Revue littéraire - Gui Patin
Aux années d’Anne d’Autriche et de Mazarin, quand régnait dans les rues de Paris et dans l’esprit de ses habitans le désordre le plus pittoresque, un bourgeois de profession austère et d’humeur joviale entretenait avec trois ou quatre amis de choix une correspondance, où il avait soin de noter les événemens politiques, faits de guerre, nouvelles religieuses et curiosités littéraires, sans oublier les scandales, accidens, assassinats et exécutions capitales. Il avait de grandes relations, était en situation d’être bien renseigné ; il était d’ailleurs homme d’esprit, réputé pour sa verve, sa causticité, et certaine disposition d’habitude à dire crûment les choses, en se bornant à appeler le latin à son secours dans les endroits scabreux et quand le picard n’y suffisait plus. Ses Lettres, Gui Patin ne les écrivait probablement pas pour la postérité : à nous être destinées, elles eussent perdu leur plus grand attrait, qui est leur naturel. Mais une heureuse fortune nous les a conservées ; elles sont une des richesses du magnifique trésor épistolaire du XVIIe siècle ; et on comprend sans peine qu’elles aient été souvent réimprimées. Seulement il en est d’elles comme de beaucoup des meilleurs textes de notre littérature : nous n’en possédons que des éditions déplorables. La dernière en date arrachait à Sainte-Beuve des cris de colère. Lui dont la critique est ordinairement courtoise et dont les sévérités sont enveloppées, il se plaignait que les notes en eussent été rédigées par quelque M. Prudhomme, docteur en médecine. Le fait est que l’auteur responsable et coupable de cette édition, Réveillé-Parise, n’était intervenu que pour nous faire part, ici et là, de son opinion personnelle sur le train du monde et les grands mouvemens de l’histoire : le moindre renseignement de biographie ou de bibliographie eût beaucoup mieux fait notre affaire. En outre, il est établi que les Lettres ont été tronquées, des passages supprimés, d’autres indûment rapprochés ; des phrases ont été altérées, des mots intercalés, qui changent le sens. On réclamait une édition préparée d’après les méthodes modernes ; et, pour en exécuter le travail, il ne suffisait pas d’un érudit, il fallait encore qu’il fût de la Faculté. M. le docteur Paul Triaire, déjà connu par de belles publications relatives à l’histoire de la médecine, a entrepris de nous la donner. Le premier volume vient de paraître[1]. Les lettres y ont été soigneusement collationnées sur les manuscrits ; elles sont disposées dans le seul ordre acceptable, qui est celui de la chronologie ; les notes ne laissent passer aucun nom propre, sans nous apporter tous les éclaircissemens dont nous avons besoin. Voici donc que Gui Patin aura un monument cligne de lui. Nous en attendrons l’achèvement avec sécurité, non sans impatience : ce premier volume s’arrête à l’année 1649, et, pour la plus grande partie de la correspondance, nous sommes donc obligés de recourir encore à l’édition usuelle. Nous serons surtout curieux de lire l’étude où le nouvel éditeur de Gui Patin, situant celui-ci dans son milieu, comme il est juste, le suivra dans son rôle de praticien, doyen de la Faculté de médecine et professeur au Collège de France : placé du côté de l’opérateur, il réclamera sans doute pour lui une indulgence que nous autres, placés du côté des patiens, nous ne sommes pas très disposés à lui accorder. Pour l’instant, efforçons-nous de dégager quelques-uns des traits de cette physionomie d’autant plus intéressante qu’elle est tout à la fois très originale et très représentative.
Si l’on veut prendre tout de suite bonne opinion de Gui Patin et en recevoir une impression favorable, c’est dans sa vie de famille qu’il faut l’apercevoir. On est séduit par la bonhomie, la simplicité de mœurs, l’air de grande honnêteté. On se réjouit de cette perspective ouverte sur notre vieille bourgeoisie. Gui Patin a lui-même retracé dans une page charmante l’histoire de ses origines. Né en Picardie, dans un village à trois bleues de Beauvais, nommé Hodenc, il y retrouve trace d’un Noël Patin qui vivait dans la même paroisse, il y a plus de trois cents ans. Il compte dans ses ascendans, des notaires, des marchands, des avocats. Il était l’aîné de sept enfans ; on voulut lui donner un bénéfice ; au risque de se brouiller avec ses parens, il refusa tout à plat, protestant qu’il ne serait jamais prêtre. Ce n’est pas que le métier lui parût moins avantageux qu’un autre ; mais il manquait totalement de vocation. Il vint à Paris, fit sa médecine, fut reçu docteur et bientôt fort estimé dans sa profession. C’est surtout aux années de sa maturité qu’il est bon à regarder, alors que lui sont venues la réputation et l’aisance. Il a acheté pour neuf mille écus, dans la place du Chevalier du Guet, une maison en belle vue et hors du bruit ; il y possède notamment une étude grande et vaste où tiennent, en se serrant, ses dix mille volumes. « Nos messieurs disent que je suis le mieux logé de Paris. Ma femme dit que voilà bien du bonheur en une fin d’année : son mari doyen, son fils aîné docteur, et une belle maison qu’elle souhaitait fort. » En outre, Gui Patin a maison des champs : c’est à Cormeille-en-Parisis, une petite lieue par-delà Argenteuil. Autant que de ses dix mille volumes, il est fier de ses deux cents cerisiers, de ses cinq cents poiriers, de ses fraises dont on peut cueillir à volonté et de ses vendanges auxquelles sa femme préside. Autour de lui, dans ses belles allées, il se plaît à voir grouiller de la jeunesse. « J’aime bien les enfans, j’en ai six, et il me semble que je n’en ai point encore assez. » Aussi prendra-t-il chez lui en pension le fils de son ami Falconet ; rien de plus édifiant que la sollicitude dont il entoure ce garçon et que la prudence avec laquelle il avertit le père des dangers qu’offrirait une ville comme Montpellier, réputée pour la débauche de ses étudians. Gui Patin est sur ce point d’une sévérité à laquelle l’autorisait l’exemple de sa vie, une vie toute de labeur, remplie par les devoirs du praticien, et où nulle part n’est faite à la frivolité. Le peu de loisirs que lui laissent ses occupations, il les passe dans sa bibliothèque, où les romans ne tiennent pas plus de place que les livres de dévotion. Son délassement consiste à s’entretenir, les après-soupers, avec ses deux illustres voisins, M. Miron, président aux enquêtes, et M. Charpentier, conseiller aux requêtes. On les appelle les trois docteurs du quartier. Une fois la semaine, il va dîner chez le premier président Lamoignon ; c’est sa principale distraction, et celle, en tout cas, dont il se montre le plus fier ; car, on a pu déjà s’en apercevoir, ce bourgeois cossu n’est pas dépourvu de toute espèce de vanité. Lamoignon l’envoie chercher dans son carrosse ; il le fait asseoir à table entre lui et Mme la première présidente ; ou encore, il donne ordre qu’ils seront tous deux seuls : « M. Patin vaut bien une audience particulière. » Le moyen de ne pas se sentir honoré par des attentions aussi flatteuses et, partant d’un magistrat aussi haut en place ? Quelquefois encore Patin se passe la débauche de s’aller promener on famille, comme ce jour où, accompagné de sa femme et de ses nouveaux mariés, il poussa jusqu’à la foire de Saint-Denis, et en profita pour visiter l’église et le trésor. Ce fut un événement.
Non certes qu’il faille s’attendre à trouver chez Gui Patin une sensibilité toujours très fine. Cet homme de famille est gendre à s’expliquer sur le compte d’une belle-mère en termes qui, même au pays gaulois, semblent un peu roides. La pauvre vient-elle à mourir ? « Gardez-vous bien d’en pleurer la mort : elle ne l’a pas mérité. C’était une bonne femme fort riche et fort avaricieuse qui ne craignait rien tant que la mort. » Le beau-père s’obstine à une longévité dont on ne prévoit pas le terme. Gui-Patin proteste qu’il ne hâtera pas la mort du vieillard, quoiqu’étant son médecin, ou, tout au moins, qu’il ne le fera pas exprès. « Ces gens-là ressemblent à des cochons qui laissent tout en mourant et qui ne sont bons qu’après leur mort, car ils ne font aucun bien pendant leur vie. Il faut avoir patience : je ne laisserai pas d’avoir grand soin de lui. » Ce grand soin consista à le saigner huit fois, comme il venait d’avoir quatre-vingts ans ; mais c’était pour son bien ; et il est exact que le vieil homme en fut tout ragaillardi. Passe encore pour les beaux-parens ! Cela nous choque davantage de voir un mari se plaindre — ou se louer — si librement de sa femme auprès de ses amis. « Ah ! que vous êtes heureux d’en avoir une si bonne, si parfaite, et de si belle humeur ! La mienne a bien plusieurs qualités fort bonnes ; mais elle est quelquefois chagrine et cruelle aux valets et servantes, qui sont des qualités desquelles je ne tiens rien. » Une autre fois, il s’égaiera aux dépens de la simplicité de la bonne dame. C’est lors de la fameuse visite aux tombeaux de Saint-Denis. Le bedeau, qui guidait la caravane, débitait un de ces boni-mens dont ils ont le secret. « Ma femme était ravie de ces bagatelles et prenait pour autant de vérités les petits contes qu’un moine lui débitait en les autorisant de sa baguette. J’étais déjà informé de ces sottises… » Son orgueil d’homme y trouve son compte. Car il n’attribue pas beaucoup de portée à l’entendement des femmes. Il est à ce point de vue, comme aussi bien à tous les autres, de l’ancienne école, et ne donne pas du tout dans les travers des galans du jour et des précieuses. Mademoiselle Patin, sa femme, n’avait guère plus d’accès dans l’étude aux dix mille volumes, que mademoiselle Montaigne, dans la « librairie » de son mari. Il y a bien de la rudesse dans cette honnêteté de Gui Patin.
Si d’aventure vous voulez savoir le sentiment auquel son cœur est le plus accessible, ne cherchez pas : c’est l’amitié. Envers ceux qui, dans sa carrière, l’ont aidé de leur expérience et de leurs conseils, il a une reconnaissance, un dévouement sans limites. Quelques-unes des très rares larmes qu’il lui arrive de verser, c’est au chevet d’un ami que son coup d’œil de praticien lui révèle soudain comme condamné à une mort sans rémission. — Faut-il un dernier trait pour achever de peindre ce bourgeois qu’est Gui Patin ? C’est qu’il est badaud. Il s’en défend, et en plus d’un endroit ; il dit de belles choses sur la vanité des spectacles populaires ; il ne voit pas pour sa part où est le plaisir de contempler les grands de la terre. « Si le roi Salomon avec la reine de Saba faisaient ici leur entrée avec toute leur gloire, je ne sais si j’en quitterais mes livres ; mon étude me plaît tout autrement… » C’est entendu. Et Gui Patin ne se dérangerait donc pas pour aller voir passer princes ni ambassadeurs ; mais le hasard ferait qu’il se trouverait sur leur passage. Les nécessités mêmes de sa profession ne l’obligent-elles pas à beaucoup circuler dans les rues ? Il en aime les spectacles. Il se fait raconter, pour les redire à son tour, ceux dont il n’a pas été le témoin. Comme celui qui aimait Paris jusque dans ses verrues, il est curieux de l’anecdote grasse des Halles et des exhibitions sinistres de la Croix du Trahoir. Il sait les nouvelles : que la reine de Suède a fait assassiner Monaldeschi et qu’elle a rendu visite à l’Académie des beaux-esprits, comme on appelait alors l’Académie française ; que le Roi est amoureux d’une Mancini ; que les quatre médecins de Mazarin ne s’accordent pas sur la nature du mal dont il est mort ; qu’un Libraire a fait banqueroute ; qu’un fils de famille désole par ses débordemens monsieur son père, etc. Il recueille tous les commérages ; il leur fait un sort ; il en prolonge l’écho jusqu’à nous. Ce grand ennemi du gazetier Renaudot est, lui-même, une gazette vivante. Cet homme d’étude est badaud dans l’âme.
Bourgeois de condition, Gui Pal in est médecin de profession : c’est une profession qui met son empreinte sur l’individu, et qui doit l’y mettre. Jusqu’au jour où, comme il n’est pas impossible qu’il y réussisse, M. le docteur Triaire nous aura démontré le contraire, force nous est bien de tenir Gui Patin pour un médecin de Molière. Il n’y a presque pas un trait de l’immortelle satire qui n’eût pu être pris directement de Gui Patin. Seignare, ensuita purgare ! c’est à quoi se réduit pour lui toute la thérapeutique. Un frémit devant les exemples qu’il cite avec éloge. « Environ l’an 1633, M. Cousinot, qui est aujourd’hui premier médecin du Roi, fut attaqué d’un rude et violent rhumatisme pour lequel il fut saigné soixante-quatre fois en huit mois par ordre de Monsieur son père et de M. Bouvard son beau-père. Après avoir été tant de fois saigné, on commença à le purger… » Et il dit leur fait aux « idiots » qui n’apprécieraient pas la beauté de cette médication. Un M. Mantel, malade d’une fièvre continue, en fut quitte pour être saigné trente-deux fois. Patin traite un jeune gentilhomme âgé de sept ans, qui était tombé dans une grande pleurésie. Son tuteur haïssait fort la saignée. « Je ne pus opposer à cette haine qu’un bon conseil qui fut d’appeler encore deux de nos anciens MM. Seguin et Cousinot. Il fut saigné treize fois. » Patin saigne pour un rhumatisme, pour une fièvre, pour un rhume ; il saigne les octogénaires et les enfans au berceau ; il opère sur les siens et il opère sur lui-même. Car sa conviction est inébranlable : il a dans l’opinion de ses anciens une foi aveugle ; et il ne fait aucune difficulté de déclarer que si le malade meurt dans les règles, c’est donc sa faute et non celle de la Faculté. Thomas Diafoirus vous invitait à venir voir, pour vous divertir, la dissection d’une femme sur quoi il devait raisonner. Gui Patin écrit, tout gonflé de satisfaction paternelle : « Mon fils Charles explique l’anatomie dans nos écoles sur un cadavre de femme. Il y a une si grande quantité d’auditeurs, que, outre le théâtre, la cour en est encore toute pleine. Il commence bien, à vingt-six ans ! » Gui Patin ne tarit pas contre l’émétique, le quinquina, l’antimoine — et le thé ! S’il ne prend pas absolument parti contre la circulation, il la tient pour négligeable. Ne lui parlez pas des médecins de Cour ! Molière les a ridiculisés ; c’est pourquoi Gui Patin considérera Molière moins comme un adversaire que comme un allié : « On joue présentement à l’Hôtel de Bourgogne l’Amour malade ; tout Paris y va en foule pour voir représenter les médecins de la Cour, et principalement Esprit et Guénaud, avec des masques faits tout exprès. On y a ajouté des Fougerais, etc. Ainsi on se moque de ceux qui tuent le monde impunément. » Et il est bien exact que Molière a été moins féroce que Gui Patin lui-même contre beaucoup des confrères de Gui Patin. Le satirique n’en a pas tant dit que le médecin contre les chirurgiens, les chimistes et les apothicaires.
On n’imagine pas la puissance d’invectives dont Gui Patin est capable, quand il s’agit de dénoncer les fauteurs « d’impertinentes nouveautés, » c’est-à-dire tous ceux qui ont fait faire un progrès à la science médicale. Savourez ce portrait : « C’était un méchant pendard flamand qui est mort enragé depuis quelques mois. Il n’a jamais rien fait qui vaille. J’ai vu tout ce qu’il a fait. Cet homme ne méditait qu’une médecine toute de secrets chimiques et empiriques, et pour la renverser plus vite, il s’inscrivait fort contre la saignée, faute de laquelle pourtant il est mort frénétique. » C’est van Helmont !… Et goûtez cette oraison funèbre : « Il se fit préparer un émétique qu’il prit, le vendredi au soir, dans l’opération duquel il mourut le lendemain matin : Sic impuram vomuit animant impurus ille nebulo, in necandis hominibus exercitatissimus. Comme on lui parla, ce même vendredi, d’être saigné, il répondit qu’il aimait mieux mourir que d’être saigné. Aussi a-t-il fait. Le diable le saignera dans l’autre monde, comme mérite un fourbe, un athée, un imposteur, un homicide, un bourreau public tel qu’il était ; qui, même en mourant, n’a eu non plus de sentiment de Dieu qu’un pourceau duquel il imitait la vie et s’en donnait le nom. Comme un jour il montrait sa maison à des dames, quand il vint à la chapelle du logis, il leur dit : Voilà le saloir où l’on mettra le pourceau quand il sera mort, en se montrant. » C’est Guy de la Brosse !… Même opiniâtreté contre ceux qui mettent en péril les privilèges de la Faculté. Renaudot était de ceux-là, avec son bureau d’adresses agrémenté d’un cabinet de consultations. Le procès que soutint et que gagna Gui Patin contre Renaudot est une des pages de son histoire dont il aime à se souvenir. Il plaida lui-même, et prononça sans préparation une harangue qui ne dura pas moins de sept quarts d’heure. Mais c’est qu’il était tout plein de son sujet. Dans ces luttes contre l’ennemi commun, il ne s’arrête pas même à la limite où l’injustice commence à devenir cruauté. Il trouve tout simple de poursuivre le vaincu jusque dans ses enfans. Les fils de Renaudot attendent depuis quatre ans le bonnet de docteur : ils attendront encore ! Et ici on se demande si l’on doit davantage le haïr ou l’admirer pour l’approbation dont il couvre cet affreux ostracisme. Car il ajoute : « Tous les hommes particuliers meurent, mais les Compagnies ne meurent point. Le plus puissant homme qui ait été depuis cent ans en Europe, sans avoir la tête couronnée, a été le cardinal de Richelieu. Il a fait trembler toute la terre : il a fait peur à Rome ; il a rudement traité et secoué le roi d’Espagne ; et néanmoins il n’a pu faire recevoir dans notre Compagnie les deux fils du gazetier qui étaient licenciés et qui ne seront de longtemps docteurs… » Dans ce dévouement aveugle aux intérêts de la Compagnie où il s’absorbe, dans ce respect mystique pour un être de raison plus fort que les puissances de chair, le superbe se mêle à l’atroce. Il y a dans cet entêtement une sorte de grandeur.
À cette vigueur de haine, à cette brutalité de style, vous reconnaissez un homme d’un autre âge, et qui, à l’heure même où il écrit, retarde sur son temps. On en aurait une preuve aussi concluante dans la qualité des plaisanteries qui foisonnent sous la plume de l’écrivain. Il en est de macabres. Qu’il s’agisse de Richelieu ou de Mazarin : « Il est en plomb, le cardinal ! » est le refrain dont Patin ne saurait assez se délecter. — Il en est de vulgaires. Telles les plaisanteries sur la forme et la dimension des nez. Renaudot était camus, signe indiscutable qu’il devait être puant et punais. C’est de cette drôlerie que Patin le salua, ce fameux 14 d’août 1645, en sortant du Palais : « Vous étiez camus lorsque vous êtes entré ici, et vous en sortez avec un pied de nez. » — Il en est enfin qu’on ne peut citer. Il était temps que l’Hôtel de Rambouillet, l’Académie, la Cour vinssent à bout d’épurer la langue et de former le goût des honnêtes gens. La patrie intellectuelle de Gui Patin est parmi les érudits du XVIe siècle, qui, sans doute, à leur époque et dans leur milieu, furent grands, mais qui, dans la société nouvelle ne sont pas moins sûrement démodés, surannés et fossiles. C’est des ouvrages de ces savans en us et de leurs continuateurs qu’est surtout friand Gui Patin. Lui qui n’aime guère à bouger de chez lui, il consentirait à faire un voyage : ce serait pour aller voir à Bâle le tombeau d’Erasme, et à Leyde celui de Joseph Scaliger. Il goûte fort Heinsius et Vossius, Grotius et Gronovius, comme aussi Marc-Antoine Muret, Saumaise et Casaubon. Il se reconnaît à leur pédantisme. Et Molière ne s’y est pas trompé ; car ce qu’il reproche aux médecins, c’est bien d’être des pédans d’école embarrassés d’un savoir inutile et incapables de se ranger à une opinion qui ne soit garantie par l’autorité d’un ancien.
La condition, la profession, les habitudes d’esprit nous rendent assez bien compte des opinions politiques, littéraires, religieuses de Gui Patin. C’est plutôt son bourgeoisisme qui apparaît, quand il parle de politique. D’abord il s’intéresse passionnément à la politique, ne doute pas de sa compétence à traiter des affaires publiques, et morigène sans scrupule ceux qui saignent et purgent l’État, comme il fait ses malades. Frondeur mais docile, c’est un jeu pour lui de résoudre ce problème délicat : être contre les puissans tout en étant pour le pouvoir et contre les ministres tout en étant pour le gouvernement. Richelieu est premier ministre et il est prêtre : Gui Patin, qui le hait, ne doute pas qu’il n’ait fait à la France beaucoup de mal, répandu le sang innocent, et ruiné le pays. Mazarin est en outre un étranger. Le « nationalisme » de Patin se révolte contre cet intrus, et il ne trouve pas dans son répertoire, pourtant si riche, assez d’injures pour en accabler ce diable et ce démon, ce faquin, ce pantalon à rouge bonnet, ce bateleur à longue robe. Les libelles qu’on fabrique contre lui, tant en vers qu’en prose, et en français qu’en latin, ne sont pas tous spirituels ni piquans ; peu importe : Patin comprend et approuve qu’on y coure comme au feu. Il n’est guère mieux disposé pour les princes, pour les généraux et autres grands de la terre ; ce sont gens qui ne rêvent pour nous que plaies et bosses ; et Gui Patin n’aspire qu’à la paix. Autant que les princes, il honnit les financiers et partisans qui rançonnent peuple, paysans et bourgeois. Tout irait si bien, à condition que le Roi ne s’en rapportât qu’à lui seul ! Il semble donc que le gouvernement personnel de Louis XIV eût dû contenter pleinement Gui Patin. Mais il est, par habitude prise, un mécontent. C’est un lieu commun de sa rhétorique de déplorer le malheur des temps et l’universelle décadence. On ne reverra plus des hommes qui vaillent ceux d’autrefois. La France est trop bas ; elle est trop malade ; aucun remède, aucun médecin n’y saurait rien faire. Et pour un politique qui est mort après le traité d’Aix-la-Chapelle, qui a vu Turenne, Colbert et de Lyonne, c’est tout de même un peu trop manquer de clairvoyance.
Quant à ses opinions religieuses, elles dénotent plutôt l’érudit à la hollandaise et le lecteur d’Érasme, l’humaniste mâtiné de gaulois. Voyez la haine folle dont il est animé contre les moines ! Il les déteste, les méprise et les vilipende tous, de quelque ordre qu’ils soient, et en corps ou en détail. S’il apprend sur leur compte quelque anecdote grivoise ou quelque fait criminel, il s’empresse d’en régaler son correspondant. C’est un cordelier de Mantes surpris en conversation amoureuse avec la femme du lieutenant-général, un prêtre breton pendu pour avoir enlevé une religieuse, un chartreux de Paris qui a volé chez un orfèvre, des augustins qui se battent pour le partage des deniers à la sacristie, etc. Il se plaint de n’entendre plus parler que de moines, de leurs débauches, de leurs prisons et de leurs querelles. Mais c’est qu’il ne pense qu’à cela ! Cette chronique scandaleuse des ordres religieux tient, dans ses Lettres, une place énorme. A son avis, il n’y aurait qu’un moyen de remédier au mal et de guérir la France de cette espèce de lèpre : on devrait exiler tous ces gens-là. « Que ce serait un beau déblai, si l’on mettait tous ces moineaux dans des bateaux, avec autant de moinesses et qu’on les envoyât cultiver le purgatoire dans les îles de l’Amérique ou à la Mozambique, où les habitans de ces lieux n’ont point encore vu d’oiseaux de tel plumage ! » N’oublions pas que Gui Patin se pique d’être un libéral ! Toutefois dans cette guerre générale, on devine qu’il a ses ennemis particuliers, et que ce sont les jésuites. Français et gallican, il en veut tout spécialement à l’ordre né en Espagne pour être une milice du pape de Rome. Aussi n’y a-t-il si basse injure qu’il ne ramasse contre l’ordre « loyolitique, » ni si odieuse calomnie qu’il ne soit prêt d’accueillir à cœur ouvert. Un jésuite « révolté et retourné » vient de publier un libelle, Les Jésuites sur l’échafaud, où il accuse ses anciens confrères de faire de la fausse monnaie, de débaucher des femmes à la confession… et autres crimes pendables. Gui Patin s’empresse de le recommander, sans le connaître encore que par ouï-dire ; l’ayant lu, il prononce hardiment : « Je pense que tout cela est vrai, car il n’y a mal imaginable que ces fourbes ne commettent. » Je pense… N’oublions pas que Gui Patin est pour la justice et la vérité : ce sont de ses façons de parler. Il n’admet pas les procès de tendances. Mais chez lui, déjà, la hantise du péril jésuitique est à l’état de « manie. »
Aussi le parti où il va se ranger dans la lutte qui divise toute la société au XVIIe siècle, ne fait-il point doute. On peut suivre dans les Lettres de Gui Patin toute l’histoire de la querelle janséniste : assemblées de Sorbonne, publication de l’Augustinus, du Traité de la fréquente communion, affaire des cinq propositions, et enfin apparition des Provinciales. Patin fait en cent endroits le panégyrique des Jansénius, des Lemaistre, des Arnauld, des Pascal. Il s’en fallait qu’il pensât comme eux sur les points essentiels et qu’il partageât aucunement l’état d’esprit de ces grands chrétiens ; mais il lui suffit qu’ils soient ennemis des jésuites. Un incident fameux allait mettre notre docteur dans une assez singulière posture : ce fut le miracle de la Sainte-Épine. D’une part, Gui Patin ne croit guère aux miracles ; en outre, parmi les témoins qui ont signé celui-ci, il y a cinq chirurgiens-barbiers ! D’autre part ce miracle qui contriste les jésuites n’est pas tout à fait un miracle pareil aux autres. On lui en demanda son avis. « J’ai répondu que c’était peut-être un miracle que Dieu avait permis d’être fait au Port-Royal, pour consoler ces pauvres bonnes gens qu’on appelle des jansénistes, qui ont été depuis trois ans persécutés par le Pape, les jésuites, la Sorbonne… et aussi pour abaisser l’orgueil des jésuites qui sont fort insolens et impudens. » C’était parler en diplomate — ou en casuiste !
Il reste une question délicate et d’ailleurs essentielle : c’est non plus de compter les haines de Gui Patin contre les personnes, mais de définir avec quelque précision la nuance de sa religion, ou, si l’on préfère, le degré de son irréligion. C’est par là que ses Lettres prennent une portée, et ont un rôle dans l’histoire des idées. On a coutume de le placer au nombre de ceux qu’on appelle au XVIIe siècle les libertins. Il ne fut pas libertin de mœurs, nous le savons de reste. Fut-il libertin de pensée ? Notez qu’il n’est ni athée, ni même déiste. Il a chez lui un tableau du Christ, où il a fait peindre sa femme et lui-même, aux deux côtés de la croix ; il va régulièrement aux offices ; il fait un crime à tel de ses ennemis d’être mort sans confession. Il déclare formellement : « Je crois tout ce qui est dans le Nouveau Testament, comme article de foi. » Il n’en est pas moins vrai que les maîtres de sa pensée sont précisément les mêmes chez qui fréquentent les libertins, Érasme, Scaliger, Rabelais, Montaigne, Charron, Lipse, Vanini. Il ne manque dans sa bibliothèque aucun des livres qui sont pour lors les « bibles » du libertinage[2]. Et il est aisé de voir que, s’il s’y est plu, il n’y a pas moins profité. Sur la fourberie des prêtres, sur la ruse et sur l’avidité avec laquelle ils ont de tout temps exploité la crédulité populaire, il a des phrases décisives : « Je pense que de tout temps on a trompé le monde, sous prétexte de religion. C’est un grand manteau qui affuble bien des pauvres et sots animaux. » « La châsse de Sainte-Geneviève ne fait point plus de miracles qu’autrefois… et de tout temps le peuple qui est un sot a été trompé par de telles inventions. » Ailleurs il parlera de la vanité des oracles sibyllins et du parti qu’en tirent les moines pour nous abuser. Et il cite fréquemment le vers de Lucrèce : Tantum relligio potuit suadere maloram ! Direz-vous qu’apparemment il distingue entre la religion et l’usage, ou l’abus qu’en font les hommes ? Voici qui touche au gouvernement de l’Église. C’est le célibat des prêtres qu’il traite d’invention maudite. C’est l’excommunication romaine dont il plaisante agréablement : « On dit que lorsqu’un homme est excommunié, il devient noir comme poivre. Cela me viendrait donc bien à propos, car je commence à blanchir, et si je devenais noir, je croirais rajeunir. » Ce sont les foudres ecclésiastiques dont il se gausse comme d’une pièce d’artifice qui rate : « Le monde n’est plus grue et ne se mouche plus sur la manche ; cela était bon, du temps que Berthe filait et que l’on avait peur du loup garou. » Voici le tour des dogmes. Celui des peines éternelles. « Luther et Calvin ont ôté le Purgatoire ; ils pouvaient aussi bien nous ôter l’enfer ; nous serions comme rats en paille. » Celui de la rémission des péchés : « Les bonnes gens disent qu’il est mort repentant de ses fautes : cela lui a fait grand bien ! » Objectera-ton, pour la défense de Gui Patin, que de telles phrases — et elles sont nombreuses sous sa plume, — ont dépassé sa pensée, et qu’il serait injuste de le condamner sur de prétendues impiétés qui ne sont peut-être que des boutades ou des saillies de son esprit ? Au contraire, il nous avertit qu’il n’a pas mis toute sa pensée dans ses Lettres et que quelques intimes seulement en ont eu la secrète confidence. Il aurait fallu l’entendre causer avec Gassendi chez son ami-Gabriel Naudé. « Ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être quelque chose davantage : peut-être tous trois, guéris du loup-garou et délivrés du mal des scrupules qui est le tyran des consciences, nous irons peut-être fort près du sanctuaire. Je fis, l’an passé, ce voyage de Gentilly avec M. Naudé, moi seul avec lui, tête à tête : il n’y avait point de témoins, aussi n’y en fallait-il point : nous y parlâmes fort librement de tout sans que personne en ait été scandalisé. » Mais nous n’y étions pas… Ce qu’on peut dire, c’est que les libertins ou leurs amis, à cette date, ne formulaient pas encore d’affirmations très précises. Ils n’en étaient qu’aux négations. Bayle a dit de Gui Patin qu’il n’avait pas beaucoup d’articles à son Credo. Il n’en avait pas rayé Dieu, dans un siècle encore tout imprégné de foi. Vienne l’instant où la foi vacillera — et cet instant est proche, — ce minimum de credo ne résistera pas au souffle grandissant de l’incrédulité. Inversement le genre de sarcasmes où excelle Gui Patin fera fortune. La première édition des Lettres paraît en 1683, un an après les Pensées sur la Comète de Bayle, quatre ans avant les Oracles de Fontenelle. On peut juger par là de la place qui appartient à Gui Patin. Cet homme d’esprit ne fut à aucun degré un grand esprit ni surtout un esprit hardi. En théologie comme en médecine, il n’a d’idées que dans la mesure où les préjugés sont des opinions. C’est un attardé du XVIe siècle, comme on l’a dit, mais c’est sa raison d’être ; en prolongeant l’esprit du XVIe siècle jusqu’au temps de Pascal, de Bossuet et de Bourdaloue, il lui permet de rejoindre le moment où se prépare et se dessine l’œuvre du XVIIIe siècle.
RENE DOUMIC.
- ↑ Lettres de Gui Patin (1630-1672). Nouvelle édition collationnée sur les manuscrits autographes par le docteur Paul Triaire, correspondant de l’Académie de médecine. Tome Ier, 1 vol. in-8o (H. Champion).
- ↑ Consultez sur ce sujet la remarquable étude de M. F. Strowski, Pascal et son temps, 1 vol. in-12 (Plon).