Revue littéraire - Dix années de la vie de George Sand

Revue littéraire - Dix années de la vie de George Sand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 911-922).
REVUE LITTÉRAIRE

DIX ANNÉES DE LA VIE DE GEORGE SAND

Sainte-Beuve aimait ces biographies copieuses, bourrées de documens inédits, farcies de renseignemens piquans et de traits amusans, regorgeant de petits faits et de détails minuscules, œuvre patiente et pieuse d’un dévot persuadé que rien de ce qui touche à son grand homme ne saurait laisser l’univers indifférent. Il était trop avisé pour croire que la critique littéraire, à proprement parler, eût beaucoup de profit à en tirer : la méthode biographique se joue, sans y pénétrer, autour des régions obscures où le génie s’élabore ; elle nous mène jusqu’au seuil du mystère, sans pouvoir aller plus avant : elle ne nous livre pas le grand secret. Mais pour le psychologue et pour le moraliste, quelle aubaine ! L’explorateur du cœur humain, comme aimait à se qualifier Stendhal, et tous ceux qu’un insatiable désir de connaître met à l’affût des indiscrétions, penchent leur curiosité sur ces infiniment petits. Quand on a lu les dix volumes que Desnoiresterres consacra jadis à Voltaire, on ignore, aussi bien que devant, pourquoi l’écrivain fut un si merveilleux prosateur ; mais l’homme vous est connu mieux que si on eût été l’hôte de Ferney. Quand on vient de fermer les cinq volumes où Edmond Biré s’appliqua naguère à déchiqueter Victor Hugo, on est aussi peu qu’auparavant renseigné sur la prodigieuse puissance verbale qui fit du poète l’Homère du XIXe siècle ; mais on est pleinement édifié sur le caractère de « l’individu » Hugo. La perpétuelle hostilité, ou même l’acharnement du biographe est encore une manière d’hommage rendu à celui dont on sent que l’image l’a obsédé : lui partout, lui toujours !

C’est de même, mais cette fois avec un louable parti pris d’ardente sympathie et d’admiration imperturbable, qu’une femme appartenant à la haute société russe, et qui signe Wladimir Karénine, est en train de renouveler la biographie de George Sand. J’ai signalé ici même, lorsqu’ils parurent, il y a treize ans, les deux premiers volumes de cet important travail. Tous ceux qui, depuis lors, ont eu, comme moi-même, à écrire sur George Sand, savent ce qu’ils doivent à ce répertoire d’une si riche et solide érudition ; et ils ont eu plaisir à le reconnaître. Wladimir Karénine a d’ailleurs parfaitement conscience des services qu’elle nous a rendus, et elle s’en explique avec une malice où je trouve bien plus d’agrément que n’en aurait une modestie affectée : « Depuis la publication de nos deux premiers volumes, la plupart des auteurs font montre d’une connaissance extrêmement exacte et approfondie de la biographie de l’auteur de Consuelo jusqu’en... 1838 ; mais, après cette date, ils en parlent avec le même à peu près et passent avec la même rapidité sur des séries d’années de la vie de George Sand, — comme avant 1899, date de la publication de ces deux premiers volumes. » Voici donc, pour venir à notre secours et nous guérir de l’à peu près, un troisième volume : George Sand, sa vie et ses œuvres, 1838-1848[1]. Ce nouveau volume ne le cède guère en intérêt aux précédens. Certes ces dix années de la vie de George Sand ne nous offrent rien de comparable, pour la fraîcheur ou l’éclat du coloris et pour l’intensité du romanesque ou du romantique, à l’enfance dans la campagne berrichonne, aux rêveries entre les murs et par-dessus les murs du couvent, aux déceptions et à la révolte de la jeune femme, à la fugue vers Paris, à l’embarquement pour Venise. Et il est vrai que, dans la vie d’un écrivain, ce qui nous attire surtout ce sont les années de la lente formation intellectuelle et c’est l’instant où éclate brusquement la personnalité. Cette époque est passée, depuis du temps déjà, pour la romancière dont les œuvres les plus bruyantes ont paru ; ni de son talent, ni de ses idées, ni de son genre de vie, on n’attend plus de révélation. Aurore Dudevant et Lélia ont vécu. Nous n’avons plus affaire qu’à Mme Sand, auteur arrivé et femme bientôt mûre, installée dans sa gloire et dans sa bohème.

Ce qui rend particulièrement utile l’étude que nous donne ici Wladimir Karénine, c’est que, pour cette période de la vie de George Sand, les sources de sa biographie ont été volontairement altérées ou même taries. C’est l’époque du ménage avec Chopin. Le chapitre de l’Histoire de ma vie où George Sand raconte ses relations avec le musicien polonais est très sujet à caution. Il fut écrit au lendemain de la brouille, avec cette puissance d’oubli qu’on a souvent constatée chez celles qui n’aiment plus. Il existe, me dit-on, une lettre de George Sand où, priée de se rendre au lit de mort de Chopin, elle décline l’invitation en des termes qui font peu d’honneur à sa sensibilité. Pour ce qui est de la correspondance de George Sand, ordinairement si riche de renseignemens et si éclatante de sincérité, elle a été publiée par Maurice Sand qui détestait Chopin. Le fils a soigneusement éliminé tout ce qui avait trait à l’amant. Il est difficile de le lui reprocher très sévèrement ; mais le fait subsiste. Enfin, et ceci est tout à fait digne de remarque, les lettres de George Sand à Chopin, retrouvées, après la mort de Chopin, dans des circonstances des plus bizarres, ont été détruites par George Sand elle-même ; les lettres ont leur destin : c’est une aventure singulière et qui mérite d’être contée.

Donc, en 1831, Alexandre Dumas fils se trouvait, non pas à Paris, proche le Vaudeville, mais à Mystowitz qui est une ville de Silésie. Il écrit à son père : « Tandis que tu dînais avec Mme Sand, cher père, je m’occupais d’elle. Qu’on nie encore les affinités ! Figure-toi que j’ai ici toute sa correspondance de dix années avec Chopin. Je te laisse à penser si j’en ai copié de ces lettres, bien autrement charmantes que les lettres proverbiales de Mme de Sévigné. Je t’en rapporte un cahier tout plein, car, malheureusement, ces lettres ne m’étaient que prêtées. Comment se fait-il qu’au fond de la Silésie, à Mystowitz, j’aie trouvé une pareille correspondance, éclose en plein Berry ? C’est bien simple. Chopin était Polonais, comme tu sais ou ne sais pas. Sa sœur a trouvé dans ses papiers, quand il est mort, toutes ses lettres, conservées, étiquetées, enveloppées avec le respect de l’amour le plus pieux. Elle les a emportées, et, au moment d’entrer en Pologne où la police eût impitoyablement lu tout ce qu’elle apportait, elle les a confiées à un de ses amis habitant Mystowitz. » Quelques jours après, il écrivait à George Sand elle-même : « Je suis encore en Silésie, et bien heureux d’y être puisque je vais pouvoir vous être bon à quelque chose. Dans quelques jours je serai en France et vous rapporterai moi-même, que Mme Jedrzeiewicz m’y autorise ou non, les lettres que vous désirez ravoir. Il y a des choses tellement justes qu’elles n’ont besoin de l’autorisation de personne pour se faire. Il est bien entendu que la copie de cette correspondance vous sera remise en même temps... » Ainsi George Sand avait désiré rentrer en possession de ses lettres à Chopin ; elle les brûla, et brûla pareillement les lettres qu’elle avait reçues de Chopin. Que Dumas fils se soit trouvé à point en Silésie pour découvrir et emporter de haute lutte cette correspondance, ce n’est pas le plus extraordinaire. Mais que des lettres intimes aient été lues par un tiers et qu’il n’en soit rien arrivé au public, voilà ce qui, — sans étonner aucun de ceux qui ont été à même d’apprécier l’humeur chevaleresque de Dumas fils, — scandalisera tous les chasseurs de documens inédits. Tel est le fait, en soi fort curieux : George Sand, qui n’avait pas seulement conservé sa correspondance avec Musset, mais qui en avait voulu et préparé la publication, détruisit sa correspondance avec Chopin. Ce contraste ne manquera pas d’induire ses biographes à beaucoup de réflexions.

La date où commence le récit de Wladimir Karénine, 1838, est-elle, dans la biographie psychologique de George Sand, une date essentielle ? Marque-t-elle la transition entre deux périodes de sa vie, le moment de son passage définitif du pessimisme à l’optimisme ? Il me semble bien que ce passage était déjà commencé et les démarcations ne sont jamais si nettes dans l’histoire des idées. Peu importe, au surplus. A partir de cette année, le rôle de directeur de conscience sera tenu auprès de George Sand par Pierre Leroux, succédant à Michel de Bourges, dont la fatuité et le néant étaient enfin apparus dans tout leur beau. L’emploi comportant certaines autres attributions, Leroux se montra disposé à en remplir tous les devoirs. Mais il était plus malpropre qu’il ne convient pour un amant, fût-ce un amant philosophe. George Sand s’en expliqua avec lui sans détours, et il accepta l’explication sans dépit. Il ne tenait pas outre mesure à ces faveurs qu’il avait plutôt sollicitées par bienséance. Il attendait de son enthousiaste et obligeante amie autre chose, qu’à vrai dire il ne se lassa jamais de demander, ou plutôt de quémander.

On sait l’engouement étrange et durable dont se prit George Sand pour les idées de Leroux. Elle a répété maintes fois qu’elle avait trouvé l’absolue certitude et la réponse aux questions si longtemps angoissantes, dans cette métaphysique vague et absconse. « Mon enfant, lis les œuvres de Pierre Leroux, tu y trouveras le calme et la solution de tous tes doutes, disait-elle encore dans sa vieillesse à une jeune femme qui la consultait : c’est Pierre Leroux qui me sauva. » Elle se donnait pour le fidèle disciple et le vulgarisateur de bonne volonté cherchant à traduire dans ses romans le système du maître. Cette admiration pour la philosophie lui cacha longtemps certains traits de caractère où se peignait le philosophe : un fâcheux manque de délicatesse dans les questions matérielles, une tendance à rendra la société tout entière responsable de ses malchances personnelles, enfin un goût pour les potins qui n’épargna pas George Sand elle-même. Wladimir Karénine a lu la correspondance échangée entre Leroux et George Sand. Elle nous en livre son impression. Les lettres de Leroux sont, paraît-il, écrites pour la plupart en un langage extra-nébuleux, ampoulé, fourmillant de comparaisons embrouillées et d’explications vagues. Voilà pour la forme. Et voici pour le fond : Leroux se plaint du sort, des hommes, des circonstances, du travail au-dessus de ses forces, du manque d’argent, du guignon en toutes choses. Les quelques spécimens qu’on nous donne de cette correspondance sont en ce sens très significatifs. George Sand, au rebours, ne cesse de le conseiller, de le consoler — et de l’aider. Pour lui procurer une occupation et des ressources, elle contribue à fonder tantôt la Revue indépendante et tantôt l’Eclaireur de l’Indre. Elle fournit gratuitement de la copie à ses publications. Enfin elle le charge de placer ses romans auprès des éditeurs, afin qu’il puisse toucher une commission. Cela sans préjudice des sommes qu’elle lui prête ou lui fait prêter et qu’on ne reverra pas. Elles seront soi-disant absorbées par une invention, le pianotype. Elles serviront, en réalité à entretenir l’oisiveté famélique de ce paresseux et de toute sa famille.

Les amis de George Sand s’inquiétaient et s’efforçaient de lui ouvrir les yeux. Ch. Veyret, de qui elle avait sollicité un emprunt, envoyait, au lieu de la somme demandée, de précieux avertissemens. Il réduisait à néant les rêves d’inventeur de Leroux et le montrait encouragé par l’imprudente générosité de George Sand dans un genre d’existence où la dignité n’avait plus rien à voir. « Il faut, de toute nécessité, que Pierre n’ait plus à compter sur vous, comme il l’a fait jusqu’à présent, car tant qu’il vous sentira, par suite de votre trop grande bonté, disposée à continuer le passé, il ne fera aucun effort pour secouer cette inertie dont il s’est fait une habitude... » Cette rumeur de désapprobation, dont les échos lui arrivaient, ne troublait pas la sérénité du philosophe. « À ce propos, écrivait-il paisiblement, je vous dirai, chère amie, qu’il ne manque pas en effet de gens qui s’apitoient en ce moment sur vous, ou font semblant de s’apitoyer, à mon occasion, me jetant non seulement le blâme, mais plus que le blâme. Je me réfugie dans ma conscience et dans la vôtre. » Telle est, dans certains cas difficiles, l’utilité d’avoir une conscience... Dans la même lettre, le cynique besogneux s’avise de cet expédient, à la vérité fort pratique : ces mille francs que Veyret lui refuse, que George Sand les obtienne à titre d’emprunt personnel ! Il abusait. Jusque dans le métier de quémandeur, il faut du tact. L’inlassable donatrice se lassait, non de donner, mais d’être si mal remerciée. « J’ai vu Leroux hier soir. Il imprime l’Eclaireur ; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu’on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n’inspire de confiance à personne. Il dit qu’on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu’il peut manquer à sa parole. Que lui répondre ? A qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné ? » Le désenchantement était commencé. De l’homme il allait bientôt s’étendre jusqu’à la doctrine. « Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l’humanité peut atteindre. Entre le génie et l’aberration, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un cheveu. » Que ne s’en était-elle aperçue plus tôt ? Après le coup d’État de 1851, nous retrouvons Leroux à Jersey occupé à monter une fabrique de cirage, d’encre et de guano. Et nous retrouvons dans ses lettres d’alors les mêmes exposés d’inventions chimériques, et les mêmes appels à de très positives subventions. George Sand mit de l’argent dans le cirage, dans l’encre et dans le guano de Leroux ; mais elle ne mit plus ses idées en romans. Tout compte fait, elle y gagnait. Alexandre Dumas fils, qu’on ne s’étonnera pas de voir citer en cette affaire, disait en parlant d’un de ses confrères, auteur dramatique, qu’on lui opposait : « Je lui ai prêté de l’argent ; il ne me l’a pas rendu, mais il dit du mal de moi. Et voilà ce qu’on appelle un chef d’école ! » Cette boutade résumerait assez exactement l’histoire des rapports de Pierre Leroux et de George Sand.

Aussi bien, c’était toute une séquelle que traînait après soi la romancière « socialiste. » Entre autres excentricités, les années qui précédèrent 1848 virent se produire une éclosion d’ouvrages en vers, — si l’on ose s’exprimer ainsi, — dus à des prolétaires atteints de la manie d’écrire. Les illettrés se découvrirent soudain le génie de la littérature. Il y avait Poncy, maçon, d’autres disent ouvrier en vidanges ; Savinien Lapointe, cordonnier ; Jasmin, coiffeur ; Durand, menuisier ; Rouget, tailleur ; Reboul, le boulanger de Nîmes, et d’autres, et d’autres, et Marie Carpentier, et Antoinette Quarré, couturière ; — déjà ! George Sand, avec cette crédulité qui est une partie de son charme, ne pouvait manquer de saluer ce réveil de la Muse populaire. D’ailleurs, poète par le sentiment et l’imagination, elle était en poésie, comme beaucoup de femmes, totalement étrangère aux questions d’art ou même de métier. M. Rocheblave a publié dans cette Revue ses lettres à Poncy. Et on est bien obligé de faire, dans son histoire, une assez large place à un autre de ces « intellectuels » du prolétariat conscient, puisqu’il est l’original de ce Pierre Huguenin, le menuisier dont Iseult de Villepreux dans le Compagnon du Tour de France, tombera éperdument amoureuse. Agricol Perdiguier, d’Avignon, membre d’un de ces compagnonnages qui étaient une survivance du moyen âge, avait entrepris de réconcilier les divers « devoirs, « — nous dirions aujourd’hui : syndicats, — épars à travers la France et qui ne se manifestaient que par leurs furieuses rivalités. Ce commis voyageur en socialisme faisait son tour de France ; et George Sand en faisait les frais. Perdiguier amena Magu, tisserand, — et poète, cela va sans dire. Ce brave homme se faisait une idée charmante de la littérature et de ses propriétés alimentaires ; « J’ai été admis comme membre correspondant par sept sociétés de gens de lettres et académies, tant de Paris que de la province ; mon fils aîné, qui est peintre et vitrier, m’a encadré mes sept diplômes, qui tapissent les murailles de ma petite maison ; j’ai aussi quatre médailles, argent et bronze. Si tous les membres de ces académies me faisaient chacun cinq centimes de rente par jour, je vivrais très à l’aise… » Ce sont les retraites ouvrières par la littérature. Magu amena son gendre Gilland, serrurier et publiciste. Celui-là est plus nette révolutionnaire, et franchit le pas qui du socialisme mène à l’anarchie. Tout ce monde, que nous trouvons tour à tour chez les libraires et dans les journaux, en prison et à l’Assemblée nationale, et partout enfin, sauf à l’atelier, prit George Sand pour correspondante, pour commanditaire, — et pour dupe.

On comprend de reste que Chopin, qui avait des goûts distingués, ait été plus d’une fois choqué dans ce milieu. Son entrée en scène date de l’été de 1838. Félicien Mallefille, précepteur de Maurice, était alors en titre auprès de George Sand. Convenait-il de le réduire à l’honorariat et de lui donner un successeur ? George Sand éprouve le besoin de débattre cette question tout intime et d’ordre éminemment personnel, avec l’ami de Chopin, Grzymala. Une des caractéristiques, dans cette vie en bande, en troupe, en phalanstère, est l’irrésistible besoin d’ouvrir le fond de son cœur à chaque nouveau camarade, inconnu de la veille et qui a des chances pour devenir l’indifférent ou l’ennemi de demain. On se rencontre, on se tutoie, on se confie toutes ses « histoires : » cela permet, dans la suite, de se les jeter à la figure. La lettre à Grzymala, — inédite et qui aurait si bien dû le rester, — ne tient pas moins, dans le livre de Wladimir Karénine, de neuf pages in-octavo imprimées en petit texte. Jen citerais difficilement neuf lignes. C’est un superbe monument de ce que George Sand appelait, non sans fierté, sa loyauté d’honnête homme, et qui n’a de masculin que l’impudeur.

Le voyage de noces se fit à Majorque. Ce fut cette expédition fameuse dont l’auteur de Un hiver à Majorque nous a donné tout au long le récit, évoquant quelque nouveau cercle de l’enfer. On en connaît surabondamment toutes les péripéties : le climat, la nourriture, le manque de confort, provoquant un accès du mal dont Chopin se mourait lentement, et désormais tout Majorque fuyant le couple maudit, comme si le bacille de Koch eût déjà été inventé. Échappés à ce cauchemar, George Sand et Chopin décidèrent de passer régulièrement l’été à Nohant, l’hiver à Paris. Cela dura jusqu’en 1847. A Paris, ils habitèrent d’abord, rue Pigalle, deux pavillons dans un jardin ; puis deux appartemens dans le square d’Orléans (rue Saint-Lazare) où logeait pareillement Mme Marliani, comtesse comme beaucoup d’Espagnoles, et centre de tous les cancans. On n’avait qu’une cour à traverser pour aller les uns chez les autres. On faisait pot-bouille avec la comtesse espagnole. On recevait là une société la plus hétéroclite qui se soit vue à Paris, où tout se voit et rien n’étonne : des hommes de génie et des ratés, des artistes et des rapins, des femmes à talens et à aventures, des comédiennes et des matrones, des réformateurs, des poètes, des Berrichons et tout un lot de Polonais amenés par Chopin. Elisabeth Browning, qui s’y fourvoya, s’enfuit épouvantée : « George Sand paraît vivre, comme entourage, dans l’abomination de la désolation : des foules d’hommes mal élevés l’adorent à genoux bas entre des bouffées de tabac et en lançant leur salive, mélange de loqueteux groupés autour du haillon rouge, et de cabotins de dernier ordre. » Voilà bien la pudibonderie anglaise ! On n’était pas si prude, en France, du moins dans un certain monde. Nous avons le culte de la famille, et parait que l’existence avait pris une tournure toute familiale. « Pendant plus de neuf ans, écrit Wladimir Karénine, c’était une vraie famille qui vivait, famille unie et honnête, acceptée par tout le monde comme telle, quoique illégitime. » Surtout le demi-frère de George Sand, Hippolyte Châtiron, quand il était à jeun, « honorait » Chopin, qui, en retour, faisait violence à sa distinction naturelle pour pardonner à cet ivrogne ses grossièretés d’après boire. Tous les amis finissaient leurs lettres par la phrase sacramentelle : « J’embrasse Chopin, Maurice et Solange, » qui pouvait se diversifier en intervertissant l’ordre de ce trio. C’était trop beau. Cela ne pouvait pas durer. Maurice et Solange avec Chopin, les enfans avec l’amant, unis dans une même tendresse où s’effacent les préjugés, c’est le rêve dans ces sortes d’existences ; mais c’est aussi l’obstacle. Les enfans grandissent, leurs yeux s’ouvrent, leur situation, quand ils en découvrent la fausseté, leur inspire des sentimens qui n’ont rien de commun avec le respect. L’union domestique, la bonne entente, qu’on a tant de peine à réaliser dans la famille sans épithète, devient promptement un leurre dans la « famille illégitime. »

C’est ce qui ne tarda pas à arriver. La présence des enfans gâta l’idylle. Disons-le en passant, il semble bien que ces enfans furent, en un certain sens, les victimes de leur mère. On admire volontiers George Sand pour la puissance de son sentiment maternel ; et il est exact qu’elle eut, à un haut degré, l’instinct de la maternité. Elle adora ses enfans, elle se prodigua pour eux, elle souffrit pour eux : elle fut une mère de beaucoup de bonne volonté. Mais il y a une force des choses, une logique des situations à laquelle on n’échappe pas. Ce n’est pas tout de garder ses enfans auprès de soi : encore faut-il leur rendre la maison habitable. Maurice était l’aîné et le préféré. C’était une nature charmante. Très bien doué, il s’essaya avec succès dans la peinture, dans l’histoire, au théâtre et dans l’entomologie. Mais il ne dépassa jamais la période d’essai : il ne réussit complètement à rien. Le manque de direction, de suite et de règle stérilisa chez lui les dons de l’esprit. La faute est donc, pour une part, à cette éducation éminemment fantaisiste, s’il ne fut, en toutes choses, et suivant l’euphémisme consacré, qu’un amateur très distingué. Pour ce qui est de Solange, c’est au cœur que se fit sentir chez elle ce défaut de discipline morale. Elle avait une intelligence brillante, beaucoup d’esprit et encore plus de méchanceté. Quelqu’un, qui la vit de près et tout enfant, a écrit : « Solange faisait du mal comme on fait de l’art pour l’art, par amour de l’art. » Jalouse de son frère, blessante dans son attitude et dans ses propos à l’égard de sa mère, d’ailleurs malheureuse, comme le sont, — quelquefois, — les égoïstes, ce fut le démon domestique. Pourtant on ne doit pas la juger sévèrement, remarque Wladimir Karénine : « Elle vit autour d’elle beaucoup de choses qu’une jeune fille aurait dû ne jamais voir. Son intelligence innée reçut un large développement, mais, quant à ses instincts, ils ne furent contre-balancés par aucun code moral, et, tandis que son esprit se nourrissait des doctrines et des théories sociales et humanitaires les plus diverses, elle n’apprit jamais à se plier ni à un principe, ni même à une simple exigence de convenance et de dignité. » Je ne saurais dire à quel point la remarque me paraît judicieuse.

Quand ils devinèrent les rapports de leur mère et de Chopin, cette découverte produisit sur les enfans de George Sand un effet opposé, conforme à leur nature et à leur sexe. Maurice prit pour l’amant de sa mère une antipathie qui se traduisit par des accès de mauvaise humeur, des bouderies, des boutades et des rebuffades ; Solange entra en coquetterie avec lui et lui fit des avances fort peu innocentes. On imagine, sans trop de peine, ce que pouvait être la vie d’intérieur entre personnes dont la situation était ainsi posée. George Sand eut recours à l’unique remède usité en pareil cas : elle se hâta de marier Solange et tint Chopin en dehors des négociations, qui d’ailleurs se réduisirent au strict minimum. Ces mariages bâclés n’ont pas coutume de beaucoup réussir. La cérémonie qui unit Solange avec le sculpteur Clésinger est du 20 mai 1847 ; or, c’est en juillet qu’eurent lieu à Nohant les scènes de famille dont il faut lire le récit sous la plume de George Sand, écrivant à une intime, Mlle de Rozières : « Elles se résument en peu de mots : c’est qu’on a failli s’égorger ici, que mon gendre a levé un marteau sur Maurice, et l’aurait tué peut-être, si je ne m’étais mise entre eux, frappant mon gendre à la figure et recevant de lui un coup de poing dans la poitrine. Si le curé qui se trouvait là, des amis et un domestique, n’étaient intervenus par la force des bras, Maurice, armé d’un pistolet, le tuait sur place, Solange attisant le feu avec une froideur féroce et ayant fait naître ces déplorables fureurs par des ragots, des mensonges, des noirceurs inimaginables. Ce couple diabolique est parti hier soir, criblé de dettes, triomphant dans l’impudence et laissant dans le pays un scandale dont ils ne pourront jamais se relever. Enfin, pendant trois jours j’ai été dans ma maison sous le coup de quelque meurtre. » Quelle famille ! Il est vrai que, cette fois, c’était la famille légitime.

Il fallut mettre Chopin au courant de ces graves événemens. Ce fut un désastre. Il envoya une lettre qui donna le coup de grâce à un amour depuis si longtemps à l’agonie. George Sand y fait allusion dans ces lignes courroucées : « Pendant que je passais six nuits blanches à me tourmenter de sa santé, il était occupé à dire et à penser du mal de moi avec les Clésinger. C’est fort bien. Sa lettre est d’une dignité risible, et les sermons de ce bon père de famille me serviront en effet de leçon... Il y a là-dessous beaucoup de choses que je devine, et je sais de quoi ma fille est capable en fait de calomnie ; je sais de quoi la pauvre cervelle de Chopin est capable en fait de prévention et de crédulité. » On comprend l’indignation de George Sand ; mais il s’y ajoutait une sorte d’étonnement, c’est que sa fille eût ainsi tourné, après l’éducation qu’elle avait reçue, — ayant été élevée « dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité (!) qui auraient dû en faire une sainte ou une héroïne. » On comprend sa colère contre Chopin ; mais ce qu’elle lui reproche surtout, c’est qu’il n’ait pas en elle une absolue confiance. Il n’avait en elle aucune confiance. Un louche personnage, le père Brault, ayant publié contre elle un ignoble pamphlet, Chopin ne fut pas éloigné d’accueillir ces infamies. Décidément cet homme si distingué ignorait le respect qu’on doit à une femme qui a été dix ans votre maîtresse... Mais était-il bien nécessaire de nous faire pénétrer si avant dans cette intimité où on ne peut que regretter d’en savoir tant et de soupçonner le reste ?

Il faut maintenant indiquer en quelques mots quelle fut sur le génie de George Sand l’influence de ce genre de vie et de ce milieu si spécial, puisque, après tout, le seul prétexte ou la seule excuse qu’il y ait à cette inquisition dans la vie d’une femme, est que cette femme faisait profession d’écrire et que son œuvre appartient au public. Disons-le en toute simplicité : cette influence fut déplorable. Cela n’est que trop vrai : tous les romans de George Sand, appartenant à cette période, sont imprégnés des idées de Pierre Leroux, — hélas ! Cela commence avec Spiridion qui fut, comme on nous l’apprend, écrit non seulement sous l’inspiration de Leroux, mais en collaboration avec lui. Je me reprocherais de ne pas citer, comme une curiosité littéraire, ce jugement de Wladimir Karénine : « Nous n’oublierons jamais l’impression que nous fit la lecture de Spiridion, l’une des premières œuvres, si ce n’est la première œuvre de George Sand que nous ayons lue. Ce fut bien une impression d’ordre purement religieux ou philosophico-religieux qui ne peut être comparée qu’à l’action produite par la lecture de vraies œuvres religieuses ou par celle que quelques pages de Consuelo consacrées aux taborites produisirent sur l’un de nos jeunes amis, lequel, en rejetant le livre, tomba à genoux et se mit à prier du plus profond de son cœur. » On trouve, paraît-il, dans Spiridion la doctrine de Leroux sur le progrès continu, un commentaire symbolique de l’Education du genre humain de Lessing, un résumé des croyances de George Sand et une peinture des avatars successifs par lesquels passa Lamennais dans sa recherche de la vraie religion. Voilà de belles choses et qui ravissent en extase l’âme russe. Nous avouons pour notre part n’avoir jamais vu goutte dans ce fatras. L’âme française s’irrite à errer dans ces ténèbres. Elle n’est pas la seule. Henri Heine qui, pour Parisien qu’il fût devenu, n’en était pas moins resté Allemand, déplore l’envoûtement d’une si belle imagination par les théories du « capucin philosophique » Pierre Leroux. « Ce dernier a une influence pernicieuse sur son talent, parce qu’il l’induit à se lancer dans des divagations obscures et dans des idées à moitié couvées, au lieu de s’adonner aux délices des créations concrètes et pleines de couleur. » C’était la faire verser du côté où elle penchait, le danger pour son ta lent, moins artiste que lyrique, étant de s’évaporer et de s’évanouir dans le vague d’une rêverie sans forme et sans contours.

Maintenant, multipliez Leroux par Perdiguier, et conjuguez Perdiguier avec Magu et Poncy, vous avez le Compagnon du Tour de France, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine. Aux théories communistes des annonciateurs du nouvel évangile, joignez les dissertations musicales de Chopin et ses revendications ethniques de Polonais opprimé, vous avez Consuelo, dont le premier volume dans son cadre vénitien est une merveille et les trois autres un chaos, compliquée de la Comtesse de Rudolstadt, qui d’un bout à l’autre est un logogriphe. Du philosophe au musicien, et des utopistes aux prolétaires, ils ont réussi à rendre illisible tout ce qui est sorti de la plume de l’admirable romancière, — cela pendant dix ans, à l’époque de sa pleine maturité. Voilà ce qu’elle a gagné à s’isoler parmi ces êtres d’élite ou d’exception, loin des conditions normales de la vie, dans ce milieu d’art et de sacro-sainte bohème. Par bonheur, une source, qui jamais ne s’était tarie en elle, allait recommencer de faire entendre sa chanson douce et pure. La Mare au diable est écrite dès 1844, François le Champi commence à paraître le dernier jour de l’année 1847, La Petite Fadette en 1848. Ces romans champêtres ne nous disent rien du progrès continu de l’humanité et de la réforme sociale ; mais, tout conventionnels qu’on les prétende et tout poétiques qu’ils soient, ils portent témoignage pour l’humanité toujours pareille à elle-même. Ainsi, par ses souvenirs d’enfance, George Sand était ramenée à la conception véritable du roman qui consiste à peindre, tantôt sous des couleurs plus riantes et tantôt dans une manière plus sombre, la vie de tout le monde.


RENE DOUMIC.

  1. George Sand, sa vie et ses œuvres (1838-1848), par Wladimir Karénine, 1 vol. in-8 (Plon).