Revue littéraire - Jeunes romanciers

André Beaunier
Revue littéraire - Jeunes romanciers
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

JEUNES ROMANCIERS [1]

On s’attendait qu’au lendemain de la guerre et de la victoire survînt, soudaine et toute neuve, une littérature. On attendait une quantité de merveilles qui ne sont pas encore toutes épanouies. Trop d’espérance amène la déception, souvent injuste, au moins déraisonnable. Pour ce qui est de la littérature, il fallait songer qu’avant de se remettre à écrire, ou de s’y mettre, la jeunesse de France, qui avait durement travaillé, se reposerait un peu. Elle ne s’est pas tant reposée : les livres abondent. La nouveauté n’en est pas évidente ? Il fallait songer que les événements publics et les grandes commotions des États n’ont pas sans retard leur effet littéraire. La fin du XVIIIe siècle n’a presque rien donné ; elle n’a rien donné qui soit une poésie de la Révolution. Puis, à l’époque du Consulat, mais seulement alors, voici Chateaubriand : patience et guettons notre Chateaubriand, s’il n’est pas mort dans les tranchées. Quant à l’épopée impériale, — de la poésie (on dirait) toute prête, — eh ! bien, le meilleur poète de l’Empire ne fut que le doux Millevoye. Patience ; la Révolution et l’Empire seront suivis d’une littérature, mais plus tard : et ce sera le romantisme. Sans doute l’émoi des formidables catastrophes doit-il s’apaiser, doit-il être élaboré lentement par les âmes, qui ne se calment pas vite, pour qu’il en naisse une pensée, une poésie, une littérature.

Au surplus, nous sommes trop sévères, trop exigeants et, par la déception, privés de fine clairvoyance, privés de notre plaisir le meilleur, si, parmi les ouvrages des jeunes écrivains, nous ne démêIons nulle nouveauté. Il y en a beaucoup plus que d’abord on n’en découvre et, quelquefois, imprudente.

Les romans que je réunis pour y chercher les signes d’un renouveau sont extrêmement divers. Et très inégaux. Le Castagnol de M. André Lamandé est le divertissement fort aimable, un peu nonchalant, d’un poète. Le Barnabé Tignol de M. René Thévenin, très amusant, n’est aussi qu’une plaisanterie. M. Louwyck, dans Un Homme tendre, essaye, avec talent, son réalisme ; et, dans la Fiancée morte, M. Faure-Biguet, son ingéniosité de psychologue. M. Pierre Mac Orlan, de qui l’on connaît une douzaine de volumes, un peu confus, ne parait pas avoir encore débrouillé toutes ses intentions, très attrayantes. M. Paul Morand, non plus : mais que de belles tentatives ! M. André Thérive est tout à fait un écrivain.

M. André Thérive ne ressemble pas à M. Paul Morand, lequel inventerait un style volontiers, tandis que M. Thérive est bien fidèle à un usage ancien de notre langue. M. Pierre Mac Orlan, M. Faure-Biguet, M. Louwyck, M. Thévenin, M. Lamandé vont chacun de son côté ; l’on ne voit pas qu’ils se groupent le moins du monde, ou par des sentiments, ou des opinions, ou des procédés. Cette diversité est déjà l’un des caractères de la jeune littérature, il me semble. Un philosophe l’appellerait, à cause de cela, individualiste : et ce mot. comme presque tout le vocabulaire des philosophes, prête à ces malentendus qui sont le fonds de la querelle philosophique. Tout simplement, il me paraît qu’il ne se forme point une école, parmi nos jeunes écrivains, ni une équipe telle que furent au siècle dernier le romantisme, par exemple, ou le Parnasse, ou le symbolisme.

Je n’en suis pas du tout fâché. Au bout du compte, les écoles ont peut-être plus d’inconvénients que d’avantages. Elles offrent des commodités à leurs adhérents ; la brigade fait son chemin tout entière. Plus tard, on vérifie que les médiocres et les pires ont passé avec les meilleurs et les grands et que c’est une espèce de fraude qui a risqué de compromettre un admirable mouvement d’idées : rappelez-vous le symbolisme. On vérifie aussi que les doctrines de l’école tombent, ne valaient rien, ont gêné le véritable poète, au moins ne l’ont jamais servi. Les écoles ne sont qu’un procédé de classement, qui facilite la besogne du critique ou de l’historien de la littérature. Si nos jeunes écrivains n’organisent pas de coteries, je les en complimente.

Leurs analogies sont d’autant plus intéressantes. Elles ne proviennent pas de l’un d’eux et n’ont pas l’air d’un coup monté. On les sent involontaires et, en quelque sorte, naïves. Remarquez-les, comme les signes de l’époque. Et cette époque-ci est assez particulière, qui succède à un cataclysme.

Eh ! bien, les romans divers, et très divers, que je viens de lire dénotent, chez leurs auteurs, un goût très vif du pittoresque et de l’étrangeté. L’on nous mène en tous pays, plutôt que de nous laisser jamais chez nous, parmi des paysages et des gens qui nous sont depuis longtemps familiers. Les étonnantes Nuits de M. Paul Morand, les voici : la nuit catalane, la nuit turque, la nuit romaine, la nuit hongroise et la nuit nordique ; et, si j’omets la « nuit des six jours, » les gaillards que l’on y rencontre, en plein Paris, ne sont pas nos camarades ordinaires.

Dans sa préface, M. Paul Morand feint que l’auteur supposé de son livre envie, — ce n’est que badinage, — nos écrivains régionalistes ; il en a lu les noms et, à côté de leurs noms, leurs provinces françaises : « J’étais donc à peu près tout seul sur les grands chemins étrangers, dans des vestibules d’hôtels, en consigne dans les gares, avec des gens privés de lieu géométrique, et quelle moralité ! non situables, et quel sabir ! » Au début de la Cavalière Elsa, où sommes-nous ? M. Mac Orlan nous le dira. Premièrement, il nous a dépavées, d’une rude manière ; il a dressé autour de nous des murailles d’ombre inquiétante. Et, quand nous apprendrons que nous sommes en rade de Sébastopol, où sévit le bolchévisme, nous aurons l’assurance d’être au delà du bout du monde. L’un des héros de ce roman, Jean Bogaert, après avoir été matelot, se révèle un artiste, graveur et peintre, aussi poète, et qui arrange sa vie au gré de son imagination. Ce qui le tente est l’aventure, même dans l’existence qu’il essaye de rendre désormais casanière. Il quête aux livres des aventuriers « les éléments d’une véritable histoire qui valût la peine d’être vécue, tout au moins intellectuellement. » Je crois que, par moments, l’auteur de la Cavalière Elsa donne à son Jean Bogaert les traits emblématiques de l’homme et de l’artiste qu’il veut être. Jean Bogaert a péniblement voyagé de Brindisi à Tripoli, de Tripoli à Constantinople, de Constantinople à Sébastopol, où il a vu, aux branches fraîches des platanes, des pendus si nombreux qu’on eût dit les fruits des arbres ou « un vol d’oiseaux migrateurs en costume de voyage, se reposant sur des branches hospitalières. » Enfin, ses yeux se sont accoutumés à des « ornementations bizarres. » Ses voyages ne lui ont pas fait acquérir « la fameuse connaissance des hommes ; » et maintenant il peint sur la toile « des aventures imaginaires où la nature ne tient qu’un rôle décoratif. » Jean Bogaert, ayant de tous côtés vu l’imprévu, s’établit de propos délibéré dans l’extravagance.

Le héros de M. René Thévenin, Barnabé Tignol, est de Paris et demeure en plein Paris. Mais il a son domicile dans le ventre d’une baleine, au Jardin des Plantes. Il a meublé tant bien que mal ce ventre et même y invite à partager sa destinée, pendant quelques jours, une Blanche-Marie, douce personne et très honnête. Nul voyage, fût-ce en compagnie de Jean Bogaert, n’eût procuré à Barnabé Tignol plus d’aventures qu’il n’en court dans le cinquième arrondissement, soit qu’un hippopotame le suive en ses nocturnes et hardies promenades, soit qu’on le prenne pour un professeur du Muséum, et que ses hauts et bas de fortune le mènent au hasard. Le Castagnol de M. Lamandé, un rôtisseur du quartier latin, c’est encore un drôle de corps. Elle gros garçon, d’humeur tranquille, qu’a dessiné M. André Thérive à l’imitation de M. Renan, traverse la mer dangereuse et, dans les plus terribles conditions, visite l’Afrique, devient mahométan, s’égare en ces deux grands déserts, les sables et l’idéologie.

Nos jeunes gens n’ont plus l’imagination sédentaire ou confinée. On dirait qu’ils ont aperçu, à la guerre, maintes choses venues d’ailleurs et qu’ils ont fait connaissance avec ce que nous autres avons ignoré. Le monde s’est agrandi devant eux, probablement. Et, comme ils perdaient, en même temps, l’habitude, aimable et petite aussi, d’être chez soi, ils vagabondent volontiers. Peut-être vont-ils nous élargir à merveille les horizons de la littérature.

Je n’ose rapporter à la guerre toutes leurs innovations, et jusqu’à leurs manières... Ils ont pourtant une vivacité, assez brusque, et une désinvolture qui serait assez bien celle de bons soldats, — jeunes et. promptement, vieux soldats : — point de cérémonies, ou de menue ? précautions ; voici, voilà et c’est ainsi !

Leurs personnages, ils ne vous les présentent pas ; les voici, vous les aimerez ou non, les approuverez ou non, les comprendrez ou non. Les voici, très vite crayonnés. Ce sont des caricatures ? Seulement, ces caricatures vivent tout à coup. Je suppose qu’à la guerre on devait rencontrer de ces types, qu’on avait tout juste le temps de regarder : on les devinait aussitôt, sans recourir aux méthodes si lentes de la psychologie. Et puis les circonstances de la guerre ont créé, dans les âmes, une soudaineté que la méticuleuse analyse ne saisit pas. Nous avons accoutumé d’appeler raison le train de pensée que suit pas à pas et régulièrement l’analyse des psychologues. Nous appelons le reste absurdité. C’est un mot que je voudrais dégager de ce qu’il a qui impliquerait un blâme. Après cela, mais cela bien entendu, je dirais que nos jeunes romanciers sont ou paraissent enchantés d’absurdité.

L’absurdité, cette absurdité-là est magnifique dans les romans de M. Mac Orlan. La Cavalière Eisa eût déconcerté un psychologue d’autrefois. Elle incarne la révolution russe. Elle a autour d’elle, et n’en souffre pas, des sauvages nommés Falstaff ou Hamlet, qui la trimbalent de l’Est à l’Ouest. El, à côté d’elle, une Théroigne de Méricourt est anodine.

Les héroïnes de M. Paul Morand sont tout de même absurdes : cette dona Remedios, une émeutière, en qui la tendresse et la coquet- terie se mêlent de fureur ; cette Isabelle dégradée, belle et monstrueuse, victime presque charmante d’une époque où « les hommes sont devenus soldats, les femmes sont devenues folles ; » cette douloureuse Anna Valentinovna, ruinée, quasi servante au restaurant Fcodor, dans la grande rue de Péra, et qui a bien de l’audace grâce à une idée qui la protège, l’idée de mourir.

C’est aussi une jeune Russe, l’héroïne de M. Faure-Biguet, délicieusement alarmée de rêveries. Son absurdité la conduit à mourir. M. Faure-Biguet l’a enveloppée d’un suaire délicatement brodé.

La raison n’est plus à la mode. Nous y reviendrons et nous l’aimerons, quand nous l’aurons un peu oubliée. Alors, elle nous semblera singulière et toute neuve, comme à présent l’absurdité.

Ces écrivains, que j’ai tenté de réunir, — mais j’y renonce, avant de les rendre pareils ; car ils ne le sont pas, — ont leurs talents très heureusement séparés.

Le premier chapitre de Barnabé Tignol et sa baleine est bien joli, où, « par un beau soir de juillet enveloppé de poussières roses, » erre dans le silencieux Jardin des plantes, parmi les otaries, les perroquets et les gazelles, ce Barnabé « au nez violet d’avoir souvent eu froid, aux yeux rouges d’avoir parfois mal dormi, aux joues vertes d’avoir toujours eu faim. » Les derniers promeneurs s’en vont : « le soir descend sur le chant des ramiers qui battent de l’aile dans les hautes branches. » La suite se gâte par un abus de la drôlerie compliquée.

Il y a bien de la sensibilité, dans cet Homme tendre de M. Louwyck, et de l’émotion furtive. C’est dommage que l’auteur n’ait pas encore oublié la leçon de nos vieux réalistes et qu’il écrive ; « Cette salle vous trempait dans un froid caveau. Deux cuves en sapin, énormes, où stagnait un liquide verdâtre et nauséabond, s’y allongeaient côte à côte comme des cercueils d’eaux mortes. Au fond d’un baquet croupissait du lait de chaux ; dans un autre, hissé sur un trépied, une mixture gris-jaunâtre moisissait. Par terre, des flaques visqueuses vous collaient aux semelles. On respirait de l’air mouillé. Les murs eux-mêmes, en carreaux de plâtre, suintaient... » Où sommes-nous ? Dans l’atelier d’un polisseur et nickeleur. Mais Carette, le polisseur et nickeleur, s’abandonne à son amour avec une faiblesse qui lui gagne votre amitié. M. Louwyck a trouvé, pour ce pauvre Carotte, une Manon Lescaut des faubourgs, terrible et aguichante et qu’on risquerait d’aimer, demain, si elle vivait.

Le Castagnol de M. Lamandé est un gracieux récit, farceur et philosophique, tout le temps clair et, à la longue, un peu moins clair qu’on ne l’a cru, mais agréable. Et j’ai dit, en passant, que M. Faure-Biguet ne manquait pas d’habileté : il n’est pas simple et a le goût de la psychologie morbide. Quand il s’apercevra que les âmes qui semblent ordinaires sont extrêmement singulières, il donnera une œuvre exquise dont la Fiancée morte est l’annonce.

Les livres de M. Pierre Mac Orlan sont écrits à la diable. Ce qu’un judicieux pédantisme, et que j’approuve, appelle fautes, contre la grammaire et le bon goût, s’y rencontre. Mais, à la diable : je veux dire aussi, avec une espèce de diablerie. C’est qu’il se dépêche. Et nous lui dirions que nous avons le temps : il est pressé. Pourquoi ? Mais à cause d’une abondance de mots, d’imaginations et de projets, — projet d’une phrase ou d’une idée, les deux à la fois peut-être, — qu’il a dans l’esprit et qu’il a sous la plume et qu’il ne faut pas laisser perdre. Il ne choisit pas : il a tort de ne pas choisir ; et c’est ici que l’on verrait son goût très sûr. Seulement, il n’a pas le goût très sûr : cela se voit au mélange qu’il fait du pire et du meilleur. Il écrit de longues pages, et des chapitres, inutiles, peu attrayants. Bientôt, sa verve donne ; et le langage est vif, ingénieux, rapide. Des bonshommes naissent, remuent, prennent leur caractère. Un gros dessin s’anime. Les bonshommes parlent : vous entendez leur voix. Leurs intonations, comme leurs gestes, les signalent. Les paysages s’illuminent. Ce ne sont pas les paysages de chez nous ; ce ne sont pas des bonshommes avec qui nous ayons aucune familiarité. Une fantasmagorie ? Mais cependant réelle ! Je reviens à Jean Bogaert. Le voici dans son atelier. Son atelier ? C’est une bibliothèque. Il y a des livres partout : « Les livres donnent à la vie son cours normal. Ils s’imposent à nos actes, à nos gestes, à nos peines, à nos plaisirs. Il est impossible de concevoir la vie sans les livres : elles se résorberait et finirait par disparaître... Bogaert travaillait toujours sous l’influence d’un livre. Il ne concevait la misère que pour l’avoir vue définitivement peinte dans des livres spéciaux. Il s’intéressait à l’amour parce que, dans les livres, il est parfois question de l’amour. Quant à la volupté, elle n’existe que littérairement : ce n’est qu’une anticipation ou un souvenir. Bogaert travaillait afin de perfectionner son isolement et pour ne pas oublier les créations intellectuelles à son existence. Il peignait et gravait comme d’autres font leur pain et leur vin... Jean Bogaert, grand et large d’épaules, toujours vêtu d’un chandail gris, ressemblait, au milieu de ses livres, à un vague saint François d’Assise sportif, parlant aux oiseaux. Sa librairie ressemblait à une volière peuplée d’hôtes colorés à la mode des tropiques ; reliures vert laitue comme des perruches, noires ainsi que des corbeaux galonnés d’or, jaunes ainsi que des canaris. De petits bouquins trapus comme des martins-pêcheurs se miraient dans l’acajou d’un guéridon louis-philippard, posé dans un coin, en présence d’une frégate à sabords blancs et noirs, une maquette de frégate couverte d’une poussière d’appartement, fine et distinguée comme celle des bibliothèques... » Aimez-vous ça ? Les bonnes raisons que vous auriez de le blâmer vous priveraient pourtant d’un plaisir. Avec tous leurs défauts, qui me choquent le plus ou me chagrinent, les romans de M. Mac Orlan laissent un fort souvenir ; c’est une pensée turbulente, une poésie de tristesse et d’entrain, le désespoir d’une activité enivrée d’elle-même, et c’est une quantité de couleurs et de sons, presque une odeur et qui vous entête.

Il y a deux volumes de M. Paul Morand : l’un, Tendres stocks, est de l’année dernière ; Ouvert la nuit, de cette année. Je ne compte pas, dans son œuvre digne de louanges, deux recueils de poèmes qu’il avait donnés d’abord et qui sont abracadabrants, comme ceci : « Lire les visages et les mains, — consulter les vêtements, — surveiller l’usure des semelles, — classer les taches, — se fier aux initiales des chapeaux. — Indépendant... » Cela continue ; il est probable que M. Paul Morand se divertissait à un jeu dont j’ignore la règle. De temps en temps on aperçoit, dans le brouillard de la pensée, une petite lueur : « Fédérons notre ennui sous l’œil du silence — puisque nous redoutons le discours intérieur — tout autant que la parole — et que nous ne pouvons digérer les repas — pris à la vaisselle commune des mots... « Le dernier vers, qui n’est pas un vers, a une drôlerie ingénieuse et adroite. Parmi des calembredaines, un vœu survient : « Exigeons la vie authentique ! » Et c’est peut-être le moment où l’auteur va passer des calembredaines à quelque réalité.

Son œuvre digne de louanges est toute pleine de réalité, mais qu’il arrange avec un art tout dénué de naturel, avec un art souvent délicieux, presque toujours difficile. On ne lit pas M. Paul Morand comme on peut lire M. Mac Orlan, d’une traite. Il faut s’arrêter, recommencer, et gagner son plaisir.

Ce que j’appelais désinvolture et donnais pour l’un des caractères de la littérature nouvelle, c’est précisément la manière de M. Paul Morand, qui n’a point d’obligeance, ne nous avertit pas, ne vous aide pas, écrit comme pour lui seul ; et peu importe que vous ayez grand peine à deviner ce qui l’ennuierait à dire. Il écrit, par exemple, et c’est le début de la Nuit catalane : « J’allais voyager avec une dame. Déjà une moitié d’elle garnissait le compartiment. L’autre moitié, penchée hors de la portière, appartenait encore à la gare de Lausanne et à une délégation d’hommes de nationalités diverses, noués au quai par une même ombre, unis par une églantine semblable à la boutonnière. Des sonneries grelottaient. Les voyageurs coulaient sur l’asphalte. Au haut d’un tronc ajouré, le signal tendait ses fruits écarlates que l’horaire fit tomber. Un coup de sifflet entra. La dame serra des mains par-dessus la vitre baissée : main britannique, tachée de son ; charnue main germanique ; main en vélin d’un Russe ; doigts effilés d’un Japonais. Enfin un jeune Espagnol, dont la cravate de chasse cachait une furonculose, offrit une main sale, baguée de cuivre, en disant : Adieu, doña Remedios ! » Vous êtes un peu ébaubi ; vous le seriez beaucoup moins, si vous saviez que doña Remedios, veuve d’un libertaire qu’on a récemment fusillé à Barcelone, vient d’un congrès anarchiste et que ce sont les représentants de l’Internationale qui, l’ayant accompagnée, lui font leurs adieux. L’auteur le sait, feint de ne rien savoir et affecte de regarder avec une fausse naïveté des formes, des couleurs, des images qu’il interprète au mépris de leur vérité, comme ces lampes des signaux qu’il s’amuse à prendre pour des fruits écarlates. Quand vous aurez la même information que lui, au sujet de Mme Remedios et de ses compagnons, vous relirez cette page et vous en apprécierez le subtil et matin travail.

Quelquefois, la seconde lecture vous laissera, — ou m’a laissé, — dans la même incertitude que la première ; et vous en aurez, je crois, un peu d’ennui. Le train part et : « Alors la foule s’ouvrit et par la brèche se défendit une étoile mauve suivie d’un ébranlement mou et d’une fumée au travers de laquelle le film tourna, sans attendre, son devoir éperdu. » Je ne sais pas ce qu’est l’étoile mauve qui se détend, qui est suivie d’un ébranlement... Je conjecture que l’auteur note un souvenir bref, et qu’il a vu, de ses yeux vu, quelque chose d’analogue en effet à une étoile mauve ; il n’a pas cherché à savoir ce que c’était, il note qu’il l’a vu et comme il l’a vu. Le train partait ; et ainsi tout s’embrouilla. Je n’en doute pas ; mais la phrase aussi s’embrouille : et voilà du galimatias.

Ce galimatias, — et, avec sa désinvolture, l’auteur s’en moque, — est, dans l’œuvre de M. Paul Morand, ce qui reste de ses poèmes saugrenus. Il n’apparaît que par endroits, et va disparaître, et disparait déjà : il n’y aura plus, cela ôté, qu’un écrivain très attentif, et bon écrivain, spontanément très original, riche, concis, et qui serre, d’une étonnante façon, les unes contre les autres ses trouvailles d’idées, de mots et de métaphores.

Les récits de Tendres stocks et d’Ouvert la nuit sont charmants, ont beaucoup d’éclat, de frénésie, de mélancolie. Autant de récits et autant de figures de femmes qui se révèlent, très singulières, toutes un peu folles, ardentes et promptes au désespoir, bien séduisantes. Comment ne pas aimer Clarisse ? Une sonnerie du téléphone vous réveille dès le matin ; Clarisse vous dit : « Regardez à la fenêtre ; je vous envoie un beau nuage ! » Et vous allez vite à la fenêtre voir le beau nuage qui, par la route du ciel, vous apporte la pensée aimable et vaporeuse de Clarisse. La plupart des héroïnes de M. Paul Morand sont des étrangères, et de tous pays qu’a bouleversés la guerre. Elles ont subi le contre-coup des événements formidables et qui n’étaient point à la mesure de leurs petites âmes. Elles sont éperdues dans le désordre de la « vie moderne » où il faut « entrer en composition avec la folie. » Elles vont à mourir et, en chemin, s’égarent ; tout les trompe, sauf la mort, qui guette leur venue. Elles ont une grâce et une élégance de victimes ; elles ont un entrain qui sera déçu ; elles ont toute sorte de sourires, mêlés de larmes. Leur destinée ne semble pas faite pour elles, et les maltraite, et à la fois les ridiculise et les ennoblit. Leurs malheurs sont comiques et beaux.

M. André Thérive est-il gai ? Je crois que oui ; très gai : Il a écrit le Voyage de M. Renan, qui est une longue plaisanterie sans relâche. N’est-il pas triste cependant ? Il a écrit l’Expatrié, l’un des romans les plus affligeants que j’aie lus. Entre temps, il compose de savants poèmes, d’une forme un peu ancienne, qui semblent d’une époque plus digne de Minerve » et qui ont leur véritable beauté dans la double méditation de l’amour et de la mort :


Aminte. il faut penser qu’en un coffre sévère
Un jour seront enclos
Ces membres qui sont vifs comme sous la lumière
Les plus jeunes ruisseaux.
Et déjà tu le sais, sous des terres diverses,
Herbe, sable ou rocher,
Tant de corps que fondit un amoureux commerce
Dans l’horreur sont couchés...


Une époque plus digne de Minerve l’eût blâmé de mettre à la rime indifféremment le pluriel ou le singulier, mais eût vanté sa jolie adresse, un choix très juste et fin des mots, le rythme parfait, la vive péripétie du poème, le sentiment discret, et enfin le jeu d’écrire en vers mené à l’exquise rouerie.

Si M, André Thérive est gai ou triste ? Je le devine ou crois le deviner un homme que la littérature enchante, ou gaie ou non, selon les jours et que, d’une manière ou de l’autre, elle amuse.

Je l’aime donc ! Je n’aime pas tant d’écrivains que nous avons et qui ont l’air morose. Il suffit de les lire, on sent qu’ils ont peiné sur l’ouvrage. Leur gentil métier ne leur donne point d’allégresse : que leur faut-il ? Ou bien, ils sont guindés : l’art d’écrire leur parait une futile besogne et tant inégale à ce qu’ils songent qu’au soin de la littérature ils ajoutent maints propos ambitieux ou éloquents. Les voilà prêcheurs ou partisans, refrognés, malheureux, dérisoires.

Au contraire, M. André Thérive est content. Une idée qui l’a séduit l’emmène. Et il n’a point, comme les sombres gens que je disais, peur des idées, fussent-elles parfois périlleuses.

Peut-être doit-il cette agréable sécurité à une agilité d’esprit qu’il a et qui lui promet le salut par la fuite ou par les détours opportuns. Plutôt encore, s’il n’est pas craintif ou poltron, c’est qu’il a ses doctrines ou préférences fixées depuis longtemps : il baguenaude avec liberté aux alentours, sûr de ne pas se perdre.

Le sujet de son premier roman, l’Expatrié, eût alarmé d’autres écrivains, parmi ceux-là même qui font grand bruit de leur audace : des étourdis, et fastueux. L’expatrié, c’est l’histoire d’un garçon qui, dès la guerre déclarée, se dégage de son pays, s’établit en dehors de la mêlée, dans une idéologie, à l’abri des coups. Un lâche ? S’il était exactement un lâche, il ne mériterait aucune attention, nulle pitié, ni le peu d’amitié qu’il faut qu’obtienne un personnage de roman pour qu’on ne l’abandonne pas tout de go.

Sa lâcheté n’est pas tout son caractère. En outre, il a une philosophie. Est-ce à cause de sa philosophie qu’il devient lâche, ou bien a-t-il adopté une philosophie lâche comme il la désirait ? L’accord de cette doctrine et de ce garçon, M. Thérive ne l’invente pas : il le constate ; et il nous montre comme nous avons tort et nous flattons d’une liberté fausse, en nous figurant que nous choisissons nos doctrines, lesquelles ne sont pas notre manteau, mais notre peau... Donc, Taillandier s’expatrie et, de la société qu’il a quittée, il tombe dans une coterie de déserteurs et de bohèmes. Il ne sera point seul. Et il a rêvé de l’être : on n’est pas seul, on ne l’est jamais. Il aura des révoltes vives contre ses nouveaux compatriotes, les sans-patrie et, quand ils seront trop abjects, il rougira de leur camaraderie ; quand ils le complimenteront d’être leur pareil, il sentira son ignominie. Ce qui lui manquera, c’est la force de rompre avec tant de sophismes dont les liens le tiennent, et de rompre avec un amour dont la vile douceur convient à sa faiblesse.

Or, nous arrivons à plaindre Taillandier. M. André Thérive ne le hait pas. Mais il le juge et ne cesse de le juger. Voilà une tête où les idées ne s’embrouillent pas. Ce roman si douloureux garde la vérité intacte et garde, avec simplicité, une sérénité intelligente.

Il y a, dans ce roman pathétique, plusieurs passages qui annoncent la gaieté de l’auteur, sa plaisante ironie. Hors de France et parmi les sans-patrie. Taillandier retrouve une Autrichienne qui a été sa bien-aimée autrefois, et qui l’a quitté pour aller à d’autres erreurs. Asseline raconte à son ancien amant ce qu’elle est devenue depuis lors. Elle a vécu en Egypte ; et elle passe, tous les ans, six mois dans le Tyrol ; à Salzbourg, elle a lu un livre de Taillandier, etc. « Elle omettait bien des choses, mais c’était avec bonne grâce... » Voilà un trait de ravissante comédie ; et lisons le Voyage de M. Renan.

Ce n’est pas M. Renan qui voyage, mais le sosie de cet écrivain célèbre. M. Renan ne désirait pas de quitter Paris ou la Bretagne. Or, il s’agit d’aller en Afrique et d’apporter au Collège de France une pierre, une lourde pierre aux parois de laquelle est gravée en caractères araméens une inscription votive. Le sosie de M. Renan passe la mer. Seulement il est pris par les fidèles du Mahdi, cela en 1885, mauvaise année où les Mahdistes sont en guerre avec les Anglais et les Égyptiens de Gordon. Le faux Renan n’était aucunement préparé à de si redoutables aventures et, pour ainsi parler, n’avait pas son héroïsme sous la main ; de sorte qu’il remplace les ressources de violence combative par les stratagèmes de l’esprit le plus avisé. Les Mahdistes ne l’épargneront pas, s’il refuse de se convertir. Eh ! volontiers : et, comme il n’est pas attaché à telle ou telle religion, celle qu’on lui offre ou qu’on lui impose ne le rend pas un renégat ; dont il se félicite. Et, racontant plus tard son histoire, il dit : « Je revins à la cabane habillé en derviche, d’une robe blanche, ceint d’une bande verte et bleue qui se retrouvait en cordelière autour d’un grand chapeau fort commode... » La commodité du chapeau serait une consolation, s’il en fallait une. Les compagnons de voyage du faux Renan, captifs comme lui désormais, n’ont pas tous la même entente de la vie. M. Guéret, capitaine émérite et qui paraît avoir été en coquetterie avec la Commune, est fort aise : il combattra. Mais il y a des religieux et des nonnes, que le « fanatisme » rend difficiles à sauver. Les religieux, on les a suspendus à des branches et on les a fouettés avec des épines ; les sœurs Barbe et Madeleine, on leur a mis le carcan. Voici la novice Mathilde, affolée de martyre. « Allons, lui dit le faux Renan ; je suis aussi peiné qu’on peut l’être de ces cruautés inutiles ; mais n’avez-vous pas exaspéré ceux qui nous ont à présent en leurs mains ? ils demandent si peu de chose. — Certes, dit M. Guéret ; une ou deux simagrées ce matin, et j’en suis quitte pour être musulman... Mathilde le regarda avec tant d’horreur qu’il se retourna en grommelant. » Le faux Renan essaye de faire admettre à la novice que nulle opinion des hommes ne vaut qu’on lui sacrifie sa vie, et n’y parvient guère...

Et vous songez à Candide.

Mathilde s’adoucira ; et puis Mathilde se repentira ; et, par moments, elle vous fera songer à cette « dame en servitude » qu’il y a dans la Captivité de Saint Malo, de La Fontaine, à propos de laquelle Saint Malo, un peu alarmé, dit au Seigneur :


Tu m’as donné pour aide, au fort de la tourmente.
Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante !...


Et, si le roman de M. André Thérive nous procure de tels souvenirs, de Voltaire et de La Fontaine, j’en ai dit la bonne qualité.

Parmi nos jeunes romanciers, l’auteur du Voyage de M. Renan est un lettré accompli et qui ne croit pas qu’il faille bouleverser les siècles admirables de notre littérature pour y être jeune et tout neuf.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Castagnol, par M. André Lamandé, (Delalain) ; — Un homme tendre, par M. J. -H. Louwyck, (Albin Michel) ; — Barnabé Tignol et sa baleine, par M. René Thévenin, (même éditeur) ; — La Fiancée morte, par M. J. -N. Faure-Biguet, (Flammarion) ; — La Cavalière Elsa, (Nouvelle Revue française), A bord de l’Étoile Matuline, etc., (Crès), par M. Pierre Mac Orlan ; — Ouvert la nuit, par M. Paul Morand, (Nouvelle Revue française ; — L’Expatriée, (La Sirène) et Le voyage de M. Renan, (Grasset), par M. André Thérive.