, que son recueil même, et le plaisir que tout le monde prendra sans doute à le feuilleter, inspirent à quelqu’un l’ambition d’écrire cette Histoire de la société polie, dont une femme, à qui d’ailleurs les forces ont manqué, semblerait avoir eu l’idée la première, dont Rœderer, dans un livre curieux, et Victor Cousin, dans un livre bien connu, n’ont esquissé que les premiers chapitres, dont on pourrait tirer tout autre chose, et bien plus qu’ils n’ont eux-mêmes tiré. Conseillons seulement à ce futur historien de n’en pas croire un instant ce mélancolique Thomas, ni ce terrible Diderot, et, pour « écrire des femmes, » de ne pas s’aviser « de tremper sa plume dans l’arc-en-ciel » ou de secouer sur son écriture a la poussière des ailes du papillon. » En dépit des apparences, les faux-brillans ne conviendraient nulle part moins qu’en cette matière. Il y faut plus de goût que d’éclat ; de la finesse, nulle éloquence; autant de discrétion dans la louange que de modération dans la critique ; un style simple et tout uni. Et supplions-le surtout de se hâter, s’il ne veut pas attendre, pour écrire ce livre, qu’au train dont vont les choses nous ayons tout à fait perdu le sens et l’intelligence de ces mœurs à jamais disparues.


F. BRUNETIERE.

  1. L’Angleterre même, depuis Shakspeare, n’a eu de théâtre qu’au temps de la Restauration, où Charles II imitait Louis XIV; et, quant au développement du roman, des causes particulières, que l’on pourrait dire, l’ont favorisé, en lui donnant d’ailleurs un tout autre caractère qu’au roman français. Mais il y est toujours l’expression des relations sociales.