Revue littéraire - Frédéric II et les débuts de la fourberie allemande

Revue littéraire - Frédéric II et les débuts de la fourberie allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 206-217).
REVUE LITTÉRAIRE

FRÉDÉRIC II ET LES DÉBUTS DE LA FOURBERIE ALLEMANDE[1].

En 1775, âgé de soixante-trois ans, après trente-cinq ans de règne et onze années avant sa mort, Frédéric II rédigeait l’avant-propos de l’Histoire de mon temps. C’est pour la postérité qu’il écrit ; et ladite postérité remarquera, dans cette histoire, maints récits de traités « faits et rompus : » il prétend avoir de bonnes raisons pour « excuser sa conduite. » Ces raisons, les voici.

Premièrement, il aperçoit quatre occasions où les souverains sont dans le cas de balancer leurs alliances. Supposez que votre allié manque à remplir ses engagements… Alors, n’êtes-vous pas libre ? Vous l’êtes ! Mais alors, ce n’est pas vous qui avez rompu le traité : c’est votre allié. Puis, supposez que votre allié « médite de vous tromper… » N’avez-vous pas le droit, si le rôle de dupe vous déplaît, de prendre les devants ? Cette deuxième occasion de rompre le traité est moins nette que la première : elle a l’inconvénient, et la dangereuse commodité, de laisser à votre estime les projets du camarade ; vous risquez de n’être pas exactement impartial. Troisième occasion : c’est « une force majeure qui vous opprime et vous force à rompre vos traités ; « ici, vous êtes un farceur. Et la quatrième occasion : « l’insuffisance des moyens pour continuer la guerre ; » vous êtes un farceur, décidément.

Il y a du farceur, en Frédéric II ; mais, en outre, il est dogmatiste et se plaît, selon l’usage des Boches, à transformer en doctrines ses turlupinades. Il écrit : « Les princes sont les esclaves de leurs moyens. L’intérêt de l’État leur sert de loi ; et cette loi est inviolable… » On voit comme il est malin, comme il a su passer de la facétie aux principes ; venant de l’arbitraire et du caprice, il s’établit sur le terrain solide d’une loi. Et cette loi, qui lui permet de violer toutes conventions, est inviolable : quelle chance ; et le joli résultat d’une dialectique industrieuse !… « Si le prince est dans l’obligation de sacrifier sa personne même au salut de ses sujets, à plus forte raison doit-il leur sacrifier des liaisons dont la continuation leur deviendrait préjudiciable… » On voit le stratagème dialectique : les traités n’engagent que le prince et ne sont que ses « liaisons » particulières ; donc, si le prince aime son peuple comme il a le devoir de l’aimer, il sacrifiera ses amitiés, ses relations et tendresses de cœur à l’intérêt de son peuple. Mais il faut donc que le prince, qui est engagé, lui, par les traités qu’il a ornés de son parafe, aille à se déshonorer quelquefois ? Attendez : « Il me parait clair et évident qu’un particulier doit être attaché scrupuleusement à sa parole, l’eût-il même donnée inconsidérément. Si on lui manque, il peut recourir à la protection des lois et, quoi qu’il arrive, ce n’est qu’un individu qui souffre ; mais à quels tribunaux un souverain prendra-t-il recours, si un autre prince viole envers lui ses engagements ? La parole d’un particulier n’entraîne que le malheur d’un seul homme : celle des souverains, des calamités générales, pour des nations entières. Ceci se réduit à cette question : « vaut-il mieux que le peuple périsse ou que le prince rompe son traité ? » Répondez. Frédéric II répond : « Quel serait l’imbécile qui balancerait pour décider cette question ? » Voilà, en quelques lignes éloquentes, la théorie de la fourberie internationale selon Frédéric II, roi de Prusse.

Or, le 8 août 1914, Sir E. Goschen, ambassadeur de la Grande-Bretagne à Berlin, allait voir M. de Jagow, secrétaire d’État de Guillaume II, et lui reprochait la violation de la neutralité belge. M. de Jagow répondit que « la sécurité de l’Empire rendait absolument nécessaire la marche des troupes impériales à travers la Belgique. » Sir E. Goschen alla causer ensuite avec le chancelier de l’Empire, lequel se désola d’apprendre que, « juste pour un mot, — neutralité, un mot dont on n’a si souvent tenu aucun compte, en temps de guerre, — juste pour un chiffon de papier, » la Grande-Bretagne se fâchait : « c’était, pour l’Allemagne, une affaire de vie ou de mort, d’avancer à travers la Belgique. » Sir E. Goschen répliqua : c’était une affaire de vie ou de mort également, pour l’honneur britannique, de défendre la neutralité belge ; ou bien qui désormais se lierait aux pactes signés par la Grande-Bretagne ? Et le chancelier, furieux et piteux : « Mais à quel prix ce pacte serait-il tenu ? » Bel et bien, c’est trop cher !… En somme, l’Allemagne était engagée : elle avait signé la neutralité belge. Seulement la neutralité belge vint à la gêner, lui pareil cas, vaut-il mieux que l’Allemagne pâtisse ou que le pacte soit rompu ? Le gouvernement de Guillaume II a répondu, comme Frédéric II : « Quel serait l’imbécile qui balancerait pour décider cette question ? » Le gouvernement de Guillaume II suivait à la lettre la doctrine formulée par Frédéric II en 1775.

Nous sommes en présence d’une doctrine. Et l’on sait comme elle s’est épanouie. Peut-être n’est-il pas inutile d’en regarder les commencements. On les trouvera dans un gros livre un peu ardu qu’a récemment publié M. le commandant Weil, La morale politique du grand Frédéric, d’après sa correspondance. A vrai dire, c’est moins un livre qu’un abondant recueil de documents qui serviraient à l’examen de cette morale politique. M. le commandant Weil a tiré de la correspondance de Frédéric II les pièces les plus importantes, notes et dépêches écrites depuis l’avènement du roi, le 31 mai 1740, jusqu’au mois de septembre 1742. Il a raccordé ces extraits par de courts résumés des événements et de petits commentaires. Le livre n’est pas fait ; l’auteur donne tous les documents nécessaires, et d’autres.

Or, ce roi qui, après quelque trente-cinq années de fourberie, formule sa théorie politique est le même qui, à la veille de son règne, écrivait l’Antimachiavel et attendrissait Voltaire par l’exquise ingénuité de ses principes. Voltaire présentait ainsi l’œuvre du « vertueux » écrivain : « L’illustre auteur de cette réfutation est une de ces grandes âmes que le ciel forme rarement pour ramener le genre humain à la vertu par leurs préceptes et par leurs exemples… » Suivent de grands éloges de l’ouvrage : « Je le crois mieux fait et mieux écrit que celui de Machiavel ; et c’est un bonheur pour le genre humain qu’enfin la vertu ait été mieux ornée que le vice… » Le 31 mars 1738, le prince Frédéric, ayant reçu copie de l’Histoire du siècle de Louis XIV, écrivait à Voltaire : « Votre Histoire m’enchante. Je voudrais seulement que vous n’eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable. » Voltaire se pâme d’admiration ; et il appellera l’Antimachiavel « le catéchisme des rois et de leurs ministres. » Cette histoire est bien connue, et particulièrement de nos lecteurs, à qui M. Charles Benoist l’a contée naguère.

Mais enfin, comment l’apôtre de la loyauté politique est-il devenu le prince de la fourberie ?

A quelle époque est-il devenu le prince de la fourberie ?… Sur le tard ? Ou, du moins, un peu tard ? On observera que l’Antimachiavel est d’un jeune homme et, l’avant-propos de l’Histoire de mon temps, d’un souverain qui a passé l’âge de la rêverie.

Sur les soixante-trois ans qu’avait Frédéric II à l’époque de l’avant-propos, retranchons d’un coup trente-trois ans ; le 25 juin 1742, à trente ans, après deux ans de règne, il était déjà le même fourbe qui rédige son catéchisme de fourberie en 1775. Le 25 juin 1742, il vient de trahir tous ses alliés ; il écrit à son « très pacifique Jordan » cette lettre qu’a publiée M. le commandant Weil : « Je demande si, dans un cas où je prévois la ruine de mon armée, l’épuisement de mon trésor, la perte de mes conquêtes, le dépeuplement de l’État, le malheur de mes peuples, un souverain n’a pas raison de se garantir par une sage retraite d’un naufrage certain ou d’un péril évident… » Cette sage retraite, c’est la paix de Breslau, où il lâche ses alliés et traite en chiffons de papier ses engagements… Il ne craint pas le jugement si aimable du très pacifique Jordan ; mais il attend la censure de ces « stoïciens, » rudes et entichés de « morale rigide. » Il les éconduit : « Je leur réponds qu’ils feront bien de suivre leurs maximes, mais que le pays des romans est plus fait pour cette pratique sévère que le pays que nous habitons, et qu’après tout, un particulier a de tout autres raisons pour être honnête homme qu’un souverain. Chez un particulier, il ne s’agit que de l’avantage de son individu : il le doit constamment sacrifier au bien de la société. Ainsi l’observation rigide de la morale lui devient un devoir, la règle étant : il vaut mieux qu’un homme souffre que si tout le peuple périssait. Chez un souverain, l’avantage d’une grande nation fait son objet ; c’est son devoir de le procurer. Pour y parvenir, il doit se sacrifier lui-même, à plus forte raison ses engagements, lorsqu’ils commencent à devenir contraires au bien-être de ses peuples… » C’est tout à fait, dès l’année 1742, la théorie machiavélique de l’avant-propos.

Frédéric II est monté sur le trône le 31 mai 1740. Aussitôt il est au courant des affaires ; et, le 15 juin 1740, il rédige une instruction secrète pour son colonel de Camas qui va le représenter à la cour de France. Il lui ordonne de témoigner les meilleurs sentiments au roi de France. Eprouve-t-il en vérité de si bons sentiments ? Oui ; « pourvu, dit-il, que mes véritables intérêts s’y puissent prêter. » Il ajoute : « Il faut faire accroire aux Français que je leur fais grande grâce si je me relâche en leur faveur sur le duché de Juliers et que je me contente, de celui de Bergue. S’ils vous parlent du traité secret… » Le traité de la Haye, du 5 avril 1739 ; peu importe… « vous n’avez qu’à vous retrancher sur l’article 4, dont voici la teneur… » Peu importe… « et qui est fécond en ressources pour se justifier, si l’on veut rompre. » Le jeune auteur de l’Antimachiavel, deux semaines après son avènement, a cherché, a trouvé, dans les traités qui le devraient lier, les arguments de rupture. Et, cette leçon qu’il donne à son colonel de Camas, toute sa lignée l’a reçue ; toute l’Allemagne en a profité. Lisez, dans Notre avenir, du pangermaniste von Bernhardi, le chapitre intitulé Les moyens d’action de la politique extérieure : « La diplomatie a un talent tout particulier pour choisir dans les accords internationaux les formules qui permettent des interprétations diverses… » Autrement, n’est-ce pas ? la vie serait impossible ; et Bernhardi se réjouit de constater que, « dans les relations internationales, les questions de droit sont le plus souvent fort douteuses : » c’est là qu’on travaille, si l’on n’est pas un béjaune !

Avec beaucoup d’habilité, avec une rouerie insigne, Frédéric II pendant les premiers temps de son règne, joue de la Fiance et de l’Angleterre, joue de l’une contre l’autre et se joue de l’une et de l’autre. Le 18 juin 1740, il écrit au comte Truchsess de Waldbourjr, son ambassadeur à la Cour de Hanovre : « Il faut affecter devant les ministres ou les créatures françaises beaucoup de cordialité avec les ministres anglais, quand même il y en aurait très peu. » Le 2 août, c’est charmant. Il écrit au colonel de Camas, à Paris : « Vous devez faire connaître, avec toute la politesse imaginable, que la Cour d’Angleterre me presse fort d’accepter le parti avantageux qu’elle m’offre, mais que je tiens ferme, par un principe de l’amitié et de l’attachement que j’ai pour la France ; » seulement, au cas où la France n’offrirait pas autant que l’Angleterre, « on ne saurait prendre en mauvaise part si je me trouvais par-là forcé de me donner à l’Angleterre. » Et, ce même 2 août 1740, il écrit au comte de Truchsess : « S’il est vrai que la Cour d’Angleterre souhaite sincèrement de m’attacher à ses intérêts, il est naturel que j’attende d’elle les propositions sur ce qu’elle voudra faire pour l’amour de moi… Car, sachant que la France a épousé mes intérêts à l’égard du premier article, on ne saurait prétendre avec raison m’en détacher si l’on ne s’avise pas de m’offrir de plus grands avantages… » Voilà son négoce. Mais, s’il écrit au cardinal de Fleury, c’est la tendresse qui l’inspire, une tendresse dont il feint de modérer difficilement l’effusion : « Vous trouverez peut-être ma lettre longue et bavarde ; mais je vous écris avec la même sincérité que vous m’avez écrit. Une ouverture de cœur exige l’autre. Je souhaiterais que vous pussiez voir dans le fond du mien, vous y liriez tous les sentiments, etc. » Fleury n’était pas sûr de sa lecture. Il se vantait de voir, dans son miroir magique, les actions de tous les princes de l’Europe : non pas celles du roi de Prusse. Et Jordan le raconte à Frédéric II, lequel, pour ainsi parler, se rigole.

Dans ses lettres à Fleury, comme en général dans ses lettres aux souverains et ministres étrangers, il multiplie à l’excès les protestations de sincérité, de bonhomie. Le jour qu’il va plus loin que jamais dans le mensonge, il affiche sa « loyale candeur. » Il ressemble à ces imposteurs qui, sentant le péril d’être démasqués, ne cessent de vous répéter : « Je ne vous mens pas, » dans le moment qu’ils sont assez loin de la vérité pour en avoir, en quelque sorte, le vertige. Il n’a pas le vertige, lui. Son effronterie le préserve de toute défaillance ; et il est parfaitement le maître de son badinage, quand il écrit à Fleury déconcerté, le 30 mai 1741 : « Je vous dispute à présent, M. le cardinal, d’être meilleur Français que je le suis ! » Et des promesses, des caresses, des câlineries.

Il écrit au colonel de Camas : « Vous devez cacher avec un soin extrême ce que vous savez de mes desseins… » Le principal de ses desseins : la conquête de la Silésie. Or, l’auteur de l’Antimachiavel aurait à établir ses droits sur la Silésie. Frédéric II, là-dessus, se dépêche : « La Silésie est, de toute la succession impériale, le morceau sur lequel nous avons le plus de droit… » Il ajoute : « et qui convient le mieux à la maison de Brandebourg. » Cela, le 6 novembre 1740. Le lendemain, Podewils, ministre d’État, répond aux « idées » du Roi : « Pour la question de droit, il faut que je dise avec un profond respect à Votre Majesté que, quelques prétentions bien fondées que la maison de Brandebourg ait eues autrefois… » Autrefois, oui ! Mais, depuis lors, il y a « des traités solennels, que la maison d’Autriche réclamera. » Ces traités solennels portent que la maison de Brandebourg. — et peut-être l’a-t-on roulée, c’est possible, — renonce aux prétentions d’autrefois. Donc, les droits de la maison de Brandebourg sur la Silésie, n’en parlons pas. Mais, si l’on nous en parle ? Bon serviteur de son maître, Podewils est un homme de ressources : « On trouvera toujours moyen de faire revivre les anciens droits et de se récrier… » Voilà précisément la manière allemande, telle qu’elle a duré, dure encore, et telle que la définissait Fustel de Coulanges, ici même, dans un admirable article du 1er septembre 1872 : « Si le peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande et que Rome est la capitale naturelle de l’Empire germanique. » Depuis le temps de Frédéric II, les affaires s’étant agrandies, il a fallu mettre beaucoup plus de monde à la besogne : et ce sont désormais les historiens et les érudits, les gros personnages de la science allemande, si révérée, qui travaillent à l’imposture. Frédéric II n’a point encore ces auxiliaires et complices de sa manigance ; il compte sur Podewils : « L’article de droit est l’affaire des ministres ; c’est la vôtre. Il est temps d’y travailler en secret, car les ordres aux troupes sont donnés. »

Podewils, pour le mensonge déluré, vaut un érudit de la nouvelle école allemande. Aussi Frédéric II l’aime-t-il entre tous les faussaires de sa chancellerie. De Rheinsberg, le 8 novembre 1740, il lui écrit : « Mon cher Podewils, faites bien mon charlatan et prenez du meilleur orviétan et du bon or pour dorer vos pilules. » Le 10 novembre : « La France ne se doute encore de rien… Le plus sur sera de faire le coup à l’improviste et que je commence le branle au commencement du mois de décembre. En attendant, vous tâcherez d’amuser les ministres étrangers à Berlin et de leur donner le change… » Le 11 novembre : « Il faut faire la patte de velours avec ces bougres… » Le 16 décembre ; il s’agit du Français, que Podewils étourdit de flagorneries : « Parfait ! Cajolez-le le mieux possible. Faites-lui espérer que je chercherai toujours à lier mes intérêts avec ceux de la France et d’agir de concert avec cette Cour. » Podewils a bien travaillé. Pour sa récompense, il reçoit de son auguste souverain ce témoignage daté du « 31 décembre, sur le point de marcher. » un délicieux témoignage : « Mon cher charlatan, vous faites votre métier à merveille. J’avance ici et je compte d’être demain à Breslau et d’être en quinze jours maître de tout le cours de la Neisse. Nos affaires vont très bien ici : et, si votre galbanum se débite bien d’un autre côté, vous pouvez compter que l’affaire est faite. Adieu, mon cher charlatan : soyez le plus habile charlatan du monde et moi le plus heureux enfant de la fortune, et nos noms ne seront jamais mis en oubli. » C’est ainsi que la question de droit fut tranchée.

Cependant, Frédéric II, en pleine ignominie morale, mêle Dieu à ses opérations diplomatiques et militaires. Du reste, il ne croit ni à Dieu ni au diable. C’est au point que Voltaire trouve là trop d’athéisme, pour un souverain ! Mais Frédéric If écrit tout de même : « S’il plaît à Dieu, mes troupes seront en marche au commencement de décembre. » Il écrit à Valory, le 13 avril 1741 : « la bataille gagnée, par la grâce de l’Éternel, le 10 de ce mois… » A la mort de l’impératrice Anne de Russie, après avoir très dolemment marqué sa « douleur » au baron de Brackel, ministre de Russie, il écrit à son cher charlatan Podewils : « L’impératrice de Russie vient de mourir. Dieu nous favorise… » Il est, ici encore, un précurseur, en Allemagne. On sait l’emploi que, dans la présente guerre, Guillaume II a fait du Vieux Dieu allemand, si bien que le cynique et fol professeur Ostwald, un jour, dit à des neutres étonnés : « Dieu le père est, chez nous, réservé à l’usage personnel de l’Empereur. » Il arriva que la Russie, dupée longtemps par le roi de Prusse et le charlatan Podewils, entra dans un projet de partage de la Prusse. Alors, le roi de Prusse pousse des cris indignés : « La trahison de la Russie est épouvantable. La malice et l’envie des Saxons l’ont couvée et la faiblesse du prince Antoine l’a fait éclore. Si les nouvelles ultérieures répondent à celles que je viens de recevoir, il faudra conclure au plus vite avec la France ; et ce ne sera plus moi, mais la Russie et l’Angleterre qui bouleverseront l’Europe… » Ce ne sera plus moi… Cependant, il ajoute : « J’ai fait ce que j’ai pu pour la tranquillité publique… » Il a fait ce qu’il a pu pour la tranquillité publique… Cependant, il ajoute : « Mais, quoi qu’il arrive, j’aurai au moins la satisfaction de bouleverser la maison d’Autriche et d’ensevelir la Saxe… « Il est hors de lui, ce jour-là ; il mêle sa colère et ses aveux : d’ailleurs, il ne se débraille ainsi que devant Podewils.

Son meilleur aveu, le voici, dans une lettre à Podewils, datée du camp de Mollwitz le 12 mai 1741 : « S’il y a à gagner à être honnête homme, nous le serons : et, s’il l’a ni duper, soyons fourbes ! « Il le fut avec une constance et une adresse qui lui valurent le nom de « grand Prussien, » que Joseph de Maistre lui a donné, qu’il ne faut pas lui retirer.

Mais pourquoi ce fourbe, et théoricien de la fourberie, a-t-il écrit l’Antimachiavel, a-t-il d’avance déclaré « scélérats, » « affreux » et « criminels » les actes qui seront l’occupation de tout son règne et s’est-il préalablement condamné lui-même ?… Qu’est-ce, en effet, que l’Antimachiavel ? « Une édifiante homélie, dit Macaulay, contre la rapacité, la perfidie, le gouvernement arbitraire, en un mot contre presque tout ce qui rappelle maintenant aux hommes le nom de son auteur. »

Quand Frédéric annonce à Voltaire l’ouvrage qu’il est en train de composer pour flétrir le corrupteur des princes et l’ennemi du genre humain, Voltaire applaudit à ce beau projet : « Béni soit le jour où vos aimables mains auront achevé un ouvrage dont dépendra le bonheur des hommes ! » Puis, quand Voltaire lit les brouillons de l’Antimachiavel, certes il admire la vertu de son prince ; mais il a peur que ledit prince ne s’engage à pratiquer plus tard une impossible vertu : le prince, devenu roi, ne sera-t-il pas embarrassé de ses promesses ? Voltaire, dit M. Charles Benoist, l’empêche « de trop promettre et de trop s’interdire, de trop se compromettre. » Plus réaliste que le prince qui sera Frédéric II, Voltaire n’ose pas imposer à un Roi la règle austère et le terrible devoir d’une si scrupuleuse honnêteté. Voltaire a l’air de craindre que son prince ne soit un peu jobard.

Ensuite, il est bien revenu de son erreur. On lit dans ses Mémoires : « Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père, s’était avisé d’écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui… » Mais oui ! Et voilà pourquoi le jeune prince Frédéric, à la veille d’être le roi Frédéric II, écrivait l’Antimachiavel. Cependant Voltaire, après avoir si bien formulé cette explication si plausible, la supprime : « Le prince royal, dit-il, n’y avait pas entendu tant de finesse. Il avait écrit de bonne foi, dans le temps qu’il n’était pas encore souverain et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique ; il louait alors de tout son cœur la modération, la justice et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. » De tout son cœur… son enthousiasme… : ces mots-là ne conviennent pas le mieux du monde à cet extraordinaire hypocrite. Et l’on dira qu’au temps de l’Antimachiavel, le prince royal est un jeune homme et que les chimères de la jeunesse l’ont séduit ? Certes, il est jeune ; mais il n’est plus un adolescent, il a vingt-sept ans passés : et il a vingt-huit ans, lorsque nous le voyons, devenu roi, maitre absolu de sa fourberie. Veut-on que cet ingénu parfait se soit, du jour au lendemain, transformé en un fourbe accompli ? L’on dira qu’au surplus Voltaire le connaissait à merveille, au temps de l’Antimachiavel. Sans aucun doute. Mais aussi Voltaire aime mieux n’avoir pas été la dupe d’un sournois. Plutôt, Voltaire se donne les gants d’avoir été plus malin que son prince, et politique plus avisé : « Je jugeai que mon Salomon ne s’en tiendrait pas là. Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes complots d’excellentes troupes ; il les augmentait et paraissait avoir envie de s’en servir à la première occasion. Je lui représentai qu’il n’était peut-être pas convenable d’imprimer son livre précisément dans le temps même qu’on pourrait lui reprocher d’en violer les préceptes. Il me permit d’arrêter l’édition… » Ce n’est pas tout à fait cela et, tardivement, Voltaire ne manque pas d’arranger un peu les choses. D’ailleurs, il avoue que Frédéric II « n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé. » C’est le 12 octobre 1740 que Voltaire signe l’avertissement de l’Antimachiavel ou Essai de critique sur le Prince de Machiavel. Or, le 12 octobre 1740, Frédéric II était roi depuis quatre mois et demi et, depuis quatre mois et demi, trompait la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et préparait la conquête de la Silésie, régnait en somme à l’inverse des principes antimachiavéliques.

M. Charles Benoist semble adopter la conclusion de Voltaire ; et, s’il admet que « la fin du machiavélisme, pour un prince de la qualité de celui-ci, aurait été d’écrire l’Antimachiavel, » néanmoins il accorde au jeune auteur de l’Antimachiavel une certaine bonne foi, celle-ci « Antimachiavéliste et machiavéliste tour à tour, antimachiavéliste comme prince, machiavéliste comme roi, antimachiavéliste comme philosophe, machiavéliste comme chef d’Etat, machiavéliste bien plus souvent, bien plus profondément, bien plus spontanément qu’antimachiavéliste, le contraire absolu de lui-même dans son livre et dans sa vie, il s’acquitta magistralement de réfuter sa réfutation. » Je le crois un machiavéliste constant, dès sa jeunesse et dès l’Antimachiavel et dans ce livre déjà.

L’argument de M. Charles Benoist, le voici : « Sachons, dit-il, dater nos justices, suivant, le précepte de Michelet. Nous partons de 1740, et Frédéric vécut jusqu’en 1786. L’annexion de la Silésie est de 1741 ; le partage de la Pologne est de 1772. » Eh ! bien, oui, l’annexion de la Silésie est de 1744 et ainsi de quatre ans postérieure à la publication de l’Antimachiavel. Mais, ces quatre ans, Frédéric II les a employés à préparer son coup machiavélique et à le préparer par les moyens les plus contraires aux doctrines de l’Antimachiavel. La lettre à son « très pacifique » Jordan, du 25 juin 1742, est d’un jeune roi qui n’a que deux ans de règne. Et, quant aux lettres au « cher charlatan » Podewils, au colonel de Camas et au comte de Truchsess, que j’ai citées et qu’on a vues toutes pleines de fourberie, elles sont tout à fait contemporaines, je ne dis pas de la composition, mais de la publication de l’Antimachiavel : plusieurs même sont de quelques mois antérieures à la publication de l’Antimachiavel. De sorte qu’en publiant son ouvrage, à la fin de l’année 1740, Frédéric II ne craignait pas de s’engager à l’excès, malgré les remontrances de Voltaire. Il ne s’engageait pas du tout ; que faisait-il ? mais il trompait son lecteur ! Il attrapait son lecteur : il l’invitait à ne pas se métier du prince si honnête, et peut-être un peu naïf, un peu crédule apparemment qui avait rédigé le manifeste éloquent de l’honnêteté politique.

S’il y avait deux Frédéric, le jeune philosophe antimachiavéliste et puis le plus fourbe des rois, — toujours est-il que le plus fourbe des rois était né à la fourberie et travaillait de son métier de fourbe depuis des mois lorsque parut l’Antimachiavel, — Frédéric II n’aurait pas laissé paraître et n’aurait pas désiré que parût, à la fin de Tanné 17.10, le livre du prince royal. S’il l’a publié, à cette époque, ce fut certainement pour s’en servir. La publication de l’Antimachiavel au moins est machiavélique. Sa composition ? Mais elle n’est pas si ancienne, lorsque parait l’ouvrage. Et pourquoi ne veut-on pas que l’auteur de l’Antimachiavel, qui l’a fait imprimer pour s’en servir, l’ait écrit pour s’en servir ?

Il s’en est servi. « A force de discourir sur la modération, la paix, la liberté, le bonheur qu’un bon cœur trouve dans le bonheur des autres, dit Macaulay, Frédéric II avait trompé des hommes qui auraient dû savoir à quoi s’en tenir. » Ces hommes attendaient un jeune Télémaque de Fénelon, tandis que le jeune Frédéric II fomentait l’intrigue dont le résultat fut l’annexion de la Silésie.

Seulement, on suppose, en Frédéric II, un changement du tout au tout qui se fût produit le 31 mai 1740, jour de son avènement. Or, après le 31 mai 1740, Frédéric II n’a pas renoncé à tenir des propos dignes de l’Antimachiavel. Voyez ses lettres à Fleury. Elles sont riches de maximes édifiantes, riches de désintéressement, de simplicité, de candeur, en paroles. Mais alors Frédéric II se moque du monde ? Il se moquait du monde, et non pour le plaisir, mais pour le profit, lorsqu’il écrivait, de la même plume, son Antimachiavel.

Et c’est ainsi que Frédéric II nous apparaît comme ce qu’il est en vérité, comme le représentant réel de la Prusse et de l’éternelle Allemagne. On a cru longtemps qu’il y avait, et l’on croyait naguère encore qu’il y avait eu autrefois une Allemagne douce, honnête, candide, un peu niaise, férue de philosophie et de poésie, la bonne Allemagne que nos grands-pères ont chantée, qu’ils ont aimée. La bonne Allemagne n’a jamais existé. Qui donc le dit ? Mais c’est un Boche, l’auteur de Par-delà le bien et le mal, le surboche Nietzsche : « Il est sage, pour un peuple, de laisser croire qu’il est profond, qu’il est gauche, qu’il est bon enfant, qu’il est honnête. Il se pourrait qu’il y eût à cela plus que de la sagesse : de la profondeur. Et enfin, il faut bien faire honneur à son nom : car on ne s’appelle pas impunément das teusche Volk, le peuple qui trompe ! » La bonne Allemagne entretenait l’Europe dans la confiance que ses petites façons de rêveuse timidité inspiraient. La sournoise publiait à sa manière un Antimachiavel et préparait ses coups de force et l’annexion de nos provinces. Elle avait caché son jeu plusieurs dizaines d’années.

Frédéric II, la Prusse et l’Allemagne, c’est tout un. Deux mois après la mort de l’empereur Charles VI, Frédéric II supprime les traités signés par ses prédécesseurs et qui lui seraient incommodes : pareillement Guillaume II supprime, au mois d’août 1914, le traité constitutif de la neutralité belge. Et Frédéric II se déclare ennemi de la guerre, et déplore les maux de la guerre, et jure qu’il n’a point voulu la guerre : tout cela, nous l’avons revu. En 1757, Frédéric II battit l’armée française à Rossbach : et, en 1759, Voltaire s’égayait de la volée qu’avait reçue à Rossbach l’armée française ; et, trois ans plus tard, Diderot vantait la bonté, l’esprit de justice du roi philosophe. La tromperie est ancienne : elle a duré beaucoup plus de cent ans. Est-elle éventée maintenant ? On veut le croire. Mais elle eut ses commencements avec ce Grand Frédéric, l’idole de nos philosophes, qui lui pardonnaient Rossbach en faveur de l’Antimachiavel. Si l’Antimachiavel est une imposture, l’imposture a joliment réussi. Après cela, le roi philosophe s’est tout permis sans perdre son renom de philosophe. Et pareillement il a fallu que la bonne Allemagne en fît par trop, ces derniers temps, pour détraquer son imposture patiente et bien montée.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La morale politique du grand Frédéric, d’après sa correspondance, par le commandant Weil (librairie Plon). — Cf. Le machiavélisme de l’Antimachiavel, par Charles Benoist (même librairie).