Revue littéraire - Diderot
Quand on veut s’assurer du jugement de la postérité, le plus simple est encore de le lui dicter. C’est merveille de voir avec quelle facilité on accepte le témoignage des écrivains dans leur propre cause et comme on les croit sur parole quand ils parlent d’eux-mêmes. Penser du bien de soi et en dire, c’est la grande habileté. L’exemple de Diderot en est une preuve. Avec des airs de parfait détachement et d’insouciance très philosophique et peut-être averti par un instinct secret plutôt que guidé par la réflexion, il a composé soigneusement l’attitude où il voulait paraître à nos yeux. S’agit-il de son portrait physique ? il veut être représenté « la tête nue, en robe de chambre… le cou débraillé et jetant ses regards au loin, comme quelqu’un qui médite[2]. » Il nous prévient au surplus qu’aucun de ses portraits ne saurait nous donner une idée du modèle. Car le moyen d’exprimer avec le pinceau et de fixer sur la toile cent physionomies diverses par où Diderot passait en un jour ? Le portrait, pour ressembler, devrait traduire cette prodigieuse mobilité d’impressions. C’est aussi bien celui que Diderot s’est efforcé de tracer la plume à la main. Dans toute son œuvre, sous des noms différens, dans des conditions et des attitudes diverses, c’est lui-même qu’il met en scène. Il est Hardouin et le Père de famille, comme Jacques et Rameau. Il est l’interlocuteur de ses propres dialogues. Il prête ses idées à D’Alembert, à Bordeu, au sauvage Orou. Il se raconte à ses correspondans sans leur faire grâce d’une anecdote ou d’un détail. Jamais ne vit-on complaisance plus infatigable ni plus intarissable bavardage. Il ne peut écrire une ligne sans parler de lui. Il ne se lasse pas de célébrer ses propres mérites et les services qu’il rend. Il nous fait admirer comme il est bon, vertueux, sensible et simple. Il se dépeint sous les traits d’Ariste : « On l’avait surnommé le philosophe parce qu’il était né sans ambition, qu’il avait l’âme honnête et que l’envie n’en avait jamais altéré la douceur et la paix. Du reste, grave dans son maintien, sévère dans ses mœurs, austère et simple dans ses discours[3]. » Il se compare à Socrate à Platon, à Caton… et aussi à Daphnis. Et sans doute il n’a pas donné le change sur la sévérité de ses mœurs ni sur l’austérité de ses discours ; ce à quoi au surplus il ne tenait pas beaucoup. Mais l’image qu’il a accréditée de lui-même est celle d’un homme excellent à qui il n’a manqué que la pratique des moindres vertus. — C’est à travers cette image de convention que vient encore de l’apercevoir son dernier biographe.
Dans l’étude brillante et légère qu’il consacre à Diderot, M. Joseph Reinach s’est défendu d’incliner au panégyrique. Il s’est efforcé, ayant subi, comme il dit, la « séduction » de Diderot, de la discuter. Il refuse d’en faire le grand génie du XVIIIe siècle et de déposséder en sa faveur « le roi Voltaire ». Même il hésite à saluer en lui un homme de génie, et croit plus prudent de s’en tenir à une formule qui est vraisemblablement de Diderot lui-même : « J’ai l’air d’un homme que le génie va saisir. » Il ne nie pas que l’auteur des Bijoux indiscrets, et d’ailleurs de tous les écrits de Diderot, n’ait été souvent un auteur licencieux. Il condamne franchement ses théories morales. Surtout il lui reproche d’avoir manqué de « goût », et il regrette qu’il n’ait jamais pu apprendre à danser. — Ces réserves faites, M. Joseph Reinach parle de Diderot suivant les indications mêmes que lui fournit son auteur et qu’il accepte de confiance ; il est sur Diderot précisément de l’avis de Diderot. Pour ce qui est de l’homme, « Diderot d’un bout à l’autre de sa vie a été le plus brave homme du monde ; il est capable de dévouement et même de sacrifice ; sa probité scrupuleuse n’a jamais fait tort d’un liard à personne ;… il a été bon fils, bon père, bon ami ; il n’a pas dépendu de lui qu’il fût un mari fidèle… Il est juste, fanatique d’équité… Dans sa jeunesse affamée, au contact des pauvres diables qui végétaient comme lui-même d’occasions et d’expédiens, il a appris la sainte indulgence. » Voici le philosophe : « Qui a plus agi et plus puissamment que lui ? Il a parcouru toutes les connaissances humaines et ouvert à l’esprit toute sorte d’horizons nouveaux… Il a été le plus magnifique éveilleur d’idées qui ait existé. » Et voici enfin le prédicateur de morale : « Non seulement il se conforme en ce qui le concerne aux règles de la plus sévère délicatesse, mais la vertu n’a jamais eu d’apôtre plus enthousiaste. » Ce sont ces points que nous voudrions examiner et sur lesquels nous essaierons de dissiper la légende. Car sans doute nous aimons Diderot, et il faut l’aimer, mais c’est à condition d’aimer davantage encore la vérité. Nous sommes très disposés à croire qu’un écrivain ne nous doit pas compte de sa vie privée, et que, s’il a voulu la cacher, nous n’avons pas le droit de chercher à en pénétrer le mystère. Mais quand il nous initie à tous les secrets que nous ne lui demandons pas, et qu’il nous fait entrer dans tous les plus intimes détails de son existence, force nous est bien de le juger. Et quand il trouve des amis pour excuser ses erreurs ou transformer même ses défauts en qualités, force nous est de réclamer. Peut-être encore y aurait-il moyen de rejeter en partie ses fautes sur le malheur des temps et de le plaindre d’être venu dans une époque de relâchement et d’avoir vécu dans une société corrompue et facile ; mais il semble qu’on veuille faire à Diderot parmi ses contemporains une place à part, et tandis qu’on s’accorde à reconnaître les vilains côtés du caractère de Voltaire et les hontes de la vie de Rousseau, on a pour celui-ci plus que de l’indulgence et on nous invite à contempler les beautés de son âme. Nous regardons afin de voir ; et, afin de mieux voir, nous regardons de près.
Fils de bourgeois aisés, mais n’ayant de goût ni pour l’état ecclésiastique, ni pour aucun métier d’aucun genre, Diderot arrive à Paris sans ressources. Il faut vivre, et les expédiens sont les expédiens. Il enseigne les mathématiques sans les savoir ; et, puisque ce lui fut une occasion de les apprendre, nous aurions mauvaise grâce à le lui reprocher. Il compose des sermons à cinquante écus la pièce. Ayant appris que Frère Ange encourageait de ses libéralités la vocation de ceux qui voulaient entrer dans son couvent des Carmes déchaussés, il feint d’avoir été touché de la grâce, et prolonge cette espièglerie jusqu’au jour où Frère Ange ferme sa bourse. Panurge avait dans son sac plus d’un de ces tours ; mais aussi n’a-t-on jamais vanté la « sévère délicatesse » ni la « probité scrupuleuse » de Panurge. — Étant de cœur sensible et de complexion amoureuse et déjà n’ayant pas su résister au charme provocant de Mlle Babuti, il s’éprend de l’avenante et honnête beauté d’Anne-Toinette Champion, lingère. Mme Diderot n’avait pas d’esprit et elle n’était pas esprit fort. Elle ne sut être qu’une épouse fidèle, une ménagère économe, une mère attentive, et tourna sur la fin à la dévotion. Cela explique sans doute qu’un peu moins de deux ans après son mariage et profitant d’une absence de sa femme, Diderot se liât avec Mme de Puisieux, femme auteur et femme galante. L’ayant surprise qui le trompait abominablement, il la quitta, déçu mais non guéri. A quarante-deux ans, il rencontrait Sophie Volland. Il aimait pour la première fois. Alors commence cette liaison fameuse et qui assure à Diderot une belle place parmi les « illustres amans ». L’histoire nous en est connue par les lettres que Diderot adresse à sa maîtresse afin de lui rendre heure par heure compte de toutes ses actions et de toutes ses pensées. C’est l’une des plus curieuses entre les correspondances de ce temps, la plus abondante en renseignemens sur les hommes et sur les choses, et la plus riche en détails scabreux. La passion toute pure y déborde à chaque page. C’est l’amour le plus enthousiaste, le plus naïf et le plus jeune ; on voudrait oublier seulement que cet amoureux de vingt ans a passé la cinquantaine et n’être pas obligé de se souvenir qu’il y a un âge pour toutes choses. — Ce mari distrait a du moins la prétention d’être le modèle des pères ; et de fait c’est bien sur son modèle qu’il pensait tracer le type idéal du Père de famille. Il a une fille, Angélique, de qui il écrit : « Je suis fou à lier de ma fille ; si je perdais cette enfant, je crois que je périrais de douleur. » Que cette fille tombe malade : « J’arrive, écrit-il à Mlle Volland, je jette en passant mon sac de nuit à ma porte et je vole sur le quai des Miramiones ; j’y trouve une de vos lettres ! Je m’en retourne chez moi à minuit ; je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de gorge : je n’ai pas osé m’inquiéter de sa santé… Je devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui pourrait bien retarder mon voyage[4]. » L’accident retarda d’un jour le voyage. Aussi bien se prend-on à souhaiter que Diderot eût été moins souvent encore auprès de sa fille, quand on voit de quelle manière il entend l’éducation qu’il lui faut donner. Un jour qu’il s’était allé promener avec elle, et comme elle allait avoir quinze ans, il jugea bon de lui révéler tout ce qui tient à l’état de la femme et débuta par cette question : « Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » C’est par les lettres à Mlle Volland que nous savons la plupart des détails de l’intérieur de Diderot. Il se plaint de sa femme à sa maîtresse. Les deux noms de Sophie et d’Angélique se brouillent dans, son imagination attendrie. « O ma Sophie, combien de beaux momens je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! O Angélique, ma chère enfant, je te parle ici…[5]. » En vérité M. Rei-nach a raison : Diderot manque de goût. Mais quelle étrange idée de transformer l’amant de Mme de Puisieux et de Mlle Volland en un « bon père, à qui il n’a pas tenu qu’il fût un bon mari ! » L’auteur d’une étude consciencieuse et judicieuse sur Diderot, l’homme et l’écrivain[6], — à laquelle nous faisons plus d’un emprunt, — M. Louis Ducros, dit avec plus de raison : « Diderot oublia aussi complètement ! que possible qu’il était marié et se souvint de loin en loin qu’il avait une fille. » Après cela et suivant une théorie commode, qu’on (refuse d’appliquer les règles de la morale commune à l’un des porte-parole de la philosophie au XVIIIe siècle, et qu’on le dispense, si l’on veut, des vertus bourgeoises ; ce qui est véritablement impossible, c’est tout à la fois de l’en dispenser et de l’en parer.
C’est depuis quelque temps seulement qu’on a renoncé à poser Diderot en martyr de la libre pensée. On ne déclame plus sur les horreurs de cette captivité de Vincennes où il ne fut pas si étroitement gardé qu’il ne pût s’en échapper pour aller surprendre l’infidèle Mme de Puisieux. On convient que si l’Encyclopédie, qui n’était rien de moins qu’une machine de guerre dirigée contre toutes les institutions établies, a pu s’achever sans que le travail en fût interrompu pendant plus de six mois, c’est que les lois pouvaient être sévères, mais la façon dont on les appliquait était moins rigoureuse. Et enfin, pour un martyr, Diderot était décidément de trop belle humeur, et pour un ascète, il se nourrissait trop bien… Mais on continue à nous parler, en même temps que de son désintéressement, de son zèle pour la justice et l’équité et de l’indépendance de son caractère. C’est donc qu’on oublie les rapports du philosophe avec l’impératrice de toutes les Russies. Diderot était fort loin de souffrir de la misère le jour où il reçut pension de Catherine. Mais de ce jour-là et par manière de reconnaissance, il se considère comme un sujet de la Sémiramis du Nord. Il s’emploie avec le dévouement le plus actif au service de celle qu’il appelle « notre Souveraine ». Il s’ingénie pour approvisionner ses palais d’œuvres d’art et sa cour d’hommes de valeur. Mis en sa présence, il l’a à peine entrevue qu’il est rempli d’une émotion délicieuse. « Quelle souveraine ! Quelle femme étonnante ! » Il reçoit justement l’impression que fait aux dévots, quand ce n’est pas aux amoureux, l’objet de leur culte. S’il déplut, en dépit de tout, ce ne fut point qu’il manquât d’enthousiasme, mais la faute en fut plutôt à sa familiarité et à son humeur brouillonne. Comme d’ailleurs la Russie offrait alors le spectacle le plus complet du despotisme, de l’inégalité des conditions, de l’oppression des humbles et enfin de tous les abus que Diderot combattait en France, c’est donc qu’il y avait pour lui deux justices et, comme dit l’autre, deux morales. Il n’y aurait pas d’exemple d’une adulation plus aveugle ou plus complaisante, si Voltaire, par ses flagorneries à l’adresse de Frédéric, ne s’était arrangé pour défier toute concurrence. Et sans doute il est au moins fâcheux que ces émancipateurs de la pensée moderne aient autorisé de leur « philosophie » les pires iniquités dont l’histoire ait gardé le souvenir.
Dévoué à ses amis, Diderot ne leur a marchandé ni ses idées, ni sa peine, ni son temps. Il a rendu à Grimm des services de plus d’un genre. Il a écrit pour Galiani, pour Raynal, pour d’Holbach des pages ou des volumes qu’ils signaient hardiment de leur nom. Lui-même a témoigné pour la fortune de quelques-uns de ses livres une insouciance dont il faut lui laisser le mérite, si c’en est un. Il ne s’ensuit pas qu’il ait été également insoucieux de sa réputation. L’insistance avec laquelle il parle de soi et les éloges qu’il ne cesse de se décerner sont des signes d’autant de vanité pour le moins que d’orgueil. Cette vanité est chatouilleuse. Il ne fait pas bon avoir médit de Diderot. Palissot fît pour son compte l’épreuve de cette « bonhomie qui touche de bien près à la bêtise », et l’abbé de La Porte lui dut d’être appelé « prêtre avare, puant et usurier ». Rameau est traité non sans dureté : « C’est un brutal, il est mauvais père, mauvais époux ; mais il n’est pas décidé qu’il soit un homme de génie, et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans.[7]. » Diderot nous assure qu’il est incapable de haine. « Nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. C’est moi, moi, moi, ma Sophie, qui le dis[8]. » C’est lui qui, au lendemain de la mort de Rousseau, et craignant l’apparition des Confessions, poursuit sa mémoire des plus violentes invectives. Il connaissait les longues rancunes. — Quel usage est-ce donc qu’il faisait de cette bonhomie tant vantée et de cette « sainte indulgence ? » L’une et l’autre elles étaient réelles ; ce qui le prouve, c’est qu’il s’en appliquait d’abord à lui-même les mérites. Quoiqu’il se reproche d’être pour les autres un censeur trop sévère, nul ne fut dans sa propre cause un juge de meilleure composition. Il s’est pardonné de très bonne foi toutes les erreurs de sa conduite. Ou pour mieux dire il y a apporté la plus complète ingénuité et candeur de cœur et, si l’on veut, l’innocence ou l’inconscience la plus absolue. Il n’y cherchait pas malice et n’eut pas l’ombre de perversité. Il est d’humeur non moins accommodante pour la société où il est accueilli et où il se plaît, sans y être jamais choqué par la liberté des intrigues et par la grossièreté du ton. Aux soupers de son cher Baron, il se crève de mangeaille, au risque de se donner une « indigestion bien conditionnée. » Après quoi il est induit à jeter sur toutes choses et sur le train du monde le coup d’œil de l’optimiste. Bon vivant, il est bon garçon. Débraillé, il n’est point prude. Il retrouve dans le « neveu » de Rameau trop de lui-même pour être impitoyable à ce bohème. Il est philosophe, de la secte des cyniques.
Ce titre de philosophe, son siècle le lui a décerné. Goethe salue en lui « l’esprit le plus synthétique qui ait surgi depuis Aristote. » Pareillement on s’est accoutumé à lui faire honneur d’avoir été « la tête la plus allemande » qui eût paru dans la France du XVIIIe siècle. Et il est bien vrai qu’il ne recule jamais devant une généralisation hâtive et que les plus aventureuses sont celles où il va d’instinct. Mais il lui manque le trait même où on reconnaît le philosophe : c’est de respecter ses idées, d’avoir foi en elles, de s’y attacher et de ne point les quitter sans en avoir tiré tout le parti qu’on en attend et sans leur avoir fait rendre tout l’effet qu’on croit qu’elles contiennent. Il l’avoue lui-même, très volontiers. Le passage, quoique connu, est trop spirituel pour qu’on résiste au plaisir de le citer. C’est aux premières lignes du Neveu de Rameau. Il se représente assis sur le banc d’Argenson et rêvant à son ordinaire. « J’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins. » On ne saurait s’exprimer avec plus de justesse et, j’allais dire, avec plus de convenance ; sous cette forme imagée et crue, le caractère vrai de la pensée de Diderot est rendu admirablement. C’est une pensée libertine, en quelque sens qu’on veuille prendre ce mot. Elle va au hasard, poussant partout sa pointe et ne séjournant nulle part. C’est bien pourquoi elle a été si souvent inféconde. — Car il est aisé de célébrer Diderot pour avoir été un grand éveilleur d’idées ; si l’on voulait faire entre ces idées le compte de celles qui étaient viables et qui en se développant sont parvenues jusqu’à nous et subsistent aujourd’hui encore vivantes, on s’exposerait à une sûre déception. Et si l’on comparait l’influence qu’a exercée Diderot avec celle d’un Bayle ou d’un Rousseau, d’un Voltaire même, d’un Montesquieu ou d’un Buffon, c’est alors qu’on s’apercevrait qu’il est un de ceux à qui la pensée moderne est le moins redevable. Son principal mérite, et il n’est pas médiocre, est d’avoir été curieux des sciences naturelles et de leurs méthodes. Avant Darwin, il a deviné le darwinisme. Il a exprimé en des formules souvent heureuses et déjà précises ce qu’on a appelé plus tard des noms de concurrence vitale, de continuité des espèces et d’évolution. En ce sens il a eu des intuitions de savant ou de poète. C’est sa part de gloire la plus incontestable et son meilleur titre à avoir approché du génie. Mais les opuscules où il a émis ces hypothèses et, comme il dit, ces « rêves », sont restés pour la plupart inédits et n’ont été connus que d’un petit nombre de lettrés ; ils n’ont pas contribué à l’avancement de la doctrine ; ils n’ont pas été dans le progrès des théories transformistes un chaînon nécessaire. La doctrine s’est formée et elle s’est constituée en dehors de lui. Pour ce qui est de ses idées sur les beaux-arts et sur le théâtre, elles sont si mêlées de vrai et de faux, qu’on ne sait si elles ont servi davantage à diriger ou à égarer la naissante critique d’art et qu’on n’arrive pas à marquer la part qui leur revient dans la formation de la moderne comédie de mœurs. On fait encore de Diderot le précurseur du réalisme ; mais à ce point de vue, on ne trouverait dans ses romans rien qui ne fût déjà dans ceux de Lesage, sauf pourtant que les gravelures y sont plus fréquentes et plus répugnantes. En sorte que c’est de notre naturalisme plutôt qu’on lui attribuerait justement la paternité. Mais de cela même il n’est pas seul responsable. C’est le sort de ses « idées libertines » qu’aucune d’elles n’a suffi à déterminer un mouvement et à créer un courant.
Reste son apostolat. Ici il faut convenir que la vertu n’eut jamais ni prêcheur plus enthousiaste, ni théoricien plus ému. A entendre Diderot, ni la peinture, ni la littérature, n’ont leur fin en elles-mêmes ; elles ne doivent servir que de moyens pour recommander le bien et l’honnêteté. Un tableau est sans valeur, qui n’exprime pas les douces joies de la famille. Une pièce de théâtre a manqué son objet, d’où nous ne sortons pas meilleurs. L’honnête ! l’honnête ! s’exclame l’auteur des Entretiens sur le fils naturel ; c’est où il faut sans cesse revenir. Pour sa part il y revient sans cesse. Le Père de famille, s’il n’est peut-être pas un drame, est à coup sûr un sermon, aussi édifiant et aussi ennuyeux que ceux qu’on débite au prône. Au cours d’un récit libertin éclate tout d’un coup une page en l’honneur du juste et du bien, et qui frappe d’autant plus qu’elle y était plus inattendue. Ces apostrophes ne sont d’ailleurs pas artifices de rhéteur, et ces exclamations ne sont pas des déclamations. Diderot est sincère. Il est naturellement transporté par le spectacle d’une action vertueuse. Il peut d’autant moins se défendre de l’impression qu’il en reçoit que cette impression est physique, que cette émotion est une commotion et qu’il peut désigner avec précision l’endroit où commence cet ébranlement qui se propage ensuite par tout le corps. « Le spectacle de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien ; alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation ( ? ) délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs[9]. » Mlle Volland à qui il décrit ces curieux symptômes les connaissait bien. Elle avait vu son amant, jusque dans ses bras, mêler ces transports à d’autres transports : « Ah ! ma Sophie, qu’il est doux d’ouvrir ses bras, quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! » Diderot est unique pour avoir jusqu’en de pareils momens goûté l’ivresse de la vertu.
En quoi consiste donc cette vertu dont Diderot est un partisan si chaud ? Derrière ces grands mots quelles théories s’abritent ? Quelle est cette morale au profit de laquelle se dépense tant d’éloquence et coulent tant de larmes ? — On nous fait remarquer ici que Diderot est l’homme de toutes les contradictions. Ne se souvient-on pas de telle phrase où il est dit que la tête d’un Langrois sur ses épaules est comme un coq d’église en haut d’un clocher ? Et peut-on s’emparer contre Diderot d’opinions qu’il dément lui-même l’instant d’après ?… Or ces contradictions sont beaucoup moins réelles qu’on n’a d’intérêt à le dire. Elles ne sont qu’à la surface et n’empêchent pas que Diderot n’ait eu, fût-ce pour son usage et pour celui de ses amis, un système lié. Il ne s’agit pas de savoir ce que Diderot, qui a tout dit, a pu dire en courant. Ce qui importe, c’est que dans toute la série de ses écrits, depuis les Bijoux indiscrets jusqu’au Supplément au voyage de Bougainville, et en passant par la Religieuse, par Jacques le Fataliste et par le Neveu de Rameau, comme aussi bien par la Lettre sur les aveugles et par le Rêve de d’Alembert, les mêmes idées se retrouvent concordantes et persistantes. — On nous dit encore qu’il ne faut pas attacher aux théories de Diderot plus d’importance qu’il n’en attachait lui-même. C’est l’avis de M. Faguet qui dans sa belle et pénétrante étude, allègue en faveur des idées de Diderot l’excuse d’un peu d’ivresse. C’est celui de M. Ducros qui serait disposé à y voir surtout les propos de table d’un « bourgeois polisson. » Nous n’avons garde pour notre part de traiter aussi lestement le chef de l’entreprise encyclopédique. Nous savons le respect qu’on doit aux maîtres.
Diderot commence par retirer à la morale tout support métaphysique. Successivement déiste, théiste et panthéiste, il a abouti à l’athéisme, et il s’y est tenu. Depuis le temps de la Lettre sur les aveugles, il considère l’idée de Dieu comme une hypothèse qui embrouille la question au lieu de la simplifier. Depuis lors, il ne variera plus, soit qu’il appelle Dieu « une mauvaise machine dont on ne peut rien faire qui vaille », soit qu’il voie en lui le plus détestable « montreur de marionnettes ». Autant qu’il est athée, Diderot est matérialiste. A peine lui arrive-t-il par hasard, — et par forme de galanterie, — de souhaiter que les molécules de son être continuent de vivre à travers la nature afin de s’y rejoindre avec celles de Sophie. Pour ce qui est de la croyance à une âme immatérielle et qui recevrait dans une autre vie ses récompenses ou ses châtimens, ce sont contes et inventions puériles dont il laisse à Voltaire la duperie. Il est déterministe convaincu, et fataliste autant que Jacques lui-même. Celui-ci « croyait qu’un homme s’acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l’ignominie, qu’une boule qui aurait la conscience d’elle-même suit la pente d’une montagne[10]. » C’est une idée que Diderot a reprise maintes fois pour son propre compte. L’intérêt est le seul mobile qu’il assigne à notre conduite et il n’apprécie nos actions qu’au point de vue de leur utilité. Encore y a-t-il moyen, dans la conception déterministe, d’édifier une morale, fût-ce une morale ascétique ; et Spinoza l’a prouvé. Une morale utilitaire n’est pas forcément immorale. Toute la question est de savoir comment on envisage l’objet de la vie et dans quoi on en fait résider le prix. Cette raison de la vie Diderot la trouve dans la vie elle-même et dans les jouissances positives qu’elle nous procure : « Boire de bons vins, se gorger de mets délicats, avoir de jolies femmes, se reposer sur des lits bien mollets ; excepté cela, le reste n’est que vanité. » Telle est la conclusion qui, aux yeux de Diderot, se dégage comme d’elle-même de la doctrine matérialiste, et devant laquelle il n’a garde de reculer. C’est D’Alembert qui dans le rêve où il vient de contempler le spectacle magnifique des transformations de la matière à travers l’espace et à travers le temps, s’écrie : « O vanité de nos pensées, ô pauvreté de la gloire et de nos travaux, ô misère, ô petitesse de nos vues ! Il n’y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir[11]. » Rameau disait plus simplement : « Le point important est d’aller librement à la garde-robe[12]. » La pensée est la même : c’est qu’il faut tout uniment suivre les indications de la nature.
Car c’est nous qui avons inventé toutes ces dangereuses chimères dont s’embarrasse en vain notre conscience ; c’est dans notre cerveau que sont nés ces fantômes qui ont égaré l’humanité hors de sa voie naturelle. Nos distinctions de bien et de mal, de vice et de vertu, Nature les ignore, comme elle ignore aussi bien les notions de devoir et d’obligation, d’estime de soi, de honte et de remords. Elle ne connaît rien hors ce qui tend à ces deux fins : la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce. Ce qui y sert elle l’approuve ; ce qui y nuit elle le condamne. En sorte que ses conseils sont précisément au rebours de nos jugemens ; il fallait toute la folie des hommes pour faire de la continence un mérite, de la chasteté un idéal, et pour attacher un sentiment de honte aux fonctions de reproduction. Au surplus, pour nous représenter l’homme dans sa constitution primitive et essentielle, nous n’en sommes pas réduits aux conjectures ; l’état de nature n’est pas seulement un état que nous concevions par un effort de notre imagination ; il est des cas où l’homme s’y trouve ramené réellement. La misère et la maladie sont deux grands exorcistes. Elles sont merveilleuses pour chasser du cœur de l’homme toutes les superstitions que nous y avons installées. « Dans la misère l’homme est sans remords, et dans la maladie la femme est sans pudeur. » Et il est des contrées, libres encore de toute contagion où l’homme n’a pas cessé de suivre le pur instinct de la nature. Ce n’est plus la Germanie comme au temps de Tacite. C’est au temps de Bougainville la voluptueuse Taïti. Dans cette île fortunée, la promiscuité des sexes, la communauté des femmes, la prostitution sont justement en honneur. L’inceste n’y soulève pas de réprobation, n’étant contraire « ni au bien général, ni à l’utilité particulière, ces deux fins de nos actions. » L’adultère n’y est pas un crime, attendu que le mariage n’y crée pas de liens. Quoi de plus insensé, quand on y songe, que « le serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine ? » La pudeur enfin n’y est pas née, comme chez nous, de l’hypocrisie. « Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure, avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour. » Les Taïtiens sont innocens : ils sont heureux. Car de se conformer à la nature, cela même serait le Bien si le Bien n’était par un mot vide de sens. Et c’est le bonheur.
La civilisation contrarie la nature ; chacune de ses inventions a contribué à nous en écarter davantage ; c’est de là qu’est venu tout le mal. La morale a créé la faute, la loi a créé la désobéissance, le châtiment a engendré la crainte. C’en a été fait de la paix du cœur et de la tranquillité de la vie. Voulez-vous savoir d’où procèdent toutes les souffrances de l’humanité ? C’est qu’il existait un code de la nature ; on y a ajouté un code civil et un code religieux ; mais au lieu de les calquer sur le premier on les a rédigés en contradiction avec lui ; et il est donc inévitable que l’homme désobéisse pour le moins à l’un d’eux. Dans ce conflit de prescriptions, pour suivre les unes il faut enfreindre les autres. On a fait pour chacun de nous de la faute et de ses suites une nécessité. — Une objection se présente. Si la morale est une construction artificielle et d’un artifice généralement nuisible, comment se fait-il qu’on l’ait inventée ? La réponse est aisée : C’est qu’il s’est trouvé des gens qui avaient intérêt à l’inventer. Ils se sont servis de ses règles conventionnelles et de ses principes prétendus pour imposer au reste du genre humain leur propre domination. « Ce n’est pas pour vous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétris et maniérés comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses ; examinez-les profondément, et je me trompe fort ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. » Les législateurs ont inventé la loi, comme les prêtres ont inventé la religion. Les uns et les autres avaient un même but : ils travaillaient à une même œuvre d’asservissement. — La conclusion s’impose. Faut-il civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct ? « Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires[13]. » Ce à quoi on nous convie c’est à anéantir ce lent travail par lequel l’humanité, depuis qu’elle existe, tâche à s’élever au-dessus des grossièretés de l’instinct et s’efforce d’échapper à la sujétion de la matière. L’idéal qu’on nous propose, c’est le retour à l’animalité primitive.
Telle est dans son fondement et dans ses conséquences la « philosophie de la nature. » On a coutume d’en faire honneur à Rousseau ; c’est un honneur qui ne lui revient qu’en partie, mais qui appartient en propre à Diderot. Car c’est Diderot d’abord qui se vante d’avoir indiqué à Rousseau l’idée première du Discours sur les lettres, les sciences et les arts. Mais, ensuite, Rousseau n’accepta jamais le système qu’en y introduisant toute sorte de correctifs. Au tableau qu’il nous fait de « l’état de nature » il mêle des notions qui n’ont pas dans la nature leur origine. Il conserve la croyance à une âme immortelle : il rouvre la porte au sentiment religieux ; et c’est par où on peut faire tout rentrer. Diderot a le courage d’aller jusqu’au bout de sa théorie. Il convient de le lui laisser.
En fait, et depuis qu’il y a des hommes, ce qu’on a appelé des noms de religion, de morale et de politique, ce n’a été qu’autant de tentatives qu’on a essayées pour imposer une règle à leurs appétits et à leurs instincts. A mesure qu’on trouve à cette règle des assises plus solides et un couronnement plus élevé, on dit que la somme de la moralité s’augmente parmi Les hommes et qu’ils remplissent leur destinée. Mais de supporter la contrainte d’une règle, c’est justement de quoi Diderot est incapable. Par là chez lui tout s’explique, sa vie comme son œuvre, et cette guerre qu’il soutient contre toutes les formes de l’autorité. Il nous répète qu’il rêve d’émanciper l’esprit humain, qu’il travaille au progrès et au bonheur de l’humanité. Il en est persuadé, et nous ne demanderions pas mieux que de l’en croire. Encore faut-il savoir quel sens il attache à ces mots dont la sonorité est séduisante, mais la signification reste toujours un peu vague. C’est pourquoi il est bon d’avoir pénétré jusqu’au fond de sa pensée et jusqu’au principe secret auquel il se réfère. Cela donne la clé de beaucoup de choses. Mais aussi c’est alors qu’on refuse le bienfait d’une émancipation qui serait la ruine de toute règle, d’un progrès qui consisterait dans le retour à la nature, et d’un bonheur qui se réduirait à l’accouplement en liberté, — comme on se refuse à prendre la facilité d’humeur pour la bonté, le vagabondage de la pensée pour sa hardiesse, le bouillonnement du sang pour l’enthousiasme du bien, et la chaleur des esprits animaux pour le zèle de la vertu.
RENE DOUMIC.
- ↑ Diderot, par M. Joseph Reinach. Collection des grands écrivains français, 1 vol., chez Hachette.
- ↑ Diderot (Ed. Assézat), XVIII, 457.
- ↑ Diderot, VII, 394.
- ↑ Diderot, XVIII, 580.
- ↑ Diderot, XVIII, 504.
- ↑ 1 vol. chez Perrin.
- ↑ Cf. Neveu de Hameau, V, 392.
- ↑ XVIII, 391.
- ↑ Diderot, XVIII, 504.
- ↑ Diderot, VI, 180.
- ↑ Diderot, II, 132.
- ↑ Diderot, V, 408.
- ↑ Voir pour les citations le Supplément au voyage de Bougainville.