Revue littéraire - Elle et Lui

REVUE LITTÉRAIRE

ELLE ET LUI

Lui, ce sera Victor Hugo, cette fois ; et, elle, Mlle Drouet. Leurs amours ont duré cinquante ans, depuis les premiers jours de l’année 1833 jusqu’à la mort de l’amoureuse, mort qui survint le 11 mai 1883. Cette constance donne quelque dignité à une liaison qui, par ailleurs, eut des inconvéniens et qui, en somme, n’est pas pour embellir la biographie du poète. Or, on dira : — Laissez cela ; le respect qu’on doit aux morts... et n’avilissons point nos grands hommes !... Il ne s’agit pas de les avilir, mais de les connaître ; et le respect qu’on doit aux morts dépend, en quelque façon, du respect qu’ils ont eu d’eux-mêmes. Nous avons à connaître les grands hommes, s’il est incontestable que leur prestige et leur influence gouvernent leur époque et, après eux, gouvernent encore les imaginations et les âmes ; nous avons à les juger, comme à les choisir, car ils sont les maîtres de la vie ; et nous avons à démêler en eux ce qui leur vaut une juste maîtrise, cela et le reste. Plus nous les subissons, et plus il importe que nous en usions, à leur égard, avec discernement. Ce n’est point une mesquine revanche, mais une sage précaution. D’ailleurs, sa liaison, Victor Hugo ne l’a point cachée ; plutôt, il l’a exhibée. Et Jupiter n’affichait pas davantage les mortelles qu’il avait distinguées. Nulle hypocrisie ; et, autant dire, quelque cynisme, une façon de croire et de faire admettre qu’étant Hugo l’on règne à sa guise. En outre, les fidèles du patriarche ne l’ont pas couvert, Noé nouveau, d’un pudique manteau.

Il a paru, l’année dernière, un petit volume, Juliette Drouet, sa vie, son œuvre, par M. Jean-Pierre Barbier ; cette année, un gros volume, Victor Hugo et Juliette Brouet, par M. Louis Guimbaud [1]. M. Barbier a donné une esquisse ; M. Guimbaud, le portrait. Nous possédons maintenant tous les documens relatifs à Juliette et son « œuvre, » composée d’un essai sur l’insurrection de février 1848, d’un journal écrit à Jersey, enfin d’une profusion de lettres adressées par elle à Victor Hugo. Pendant les journées révolutionnaires, elle notait avec simplicité ce qu’elle voyait, ce qu’on lui racontait. Son récit n’est pas ennuyeux : « A deux heures (le 22 février), on vient me chercher pour me dire que Toto harangue le peuple... » Toto, c’est le poète. Le journal de Jersey ne s’étend que sur vingt-sept jours. Quant aux lettres, il y en a vingt mille : M. Guimbaud ne les a pas toutes publiées. Victor Hugo voulait que Juliette lui écrivît à chaque instant, plusieurs fois le jour, et la nuit. Ce fut, premièrement, pour occuper cette jeune femme et lui ôter un périlleux loisir ; ensuite, je crois qu’il n’était point fâché de laisser à l’avenir ce témoignage d’une passion soutenue et qui le flattait.

En 1833, Juliette est charmante. Elle a vingt-six ou vingt-sept ans. Théophile Gautier vante son nez « pur, » ses yeux « diamantés et limpides, » sa bouche qui reste petite, « même dans les éclats de la plus folle gaieté, » ses cheveux noirs, un front « clair et serein comme le fronton de marbre blanc d’un temple grec.. » Mais il compare aussi à un fronton de temple grec le front d’Hugo !... C’est à la demande du Maître que l’obligeant Gautier trace cette effigie d’une déesse. Nous nous fierons de préférence à une lithographie que Léon Noël a publiée dans l’Artiste. Un petit visage blanc et noir, d’un ovale gracieux : noirs les cheveux, et lustrés, et coiffés à la vierge, avec des nattes posées sur la gauche comme des grappes de raisins noirs ; une papillote revient, le long du cou, sur l’épaule ; noirs, les yeux, et grands ; la bouche est grande et bien dessinée, la figure est mince, d’une tempe à l’autre. L’air a de la mélancolie et de la gaieté toute prête. Une jolie fille ; une grisette un peu sentimentale. Et de belles épaules, des mains parfaites. Les robes d’alors, très décolletées ; des manches qui partent plus bas que l’épaule et qui se gonflent comme des ballons. De l’entrain ; la plus aimable liberté. On la rencontre au boulevard du Temple et dans les endroits de fête élégante, au Café des Mousquetaires, aux Funambules, au Petit-Lazari, au Jardin turc. Elle s’amuse. Elle a été la maitresse de Pradier le sculpteur, qui a du talent, qui est sot, qui la sermonne et qui l’a mise au théâtre, pourvue de fameux conseils et d’une petite fille, Claire. Pradier s’occupe, tant bien que mal, de la petite fille ; et Juliette ne le hait point, mais elle a d’autres amans, voire un prince russe, quelque temps. Une grisette et qui, par un fin privilège, a conservé des allures d’adolescente ; on admire sa démarche, légère et qu’on dit aérienne. Les Bernardines-Bénédictines de l’Adoration perpétuelle, au couvent du Petit-Picpus, l’ont bien élevée. Elle a une gentillesse quasi décente ; elle a des manières quasi bourgeoises, peu d’esprit, du rêve, et des mines effarouchées, de l’ardeur et tous les attraits.

Elle vit le jeune Victor Hugo de trente ans, pour la première fois, au printemps de l’année 1832. Il eut peur d’elle, de sa beauté. Elle le revit l’année suivante, à la Porte Saint-Martin, quand on allait monter Lucrèce Borgia. Et Paul Harel, le directeur, la proposa pour le rôle de la princesse Negroni, « une femme charmante et de belle humeur, qui aime les vers et la musique. « Mlle Drouet consentira-t-elle à se charger d’un rôle secondaire ? « Il n’est point de petit rôle dans une pièce de M. Victor Hugo, » répondit-elle. Pendant les répétitions, elle fut la coquetterie même. Au troisième acte, Maffio dit : « L’amitié ne remplit pas tout le cœur... » Et elle, en répliquant : « Mon Dieu, qu’est-ce qui remplit tout le cœur ? » regardait le poète dans les yeux, le consultait et l’alarmait délicieusement. Une robe de damas rose brochée d’argent, les cheveux chargés de plumes et tout emperlés, quelle princesse Negroni elle sut être ! Il fallut bien que le poète allât chez elle, la complimenter. Et voilà leur prélude.

Ils profitèrent du printemps et eurent de bonnes escapades, à Montrouge, à la Maison Blanche, à Fontainebleau, à Saint-Germain et à Versailles, ou bien tout simplement à la Butte aux Cailles, à Montmartre, « que Juliette appelle une montagne, » à Montparnasse où, docile aux violons de la mère Saguet, danse la jeunesse au temps de Louis-Philippe. Juliette, nous la devinons telle que d’autres dans les dessins de Gavarni et (dit M. Guimbaud) « court-vêtue d’une jupe à rayures et à gros plis, » d’un casaquin de soie ; sur la tête, un cabriolet à brides noires, avec des roses. Lui, un peu engoncé d’une haute cravate, un peu guindé dans son habit bleu barbeau et portant au revers le ruban rouge que lui a donné le roi Charles X, mais jeune à ravir et tout animé de génie heureux. Elle lui dit : « Quand je suis à ton bras, je suis fière de toi comme si je t’avais fait !... » Et elle a de ces mots, d’une vivacité un peu triviale, qui ne le choquent point encore. Il se divertit ; et, s’il oublie Mme Hugo, oublions-la de même. Il écrivait, — et à Sainte-Beuve, — le 7 juillet 1831, avant de connaître Juliette : « J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer... » Juliette semble avoir été sa compensation. Il fut très épris ; et jaloux. C’est par la jalousie que commença de se défaire leur intime félicité.

Hugo, soudain, ne supporte pas l’idée de ce passé où Juliette manqua de vertu. Or, ce passé, comment le négligerait -il ? A chaque instant, des créanciers se présentent, la facture à la main : c’est l’orfèvre Janisset, qui réclame douze mille francs ; le gantier Poivin, mille francs ; le coiffeur Georges, le sieur Vilain, marchand de rouge ; Mme Ladon, la couturière ; Mmes Lebreton et Gérard, pour les cachemires ; le tapissier Jourdain, et puis ces messieurs de l’usure. Mille francs de gants ! et quatre cents francs de rouge ! le poète n’aime point cela : il y déteste et la somme à payer et le signe d’une existence délurée. Il n’est point, à cette date, un opulent bourgeois. Mais, quand il sera, plus tard, cet opulent bourgeois, il continuera de n’être pas dépensier. En 1880, le 14 décembre, il a soixante-dix-huit ans ; Juliette, soixante-quatorze. Et Juliette lui écrit : « Je te le donne à nouveau (mon cœur), en te priant de ne pas trop le meurtrir par de petites tyrannies injustes et blessantes. Je te supplie, mon grand bien-aimé, de ne pas te faire juge de mes petits besoins personnels au fur et à mesure que je les éprouve. Quoi que je te demande, sois sûr que je n’irai jamais au delà du possible et qu’en aucun cas je n’abuserai de ta confiance ni de ta générosité. La situation que tu m’as faite dans ta maison ne me permet pas de me subalterniser, aux yeux des personnes que tu reçois, par des dehors peu en rapport avec ta fortune. Aussi, mon cher grand homme, je te prie de t’en rapporter à moi pour te faire honneur en même temps qu’à moi. D’ailleurs, le peu de temps que j’ai encore à passer sur la terre ne vaut pas la peine d’être marchandé... » Pauvre Juliette ! et lui, le cher grand homme, si dépourvu de prodigalité !... Un Chateaubriand et un Lamartine, si dépourvus d’économie, nous séduisent davantage. Un poète lyrique a une exubérance de langage et de pensée qui fait que nous le voyons mal, assidu au compte de ses gros sous. Mais, pendant un demi-siècle, Victor Hugo a chicané sa Juliette sur le chapitre de la dépense. C’est grand’pitié. Lorsqu’arrivent les factures, au début de leur liaison, il paye avec ennui, par petites sommes ; et il se fâche. Il a des mots blessans. Juliette, plus d’une fois, lui propose de rompre : « Je suis encore pour vous aujourd’hui ce que j’étais pour tout le monde il y a un an : une femme que le besoin peut jeter dans les bras du premier riche qui veut l’acheter. Voilà ce que je ne peux pas supporter. Je ne vous parle donc pas des autres causes de notre séparation. Adieu, bon Victor ; le cœur est triste... » Il savait la reprendre et, avec tout son génie, il l’enchantait. Puis elle l’adorait. Il avait formulé cet apophtegme fructueux et le répétait si bien que Juliette l’eut dans la mémoire exactement : « La toilette n’ajoute rien aux charmes d’une jolie femme, et c’est peine perdue de vouloir ajouter à la nature quand elle est belle ! » Juliette finit par le croire et mit à le croire une tendresse touchante : « Ma pauvreté, mes gros souliers, mes rideaux sales, mes cuillers de fer, l’absence de toute coquetterie et de tout plaisir étranger à notre amour, témoignent à toutes les heures, à toutes les minutes que je t’aime de tous les amours à la fois. » L’année précédente, par les soins du prince russe, elle avait des toilettes à émerveiller l’univers, un appartement magnifique sur le boulevard. Hugo l’a priée de vendre ses meubles, afin d’acquitter les dettes de naguère en majeure partie ; et il l’a installée rue de Paradis, au Marais, dans un logement de quatre cents francs, deux pièces et une cuisine. L’hiver, elle doit s’attarder au lit, pour épargner les bûches et le charbon. Et elle accepte ces mauvaises conditions. C’est qu’elle a bon caractère. Son amour la persuade ; et aussi les argumens de Victor Hugo l’ont frappée. Il a inventé, à l’usage de sa maîtresse, une admirable et si profitable doctrine de la rédemption : la courtisane rachetée par l’amour ; doctrine quasi religieuse, au moins mystique et fort économique. La discipline du Petit-Picpus n’est rien auprès de celle qu’endura de son « sublime Toto » la belle Juliette. Premièrement, il l’invitait au repentir : avec une sorte de fureur dialectique et jalouse, il lui reprochait sa frivolité ancienne, et ses amans, et sa richesse usurpée. Il l’invitait, et rudement, à une austérité rigoureuse, que seules les visites du poète avaient le droit et le plaisir d’interrompre. Elle déjeunait d’œufs et de lait, dînait de pain, de fromage et d’une pomme. Si la petite Pradier venait, l’on ajoutait au menu le dessert d’une orange, coupée en rondelles, avec deux sous de sucre et deux sous d’eau-de-vie. Cependant, le jour des Rois, quelle folie ! on achète une galette de dix sous. Le poète donne, chaque mois, quelques centaines de francs et jusqu’à mille francs l’année 1838 : mais principalement c’est pour les dettes d’autrefois, c’est pour effacer le libertinage. Elle écrit tous ses petits payemens et, à la fin du mois, soumet au jugement du poète ces comptes-ci : « Nourriture et vin, repas à Toto compris, 138 francs, six sous, un demi-liard ; faux frais, argent de poche, quatre francs, sept sous ; blanchissage gros et fin, quinze livres, onze sous ; entretien de la maison, dix-neuf francs, dix-sept sous, un demi-liard, etc.... » Il y en a pour 315 francs, cent sous, un demi-liard, au mois de février 1843 : je ne sais si le poète fit des observations.

Une autre femme que Juliette l’eût, si je ne me trompe, envoyé promener ; mais aussi je crois qu’un autre homme, Juliette l’eût éconduit : c’était, et fût-il parcimonieux, Victor Hugo. Il n’a point de délicatesse. Il lui rappelle ses fautes avec une obstination régulière. Il lui dédie le poème de « la femme qui tombe » et qu’il ne veut pas qu’on insulte. Va-t-elle se rebiffer ? Pas du tout ! Elle lit ce poème et l’inonde de ses larmes complaisantes. Elle le lit à une amie : elle pleure encore ; l’amie également. Elle coud ce poème dans un morceau de soie blanche qu’elle portera désormais comme un scapulaire sur la poitrine. Voilà pour la contrition. Quant à la pénitence : pauvreté, frugalité, solitude. Le maître n’autorise pas Juliette à sortir ; il lui défend d’aller à la promenade et pareillement de recevoir personne. Elle s’ennuie ? Eh bien ! dans sa petite chambre, n’a-t-elle point à regarder les portraits de son amant ? n’a-t-elle pas à lire les ouvrages de son amant ? n’a-t-elle pas à copier les brouillons de son amant ? Que lui faut-il, mon Dieu, que lui faut-il ? et, si elle n’est pas contente, quelle frénésie de dissipation !... Cette existence durement réparatrice dura des années. Juliette, presque toujours, se résignait et même trouvait à se féliciter de son supplice : « Tu feras de moi, écrit-elle au despote, une femme à l’abri de la misère et de la prostitution ; oui, tu me rendras ce que j’étais avant ma chute, une honnête femme... » Un jour cependant, elle perdit patience. Et quel entrain dans la révolte !,.. « J’ai eu la stupidité de me laisser mener comme un chien de basse-cour ; de la soupe, une niche, une chaîne, voilà mon lot ! Il y a pourtant des chiens qu’on mène avec soi ; mais moi, je n’ai pas tant de bonheur ! Ma chaîne est trop fortement rivée pour que vous ayez l’intention de la détacher... » Et puis : « En fait de distractions intérieures, j’ai la distraction de lire Le Moniteur ! Ce divertissement mériterait de figurer au nombre de ceux qu’on donnait à Marie de Neubourg. Lire Le Moniteur, mâtin, c’est crânement chouette et cela monte fameusement l’imagination. Il ne manque plus que Le Constitutionnel pour me faire pousser des cucurbitacées jusque dans le nez ! » Car il suffisait que se relâchât le moins du monde la contrainte de son esprit pour que Juliette revînt à ses anciennes habitudes de langage et de geste. Alors, Victor Hugo la blâmait, sans doute ; mais il la sentait « peuple » et goûtait bien cet agrément d’une verte nature. Elle le savait, la fûtée, et lui disait : « Vois-tu, je suis comme ton Claude Gueux ! » Ce n’était pas pour lui déplaire.

A plusieurs reprises, en lisant ses lettres, on s’attend qu’elle se sauve. Mais le poète s’est méfié de telles velléités indépendantes. Juliette ne se sauvera point. Il lui a très honorablement donné l’horreur de la vie aventureuse. En outre, il l’a convaincue de renoncer au théâtre. Que faire ? Elle ne bougera point : il est tranquille.

Certes, il l’aime ! Il l’aime avec un prodigieux égoïsme. Dans les centaines de lettres qu’a publiées M. Guimbaud, je ne vois pas l’indication d’un petit sacrifice qu’il ait consenti pour elle. Pas une seconde, il n’a pensé à elle autrement que dans l’intérêt de lui ; pas une seconde, il n’a pensé à l’égayer, il n’a pensé à lui orner l’intelligence et l’âme. Avec de l’amour, quel dédain de l’être qu’on aime ! Elle l’aime : et c’est tout ce qu’il veut. Elle lui est fidèle : et c’est ce qu’il exige. Il ne demande pas davantage. Il est parvenu à ses fins. Elle le traite comme un dieu. Elle lui écrit : « ton divin aîné Jésus... » Elle lui écrit : «... ta naissance, plus lumineuse et plus utile et plus heureuse pour le genre humain que celle du Christ ; et, dans une ère prochaine, on datera de Victor Hugo, comme on date encore de Jésus ; je baise tes pieds et je t’adore... » Il ne lui dit pas que c’est trop ; et il ne trouve pas que ce soit trop, j’en ai peur : ces comparaisons et confusions sacrilèges ne le gênent pas, ne le dégoûtent pas, et le flattent. Il a organisé le culte de Victor Hugo ; et la prêtresse, qui en même temps a le rôle de maîtresse, accomplit fort bien sa double tâche : il s’en félicite et garde une liberté coquine et orgueilleuse.

Le programme de rédemption qu’il inflige à la nouvelle Madeleine est, pour elle, un martyre et, pour lui, une commodité, de telle sorte que les remerciemens de la gentille femme ressemblent à une moquerie. Mais elle ne se moque pas. Elle souffre. De quel cœur a-t-il pu recevoir la lettre que voici, le 20 novembre 1839, après six ans d’amour ? « Je voudrais être morte et qu’il n’en soit plus question. Plus je prends de précautions, plus j’épure ma vie et moins le bonheur me vient. On dirait que je suis maudite, et il me prend des envies atroces de mettre les deux pieds sur mon amour. Je suis si malheureuse vraiment que je perds courage et espoir pour l’avenir. Cependant, tu as été bon pour moi, en t’en allant ; mais, mon Dieu, cela ne prouve pas qu’en t’en allant tout à l’heure tu ne seras pas le plus injurieux et le plus injuste des hommes. Je te fais une à une le sacrifice de toutes mes actions, même les plus insignifiantes, je m’observe extérieurement et intérieurement pour ne pas te donner d’ombrage et je n’en viens pas à bout ; mes efforts ne servent qu’à me fatiguer et à me décourager... » Elle n’y songe pas, mais, innocemment, elle invite Hugo à de cruelles déterminations : « Je comprends, lui dit-elle, la générosité de Didier qui aime mieux mourir sur l’échafaud en pardonnant à Marion que de vivre pour la persécuter et la torturer avec un passé qui n’est plus et par des soupçons mille fois plus douloureux que la mort et l’oubli. Oh ! oui, je le comprends, ce Didier-là !... » Mais Hugo n’avait pas envie de mourir ; et la lettre de Juliette ne le dérangeait pas de sa tranquillité. Au moins, Juliette, qui se plaint amèrement, n’est-elle qu’une geignarde ? Pas du tout ! Elle ne souhaite que d’être contente ; elle en saisit les plus petites occasions : pour son allégresse, il suffit que Hugo ne soit pas féroce. Alors elle n’a qu’un regret, c’est de ne pas trouver les mots de son cantique enthousiaste. Elle rirait bien volontiers ; souvent, elle sourit encore parmi ses larmes et elle écrit, par exemple : « Sous quel prétexte étiez-vous si gentil ce matin ?... » Et elle a des gamineries, somme toute, qui ne sont pas laides. Un jour que le poète s’est habillé beau, d’un paletot neuf, elle l’a rencontré, au théâtre : « Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez vu votre tailleur. Moi qui marche sur vos traces, je vais faire venir ma marchande de modes et je ne vous le céderai en rien pour la coquetterie et le dandysme. Ah ! ah ! qui est-ce qui est collé ? C’est Toto, c’est Toto, c’est Toto !... « On l’entend. L’aime-t-il mieux triste ?

Et lui, pour la tourmenter, a-t-il au moins l’excuse d’un terrible amour et tout harcelé de jalousie ? En tout cas, il la trompe. Il l’a trompée assidûment et bien trompée pendant sept ans consécutifs. Au bout de sept ans, elle l’a su ; elle ne s’en doutait pas, confiante : et quelle déception ! Tandis que cet auguste rédempteur préparait la dure pénitence et l’imposait, il prenait du bon temps : quelle hypocrisie ! Et, tandis que, chez Juliette, il ordonnait l’économie, l’ascétisme, ailleurs il dépensait du bel argent, du gai loisir ; quelle blessure de l’amour-propre et de l’amour ! Elle se vengea. Si Hugo, naguère, l’assommait de récriminations, touchant le passé, la galanterie ancienne, elle ne manqua point de ressasser pareillement sa rancune. 7 juillet 1851 : « Je sais que tu as adoré pendant sept ans une femme que tu trouves belle... » 24 février 1852, pour lui souhaiter sa fête : « Je veux le consacrer pieusement, ce jour, en te pardonnant du fond du cœur les torts que tu as eus envers notre amour pendant sept ans... » 11 mars : « J’ai beau vouloir oublier, je me souviens. Quelle profanation de l’amour ! Laisse-moi mourir en paix loin de toi, c’est la seule grâce que je te demande... » 18 juillet : « Honneur aux vices éhontés des femmes du monde, infamie sur les pauvres créatures coupables des crimes d’honnêteté, de dévouement et d’amour... » Car l’autre, la rivale, était une femme du monde, enfer et damnation !...

La tromperie de sept ans une fois découverte, Juliette ne fut pas maladroite. Elle pardonna ; mais elle prit de l’ascendant. Les circonstances aussi la favorisèrent. Victor Hugo partit pour Bruxelles d’abord, et pour Jersey ensuite. Elle l’accompagna. Mais bientôt, elle réclama de n’être pas traitée comme une faute et dissimulée ; elle revendiqua le rang d’une sorte de maîtresse légitime. Quoi ! l’autre, la femme du monde, Victor Hugo ne l’a-t-il pas reçue chez lui ? « Pour celle-là, s’écrie Juliette, le foyer de la famille était hospitalier ; pour celle-là, la courtoisie protectrice et déférencieuse des fils était un devoir ; pour celle-là, la femme légitime lui faisait un manteau de sa considération et l’acceptait comme une amie, comme une sœur et plus encore. Pour celle-là, l’indulgence, la sympathie, l’affection !... » Et Juliette ? « Pour moi, l’application rigoureuse et sans pitié de toutes les peines contenues dans le code des préjugés, de l’hypocrisie et de l’immoralité ! » Juliette devient un peu anarchiste. Quand elle flétrit les « préjugés, » elle y va de tout son cœur ; et elle est habile. Les idées libertaires tentent Victor Hugo, depuis la révolution de février. En outre, son orgueil l’engage à concevoir que la morale universelle a des exceptions en faveur d’un si grand génie. Sans doute enfin le dévouement de Juliette, prompte à le suivre où il la menait et, pour lui, abandonnant tout, acceptant l’exil, tant de courage et de tendresse persévérante le touchèrent et lui parurent mériter une récompense. Bref, à Jersey, il conduisit chez elle ses deux fils Charles et François-Victor. Elle les eut à dîner et multiplia les prévenances. Elle copiait alors le manuscrit des Contemplations et promit de copier la traduction de Shakspeare à laquelle travaillait François-Victor. Elle voulut tailler et coudre une demi-douzaine de chemises pour Charles. Elle avait une petite bonne, Suzanne, et qui, tous les matins, portait à Marine-Terrace le bouillon d’herbes du maître. Pour Mme Hugo, elle cueillait les fraises et les roses de son jardin, brodait le chiffre des mouchoirs. Mme Victor Hugo elle-même reçut les bienfaits de Juliette active et empressée : un pot-au-feu à l’oie, divers petits plats. Si l’on était sans cuisinière à Marine-Terrace, Juliette prêtait Suzanne. Elle se désolait de ne pas faire mieux encore : « Je regrette que le préjugé m’empêche de me consacrer à vous tous entièrement... » Elle ajoute : « Ce serait pourtant bien naturel... » Mais non, Juliette, non !...

A Guernesey, l’intimité des deux ménages fut, de jour en jour, plus étroite et, il faut l’avouer, de la façon la plus bizarre. Juliette avait grand soin de montrer la fine délicatesse de ses sentimens. Victor Hugo, lui, montre une désinvolture souveraine et, mon Dieu, cocasse. Un cadeau qu’il fait à Juliette, c’est une photographie où l’on voit le poète et Mme Victor Hugo dans une pose qui « symbolise leur félicité domestique. » Juliette remercia comme ceci : « Ce que mon cœur accepte ne peut pas déplaire à mes yeux. Loin d’être jalouse de la beauté de Mme Victor Hugo et de ses saintes qualités, je la voudrais plus belle et plus sainte encore pour l’honneur de ton nom et pour ton bonheur… » De l’ironie ? Aucune. Puis, un jour, c’est la Sainte-Adèle. A Hauteville House, on va souhaiter la fête de Mme Victor Hugo. Juliette n’est pas invitée. Mais elle envoie une tarte ; une tarte et ce billet : « J’ai le cœur plein d’une tendresse infinie pour tout ce que tu aimes. Soyez gais, soyez heureux. Le reflet de vos joies suffit à illuminer mon âme. » Ensuite, les relations des deux ménages sont par trop surprenantes ; et il n’y a plus qu’à les raconter avec étonnement. Mme Victor Hugo désira de se lier avec Mlle Drouet ; M. Guimbaud nous apprend que seule l’en détournait la crainte de ce cant anglais, qui sévissait dans l’île ; les Guernesiais sont, paraît-il, des gens austères. Mais, à la fin de l’année 1864, il fallut que Mme Victor Hugo partit pour le continent, car elle avait mal aux yeux et ne se fiait pas aux médecins de l’île. Auprès de l’exilé, elle laissait Mme Julie Chenay, sa sœur, bonne personne, dénuée « d’esprit de suite et d’esprit de chiffres. » Une intendante bien meilleure serait Mlle Drouet. Mme Victor Hugo s’en avisa. Pour entrer en matière, elle écrivit à sa voisine : « Nous célébrons Noël aujourd’hui, madame. Noël est la fête des enfans et, par conséquent, des nôtres. Vous seriez bien gracieuse de venir assister à cette petite solennité, la fête aussi de votre cœur. Agréez, madame, l’expression de mes sentimens aussi distingués qu’affectueux. — Adèle Victor Hugo. » Tous les ans, à l’occasion de Noël, Victor Hugo et sa femme invitaient à un bon repas les enfans pauvres du pays. Juliette eut beaucoup de dignité. Elle refusa les avances de Mme Victor Hugo ; elle les refusa très bien : « La fête, madame, c’est vous qui me la donnez. Votre lettre est une douce et généreuse joie ; je m’en pénètre. Vous connaissez mes habitudes solitaires et ne m’en voudrez pas si je me contente aujourd’hui, pour tout bonheur, de votre lettre. Ce bonheur est assez grand. Trouvez bon que je reste dans l’ombre, pour vous bénir tous pendant que vous faites le bien. Tendre et profond dévouement. — J. Drouet. » Mme Victor Hugo fut absente plusieurs mois, presque deux années. Juliette refusa, comme le dîner des enfans pauvres, toute occasion d’entrer à Hauteville-House pendant l’absence de sa rivale et amie. Elle se tint à l’écart ; mais, de chez elle et par l’intermédiaire de sa servante Suzanne, elle veillait au bien-être du grand homme et de toute la famille. Un soir que Victor Hugo la priait à dîner, elle répondit : « Permets-moi de refuser l’honneur que tu me fais, au nom des trente années de réserve, de discrétion et de respect que j’ai eues envers ta maison. » C’est elle qui a le sens commun ; c’est elle que nous comprenons : les autres, moins.

Mme Hugo revint de France et, le 15 janvier 1867, annonça le projet de faire visite à Juliette. Cela demandait un protocole, et que régla Victor Hugo avec une attention méticuleuse. Juliette reçut Mme Hugo le 22 janvier ; elle lui rendit, le surlendemain, sa visite. Dès lors, elle ne fit point de difficulté pour aller à Hauteville-House. On l’y voyait chaque jour : elle y copiait, feuille après feuille, les Misérables et notamment ce passage du livre VI où Victor Hugo utilisa les souvenirs de Juliette pour décrire le couvent du Petit-Picpus.

Au mois d’août 1868, la famille Hugo et Juliette se trouvant à Bruxelles, Mme Victor Hugo mourut. Victor Hugo la pleura ; et Juliette la pleura. Ce fut une question de savoir si Juliette n’assisterait point à la cérémonie de l’enterrement. Elle hésita et prit enfin la détermination la plus sage : « Plus je pense au triste voyage de ce soir, plus je sens que je dois m’abstenir d’en faire partie. L’hommage pieux de mon cœur, envers cette grande et généreuse femme, ne doit pas s’exposer à être mal interprété par des indifférens ou des malveillans. Encore ce dernier sacrifice à la malignité humaine pour avoir le droit de nous aimer ensuite à ciel ouvert, n’est-ce pas, mon cher bien-aimé ?... » Elle a raison !... Mais elle embrouille plusieurs choses quand, dès la mort de Mme Hugo, elle prend « cette âme » pour témoin du serment qu’elle renouvelle : « vœu sacré que j’ai fait, la première fois que je me suis donnée à toi, de t’aimer dans ce monde et dans l’autre tant que mon âme existera... » Et elle ajoute, avec une singulière impétuosité de certitude : « sûre que je suis d’être approuvée et bénie dans mon amour, par ce grand cœur et ce grand esprit qui vient de nous devancer, hélas ! dans l’éternité. » Se trompe-t-elle ? Je n’en sais rien. Elle put croire que non. Mme Hugo, par testament, lui léguait un camée cerclé d’or et qui représentait Mme Hugo. Elle s’habilla de noir et n’eut pas d’autre bijou que ce camée, que cette Mme Hugo, sur la poitrine. Victor Hugo les voyait l’une et l’autre, la défunte et la vivante, du même coup d’œil.

La vivante et Victor Hugo ne se quittèrent plus. Ce n’est pas dire que tout alla le mieux du monde. Certes, jusqu’aux derniers jours, Juliette fut passionnément fidèle à son grand homme, fidèle de compagnie et de sollicitude comme autrefois fidèle d’amour. Elle conserva, jusqu’aux derniers jours, dans la tendresse plus reposée, le vocabulaire de l’amour et même de l’amourette. « Je t’aime, je t’adore, corps, cœur et âme... » Ils sont, l’un et l’autre, septuagénaires. Et jusqu’aux derniers jours de Juliette, ou peu s’en faut, l’amant continua d’être futile. C’était son goût, de la tromper. Elle se plaignait et sentait sa faiblesse, dans un conflit de son « vieil amour » et des « jeunes tentations. » Quelquefois, elle égayé de drôlerie sa tristesse véritable : « Cher bien-aimé, je ne veux pas te faire une scie de tes bonnes fortunes ; mais je ne peux pas m’empêcher de sentir que mon vieil amour fait une triste figure au milieu de toutes ces cocottes répétant à qui mieux mieux leur gloussement familier : Pécopin, Pécopin, Pécopin, pendant que mon pauvre pigeon emblématique s’épuise à roucouler : Bauldour, Bauldour, Bauldour. Voilà longtemps que la chasse fantastique dure sans que tu en paraisses lassé ou découragé. Quant à moi, j’aspire au repos... » Et elle annonce qu’elle met la clef de son cœur sous la porte. Mais non ! et elle ne cesse pas d’aimer le frivole.

Cette histoire d’amour n’est pas la plus jolie que nous devions à l’entrain des poètes. Le personnage de Victor Hugo ne s’y révèle pas d’une façon très agréable. On dira : Ce n’est pas Victor Hugo ; ce n’est que Toto ; et, pendant que Toto vit assez mal, Victor Hugo écrit ses poèmes.

Que dire d’autre ?... Une telle séparation de l’homme et du poète, nous avons peine à la concevoir. Hugo pourtant l’avait réalisée. Avec une imagination prodigieuse, il eut le cœur médiocre, l’âme petite et vulgaire. Son génie était, en quelque manière, indépendant de lui, étranger à lui, un don sublime et qu’il ne méritait pas beaucoup. Dans son génie même, il y a peu d’âme ; et comment ne pas l’admirer par-dessus tous les poètes de son temps ? Mais comment l’aimer autant que de moindres poètes, plus dignes des tendresses de l’esprit ?...


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le premier de ces volumes, chez l’éditeur Bernard Grasset ; le second, chez l’éditeur Auguste Blaizot.