Revue littéraire - François Buloz et ses amis

Revue littéraire - François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 682-693).
REVUE LITTÉRAIRE

FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS [1]

Comme les anciens fondateurs de villes ou d’empires, François Buloz est, dans l’opinion commune, un personnage à demi légendaire. Et sa légende a commencé de son vivant : c’est qu’il avait affaire à des témoins de grande imagination, des écrivains, et romantiques. Les anecdotes qui ont trait à lui le représentent plus fort, plus volontaire et brutal, plus incommode à la destinée que l’humanité ordinaire : c’est un héros ; et avec son œil unique, c’est une espèce de cyclope. Dans son antre, la Revue des Deux Mondes, il forge la littérature de son temps : et, les forgerons qui travaillent à ses côtés, il leur fait la vie dure. Mais enfin, l’œuvre s’accomplit, sous les marteaux.

Une légende n’est jamais toute dépourvue de vérité. Il y a de l’étonnant, certes, en Buloz, une sorte de génie, mi prestige, un don de l’efficacité où se révèle son privilège de nature. Mais il était, et simple et bon, tout animé de vertus généralement les plus aimables, et laborieux ; entêté aussi : entêté à la belle besogne de servir la littérature et les littérateurs, de les aider à servir la France et quelquefois, de les y obliger. Nos lecteurs le savent, après les articles de Mme Marie-Louise Pailleron. Pour éviter l’inconvénient de pareilles redites, l’usage est ici de ne point analyser et commenter les ouvrages qui ont para d’abord dans la Revue : mais, quand paraît le premier tome de François Buloz et ses amis, la Revue aurait tort de ne pas célébrer ces préludes de son histoire.

Petite-fille de Buloz et l’héritière de ses papiers, Mme Marie-Louise Pailleron possédait une admirable quantité de documents, et puis tous les récits conservés dans la famille, transmis à elle par sa mère, qui était une femme d’une intelligence très haute, d’un esprit charmant, d’une âme délicieusement fidèle au souvenir. Mme Edouard Pailleron se rappelait et racontait avec une exactitude gracieuse les premiers temps de la Revue ; elle avait connu toute enfant Musset, Mme Sand ; Musset qui, un soir, le dîner fini, reste seul à table, un verre en main, débile et triste ; et la vieille Mme Sand, passé l’époque des aventures, des travestis et des cigares... Jules Sandeau montrait à la petite-fille un album de portraits ; et voici George Sand : « Regarde bien cette femme, petite, regarde-la : c’est un cimetière, tu entends ? un cimetière ! » Ensuite, la petite fille ne fit pas très bon visage à cette dame si funèbre, qui repartit : « Ah ! je comprends ; c’est qu’on vous a parlé de moi... Plus tard, vous absoudrez !... » Agée en effet, Mme Sand eut presque naïvement l’art d’obtenir tous les pardons, quand furent mortes les victimes de ses attraits et de ses vivacités.

Aux documents qui lui venaient de famille et qui lui donnaient beaucoup de faits précieux, plus précieux encore, le ton juste, Mme Marie-Louise Pailleron sut en ajouter bien d’autres, qu’elle a trouvés par exemple à Chantilly dans la collection Lovenjoul. Son ouvrage est ainsi un trésor abondant ; et comme, pendant de longues périodes, l’histoire de la Revue se confond, pour ainsi dire, avec l’histoire de la littérature française, on voit l’importance d’une étude si attentivement préparée, menée en outre de la manière la plus alerte et agréable.

François Buloz a eu de la chance. Il prend la Revue des Deux Mondes le 1er février 1831 ; c’est le moment où s’épanouit le romantisme. Seulement il fallait gagner à la Revue les talents épars, les attirer, les garder. Et le grand moyen de Buloz ne fut pas l’argent : il en avait peu, tout d’abord. C’est à l’honneur de ce chef et de sa troupe : la cupidité ne compta guère, mais principalement l’amour des lettres. Et quel labeur, au service de la beauté ! Il y eut à la Revue, dès le commencement, George Sand et Musset, Vigny, Edgar Quinet, Thierry, Jules Simon, Balzac, Sainte-Beuve, Hugo parfois, Mérimée, Henri Heine, Cousin. Voilà les noms les plus retentissants. Mme Marie-Louise Pailleron veut aussi qu’on n’oublie pas les collaborateurs plus humbles ; et la gloire ne les a pas récompensés : mais ils travaillaient sans relâche et leur dévouement ressemble à ces vertus de chaque jour qui ne sont pas acclamées et qui, dans le silence, composent les vies parfaites. .

Fontaney était poète et critique. C’est aujourd’hui comme s’il n’avait pas écrit, même vécu. La plupart de ses chroniques, il les signait d’un pseudonyme, comme s’il devinait que ce ne fût pas la peine d’imprimer son pauvre nom promis au dédain. Quand Sainte-Beuve et Dubois allèrent sur le pré, Sainte-Beuve refusa de lâcher son parapluie, disant : « Je veux bien être tué, mais je ne veux pas être mouillé ! » — c’est Fontaney qui procura les pistolets : il les tenait d’un gendarme qu’il avait désarmé, à l’une des Glorieuses. Il était pauvre et, mélancolique au fond, se donnait avec soin l’air un peu anglais. Il épousa la fille de Marie Dorval ; et Gabrielle Dorval mourut bientôt. A l’enterrement de cette jeune femme, ce qu’on vit et qui parut digne de remarque, ce fut la rencontre de Victor Hugo et de Sainte-Beuve. dont la brouille était célèbre. Et, vers le printemps de la même année, mourut Fontaney à son tour.

Un autre qui mourut jeune, et mourut de fatigue et de travail, est Charles Labitte. Il était, dit Jules Simon, « résolu à réussir. » Et pourtant, à vingt ans, il débutait par un article sur Gabriel Naudé : pour réussir ?... Il était fort érudit. Cousin recourut à cette érudition d’un jeune homme. Et Sainte-Beuve lui posait « une quantité de petites questions. » Puis : « Mille remerciements, mon cher Labitte, de tous vos bons soins. Je les sens mieux que je ne vous le dis ; et j’en profite comme d’une chose toute simple, tant je compte sur votre amitié acquise. » Il mourut à vingt-neuf ans. Ce jour-là, Jules Simon, devant dîner avec lui, vient le chercher, sonne à sa porte, aucune réponse ; il sonne encore, et une bonne sœur entr’ouvre la porte. Elle dit : « Ne faites pas de bruit. — Est-ce qu’il est malade ? — Non, il est mort. » Mme Buloz écrivait peu après : « Tu ne saurais croire toute la douleur que cet événement me cause. Je ne considère pas la perte que la Revue fait en M. Labitte, qui était un de ses meilleurs collaborateurs, mais bien le vide affreux qu’il laisse dans notre intimité... Son charmant caractère, sa bonté, son esprit si vif et si aimable... Il est mort seul, absolument seul ; car son concierge, qui le soignait, l’a quitté à six heures et demie pour aller dîner, M. Labitte le lui ayant ordonné en disant qu’il voulait dormir... » Douce tentation, pour ces grands laborieux, le sommeil ! Mais ils ne savent pas dormir : et, croyant s’endormir, ils meurent. Charles Labitte, à la Revue, n’était pas utile seulement, mais indispensable. C’est au point qu’il vint demeurer rue des Beaux-Arts, en face de la Revue : à toute heure, on l’appelait ; et, sur toutes les questions, il était comme préparé. Il était indispensable avec une modestie bien sage : il mourut et l’on dut et l’on put se passer de lui.

A côté de ces jeunes gens, un Gustave Planche est un grand homme. Il eut, vivant, une superbe renommée, qui n’a pas duré longtemps après lui. Buloz avait pour lui beaucoup d’estime, une amitié que Mme Marie-Louise Pailleron, fidèle, continue à la mémoire de cet ancien polémiste. Planche attaquait le romantisme ; ou, du moins, il attaquait « le romantisme à outrance : » autant dire, le romantisme. Il conseillait à Victor Hugo de « renoncer à l’amour des mots pour l’amour des idées : » il perdait son temps. Il représentait, paraît-il, « le bon sens. » Mais il avait le bon sens, il faut croire, déraisonnable, s’il engageait un poète, et Victor Hugo, à ne point tant aimer les mots ; en outre, s’il ne voyait pas que les mots sont tout pleins d’idées. Les romantiques l’ont détesté, l’ont raillé. Il négligeait son vêtement, les élégances et les grâces de la vie, et n’aimait que la littérature, mais non pas celle de son temps. Alors, il était en colère, d’un bout de l’année à l’autre, avec une sincérité excellente, puis avec le talent d’un écrivain. Contre Angelo, tyran de Padoue, il fulmina : et l’occasion n’était pas mauvaise. Hugo, dans sa préface, le désigne sans le nommer : « Ne pas oublier l’envieux, ce témoin fatal, éternel ennemi de ce qui est en haut, espion à Venise, eunuque à Constantinople, pamphlétaire à Paris... » Voilà ce qu’on risque, âne point aimer Angelo. Et Planche écrit à François Buloz : « Faites savoir à Hugo, ou du moins à ses amis, que j’ai le plus profond mépris pour les injures de sa préface. Les espions de Venise, les eunuques de Constantinople et les pamphlétaires de Paris n’ont rien de commun avec moi. Si la colère n’était pas une faiblesse, je lui écrirais pour lui dire combien il s’avilit en m’injuriant ainsi. » Et c’est Planche qui a raison : mais à quoi bon ?... Planche avait raison très souvent, et en pure perte. Mme Marie-Louise Pailleron, qui vient de le lire et de l’étudier, découvre en lui « un homme à qui la vie a toujours été cruelle et qui est resté fier, indépendant et pauvre ; consciencieux dans son travail, convaincu de son rôle ; ses idées, élevées et belles, furent sa passion, sa folie ; il n’eut aucune ambition personnelle, point d’envie, point d’intérêt... » Planche avait une façon d’aimer ceci, et non cela, et de le dire assez crûment, qui lui valut des amis et des ennemis : ceux-ci, comme il arrive, témoignaient leur sentiment plus haut que ceux-là ; on l’aimait avec discrétion, la haine a plus d’entrain ; Ce qui lui manqua, ce furent les indifférents, où l’on trouve des camarades. Un jour de tristesse, il écrivait à François Buloz : « Je n’aurais jamais dû donner mon avis sur rien, ni sur personne. La franchise, plume en main, est un vice irrémédiable, qui engendre des haines terribles. Blâmer, toujours blâmer, j’ai l’air d’un fou !.. » Mais, un beau jour, il fit un héritage : il eut trente mille francs, les mit dans un sac et partit pour l’Italie ; c’était la première fois de son existence qu’il fût libre. En voyage, il prenait dans son sac les petites sommes qu’il lui fallait, cinq ans de suite. Après quoi, le sac étant vide, Planche revint à Paris, pour gagner son pain comme autrefois, et recommença de se faire à chaque instant des opinions. Quand il approcha de la cinquantaine, il était extrêmement las, marchait avec difficulté, refusait tous les soins. Buloz aurait voulu le placer à Boulogne dans une maison de santé : mais lui se laissait mourir et, plutôt que de céder aux sollicitations de son ami, se cachait, ne venait presque plus à la Revue ; et l’on ne savait seulement plus son adresse. Buloz eut à le chercher, à le découvrir, pour le faire enfin porter à la maison Dubois : « Je le confiai à un médecin que je connaissais là, écrit Buloz à Mme Sand ; mais, dès ma première visite, on ne me laissa aucun espoir. C’est ainsi que je me suis vu hors d’état de rien faire d’efficace pour l’homme vraiment rare que j’aurais voulu conserver aux lettres... Nos rangs s’éclaircissent, mon cher George ! » Il y a là de la tendresse ; et il faut noter aussi le souci des lettres, que marque Buloz : littérature et amitié sont les deux passions qu’il avait le goût de réunir et qu’il a servies constamment.

Il écrivait à George Sand, sur la mort de Gustave Planche, peu de mois après la mort de Musset, qui était son enfant gâté. A celui-là, il pardonnait tout, même ce qu’il pardonnait le moins volontiers, la paresse. C’est à Buloz que Musset dédia le poème Sur la paresse. Les Contes d’Espagne et d’Italie ayant plu, et Sainte-Beuve ayant dit : « Nous avions un enfant de génie parmi nous, » on attendit le poète à son deuxième volume ; on le guetta : et le Spectacle dans un fauteuil fut accueilli comme ceci. On lut dans les Débats : « Les Contes d’Espagne et d’Italie, que M. de Musset publia presque au sortir du collège, accusaient en lui une verve chaleureuse, un goût assez peu formé, quelques intentions poétiques... » Mais le Spectacle ?... « M. de Musset devait s’attendre à trouver des juges... M. de Musset, à nos yeux, n’est qu’un poète médiocre... » Ses poèmes ? « c’est, je crois, le nom qu’on donne à ces compositions : » de la» poésie rocailleuse qui ressemble furieusement à de la mauvaise prose. « L’article des Débats est de Jules Sandeau, ce précurseur, en quelque sorte, mais qui n’a point annoncé le poète des Nuits, s’il l’a devancé. D’ailleurs, Sandeau trouvait la muse de ce jeune homme bien fatiguée et l’engageait à s’en aller faire un tour en Italie. Son article est du mois de juillet 1833 : et, vers la fin de la même année, Musset partait pour l’Italie avec la moitié de Sandeau, George Sand.

Les objections que la critique formulait contre ce grand poète irrégulier ne troublaient pas François Buloz. Il lui arrivait pourtant de réclamer des corrections, dans les cas de négligence trop voyante. Et Musset : « J’ai passé la nuit en votre honneur à refaire mes vers. Ne vous effrayez pas, s’Ils vous semblent un peu excentriques, je vous en prie ; j’en brave les dangers. » Et Buloz était content. Les petites lettres du poète à son directeur ne traitent pas tout uniment de poésie : « Mon cher ami, vous m’avez proposé hier de m’envoyer quelque chose aujourd’hui ; le pouvez-vous ? Votre très panier percé serviteur. » Ou bien : « Mon cher ami, je suis gai ce matin comme une potée de cadavres. Vous est-il possible de me donner cent francs pour me débarrasser d’une affaire très ennuyeuse et passablement dégoûtante ? » Ou bien : « Donnez-moi cinquante francs. Quand j’ai travaillé, il faut que je sorte ; autrement, ça ne va pas ! » François Buloz avait la même obligeance pour George Sand ; et le « compte de Madame Dudevant, » à l’année 1836, est varié : « 27 avril, payé loyer… 4 mai, payé la couturière… Son marchand de bois… Sa bonne… « Etc. Le tout, payé par la Revue. Il est vrai que le loyer dépasse à peine cent cinquante francs, au terme d’avril ; et, quant à la couturière, on s’en débarrasse pour quatre-vingt-douze francs : mais la bonne, c’est plus cher, quatre cent trente-neuf francs et des centimes. George Sand et Musset font de Buloz, ou à peu près, ce. qu’ils veulent ; la bonhomie de Buloz, avec eux, est charmante.

Et ils mettent un peu rudement sa bonhomie à l’épreuve, quand ils s’en vont à Venise. François Buloz était un excellent bourgeois et qui pratiquait avec l’assiduité la meilleure les vertus de la bourgeoisie. Mais il n’avait pas de pharisaïsme : c’est bien heureux ! George Sand et Musset firent connaissance, à dîner, invités par lui. Certes il ne devinait pas du tout les conséquences de ce repas ; et Elle non plus, qui tout simplement le remercie d’un « très bon dîner. » Vers ce moment parurent, dans la Revue, des fragments de Lélia. Et, sur Lélia, M. Capo de Feuillide, rédacteur en chef de l’Europe littéraire, écrivait : « Le jour où vous ouvrirez ce livre, renfermez-vous dans votre cabinet. Si vous avez une fille dont vous voulez que l’âme reste vierge et naïve, envoyez-la jouer aux champs avec ses compagnes. Car votre fille, loin de vous, ne courra pas autant de dangers que sous vos yeux, si ce livre lui tombait sous la main ; et quelque légers que soient les propos nés de la liberté d’un bal, ils ne glisseront jamais autant de poison dans une âme que les pages corrosives de Lélia. » Est-ce ridicule ? Mais oui, c’est ridicule : et ce ne l’est pas. A toutes les époques, il y a de ces pages, qu’on cite, et qui font rire, et qui ne sont pas si drôles, et qui indiquent le point où la morale d’une époque sent une offense. Quelques années passent : et il semble que la morale était naguère bien chatouilleuse ; elle est devenue moins susceptible et commence à ne l’être aucunement. Et, si l’on dit : « Tant pis pour elle ! » c’est mal dit. Une délicatesse qui s’émousse, en définitive, c’est grand dommage. Ces réactionnaires qui se fâchent, à la façon de Feuillide, préservent de leur mieux, fût-ce maladroitement, cette délicatesse menacée. L’on rit de leur maladresse : mais aussi leur tâche n’est pas facile, car ils vont au rebours de la mode. Ils n’ont pas de génie, ordinairement : cette malice du hasard fait qu’ils ont tort. Mais enfin leur gaucherie et la vivacité souvent impertinente de leurs adversaires montrent une incertitude qui est l’histoire de la conscience humaine, touchante et misérable histoire.

François Buloz était parti pour l’Angleterre, où les affaires de la Revue l’avaient appelé. Dès son retour, il apprend que ses périlleux collaborateurs sont en pleine folie. George Sand a résolu d’ « annoncer publiquement ses relations avec Alfred de Musset. » La principale absurdité, la voilà. Cette liaison du poète et de la romancière, et le voyage de Venise, et la brouille : une aventure comme une autre. Il suffirait de ne pas l’annoncer à l’univers ; il suffisait d’un peu de modestie. Mais, pour empêcher cette modestie ou pudeur, il y eut l’exubérance romantique et surtout la fureur théoricienne de George Sand. Elle ne faisait pas grand’chose qui ne tournât volontiers en doctrine. Et c’est ainsi que, parmi les gens de 1848, elle se plut mieux que jamais. Alors, les idées sociales lui donnent le même enthousiasme que, d’abord, les idées amoureuses. Elle concluait, sur l’amour et la sociologie, avec un zèle de même sorte et proclamait, ici ou là, son évangile de liberté. Pourquoi veut-elle annoncer publiquement ses relations avec Alfred de Musset ? Le prétexte n’est pas mauvais. Planche a provoqué M. Capo de Feuillide ; et l’on s’est battu. En outre, Planche a défendu Lélia dans la Revue. Que Planche fasse des articles : tant qu’il voudra. Mais le duel regarde l’amant : ou bien c’est du désordre. Il faut donc que les journalistes qui seraient tentés de blâmer les écrits de Mme Sand sachent à qui s’adresser. Le pauvre Planche, lui, en se battant, croyait arranger les choses le plus honnêtement : on ne le soupçonnerait pas d’être l’amant. Regardez-moi ! dit-il, ou à peu près. Et il songeait que la « publicité » de l’amour qu’avait inspiré Musset pouvait « porter un préjudice irréparable à l’avenir de George. « Il n’entendait rien à la publicité. George Sand le trouva sot ; Musset le traita de punaise.

Mais George Sand écrivait Métella, pour-la Revue : et c’est tout ce qu’il fallait à Buloz. Elle eut fini Métella quelques semaines avant le voyage de Venise. Et Buloz note dans ses papiers : « 1833. Métella. A. de Musset règne. Départ pour Venise le 9 ou le 10 décembre. Reçu 4 000 francs pour ce voyage. » Ce voyage ne l’enchante pas. Du reste, il n’essaya pas de retenir ces voyageurs : il est un sage, s’ils sont fous. Va-t-il, sans plus s’occuper d’eux, leur dire adieu ?... C’est qu’il a de l’amitié pour eux ! Puis, la Revue ? Et Buloz se prête à leur fantaisie, pourvu que les amoureux promettent de la copie. Les promesses de Lui ne valent rien : mais Elle, si laborieuse !... Le 4 février 1834, à Venise, Alfred est si malade que George, bouleversée, a besoin de « neuf heures » pour écrire à son cher Buloz ; elle n’en revient pas : c’est la première fois qu’elle écrit lentement. Neuf jours plus tard : « Mon ami, Alfred est sauvé... Il y a huit nuits que je ne me suis déshabillée, je dors sur un sofa et, à toutes les heures, il faut que je sois sur pied Malgré cela, je trouve encore moyen, depuis que je suis rassurée, d’écrire quelques pages dans la matinée... » Elle ne perd pas la tête : elle ramènera le poète à Paris, le plus tôt possible ; et elle ira passer trois ou quatre mois en Berry, pour y travailler « comme un diable, » afin de donner Jacques à Buloz dans le temps convenu. En attendant, voici Leone Leoni, voici André. L’abondance de son génie est admirable.

George ne ramena point Alfred à Paris : ce fut à cause de Pagello, qui la retenait à Venise. Alfred revint à Paris tout seul ; et, à Paris, il corrigeait les épreuves de George. Buloz écrivait à la romancière : « Vraiment, mon cher George, vous êtes en progrès... Le monde ne vous rend pas encore la justice que vous méritez : vous serez grande dans l’avenir. » Leone Leoni était un chef-d’œuvre qui, parmi les lecteurs de la Revue, excitait de l’enthousiasme et de la colère : Buloz n’approuvait que l’enthousiasme : « Laissez dire et marchez. L’envie et la pruderie ne doivent pas arrêter une âme comme la vôtre... Le seul frein mis à votre pensée devra l’être par vous-même : qui pourrait se permettre de guider un tel essor ? » Et c’est, à propos de Mme Sand, l’opinion de François Buloz sur tout le romantisme et la maxime de la conduite qu’il a observée à l’égard d’une littérature étonnante. S’il n’aimait pas également tout du romantisme, étant si raisonnable quant à lui, du moins a-t-il senti qu’un prodigieux mouvement littéraire se produisait : il l’a non point gêné, mais favorisé, comptant que le génie s’aperçoit un jour de son erreur. Il a été, avec ces poètes et avec cette révolution qui transformait la poésie, l’intelligence même.

Ces poètes n’étaient pas commodes à conduire. Et leurs aventures d’amour ne sont pas tout l’ennui qu’en éprouvait leur directeur ; il y avait encore leurs aventures de fatuité. Le 30 octobre 1832, après Le Roi s’amuse, la Revue inséra cette petite note : « A peine âgé de trente ans, M. Victor Hugo s’est fait dans notre littérature une place unique et immense... » On lit cela sans grand émoi... « Drame, roman, poésie, tout relève aujourd’hui de cet écrivain... « Cela ne fut pas lu sans émoi par les émules de Victor Hugo. Vigny, le grand Vigny, ne voulut absolument pas relever de Victor Hugo. Mais il avait bien raison !... Le tort, c’est d’avouer qu’on a du chagrin dans l’orgueil. Et l’auteur de Stello fit savoir qu’il était fâché. La petite note consacrée à la louange de Victor Hugo avait été apportée à la Revue par Sainte-Beuve ; et Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo : « J’ai su que vous saviez les misères d’un gentilhomme de notre connaissance ; un homme qui en est venu là ne fera plus que de la satire... » Cette année-là, Sainte-Beuve était particulièrement dévoué à Victor Hugo. Le gentilhomme pria Buloz de corriger la petite note : un mot dans la chronique de la Revue ; et l’on n’en parlerait plus. Sainte-Beuve se méfia, surprit Buloz « en train de fabriquer » une note qui fût agréable au gentilhomme. Il offrit son aide ; et l’on imprima ceci : « Puisque l’occasion s’en présente, faisons remarquer que lorsque récemment... » La phrase est embarrassée ; mais Buloz l’était aussi : et Sainte-Beuve, en l’aidant, le taquinait... « il est échappé à la Revue de parler des écrivains qui relèvent d’un autre grand écrivain, il va sans dire que les maîtres en tout genre n’entraient pas dans notre pensée. Le grand poète dont il s’agissait serait le premier, nous en sommes certains... » Vous n’en croyez rien !... « à repousser une telle prétention. Les Lamartine, les Vigny... » Nous y voilà !... « les Mérimée, les Barbier, les Dumas ne relèvent que de leur propre direction ; leur pensée n’appartient qu’à eux, ainsi que l’instrument par lequel ils s’expriment. » Le gentilhomme est-il content ? Il ne l’est pas : il se déclare « plus offensé de la rectification que du premier jugement. » Et c’est une anecdote qui montre que les petits auteurs ont quelque analogie avec les grands, si les petits sont vaniteux. Or, la première note, apportée par Sainte-Beuve et qui sacrifiait tous les poètes à Victor Hugo, Victor Hugo l’avait dictée à Sainte-Beuve : Buloz le dit à George Sand, dans une lettre qu’a bien gaiement retrouvée Mme Pailleron. Et Buloz ajoute : « J’ai encore présent à la mémoire l’orage que ceci me valut d’un côté, les railleries de l’autre, et je me promis de n’être plus dupe ; de pareil charlatanisme. Croyez-en mon amitié et mon expérience : louez, mais restez dans la mesure. » Buloz ne demandait qu’à rester dans la mesure ; mais il avait affaire à ces romantiques ! Les romantiques, venant après trois siècles de littérature et quand tout le principal était dit, résolurent de dire davantage ; et, dans les moments où ils ne sont pas animés de tout leur génie, leur stratagème est de gonfler vaille que vaille l’expression. Ils écrivent beaucoup et avec beaucoup d’exubérance : et ils usent beaucoup les mots. Alors, ils redoublent d’acharnement ; et, pour dire que Victor Hugo est un grand poète, ils lui offrent une hécatombe de poètes : Victor Hugo l’offrait à lui-même. Les formules de la louange ont, à cette époque, on ne sait quelle truculence comique. Mais, de nos jours, un critique ayant dit d’un comédien : « M. X... a été, comme à son ordinaire, admirable, » ce comédien se répandit en doléances et demanda ce que le critique avait contre lui.

En 1835, au lendemain de Chatterton, Planche, qui n’avait pas aimé Chatterton, fît son article sans douceur. Et Vigny, de se fâcher encore. Et Buloz de rédiger encore une note aimable : « Nous faisons des vœux pour que la popularité de Chatterton réfute glorieusement l’opinion individuelle de notre collaborateur ; tout assure, du reste, une brillante carrière au drame touchant de M. Alfred de Vigny. A l’auteur de Stello, la gloire d’avoir tenté le premier une réaction contre le drame frénétique et le drame à spectacle ; et cette tentative, nous l’espérons, portera ses fruits. » C’est obligeant et c’est habile. Seulement, les fabricants de drames frénétiques ou à spectacle, on devine assez bien leur colère. Et Vigny écrit à Buloz : « Vous n’avez rien combattu, dans votre note : elle ne fait que confirmer votre article. » Pauvre Buloz ! Et Aboyez sa bonté patiente : il publie une note nouvelle, pour affirmer que Chatterton réussit le mieux du monde, que le public ne se lasse point d’y applaudir, et d’y pleurer, d’y retourner avec persévérance ; et, « en matière de théâtre, le public est juge souverain. » Sur ces entrefaites, un député, M. Charlemagne, fit un discours à la Chambre, un discours comme ils en font, et signala ce Chatterton, apologie pour le suicide. L’auteur de Chatterton, si les critiques l’importunaient, tolérera-t-il les députés ? Il publia sa réplique dans la Revue, sous la forme d’une lettre à Buloz. On ne l’a donc pas compris ? Il a dit et bien dit que le suicide était un crime religieux et social, mais qu’il fallait montrer à la société, pour la toucher, la torture des victimes que fait son indifférence : « Chaque mot de cet ouvrage tient à cette idée et demande au législateur, pour le poète, le Temps et le Pain... Il est triste de parler pour ceux qui ne savent pas entendre et d’écrire pour ceux qui ne savent pas lire. » Le législateur nommé Charlemagne se le tint pour dit ; et le critique nommé Planche ne devint pas un admirateur de Chatterton et de l’auteur de Chatterton.

Il y a d’autres bisbilles relatives à ce poète, et que raconte Mme Marie-Louise Pailleron, et qui étonnent, venant de lui. Mais il était d’âme inquiète : ses plus beaux poèmes sont frissonnants de cette inquiétude, que dissimule quelquefois sa dédaigneuse fierté. Puis il aboutit à une philosophie du silence et de la solitude : et plus il est farouche en définitive, plus on aperçoit qu’il a souffert en compagnie des hommes et des femmes. Son désespoir est une résignation tardive.

Son désespoir, ce n’est pas d’avoir été par Victor Hugo, sacrifié à Victor Hugo ; ce n’est pas d’avoir été dénigré par Gustave Planche et par M, Charlemagne. Sans doute ne fait-il pas à Gustave Planche ni à M. Charlemagne, ni même à Victor Hugo l’honneur de l’immense chagrin qui lui a dévasté la terre et le ciel. Pourtant ces mesquins désagréments l’ont touché. Il ne le nie pas ; il ne le dissimule pas à lui-même. Et il rêvait, pour le poète, une vie tout autre, dégagée de la médiocrité quotidienne. Mais, lui, sa poésie est née de la douleur que n’épargnent au poète ni le législateur ni la dure condition des hommes sur la terre. Et Buloz tâchait de le consoler des menus ennuis.

Une belle et bonne figure, ce Buloz ! Il était Savoyard, né le troisième jour complémentaire de l’an XI de la République : c’est le 20 septembre 1804. Sans fortune, le huitième enfant d’une famille honnête et confinée là-bas, orphelin dès sa dixième année, il vient à Paris ; son frère aîné le met à la pension, rue des Écoles : et cette pension le mène à Louis-le-Grand. Le jour de son arrivée au collège, un camarade l’éborgne, d’un coup de poing. Mais le nom de ce brutal, ni le proviseur ne l’a su, ni personne, François Buloz ayant juré à lui-même qu’il ne le dénoncerait pas. Il avait de la volonté, depuis l’enfance, et de naissance. Toute sa vie est l’histoire de sa volonté. Il sort du collège à dix-sept ans. On l’envoie en Sologne : il est ouvrier dans une fabrique de produits chimiques. Il revient à Paris et comme il croit que la chimie est son affaire, il suit à la Sorbonne les cours de Thénard. Est-ce que la littérature le tente ? Il ne le sait pas encore : il cherche. Pour cinquante francs par mois, on l’embauche dans la Biographie nouvelle des contemporains ; et il rédige des notices. Un peu plus tard, il est ouvrier typographe. Il a vingt et un ans. Il monte en grade : il est correcteur à l’Imprimerie de l’archevêché. Que fait-il ? et que fera-t-il ? Provisoirement, il dure ; et, quand on l’interroge, il avoue qu’il a pris pour sa devise : « Il faut durer ! » Bref, il attend ; et il travaille. Et soudain le voici rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes. C’est une aubaine ! Mais on dirait qu’il l’a prévue. Il n’est pas surpris, embarrassé. Il ne tâtonne guère. Il a, pour son premier numéro, Soult de Dalmatie, Montalembert, Alexandre Dumas, Balzac et Sainte-Beuve ; il a bientôt Alfred de Vigny, Hugo, Barbier. Puis il ajoute la politique à la littérature ; et c’est Jules Janin qu’il charge de la chronique, intitulée, — au lendemain de 1830, — les Révolutions de la quinzaine. Il inspire confiance ; et l’on vient à lui : et, les écrivains qui négligent de venir, il va les chercher. D’ailleurs, il ne se laisse pas conduire, étant le maître. Il est le maître et maintient son autorité ; mais il gouverne des poètes, des hommes de talent, des hommes de génie, et ne prétend pas leur imposer une fâcheuse discipline. Il travaille avec eux, et à leur gloire. Il les admire et les encourage. Il entre dans leurs idées, avec complaisance, même si leurs idées sont, de l’un à l’autre, différentes ou opposées. Il n’est pas l’ami d’une école ou d’un cénacle, mais l’ami de toutes les écoles et de tous les cénacles : ou, mieux, il a distingué, dans les écoles et les cénacles, ce qui est beau, fertile et durable. Et il accueille des opinions très diverses : contradictoires ? non, car elles composent, en se groupant, l’esprit d’une époque française. Où donc a-t-il appris tout ce qu’il a besoin de savoir pour accomplir son œuvre difficile avec tant de justesse ? Il a été bon élève au lycée ; mais surtout il a, depuis lors, étudié sans cesse : et, plus encore, il a le génie naturel de son entreprise et de son métier.

Un beau jour, dans l’histoire de notre littérature, il a fallu ce François Buloz : et François Buloz était là, comme par un coup de hasard et de chance.


ANDRE BEAUNIER.

  1. François Buloz et ses amis. La vie littéraire sous Louis-Philippe, Correspondances inédites de F. Buloz, Alfred de Vigny, Brizeux, Sainte-Beuve, Mérimée, George Sand, Alfred de Musset, etc., par Marie-Louise Pailleron. (Calmann-Lévy.