Revue littéraire - Emile Gebhart

Revue littéraire - Emile Gebhart
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 444-453).
REVUE LITTÉRAIRE

ÉMILE GEBHART

Est-il vrai qu’il y ait aujourd’hui dans les régions de notre haut enseignement une sorte de défaveur attachée à tout ce qui porte la marque de la littérature ? Ce mot est-il exact qu’on prête à un professeur de la Sorbonne : « Ici, nous n’avons pas besoin de gens de talent ? » Ce propos, s’il a été tenu, et sans doute cum grano salis, témoignerait tout au plus d’une espèce d’enivrement où l’on est, à l’heure actuelle, pour des méthodes de caractère scientifique, très précieuses assurément, mais qui ne sont pas le tout du professeur. On en reviendra. J’entends par là que, sans rien laisser perdre des acquisitions nouvelles, on reprendra plus nette conscience de l’ensemble de mérites qui constitue notre tradition. Qu’il enseigne l’histoire, les lettres ou la philosophie, un maître de chez nous doit être d’abord un érudit ; ce qui revient à dire qu’il doit savoir son affaire et ne parler que de ce qu’il connaît bien. Cela va de soi, et c’est comme si on lui recommandait de ne pas être un malhonnête homme. L’érudition sera chez lui vivifiée par une abondante éclosion d’idées : ces aperçus nouveaux, ces hypothèses ingénieuses, ces façons originales de grouper les faits et d’en montrer l’enchaînement témoignent d’un esprit actif qui ne se borne pas à emmagasiner les matériaux reçus du dehors, mais qui y ajoute un élément venu de lui-même et pareil à un levain. Faits et idées, il reste ensuite à les disposer dans un ordre logique, en vue de former un tout harmonieux, et à leur trouver une expression qui en reproduise toutes les nuances ; l’art a en lui une vertu qui lui est propre et qui en fait une condition de la vérité. Au cours de ses leçons notre professeur sera-t-il éloquent ? Le terme ne me ferait pas peur ; mais il a été discrédité et détourné de son véritable sens. Disons seulement qu’il sera un savant homme habile à parler. Il peut ainsi grouper autour de sa chaire ceux mêmes qui ne font pas fonction de spécialistes : il ne restreint pas son enseignement dans les limites étroites d’un séminaire à l’allemande ; il le répand au contraire pour qu’il aille enrichir d’autant le patrimoine intellectuel d’une élite. Il bénéficie de la culture générale et, en retour, il y contribue. Cet enseignement, le maître le fait passer ensuite dans ses livres : les leçons remaniées, modifiées, reparaissent sous une autre forme et s’adressent maintenant aux lecteurs. Longue serait la liste de ces livres issus des nécessités de notre enseignement supérieur et dont on peut dire que, s’ils avaient manqué, c’eût été une importante lacune dans notre littérature du XIXe siècle… Tout ce que je viens de dire pour essayer de tracer ce portrait d’un professeur savant et brillant — à la française — s’applique exactement à Emile Gebhart. Il fut un type excellent de l’érudit littérateur et de l’écrivain façonné par le milieu universitaire. Et c’est pourquoi il n’y a pas seulement un intérêt de souvenir à évoquer son image, au moment où il vient de disparaître : il est utile de rappeler les traits qui se dégagent de son œuvre et de décrire avec quelque précision la famille d’esprits qu’il représentait.

L’homme était des plus complexes qu’il se puisse imaginer ; pour ceux mêmes qui l’ont approché de plus près et qui ont vécu le plus longuement dans sa familiarité, il n’a cessé de garder un je ne sais quoi d’énigmatique. Quant aux autres, collègues, disciples, gens du monde, qui, peu à peu, d’étrangers devenaient pour lui des amis, voici par quelles étapes ils passaient et quelle série de découvertes ils faisaient, pour s’en réjouir à mesure. La première apparence était assez déconcertante : une tête toute ronde, des joues et un col tout bouffi de graisse : on eût juré de quelque chanoine ou moine rabelaisien. Seulement, l’œil petit, vif, mobile et qui s’éclairait de soudaine lueurs, trahissait l’esprit qui veillait sous cette apparence endormie, un esprit curieux, observateur, amusé des choses de la vie. Obstinément silencieux dans les endroits où il ne se sentait pas en confiance, Gebhart, même dans les maisons où il était intime, attendait un peu avant de s’engager dans la conversation. Il lui fallait quelque temps pour se mettre en train. Mais alors, c’était, une joie de l’entendre D’autres ont la saillie originale, la remarque imprévue qui amuse d’abord et qui ensuite donne à penser, l’adresse à manier le paradoxe qui inquiète, irrite, passionne la discussion. Gebhart excellait à conter. Il possédait un ample répertoire d’anecdotes, sachant d’abord toutes celles qui ont eu pour théâtre la Cour de Rome, depuis qu’il y a des papes et des cardinaux. Les anecdotes, c’était le butin qu’il allait récoltant sans cesse. Il en avait de toutes marques, d’anciennes et de nouvelles, certaines tirées des vieux livres qu’on ne lit guère, d’autres attrapées au hasard des conversations ou cueillies au long des chemins de la vie. Il les débitait avec complaisance, non sans quelque souci de mise en scène. Il les distillait avec un contentement visible d’être écouté. Ces anecdotes n’étaient pas toujours édifiantes ; il arrivait qu’elles fissent dresser les cheveux sur des têtes pas trop difficiles à ébouriffer ; le conteur savourait alors à petits coups ce délice de scandaliser son prochain. C’était chez lui le côté de pince-sans-rire, la part d’ironie à la Mérimée. Trop souvent l’ironie dénote l’indigence de la pensée et la sécheresse du cœur. Avec Gebhart, on s’apercevait très vite que l’entretien était nourri de connaissances, riche d’idées, de souvenirs, d’impressions, d’émotions ; mais il avait horreur de l’excès, du chimérique et du faux, comme il méprisait le charlatanisme et le cabotinage. La raillerie chez lui était au service de la droiture d’esprit et de l’honnêteté. Au premier aspect, vous le croyiez tout à fait dénué du sens du respect, — et il est vrai qu’il respectait assez peu les mérites d’opinion et les grandeurs de chair ; — puis, vous vous aperceviez que ce sceptique croyait à un tas de choses : sous l’ironiste vous découvriez le brave homme. Il était bien impossible de ne [pas se prendre pour lui d’affection. Aucun de ceux qui, ces derniers temps, ont parlé de lui, n’a pu évoquer son souvenir sans y trouver mêlée de l’émotion. A l’Académie française, où il était presque un nouveau venu, il s’était fait tout de suite aimer : la dernière fois qu’il y parut, portant sur son visage ces signes auxquels on ne se trompe pas, tous les cœurs étaient serrés.

Cette robustesse de bon sens, cette notion juste des réalités, cette ironie malicieuse, Gebhart les devait peut-être pour une bonne part à ses origines lorraines. Il faut les rappeler, car il ne les oublia jamais, et je ne sais personne qui ait tenu davantage à sa patrie locale. Si les nécessités de sa carrière et les obligations professionnelles l’avaient fait surtout habitant de notre ville, son cœur était resté là-bas. Il était parmi nous un Nancéen de Paris. Chaque année, à chaque période de l’année où son travail le laissait libre, on pouvait se rendre au premier train qui partait, pour Nancy : on était sûr de voir arriver, la valise à la main, le col relevé, le cache-nez enroulé plusieurs fois autour du cou, le professeur en vacances, soudain redevenu provincial. Il avait toujours voulu jalousement garder sa place au foyer où il avait grandi, au cercle où il retrouvait de vieilles connaissances, dans les maisons amies où il était le commensal attendu. Ce qu’il allait y rechercher, c’étaient les traditions de famille, — il appartenait à une famille de vieille souche lorraine et qui a sa part dans les gloires de notre pays, — c’étaient les impressions d’enfance et de jeunesse, celles de la sensibilité qui s’éveille et de l’intelligence qui s’ouvre ; c’étaient, entre tant de souvenirs, ceux de l’année terrible, ceux des dernières lignes dictées aux enfans sous la menace de l’ennemi qui approchait, ceux de la « dernière classe. » Et c’était la leçon qui se dégage des choses coutumières, vues depuis toujours et qu’on retrouve toujours les mêmes, la leçon du sol natal. Ceux-là que rien ne parvient à déraciner, à qui ni le labeur de l’esprit, ni les joies de la notoriété ne suffisent, mais qu’une invincible nostalgie ramène dans le cadre où leur personnalité s’est élaborée lentement sous l’action des plus pénétrantes influencés, — vraiment ce sont les meilleurs d’entre nous.

L’esprit de Gebhart fut surtout un produit de notre enseignement classique et il en prouve avec éclat la vertu. Ce sont les humanités qui ont mis sur lui leur empreinte. Dès le collège, ses prédilections intellectuelles étaient fixées. Les régens du temps jadis, où il y avait toujours un peu du bon Rollin, ne faisaient pas seulement comprendre ce qu’ils enseignaient, ils le faisaient aimer. Entre les pages de son Homère, l’écolier, comme c’était alors l’usage, avait rêvé de la Grèce. Il s’y trouva transporté de bonne heure. A vingt-deux ans, il fut parmi les élèves de l’École d’Athènes. L’École, de fondation récente, n’était pas encore ce qu’elle est devenue par la suite. Certes on s’y formait à la science archéologique : Albert Dumont fut un Athénien de ce temps-là. Mais, pour plusieurs, c’était surtout l’occasion d’un beau voyage, une invitation à rechercher, sous le ciel même et dans le pays où elle s’est épanouie, le secret de la beauté antique. Gebhart avait peu de goût pour l’archéologie : il avait la passion du voyage. Je ne doute pas qu’il ne doive à son séjour dans la contrée privilégiée cette initiation intime au génie antique, ce sens lui-même de l’art et ce goût de l’exquis, dont son œuvre personnelle est pénétrée.

Toutefois, le pays où sa curiosité le ramena sans cesse, sa terre d’élection, ce fut l’Italie. Les besoins de son enseignement l’y appelaient, puisqu’il était chargé d’un cours sur les littératures méridionales ; mais aussi étaient-ce ses sympathies intellectuelles qui lui avaient fait choisir cet enseignement. Il aimait tout de l’Italie, l’art et la nature, la campagne et les villes ; il aimait les chansons qu’apporte la brise parfumée, mais surtout les confidences que font les vieilles pierres. La vie italienne, telle qu’elle lui apparaissait au cours des siècles, « sensuelle, aventureuse, pénétrée d’ironie et de passion, » lui était un sujet d’inépuisable curiosité. Le peuple italien n’était pas pour lui une entité, ni une foule indistincte, confuse et partout pareille à elle-même ; ce qui le ravissait, au contraire, c’étaient ces variétés et ces nuances qu’on y découvre à l’infini : la gravité du Lombard, la morbidesse du Vénitien, la force honnête et brutale du Romagnol, la noblesse fade ou la sévérité sombre du Romain, la gaîté déraisonnable du Napolitain, l’astuce tranquille du Sicilien. Seulement, la cité où ses préférences le ramenaient quand même, c’était Florence, et le caractère qu’il revenait sans cesse à peindre était celui de ses chers Florentins. « Ils font toutes choses légèrement et avec grâce. Leur douceur de mœurs est admirable. Ils sont trop éveillés pour consentir à l’indolence voluptueuse de Venise, trop fins pour imiter les façons pompeuses du Romain, trop bien élevés pour s’abandonner à l’assourdissante vocifération du Napolitain. C’est un peuple réfléchi, ironique, de conscience claire et qui voit clairement au fond de l’âme de son prochain. Il méprise les idées creuses, les superstitions vaines, l’enthousiasme puéril, toutes les manifestations de la sottise humaine… » Et je ne sais pourquoi, en lisant le portrait du Florentin, tel que l’a tracé le bon Lorrain Gebhart, je songe à ces auteurs qui dans le portrait de leurs héros mettent un peu d’eux-mêmes.

Aussi l’œuvre de Gebhart, dans sa partie essentielle, est-elle consacrée à l’Italie. Il l’a peinte à divers momens de son histoire et dans les plus significatives manifestations de son âme. L’Italie du moyen âge lui a plu, pour la note originale qu’elle a mise dans le christianisme : liberté d’esprit, amour, pitié, sérénité joyeuse, familiarité. Dans son Italie mystique, — qui restera probablement comme son livre capital, — il est allé tout droit vers ces campagnes d’Assise, de Pérouse, d’Agubbio, petits centres que n’avait pas encore touchés la civilisation des grandes villes, « monde isolé et candide, berceau d’élection pour une renaissance religieuse. » Il a consacré ses meilleures pages, les plus fines, les plus affectueuses, au saint d’Assise. Il s’est appliqué à nous faire entendre le son de cette âme de cristal. Il a évoqué pour nous, en lui gardant son charme de tendresse et sa poésie, la piété franciscaine. Un des procédés dont il savait tirer le meilleur effet, consistait à mettre en bonne place un court récit, plein de saveur et de substance, et qui résumait, sous une forme pittoresque, tout un développement théorique. C’est ici le récit de cette nuit de Noël où, dans la vallée de Greccia, saint François convia les paysans et les bergers à méditer et prier avec lui. « Dans la paix de minuit, les bois s’éclairèrent tout à coup de la lueur des torches qui marchaient en hâte vers une étable où saint François attendait, près de la crèche pleine de paille, entre l’âne et le bœuf. Quand tout le monde fut agenouillé, il lut, en sa qualité de diacre, au côté droit de la crèche, comme à un maître-autel, l’Évangile selon saint Luc ; puis il se tourna vers les fidèles prosternés dans l’ombre, et leur prêcha la naissance du Sauveur… Quelques-uns crurent voir, sur la paille de la crèche, un enfant endormi, qui semblait peu à peu s’éveiller et qui ouvrait les bras. C’était, en effet, le Dieu des pauvres que la voix de François tirait d’un bien long sommeil et qui, de nouveau, souriait au fond des consciences. » En pareil cas, le poète prenait la plume à l’érudit : celui-ci aurait été mal venu à s’en plaindre. Le chapitre que je rappelle ici est le meilleur du livre ; mais le livre vaut par l’ensemble et par la composition. L’historien a été pris par son sujet : il a goûté cette joie très haute de suivre une idée dans son développement à travers le temps et dans ses expressions individuelles. Ainsi de Joachim de Flore à Jean de Parme et à Fra Salimbene, il nous fait assister à cette magnifique éclosion de mysticisme, qui nous mène, en s’épanouissant, jusqu’aux poèmes de Dante.

L’Italie de la Renaissance ne l’a guère moins séduit, et il ne s’est pas lassé d’y admirer la vigueur exceptionnelle avec laquelle y a poussé la plante humaine. Dans les Origines de la Renaissance en Italie, il s’est appliqué à démêler les causes multiples du grand fait moderne, et à rechercher, par exemple, pourquoi l’Italie plutôt que la France fut alors l’institutrice de l’esprit humain. C’est qu’en Italie plus qu’ailleurs la liberté intellectuelle trouvait des conditions favorables, et cela dans l’état même de la conscience religieuse : l’état social aidait à l’éclosion de l’individu ; enfin la tradition classique, moins ruinée qu’en d’autres pays par les invasions des Barbares, réalisait d’une façon unique son accord avec la civilisation.

La même étude se poursuit dans le livre sur la Renaissance italienne, mais surtout dans Moines et Papes. Ce très beau livre s’ouvre par un portrait magistral de sainte Catherine de Sienne. On s’est demandé ce qui attirait si particulièrement Gebhart à disserter des choses du cloître et des gens d’Église, il est vrai qu’il y prenait un plaisir singulier, quoiqu’il fût, pour sa part, d’humeur fort peu mystique. Mais ne suffit-il pas de dire qu’il fut un homme très intelligent, et que les questions religieuses lui parurent les plus propres à découvrir le fond de l’âme humaine ? L’une des études préférées de l’auteur, une de celles où il avait condensé le plus de recherches et fait le plus grand effort de critique, c’était son étude sur les Borgia. La littérature l’y avait amené. Le roman et le théâtre, s’emparant de ces incomparables premiers rôles, les ont élevés à la dignité de monstres, en qui il devient impossible de retrouver la forme de l’humaine condition. Et d’autre part, certaines tentatives qu’on a faites pour les réhabiliter n’étaient pas exemptes de puérilité. Le point de vue auquel s’est placé Gebhart consiste à considérer leur immoralité, non pas comme un jeu de la nature, mais comme la loi même de la tyrannie italienne. Il les replace dans leur milieu, avant de les juger, esquisse les conditions morales et politiques auxquelles l’histoire du XVe siècle italien les a soumis. « Nous ne jugerons ces hommes ni comme un accident, ni comme une exception ; ni leur conscience, ni leur politique n’étaient une nouveauté : ces virtuoses ont jeté des notes violentes, mais pas une seule note fausse dans le concert de la Renaissance. » À être ainsi tenu dans la note juste, le tableau ne perd, croyez-le bien, ni en relief, ni en coloris. — On sait, au surplus, où il faut s’adresser, si l’on veut trouver le répertoire le plus complet de la vie italienne : c’est au Décaméron. Gebhart, dont le livre de début avait été un Rabelais, a rendu, dans ses Conteurs florentins, un abondant hommage au génie de Boccace. Il s’est mis en devoir d’analyser, d’expliquer, de commenter ses plus beaux contes : c’est toute Titane, celle du moyen âge et de la Renaissance, qu’il y découvrait, l’Italie tout entière, sous ses deux masques, le comique et le tragique.

L’artiste est pour le moins aussi curieux à étudier en Gehbart que l’érudit et le moraliste. En tête du livre où il retrace les grands courans de la Renaissance, il a écrit ces lignes, importantes pour qui veut connaître son tour d’esprit et ses procédés de composition : « Ceci n’est point un tableau de chevalet, le portrait d’un personnage singulier à la physionomie duquel doivent se rapporter tous les détails de l’œuvre, et dont le regard éclaire toute une toile. J’avoue qu’un tel travail est plus divertissant et que l’unité et les proportions étroites du sujet sont un charme pour le critique. » C’est la profession de foi, ou, pour parler plus simplement, l’aveu de l’écrivain. Il ne se sentait tout à fait à l’aise que dans les compositions restreintes. Il était peintre de scènes et de portraits. Il choisissait, pour y déployer toutes les ressources de son pinceau, les tableaux qui appelaient une chaude coloration. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’il avait à évoquer un spectacle étrange, étonnant, terrifiant. C’est, une fois, l’ouverture d’un conclave : « Je ne crois pas qu’il y ait eu un conclave plus étrange que celui qui s’ouvrit au lendemain des funérailles de Grégoire XI. » Ce sont, ailleurs, les funérailles d’un pape, celles de Sixte IV, en attendant celles d’Alexandre VI. « Il faut lire, dans le Chroniqueur de Valence, le récit de ces étonnantes funérailles. L’appartement du Pape fut pillé en un clin d’œil par les valets et les prélats. On dut emporter le mort dans sa couverture et une tapisserie arrachée à la porte de sa chambre. » Rappelez-vous, dans Moines et Papes, l’assassinat de Juan de Candia par son frère César, ou celui du mari de Lucrèce, Alphonse d’Aragon, par le même César : ce sont des morceaux achevés. J’en dirai autant de maints portraits ; celui par exemple de Lucrèce Borgia, si différent de l’image accréditée par la tradition romanesque, le portrait d’une Lucrèce en qui tout est fuyant, indécis, timide, l’esprit comme le visage, le caractère avant tout, une cire molle, une esclave gracieuse, très douce, résignée d’avance aux plus navrantes aventures qu’une sorte d’inconscience morale lui rendait moins douloureuses. En regard, il faudrait mettre le portrait de César Borgia, « le démon de la famille. » Aventures et figures, l’écrivain les voulait saisissantes, curieuses, tragiques.

Dans ce goût pour les spectacles dramatiques de l’histoire, dans cette prédilection pour les tempéramens excessifs, dans ces perpétuels retours vers la vie italienne, exaltée tantôt pour son mysticisme et tantôt pour son « énergie » au sens stendhalien du mot, n’y avait-il pas quelque influence du romantisme ? Sans doute. Dans notre XIXe siècle, ceux que le romantisme n’a pas pénétrés, il les a du moins effleurés. Gebhart avait lu Beyle et Michelet. Toutefois, ses instincts d’artiste suffisaient bien à le guider vers des époques et vers des sujets qui offrent à l’écrivain une matière incomparable.

On le voit assez : par une des tendances les plus impérieuses de sa nature, ce savant était un imaginatif. Certes, il surveillait son imagination : elle est, dans ses études historiques endiguée et contenue par les règles mêmes et par la majesté du genre. Ses pages les plus vivantes sont d’un historien exact et scrupuleux. Il s’était cantonné dans un sujet ; il n’en sortait guère, étant paresseux à la manière de certains grands travailleurs ; mais on ne l’y prenait pas en défaut. Toutefois, et obligé qu’il était d’imposer à son imagination et à sa fantaisie cette contrainte nécessaire, il devait souhaiter de pouvoir quelque jour les en affranchir. L’occasion vint le solliciter. On lui demanda d’écrire un roman historique. Ce fut ce récit fameux dont nous eûmes ici la primeur : Autour d’une tiare. Quelle intensité dans l’évocation du milieu historique ! Grégoire VII enlevé de Saint-Jean-de-Latran, la nuit de Noël, à l’autel même, emprisonné dans le château de Cencius, repris par le peuple de Rome et ramené en triomphe ; l’empereur germanique s’humiliant à Canossa, tête nue et pieds nus dans la neige ; le pape découvrant des hauteurs du château Saint-Ange les progrès de l’incendie allumé dans Rome par Robert Guiscard, autant de visions qu’on n’oublie plus. Ce qui est encore de premier ordre, c’est l’adresse avec laquelle l’auteur a su mêler la fiction à la réalité. Il nous conte dans ses premières pages que, se promenant à Rome, le long des vieux murs, il aperçut un écusson pontifical en marbre blanc, qui se détachait sur le fond rougeâtre des briques : la tiare surmontant les deux clefs entre-croisées. « Or, des abeilles y édifiaient un rayon de miel ; elles volaient tout autour de la coiffure sacrée avec un bourdonnement très doux. La rencontre était singulière, mais je fus tout à fait charmé par le caprice des naïves travailleuses, lorsque, m’étant approché du rempart, je reconnus sur l’écusson le bœuf des Borgia… Du miel dans cette tiare terrible, c’était une fantaisie historique d’un symbolisme bien touchant. » C’est assez bien le symbole de la fantaisie historique chez notre auteur. Le jeu l’avait amusé, il y revint. De là les contes réunis sous le titre Au son des cloches ; quelques-uns : « la Dernière nuit de Judas, » « Noël Franciscaine, » « le Diacre de Nicée, » sont comme des vases précieux enfermant une subtile essence. Il s’en faut d’ailleurs que Gebhart ait réuni en volumes tous ses articles, chroniques, récits ou morceaux de circonstance. On l’y reconnaissait à une verve toujours jaillissante. Ce sont les arabesques qui courent gaiement en marge de l’œuvre de l’historien.

Aux derniers temps de sa vie, on constatait chez lui un phénomène qui n’est point rare, mais qui est toujours intéressant : ses admirations de jeunesse lui revenaient à l’esprit plus vives, et ses convictions de toujours se faisaient plus ardentes. Naguère il avait pris comme sujet de thèse latine pour le doctorat : les voyages d’Ulysse. Et voici que, dans le livre d’une si fine ironie : D’Ulysse à Panurge, il se refaisait le panégyriste de l’ingénieux héros, à un âge où, comme lui, il avait vu beaucoup de villes et connu les mœurs de beaucoup d’hommes. Il avait toujours cru à la vertu bienfaisante des études classiques : il éleva la voix en leur faveur : « Supprimer les humanités, écrivait-il dans Le Baccalauréat et les Études classiques, ou les compromettre par l’accumulation des programmes, sous le prétexte enfantin d’être tout à fait moderne, serait simplement trahir la civilisation. Il faut à tout prix maintenir les études classiques. » Mais bien des choses semblaient compromises dont le péril l’inquiétait. Plus d’une fois, il dut faire appel à son ironie en présence de spectacles qui l’attristaient. Il avait horreur de tout ce qui était exclusif, étroit, oppressif et tyrannique. Il haïssait l’esprit de secte, de toute la passion qu’il avait pour la liberté. Invité à prononcer un discours de distribution de prix, il en fut empêché par ordre, n’étant pas sur tous les points d’accord avec les puissans du jour : il passait corrupteur de la jeunesse ! Ce qui le chagrina dans cet ostracisme, c’en fut moins encore la brutalité que la sottise : l’homme d’esprit se vengea en écrivant un article sur « l’éminente dignité des bêtes. » Dans un temps où beaucoup se plaignent de l’effacement des caractères, il faisait belle figure d’indépendant, empressé à dire la vérité à ses amis et aux autres. Mais il ne boudait pas son temps. Il se souvenait d’avoir, aux dernières pages d’un livre classique, rappelé ce conseil que donne Rabelais : « Allez, amis, en gaieté d’esprit ! » Il conservait cette sorte de gaieté qui est signe de santé morale. Et cela achève de le peindre. La séduction de cette physionomie fut dans sa complexité. Le mérite original de l’homme et de l’écrivain est d’avoir su allier dans une si heureuse harmonie ces qualités qui chez d’autres s’excluent trop souvent : l’imagination avec le savoir, l’ironie avec le bon sens, et l’attachement à la tradition avec une entière liberté d’esprit.


RENE DOUMIC.