Revue littéraire - Fontenelle
L’un des livres dont notre maître, M. Brunetière, souhaitait le plus vivement l’apparition, eût été un bon livre sur Fontenelle. Il lui semblait que peu d’études pouvaient être plus importantes pour l’histoire des idées en France. Lui-même en avait indiqué les grandes lignes dans un chapitre essentiel sur la Formation de l’idée de progrès, et il y revenait récemment encore dans une de ses premières leçons sur les Encyclopédistes. Pour un livre sur Fontenelle, en voici deux, et qui sont d’un réel mérite. Celui de M. Laborde Milan, avant d’entrer dans l’excellente Collection des « grands écrivains français[1], » commença, si je ne, me trompe, par être un « Éloge » couronné au concours académique pour le prix d’éloquence : ce n’est pas moi qui lui reprocherai l’aisance, la rapidité, l’éclat qui en rendent la lecture des plus agréables. Le livre de M. Louis Maigron[2], plus copieux et qui se présente avec un solide appareil d’érudition, n’est pas moins intéressant : il marque, au surplus, un progrès dans le talent du distingué professeur auquel nous devions déjà une consciencieuse étude sur le roman historique. Et les deux livres sont conçus dans le même dessein qui est de « réhabiliter » Fontenelle.
Car les historiens de notre littérature ne faisaient pas à Fontenelle la place à laquelle il a droit ; et c’est une première question de rechercher les causes de cette espèce de déni de justice. La plus importante est que, pour son malheur, Fontenelle a été portraituré par un écrivain de génie, qui ne l’aimait pas. Il se peut que l’abbé Trublet ait composé tout un livre à sa gloire ; les compilations de l’abbé Trublet ne font pas autorité ; mais nous savons par cœur maints endroits des Caractères de La Bruyère. Aussi, chaque fois que nous pensons à Fontenelle, nous est-il impossible de ne pas nous le représenter sous les traits dont le moraliste a peint Cydias. Nous le voyons, nous l’entendons qui « après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnemens sophistiqués. » Quel n’est pas le pouvoir d’un mot heureux ? Certaines formules se gravent une fois pour toutes dans la mémoire ; et le moyen d’oublier celle où l’auteur des Caractères résume son opinion sur l’auteur d’Aspar : « un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même ! » Au reste nous n’avons guère d’occasion de vérifier par nous-mêmes le bien fondé de cet arrêt. Car s’il a été souvent et jusque dans les ouvrages qui ont fondé sa réputation le détestable précieux qu’a justement raillé La Bruyère, d’autre part et jusque dans ses écrits les plus dignes d’être loués, Fontenelle n’a jamais été un grand écrivain. On ne le lit plus. Son style vaut par la clarté et par l’agrément : il n’a pas une valeur d’art et n’ajoute rien à l’histoire de la prose française. Les sujets qu’il a traités sont de ceux qui se renouvellent sans cesse par le progrès continu des connaissances et dont on n’est pas tenté d’aller lui demander un exposé qui n’est plus « au point : » il n’y a pas d’apparence qu’on aille s’informer de la critique religieuse dans l’Histoire des oracles, ou des systèmes de Leibniz et de Newton dans les Éloges. Il y a mieux : les idées que Fontenelle a lancées dans la circulation, du geste nonchalant et discret qui lui était familier, ont été reprises par d’autres qui les ont mises en valeur et en scène et en ont fait leur propriété. Fontenelle a eu le tort de ces inventeurs dont on célèbre les découvertes, mais sous un autre nom que le leur. Tout cela explique que la réputation de Fontenelle ait subi une assez longue éclipse. Et comme il importe de rendre à chacun ce qui lui appartient, ce n’est que justice de nous montrer, éparses à travers les meilleures de ses pages et déjà conscientes d’elles-mêmes, des idées qui allaient faire au XVIIIe siècle une si éclatante fortune et sous l’empire desquelles nous continuons de vivre.
Toutefois, si l’analyse de la pensée de Fontenelle prise en elle même, et si le spectacle des progrès incessans de son esprit a son intérêt, c’est en la prenant par un autre biais qu’on aurait donné à l’étude toute sa signification et sa portée. En effet, Fontenelle n’est pas un de ces hommes de génie dont l’originalité s’impose à une époque et parfois la détourne de son cours, pour la jeter impérieusement dans des voies imprévues. Il est bien plutôt l’homme extrêmement intelligent, qui comprend l’époque où il vit et qui, en lui expliquant à elle-même le sens où elle tend, fait qu’elle s’y engage plus avant. Et cette époque dure littéralement tout un siècle, le signe le plus incontestable que Fontenelle ait donné de son esprit ayant été de vivre presque centenaire ! Et ce siècle est celui où s’opère une des révolutions les plus complètes qu’il y ait dans l’histoire de l’esprit humain ! Les contemporains ne s’y étaient pas trompés. Grimm écrivait : « M. de Fontenelle, qui vient de finir sa carrière, est un de ces hommes rares qui, témoins pendant un siècle de toutes les révolutions de l’esprit humain, en a lui-même opéré quelques-unes et préparé les causes de plusieurs autres. » Et pour Garat, le prodige de cette « étonnante destinée » est qu’une si longue vie, partagée presque par égales moitiés entre les deux siècles, ait été « le scandale de l’un et la lumière de l’autre[3]. » Une histoire de Fontenelle devrait donc être, autant au moins que de lui-même, une histoire de son temps. Elle devrait nous transporter dans chacune de ces coteries dont Fontenelle a été tour, à tour ou tout ensemble, l’écho ou l’oracle. Elle devrait nous montrer, flottant dans l’air et diffuses, ces idées qu’il recueille, dégage, précise et transmet à d’autres qui les amplifieront au risque de les dénaturer. Elle devrait, non seulement à travers ses œuvres, mais à travers les incidens de sa vie et le cercle de ses amitiés, nous faire apercevoir les changemens successifs d’une société qu’il avait commencé par scandaliser et qui finissait par le suspecter de timidité.
Son premier milieu lui est imposé par ses origines et par sa famille. Neveu des Corneille, hébergé, quand il vient à Paris, par son oncle Thomas, il fait partie de cette société du Mercure qui commence la lutte contre l’esprit dominant du XVIIe siècle. Cette première direction fut pour lui décisive. Il contracta dès lors quelques-uns de ses pires défauts, sans doute ; mais ces défauts ne contribuèrent pas médiocrement à le mettre sur la voie du succès et ils l’aidèrent à manifester sa véritable originalité. Il est curieux de relire, à ce point de vue, le portrait tracé par La Bruyère et d’y noter plus d’un trait de satire qui se convertirait aisément en éloge. Ce « bel esprit » que l’auteur des Caractères reproche à Cydias signifie d’abord sa « préciosité ; » mais ce courant précieux qui, en dépit de Molière, de Boileau, de Racine et par-dessus leur œuvre, va reprendre toute sa force, est celui qui portera l’écrivain nouveau venu et le mettra en réputation. Par ce mot La Bruyère désigne encore l’extraordinaire aptitude de ce souple esprit à aborder tous les sujets, vers ou prose, stances, idylle, élégie : il y aurait pu ajouter certaines matières que la littérature jusqu’alors n’avait pas admises. Mais il ne soupçonne pas que cette souplesse pourra être la qualité éminente de « l’honnête homme » de demain, et que l’universalité de l’esprit pourra devenir la marque à laquelle on reconnaîtra l’écrivain du prochain siècle. Cydias est le causeur de salon : « Fade discoureur qui n’a pas mis plutôt le pied dans une assemblée qu’il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s’insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie. » La Bruyère ne devine pas que ces succès de salon deviendront le plus utile moyen de propagande pour des idées qui sont près de renouveler la face de la société, et que les femmes vont être pour l’aimable philosophe, ou, comme dira J.-B. Rousseau, pour « le pédant le plus joli du monde » les plus précieuses auxiliaires.
Surtout, et c’est son principal grief contre Cydias, La Bruyère distingue chez Fontenelle un goût insupportable pour les opinions singulières et pour le sens propre. « Différent de ceux qui, convenant des principes et connaissant la raison ou la vérité qui est une, s’arrachent la parole l’un à l’autre pour s’accorder sur leurs sentimens, il n’ouvre la bouche que pour contredire… Soit qu’il parle ou qu’il écrive, il ne doit pas être soupçonné d’avoir en vue, ni le vrai, ni le faux, ni le raisonnable, ni le ridicule : il évite uniquement de donner dans le sens des autres et d’être de l’avis de quelqu’un. » C’est ici le grand point. Le XVIIe siècle avait été le siècle du sens commun et de l’autorité ; il avait eu le culte de la tradition, que celle-ci imposât le respect pour les anciens ou la soumission à la vérité religieuse. Le temps était venu de ne plus chômer les vieux saints. Peu à peu l’idée cartésienne se faisait jour, d’après laquelle, toute vérité étant reconnaissable à son évidence, chacun peut, par les lumières de sa seule raison, décider du vrai ou du faux. Et une première ferveur d’indiscipline éclatait par la déclaration de guerre aux anciens. Fontenelle ne manque pas d’être un de ces modernes qui ont pour eux les femmes, les mondains, les ignorans, en un mot, tout le monde. Le dessein de ses Dialogues des Morts est justement de railler les graves personnages et de rabaisser les superbes colosses de l’antiquité. Caton d’Utique, à l’instant de se tuer, donne à un esclave un coup de poing qui lui casse les dents ; « voilà un coup de poing qui gâte bien cette mort philosophique !… » Et la mort de Lucrèce en eût valu mille fois davantage, si la farouche Romaine n’eût pas attendu les derniers efforts de Tarquin. Par-dessus tout, Cydias-Fontenelle s’amuse aux rapprochemens inattendus et déconcertans : il met en présence Auguste et Pierre Arétin, Alexandre et Phryné : « Vous vous savez donc bon gré d’avoir eu bien des galanteries ? — Et vous, vous êtes fort satisfait d’avoir désolé la meilleure partie de l’univers ? » L’important est d’étonner, d’inquiéter par le paradoxe, et de chagriner les admirations consacrées. Jadis toute opinion nouvelle, avant d’être acceptée, devait faire ses preuves : désormais ce qui recommande le plus sûrement une opinion et nous dispose tout de suite en sa faveur, c’en est la nouveauté.
Or quelle était la grande nouveauté du jour ? C’était l’engouement dont la société polie venait de se prendre pour les sciences. Au lendemain des merveilleuses découvertes opérées dans la première moitié du siècle, la science commençait à sortir des laboratoires et des cabinets de travail. Rien n’est plus curieux et plus amusant que le tableau de ce tout Paris de la fin du XVIIe siècle affolé d’une sorte de « snobisme » pour la science ; et c’est Fontenelle même qui nous en fournit les élémens. On se réunit ici et là, chez les savans en renom ; ni l’incommodité du local, ni la rudesse de l’enseignement ne décourage les néophytes des deux sexes. On va à la leçon de chimie plus dévotement qu’au sermon, et on reçoit la vérité géométrique ou médicale comme un évangile. C’est une initiation, et c’est une croisade. « Il y avait alors des conférences chez divers particuliers. Ceux qui avaient le goût des véritables sciences s’y assemblaient par petites troupes, comme des espèces de rebelles qui conspiraient contre l’ignorance et les préjugés dominans. Telles étaient les assemblées de M. Bourde-lot, médecin de M. le Prince, le grand Condé, et celles de M. Justel[4]. » Il y en a pour toutes les aptitudes et pour tous les goûts. Aimez-vous la physique ? Vous avez les conférences de Régis. Préférez-vous la géométrie ? Vous avez le cours de Sauveur. La chimie a son public, et c’est, pour une bonne part, un public de dames. Lémery vient d’ouvrir un cours, rue Galande. « Son laboratoire était moins une chambre qu’une cave, et presque un antre magique éclairé de la seule lueur des fourneaux ; cependant l’affluence du monde y était si grande qu’à peine avait-il de la place pour ses opérations. Les noms les plus fameux entrent dans la liste de ses auditeurs : les Rohaut, les Bernier, les Auzout, les Régis, les Tournefort. Les dames mêmes, entraînées par la mode, avaient l’audace de venir se montrer à des assemblées si savantes[5]. » Le cours de chimie, que Lémery imprime en 1675, se vend « comme un ouvrage de galanterie ou de satire. » Non moins qu’à celles de chimie on est assidu aux leçons d’anatomie que professe Du Verney. « Je me souviens d’avoir vu des gens de ce monde-là qui portaient sur eux des pièces sèches préparées par lui, pour avoir le plaisir de les montrer dans les compagnies, surtout celles qui appartenaient aux sujets les plus intéressans[6]. » C’est là que Mlle de Launay s’acquit la réputation d’être la fille de France qui connaissait le mieux le corps de l’homme… Nous pourtant, en présence de ces modes féminines d’il y a plus de deux cents ans, comment ne serions-nous pas frappés de voir à quel point y ressemblent certaines « nouveautés » qu’on est en train d’introduire dans l’éducation des jeunes filles ?… Fontenelle n’eut garde de se tenir en dehors du mouvement. Il nous conte que l’abbé de Saint-Pierre vint en 1686 s’établir avec le savant Varignon dans une petite maison du faubourg saint-Jacques. « M. Varignon était totalement enfoncé dans les mathématiques. J’étais leur compatriote et allais les voir assez souvent, et quelquefois passer deux ou trois jours avec eux… Nous nous rassemblions avec un extrême plaisir, jeunes, pleins de la première ardeur de savoir, fort unis, et ce que nous ne comptions peut-être pas alors pour un assez grand bien, peu connus[7]. » Ces « retraites scientifiques, » dans la solitude du faubourg Saint-Jacques, sont un des traits qui font le plus d’honneur à Fontenelle, et attestent qu’il y eut de bonne heure, chez lui, plus de sérieux qu’on n’eût pu le croire… C’est aussi bien dans une maison de ce même faubourg Saint-Jacques que d’autres solitaires, peu d’années auparavant, se réfugiaient pour y faire une « retraite morale. » En vérité, le siècle a changé !
C’est dans cette atmosphère toute chargée d’une électricité spéciale que Fontenelle conçoit l’idée d’écrire un livre où il combinera ses goûts de bel esprit avec sa curiosité pour le nouvel ordre de connaissances, où il mettra son habileté de littérateur au service de ses ambitions d’apprenti savant. Il est revenu dans sa province et, pour plaire aux marquises parisiennes, il imagine de leur conter des entretiens qu’il aurait eus, touchant l’astronomie, avec une marquise de Normandie, dans son parc de la Mésangère. On connaît le livre : la lecture en est encore instructive et charmante. Le commun des mortels n’en sait guère plus aujourd’hui sur le système du monde que n’en apprit l’interlocutrice de Fontenelle dans ces entretiens qui mêlent des « folies de galanteries » à de substantielles leçons. Si peu qu’il eût d’imagination, Fontenelle nous a révélé la troublante poésie de cette immensité qui s’ouvrait avec ses « fourmilières d’astres » et ses « germes de mondes. » Mais ce qu’on ne saurait trop remarquer, c’est la nouveauté du livre. La découverte de Copernic et de Galilée pouvait bien être admise par tous les savans : elle n’était pas arrivée au public : « Presque pour tous les esprits elle était aussi profondément cachée dans les sciences qu’elle l’avait été dans la nature. » Ce qui n’est pas moins significatif, c’est le succès du livre qui fut considérable. « Une science hérissée de calculs, transformée en tableaux, enchante l’ignorance qui la comprend, étend à l’infini le champ des vérités et des fictions poétiques et agrandit la création de nouveaux mondes… La plus haute des sciences était descendue sur la terre[8]. » Fontenelle venait de prendre conscience de son véritable talent, celui qu’il enseignera aussi bien à tous les écrivains de XVIIIe siècle : il est un remarquable vulgarisateur. Et ce qu’on ne saurait trop faire ressortir, c’est l’importance du livre : le premier en date de toute une série, il adjoint au domaine littéraire une province nouvelle. Cette province, à la veille d’un siècle qui se piquera de n’admettre que la vérité scientifique, c’est la science elle-même !
Cette science, dès sa première entrée dans la littérature, est mise à l’emploi vers lequel le XVIIIe siècle ne cessera de la détourner. Il paraît que le P. Tournemine, celui-là même qui devait être le professeur du jeune Arouet, se plaignait que le système des mondes planétaires ne s’accommodât pas trop des idées de la théologie. Si l’on veut avoir la preuve que Fontenelle sur ce point pensait tout de même que le jésuite, et qu’il ne se faisait aucun scrupule de ruiner dans l’esprit de ses lecteurs un bon nombre de leurs croyances, il n’est que de se référer aux ouvrages qu’il composait vers le même temps. C’est lui qui, au rapport de Trublet, est l’auteur d’une comédie intitulée la Comète et jouée sous le nom de De Visé, « petite pièce très philosophique » faite à l’occasion de la fameuse comète qui avait paru l’année précédente et pour combattre le préjugé, encore assez répandu alors, que les comètes sont des signes de malheur. D. entre en ligne, en même temps que l’auteur des Pensées sur la Comète. N’est-ce pas œuvre pie que de « combattre les préjugés » et ceux notamment dont le paganisme défunt a laissé par derrière lui une si encombrante survivance ? Fontenelle s’y consacrera résolument dans son opuscule sur l’Origine des fables et surtout dans l’Histoire des Oracles (1687). S’il avait dû, l’année précédente, pour éviter la Bastille, désavouer sa Relation de l’île de Bornéo et donner l’exemple de ces palinodies que lui empruntera Voltaire, il ne saurait cette fois courir le risque de pareils désagrémens. Dénoncer les erreurs ou les supercheries des païens, quoi de mieux intentionné ? Et n’est-ce pas prendre les vrais intérêts du christianisme, que de soutenir que les démons n’ont point été les auteurs des oracles ? Fontenelle y travaille avec allégresse. A la faveur d’un si ingénieux détour, il peut librement faire le procès à toute espèce de merveilleux. Le fait est que la croyance au prodige est tout uniment un effet de l’ignorance et que la même ignorance produit à peu près les mêmes résultats chez tous les peuples. « C’est par cette raison qu’il n’y en a aucun dont l’histoire ne commence par des fables, hormis le peuple élu, chez qui un soin particulier de la Providence a conservé la vérité. » Restriction fort opportune ! dont pourtant il se pourrait que l’effet salutaire fût atténué par ce trait placé à la fin de la dissertation sur l’origine des Fables : « Tous les hommes se ressemblent si fort, qu’il n’y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire trembler. » C’est cette thèse qui sera reprise dans l’Histoire des Oracles, appuyée d’un luxe de preuves, d’une profusion de textes, et illustrée de récits malicieux : l’anecdote de Thamus qui, sur son vaisseau, entend une voix lui annonçant que le grand Pan est mort ; celle de la dent d’or de l’enfant de Silésie ; et celle encore de Papirius et des poulets sacrés. Ce sont là, comme le remarque justement Garat, « les premiers exemples de ce ridicule gai, à la fois, et terrible » dont l’incrédulité du XVIIIe siècle se fera une arme et qui deviendra l’ironie voltairienne. Si la croyance au merveilleux est, par un de ses aspects, un effet de la crédulité, ‘elle est d’autre part une invention de l’imposture. Fontenelle habitue son lecteur à entendre parler de la fourberie des prêtres et de leur complaisance vis-à-vis du Pouvoir. Ajoutez le discrédit répandu sur toute espèce de dogme, qui pourrait bien n’être qu’une sottise forte de son ancienneté : « Quelque ridicule que soit une pensée, il ne faut que trouver moyen de la maintenir pendant quelque temps, la voilà qui devient ancienne et elle est suffisamment prouvée. » Ajoutez la prévention créée en faveur du scepticisme et de la négation : « Le témoignage de ceux qui croient une chose déjà établie n’a point de force pour l’appuyer, mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas à de la force pour la détruire. Ceux qui croient peuvent n’être pas instruits des raisons de ne point croire, mais il ne se peut guère que ceux qui ne croient point ne soient pas instruits des raisons de croire. » La méfiance éveillée à l’égard du miracle, le ridicule jeté sur la crédulité des peuples, l’odieux sur la fourberie des prêtres, il n’y manque à peu près rien de ce qui défraiera bientôt la campagne anti-religieuse. Et nous sommes en 1687 ! Et c’est l’année où Bossuet prononce l’oraison funèbre de Condé !
Fontenelle n’a que trente ans : il a déjà écrit ses deux livres les plus retentissans ; il lui reste à faire la partie la plus solide de son œuvre, celle par laquelle s’exercera son influence de la façon la plus profonde et la plus durable. En partie à cause du succès des Mondes, en partie grâce à la protection du Duc d’Orléans, il est nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Il va, à ce titre, élire définitivement domicile dans le monde des savans : il lui a rendu autant de services qu’il en a reçu. Les Éloges des Académiciens, sont ses chefs-d’œuvre ; et ce sont les chefs-d’œuvre d’un genre. Fontenelle n’est pas, à proprement parler un savant ; mais il est, à un rare degré, familier avec toutes les sciences, et, peu à peu, il est arrivé à s’assimiler, lui, le littérateur impénitent, l’esprit scientifique. Il se meut avec une aisance extraordinaire à travers les théories et les systèmes : il excelle à débrouiller, dans l’œuvre commune, l’apport de chacun ; et de même il sait écarter tout ce qui est de surcroît pour dégager et mettre en valeur l’essentiel. Il explique les choses de façon sommaire, cela va sans dire : « Voici le gros du système… » Mais s’il se borne aux grandes lignes, il ne dérange pas l’harmonie de l’ensemble. Il met la science à notre portée, sans pourtant l’abaisser. Mieux parfois que les savans dont il résume les découvertes, il sait apercevoir les conséquences philosophiques qu’elles entraînent. Ainsi il jette dans la circulation une foule de notions qui, à l’époque, sont nouvelles et qui, en effet, vont renouveler l’atmosphère intellectuelle. Et non seulement il donne au public une haute idée de la science, mais, ce qui est très important quand on s’adresse à la foule toujours empressée à personnifier une idée dans un individu et à juger de l’œuvre par l’homme, il modifie complètement l’opinion qu’on se faisait des savans eux-mêmes. Garat l’a très bien noté : « Ces hommes qu’il fait tant admirer, il les fait aimer encore davantage ; les singularités qui les distinguent du monde et dont le monde aime tant à rire, il les rend touchantes en les faisant sortir de l’innocence de leurs âmes et de leur vie : ce qu’ont été dans l’antiquité les hommes illustres de Plutarque, les savans de Fontenelle le sont dans les temps modernes. » Tandis que jusqu’alors le savant était réputé pour être un spécialiste dénué de compétence en dehors des questions où il se confinait, et que son genre de vie exposait à certaines bizarreries d’humeur, Fontenelle accrédite cette idée que les études scientifiques sont un gage de l’élévation de l’esprit et une garantie de vertu. C’est la religion de la science qui s’annonce.
Le temps qu’il ne passe pas à l’Académie ou dans sa chambre d’étude, Fontenelle le donne à la vie de salon. Il l’a toujours aimée, et en a toujours goûté les succès. Mais peu à peu le ton de sa causerie change, et, à mesure qu’il passe du salon de Mme de Lambert dans celui de Mme de Tencin, et de celui de Mme de Tencin dans celui de Mme Geoffrin, ce Fontenelle, autour duquel on fait toujours cercle, n’est plus tout à fait le même. Il a conservé cette humeur affable, cette répugnance au sarcasme et à la raillerie qui lui concilie tant de sympathies. Il a gagné en gravité. On s’habitue à chercher sous les anecdotes qu’il débite avec un art consommé, une intention. « Ses contes et ses plaisanteries faisaient "penser. » Sa vieillesse le rend vénérable. Il a connu tout ce que le siècle passé possédait de plus brillant. Il est celui qui peut dire en 1753 : « J’étais chez Mme de Lafayette, je vois entrer Mme de Sévigné…. » C’est un revenant d’un âge regretté, c’est le témoin d’une époque de splendeurs. Et loin d’être un contempteur de son temps, il ne cesse d’aider à l’éclosion des façons nouvelles de penser et de sentir. Les jeunes recrues demandent, à ce vétéran, des conseils et des encouragemens. Il s’installe, lui premier, dans le rôle de patriarche des lettres.
Si l’on veut maintenant, dans la diversité des vues que Fontenelle a tout au moins indiquées, faire un choix et dégager exactement celles qui lui appartiennent en propre, on trouve qu’elles ont toutes rapport à la conception qu’il s’est faite de la science. Cette conception qu’il a esquissée de bonne heure, il n’a cessé de la préciser, de l’amplifier, de la fortifier. Engagé avec Thomas Corneille et Perrault dans la querelle des anciens et des modernes, il s’est aperçu que ce qui est caractéristique des temps modernes, c’est le développement qu’y ont pris les sciences, ce sont les changemens que tant de découvertes apportent tous les jours à l’image que nous nous faisons du monde et à la vie que nous y menons. Jaloux, comme ses amis, d’opposer, à l’idée de tradition, celle de progrès, il n’a pas commis l’erreur que tant d’autres commettront même après lui, et qui consiste à croire que dans tous les ordres et de toutes manières l’histoire de l’humanité est celle d’une marche incessante vers le mieux. Il a vu qu’il en est ainsi dans le seul domaine scientifique et que la notion du progrès a donc dans la science sa seule base solide. Cette idée même de la science, confuse encore et vague jusque dans l’esprit des savans, il l’a éclaircie et il a reconnu les véritables élémens qui la composent. Il notait déjà, dès le temps des Dialogues, qu’il y a dans la nature un ordre invariable ; et la croyance à la stabilité des lois de la nature est en effet le premier mot d’une définition de la science. Distinctes aujourd’hui, dans l’état fragmentaire où sont nos connaissances, les sciences n’en soutiennent pas moins entre elles des rapports. C’est sur cette vue magnifique que se termine la Préface de l’Histoire de l’Académie des Sciences : « Le temps viendra peut-être que l’on joindra en un corps régulier ces membres épars ; et s’ils sont tels qu’on le souhaite, ils s’assembleront en quelque sorte d’eux-mêmes. Plusieurs vérités séparées, dès qu’elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à l’esprit leurs rapports et leur mutuelle dépendance, qu’il semble qu’après avoir été détachées par une espèce de violence les unes d’avec les autres, elles cherchent naturellement à se réunir. » Un jour viendra-t-il où cette unité se réalisera et où toutes les sciences se fondront en une sorte de géométrie supérieure ? En attendant, et quand même cette unité ne devrait être que le but sans cesse poursuivi et jamais atteint, la science nous fournit le seul type qu’il y ait de la certitude. « Quand les nombres et les lignes ne conduiraient absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles…[9]. » Toute vérité pour être hors des atteintes de la controverse et des doutes devra être façonnée sur ce modèle. « L’esprit géométrique n’est pas si attaché à la géométrie qu’il n’en puisse être tiré et transporté à d’autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence en sera plus beau, toutes choses égales d’ailleurs, s’il est fait de main de géomètre. » L’idée de science devient ainsi comme l’asile où l’esprit humain peut s’abriter sûrement et d’où il va défier tout ce qui risque d’être en désaccord ou en contradiction avec elle.
Laissons de côté la part qu’a pu avoir dans la préciosité du théâtre de Marivaux, ou dans le « libertinage » des Lettres persanes, l’exemple de Fontenelle, en qui, au surplus, il y a toujours eu du Cydias, il reste que son influence n’est étrangère à aucune des œuvres importantes du siècle avant Rousseau. Elle est dans l’Esprit des Lois comme dans l’Essai sur les Mœurs, comme dans les Époques de la Nature. Elle est plus encore dans un certain état de l’opinion vers 1750, à l’époque où commence à paraître l’Encyclopédie. Et c’est pourquoi les lignes de la Préface où d’Alembert rend hommage à Fontenelle, ne sont que la juste reconnaissance d’une dette.
Après cela, s’étonnera-t-on que Fontenelle ne soit tout de même qu’un personnage de second plan et que ses nouveaux biographes hésitent, comme faisait le bon disciple Trublet, à l’instant de le qualifier d’homme de génie ? Il se peut qu’il lui ait manqué une certaine dose d’enthousiasme, de conviction et de foi, sinon dans ses idées, du moins dans leur efficacité. Mais il faut tenir compte des dates ; à l’époque où a vécu Fontenelle, cet air de négligence et de détachement, cette mesure, cette réserve et cette discrétion même ont été les conditions sans lesquelles son action eût risqué de manquer son effet. L’essentiel, pour ne pas compromettre l’œuvre de l’avenir, était de ne pas trop se hâter. C’est Fontenelle qui [a écrit : « Les choses fort établies ne peuvent être attaquées que par degrés. » On voulait autour de lui aller trop vite et brusquer les choses c’était le danger, et il le sentait bien. « N’est-il pas vrai, lui demandait l’impétueuse Mme Geoffrin, que j’ai souvent raison ? — Oui, lui répondit Fontenelle, mais vous l’avez trop tôt… Voilà, ajoutait Suard, ce que je crois que Fontenelle aurait dit souvent à quelques-uns de ses disciples. S’il n’eût pas trouvé que leur raison allât trop loin, il aurait trouvé qu’elle allait trop vite. » Ce fut le grand art de Fontenelle et ce fut peut-être l’un des principaux services qu’il rendit aux philosophes et aux Encyclopédistes : il contint leur zèle, il modéra leur impatience ; il les força d’attendre et les contraignit, par son exemple comme par son autorité, à ne pas engager la bataille avant l’heure où elle pouvait être gagnée.
RENE DOUMIC.
- ↑ Fontenelle, par A. Laborde Milaa. Collection des grands écrivains français, 1 vol. in-16 (Hachette).
- ↑ Fontenelle, par Louis Maigron, professeur adjoint à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand, 1 vol. in-8o (Plon).
- ↑ Garat, Mémoires historiques sur M. Suard, liv. II.
- ↑ Fontenelle, Éloge de Lémery.
- ↑ Fontenelle, Éloge de Lémery.
- ↑ Éloge de Du Verney.
- ↑ Éloge de Varignon.
- ↑ Garat, Mémoires.
- ↑ Préface.