Revue littéraire - Deux Romanciers de la vie simple


REVUE LITTÉRAIRE

DEUX ROMANCIERS DE LA VIE SIMPLE[1]


Cette chronique aura l’air un peu manichéen, si je la consacre à l’auteur du Poète Rustique et à l’auteur de L’équipe, l’un qui a peint la vie soumise à la divine Providence, l’autre la vie excitée par le Diable ; l’un qui nous montre un saint homme dans sa famille, et l’autre des apaches dans les rues nocturnes, les bars et les mauvais endroits. Ces deux œuvres ont de vifs contrastes et des mérites bien différents ; elles ont des analogies, et des infirmités presque pareilles.

Ce n’est pas un « poète rustique, » c’est un poète nommé Rustique, ou surnommé ainsi, que nous présente M. Francis Jammes. Ses concitoyens l’ont baptisé Rustique. « Il est assez trapu. Sa face est d’un faune, dont la barbe emmêlée retient, au passage des haies, telle qu’une toile d’araignée, des brindilles de feuilles et de pétales. Il est coiffé d’un béret, vêtu d’un costume marron, chaussé de souliers et de guêtres crottés. Le chien qui le précède est beau. » Voilà son portrait : celui d’un robuste quinquagénaire, qui revient de la chasse. Qui est-ce ? « Les vrais nom et prénom m’échappent, » dit M. Francis Jammes.

Mais, un jour, le poète Rustique se souvient de sa destinée. Il se rappelle son arrivée dans ce pays où il demeure depuis l’année 1888, le mariage de sa sœur, l’émoi de ses premières amours, sa vie tranquille auprès de sa mère, « la jeune gloire, l’ivresse, l’amour humain tel que nul autre ne le ressentit davantage, les vierges charmantes, les promenades botaniques, les tendres désillusions, les tristesses déprimantes, le retour à Dieu dans la jonchée de glaïeuls en flammes et de campanules gorgées de beau temps, les fiançailles, et puis ce foyer patriarcal dressé comme un bûcher divin par le bras de la femme forte. » Il n’est pas indiscret de reconnaître en ce résumé la biographie de M. Francis Jammes : il en a maintes fois, et de la plus jolie façon, raconté les épisodes, soit en vers ou en prose. Et, s’il a oublié le prénom et le nom vrais de son poète Rustique, du moins n’a-t-il pas oublié les œuvres de ce poète. Sa vie, en rêve, lui apparaît comme une colline que couronne un petit bois sacré. Sur la route qui mène à ce petit bois, il aperçoit trois jeunes filles, montées sur de petits ânes. La première a le front « chargé d’orage et de ciel bleu ; » elle est blonde et a les cheveux bouclés. La deuxième a le visage encadré de repentirs noirs : elle fouette sa monture : et « l’arc parfait de son visage lance la volupté, l’amertume et le remords. » La troisième, « le cœur lourd d’amour comme une rose pleine d’eau, laisse aller au pas le grison, et la grâce d’un de ses genoux remonté cache avec pudeur la gêne de l’autre. » Aimables images, et qui datent du temps des premières amours, de l’ivresse et de la jeune gloire ! La première est Clara d’Ellébeuse ; la deuxième, Almaïde d’Étremont ; et la troisième, Pomme d’Anis : toutes trois bien chères aux admirateurs de M. Francis Jammes, qui, à l’apparition de ses trois petits romans, goûtèrent une poésie neuve et délicieuse. Il y a, sur la colline, un sentier ; au milieu du sentier, le vieux Patte-Usée : « Le lièvre, ami du poète, fait le gros dos, car une abeille bourdonne autour de ses oreilles. » Et Le roman du lièvre amuse votre mémoire et l’enchante. Au sommet de la colline qui est la vie de M. Rustique, « une procession naïve et toute droite entre dans l’église habillée de feuilles qui sonne ; et Jean de Noarrieu et le poète Rustique, retenant leurs chiens de chasse, la saluent. » Les vers de Jean de Noarrieu et de L’église habillée de feuilles sont de bons souvenirs.

Bref, le poète Rustique est M. Francis Jammes et ne le dissimule pas du tout. Il lui arrive de ne plus savoir qu’il s’appelle Rustique et de noter, dans son Almanach, qu’il publie : « J’ai décrit, au chant deuxième de mes Géorgiques chrétiennes, les deux manières de capturer la palombe. » Ainsi se défait la très légère fiction du personnage littéraire ou du héros de roman qui déguiserait l’auteur. Comme l’un des genoux de Pomme d’Anis cache avec pudeur la gêne de l’autre, le poète Rustique essaye de cacher un peu la gêne de M. Francis Jammes ; et, comme se fatiguerait l’un des genoux de Pomme d’Anis, le poète Rustique renonce à cacher M. Francis Jammes, qui du reste n’a plus aucune espèce de gêne.

M. Francis Jammes n’est pas de ces Pascaliens qui ont la haine du moi et n’osent parler d’eux. Dans l’un de ses poèmes d’autrefois, quelqu’un lui demande : « Comment allez-vous, monsieur Jammes ? » Il ne met pas son nom seulement sur la couverture : il le met dans ses vers et volontiers à la rime. Les autres poètes ne sont guère plus absents de leurs poèmes, sans doute ; mais ils ont un peu plus d’hypocrisie, en général. M. Francis Jammes refuse toute hypocrisie, comme l’y engagent ses opinions morales et littéraires. Il le fait, d’habitude, avec une bonhomie très agréable ; cette fois-ci, avec moins de grâce et, pour ainsi dire, avec une certaine effronterie.

Il écrit : « Le poète Rustique peut bien, à son âge, prendre quelques libertés avec ce qu’on est convenu d’appeler la civilité puérile et honnête. À vingt-cinq ans, même à trente, il montrait encore quelque usage aux princesses lointaines. Il préfère aujourd’hui dîner tranquille, loin des regards étrangers, en donnant la becquée à quelqu’un de ses petits ou en lui disant : « Tiens, mouche-toi ; non, pas comme ça ! Souffle ! souffle plus fort ! » Il a ses goûts et, chez lui, aurait grand tort de se gêner. Mais, s’il aime à dîner loin des regards étrangers, c’est drôle qu’il nous invite à le voir dîner, à le voir moucher la marmaille et même à voir Mme Rustique « torcher leur dernier moutard. » Il aime la vie simple, non la vie secrète. Il a, le poète Rustique, il a toujours eu, mais il a plus que jamais et, il me semble, avec un peu trop d’abandon maintenant, une certaine exubérance méridionale qui l’empêche de sous-entendre ce qu’il n’est pas indispensable d’annoncer et qui le porte à proclamer ce qu’il suffit de dire à demi-voix si l’on n’est pas en train de se taire.

Comprenons-le, d’ailleurs. S’il nous raconte au jour le jour sa vie paysanne et les menus incidents qui marquent l’histoire de sa jeune famille, ce n’est pas tout uniment afin de nous divertir : il est un moraliste ; il prétend condamner la vie indignement frivole que mènent les citadins et recommander aux chrétiens élégants le sain retour à la vie simple et quasiment patriarcale. Son petit ouvrage est une peinture des bonnes mœurs pyrénéennes. Il est le moraliste du village pyrénéen, comme Jean-Jacques fut, — je n’ose dire, le vicaire savoyard, — mais l’apôtre de l’ingénuité helvétique. Il a beaucoup aimé Jean-Jacques, autrefois ; il en a délicatement parlé : je veux croire qu’il l’aime encore. Et, par divers côtés, il lui ressemble : par un très vif amour de la nature, de la campagne et de la retraite ; par un art excellent de trouver le pittoresque dans la réalité familière ; par une singulière impétuosité de jugement qui les rend incapables d’incertitude ; par quelque orgueil et quelque cynisme à peu près innocent. Après cela, ne parlons pas des différences.

L’une des différences est que Jean-Jacques inventait sa doctrine, tandis que M. Francis Jammes se garde d’une telle impertinence, ayant adopté le plus rigoureux catholicisme. Et je ne le dis certes pas au détriment de M. Francis Jammes, qui est ainsi plus excusable d’être si catégorique et dogmatique. Ce n’est pas le fait de son dogmatisme qu’on serait parfois sur le point de lui reprocher, mais le ton de ses remontrances, dénuées de la moindre douceur.

Il est un converti : aucun de ses lecteurs habituels ne l’ignore. Et il est de ces convertis que leur belle aventure spirituelle a, en quelque manière, entichés. On voudrait qu’ils n’eussent pas si promptement perdu le souvenir d’une longue erreur et qu’un tel souvenir leur fît comprendre comme l’erreur est facile et, souvent, pardonnable. On voudrait aussi que la grâce qu’ils ont reçue leur parût — ce qu’elle est, en somme, — une faveur que l’on n’a point méritée ; de sorte qu’ils auraient, pour soi, beaucoup de modestie et, pour leur frère le pécheur, beaucoup d’indulgence. Un grand nombre de convertis ont malheureusement une fierté où l’on voit leur bonheur plus que leur charité. Quelques-uns d’entre eux sont, faut-il le dire ? un peu comme les parvenus de la foi ou les nouveaux riches de la croyance. Et l’on sait bien que, s’ils affichent leur religion, c’est pour que leur exemple soit un enseignement ; peut-être leur plairait-il de savourer secrètement leur aubaine et d’être contents avec pudeur. Ils devraient ne point porter sur eux toute leur piété, comme d’autres tous leurs bijoux acquis récemment.

Le poète Rustique n’évite pas l’inconvénient de quelque pharisaïsme. Il ne craint pas de dire « ma piété. » Il traite avec un mépris et une dureté, que n’a pas eues pour de plus coupables son divin Maître, de bonnes gens que retient encore le libertinage du monde, un pharmacien qui ne va point à la messe, une demoiselle que tentent les anodins badinages du bel air et de la littérature, un ancien séminariste qu’émeut la prétention d’être poète et qui, sur les pavés pointus de la cour, s’est cassé la jambe, le jour qu’il apportait au poète Rustique son manuscrit. Or, il a fallu qu’on vînt chercher ce pauvre enfant et qu’on l’emmenât sur une brouette. Le poète Rustique, au lieu d’attendre sa visite ennuyeuse, était allé se promener ; ne sachant « ce qu’il butinerait pour en faire de la poésie, » il avait longtemps rêvé sur la plante que les frimas n’atteignent point, le lierre. Il y a du lierre au fronton des Visitandines, à Orthez, le plus beau qu’on ait vu ; il y en a, au cimetière de Pau, sur une dalle qui couvre la dépouille d’une dame qui s’appelait Éléonore ; il y en avait sur la maison qu’habitait, avant son mariage, le poète Rustique : « derrière ce voile de deuil, accroché aux vieilles pierres, il avait laissé de l’amertume et de la gloire, des humiliations et des rêves, de la folle gaieté, des désillusions et des larmes ; mais aussi il avait reçu, dans la canicule de juin, la visite du Christ… » Maintenant, il rentre chez lui. Sa femme lui annonce l’accident de ce jeune poète défroqué ; un domestique du voisinage l’a donc emporté sur sa brouette ? il répond : « Tu vois bien, mon amie, que la Providence veille à tout. » Sa piété n’est pas samaritaine.

Il a séparé une fois pour toutes les bons et les méchants, comme faisait Charlemagne quand il visitait les écoles du palais et comme fera Dieu le père au jour du jugement. Mais Charlemagne souriait, dans sa barbe fleurie ; et, quant au jour du jugement, c’est affaire à Dieu. Le poète Rustique prend les devants et distingue déjà les deux classes des justes et des réprouvés. Il est content de son petit garçon, qui n’est pas moins sévère et, galopin, sait écarter, « comme dans le Dies iræ qu’il ne connaît pourtant pas, le bouc de la brebis. » Entre les bons et les méchants, il y a ceux qui, n’étant ni exactement bons ni tout à fait méchants, sont le plus grand nombre et sont dignes de quelque amitié. Comme son petit garçon, le poète Rustique les ignore et, impitoyablement, tient à les ignorer.

C’est qu’il a simplifié tous les problèmes, depuis le jour que sa conversion lui a résolu le problème principal. Et il a simplifié sa vie, pareillement. Au regard de Dieu, je veux bien que, simplifiée ainsi, sa vie soit excellente. Mais voici le livre de sa vie ; et, puisque c’est le livre d’un poète renommé, qui n’a point renoncé à la littérature, voici la littérature de la vie simple. J’ai regret de le dire : ce n’est presque plus rien du tout ; et quel dommage !

Le poète Rustique note, dans son Almanach : « Les poètes pompeux, — comme ils le sont trop, à l’habitude ; mais d’aucuns se plaignent que je ne le suis pas assez… » On a grand tort, si l’on reproche à M. Francis Jammes de n’être pas un poète pompeux : il a été un charmant poète et, quelquefois, un grand poète, d’une simplicité très habile, avant de rédiger cet Almanach qui nous apprend qu’il faut employer, pour prendre les goujons, « un flotteur léger, lesté de deux ou quatre grains de plomb no 8, selon la force du courant, » et qu’au mois de juillet il faut « repiquer choux et céleris, arracher les aulx et les échalotes, récolter les premiers cornichons. » Il n’était point un poète pompeux : il était, ce qu’il veut être aujourd’hui mieux encore, un « poète qui a le goût de la réalité. » Mais pour l’être mieux, il a juré de supprimer tout ce que les Gentils n’ont pas honte d’appeler littérature. Nos nimia litteratura laboramus ; « nous souffrons d’un excès de littérature, » disait Sénèque, au temps de Néron, quand le paganisme était las d’un trop subtil raffinement. Les Huguenots ont brutalement condamné le luxe corporel et mental de la Renaissance. Et, de nos jours, le vieux Tolstoï, à bout de chefs-d’œuvre, a dénigré l’amusement de bien écrire. Est-ce que maintenant, — je ne dis pas, le catholicisme, père de nos arts et de notre littérature, si l’Antiquité en est la mère généreuse, — mais, d’un mot que je répète avec chagrin, le pharisaïsme ne va point à son tour fulminer de mauvais décrets contre la littérature et ses jeux anodins ? Il ferait donc cause commune avec les illettrés, par un scrupule de sottise, et avec la barbarie montante.

À force de mépriser les poètes pompeux, le poète Rustique nous raconte le plus tranquillement du monde n’importe quoi : que l’un de ses enfants, le petit Paul, est malade ; et voici le chapitre XII : « Qu’a dit le docteur ? — Il a dit qu’il faut coucher l’enfant tout de suite. — La diphtérie ? — Oui. — Ah ! mon Dieu… — Tu vois bien que j’avais raison de m’inquiéter. Sébillot viendra tout à l’heure. » et c’est tout le chapitre XII. Au chapitre suivant, la fièvre monte. Au chapitre XIV, le poète Rustique se lève pour donner à boire au petit Paul, qui a le délire. Au chapitre XV, petit Paul va mieux. Au chapitre XVI, le docteur « prend la température de petit Paul : trente-sept degrés ; la vilaine membrane se détache. Il n’y a plus rien que de la joie. » Le poète Rustique se plaint de la vie chère. Et il vient de faire ses comptes ; il a constaté « que les denrées alimentaires atteignaient des prix fous, » lorsque son propriétaire lui dit : « Monsieur, je vous estime, je vous affectionne et vous avez sept enfants. Je ne veux donc pas attendre le dernier délai pour vous congédier de cette maison qui peut me rapporter beaucoup plus que la location que vous me payez, surtout si je la vends. » Que répond le poète Rustique ? Rien ; mais il se contente de lisser les doux cheveux du petit Paul. Cependant, le voici bientôt sans domicile. Et alors, il « se retourne vers ses lecteurs et il leur demande raison de ce qu’il vient d’écrire. » Ne serait-ce plus naturellement à ses lecteurs de lui demander raison des confidences qu’il leur a faites ?… Il sourit, « dans la joie, » dit-il, « de son inspiration. » Il ne sait pas où il ira, le poète Rustique, « mais, pareil à un patriarche, sa nombreuse tribu autour de lui, il se recommande à Dieu. Et il siffle son chien. » C’est un peu ridicule : non pas cette confiance en Dieu ; mais le tour qu’elle prend ici. Le patriarche nous étonne, le patriarche qui jadis écrivait avec un art si malin Le deuil des primevères et La Jeune fille nue et de qui, — c’est lui, d’ailleurs, qui le raconte, — José-Maria de Heredia disait bonnement : « Cet animal-là est poète ! » Ne lui dites pas aujourd’hui que ses anecdotes relatives à la diphtérie, à la vie chère et à la crise du logement vous ont paru peu attrayantes. Vous blesseriez sa nouvelle idée de la littérature. Cette nouvelle idée, la voici, en peu de mots. La vie, remarque-t-il, est « faite de hauts et de bas, de grave et de comique… » Assurément ! Il ajoute : « et d’insignifiance aussi. » Vous n’en doutez pas ; mais il vous semblait que, dans la causerie, à plus forte raison dans un livre, on dût laisser de côté l’« insignifiance » de la vie ; tandis que le poète Rustique a l’air de la recueillir avec un soin particulier, comme s’il n’aimait rien tant au monde. Il ne vous écoute pas ; il continue imperturbablement : « Et c’est une erreur, quand on écrit une histoire, de vouloir à toute force que sa trame présente ce je ne sais quoi d’artificiel et d’ennuyeux que l’on appelle l’intérêt. » Voilà ! Et n’insistez pas ; et tant pis pour vous, réplique-t-il, si vous n’avez pas compris cette « histoire, plus grave que vous ne le supposez, ô mes légers amis ! » Ses légers amis n’insisteront pas et garderont un fidèle souvenir à l’un des poètes les plus originaux et adroits de notre temps ; ils reliront, pour se consoler, dix volumes de lui, tout parfumés les uns de l’odeur des fleurs fraîches, les autres de l’odeur des fleurs fanées, tout embaumés de rêverie et de littérature.

C’est le danger des livres édifiants, par trop édifiants et, le poète Rustique a beau dire, ennuyeux à force d’être dépourvus de ce que les frivoles ont coutume d’appeler intérêt : ils vous disposent à rechercher une lecture un peu plus aguichante, et fût-elle entachée de quelque perversité. Après le poète Rustique, nous sommes très bien préparés à lire M. Francis Carco.

Il nous mène chez les apaches. Et autrefois, quand les écrivains nous menaient chez les Apaches, c’était en Amérique, au pays vague des Peaux-Rouges. Ils nous donnaient à aimer de bons sauvages doux et obligeants, que la civilisation n’avait pas contaminés et qui gardaient les ravissantes vertus de l’âge d’or. M. Francis Carco nous mène chez les apaches de Paris : c’est moins agréable.

Ce n’est pas agréable du tout. Ses héros ont un langage difficile à entendre et parsemé de mots ignobles. Nous assistons à leurs travaux, qui sont le cambriolage et l’assassinat. Quand ils ne travaillent pas, — car il y a, par bonheur, du chômage ; et il faut le temps de méditer les « combines, » — nous les accompagnons dans leurs flâneries, au bar et ailleurs. Nous avons le divertissement de leurs amours : seulement, c’est une grande saleté.

M. Francis Carco a du talent, de l’esprit, le don d’imaginer des personnages, de les singulariser, de les rendre vivants ; il a le don de raconter avec justesse et promptitude. Mais, quoi ! ses apaches nous dégoûtent. Ses apaches sont répugnants.

Boileau a dit qu’il n’était pas de serpent ni de monstre odieux qui, par l’art imité, ne dût plaire aux yeux. Et l’on a dit que c’était là, exactement, la formule du réalisme ; de sorte que Boileau serait le prophète du réalisme. N’en croyez rien ! Ce que Boileau entendait par l’imitation, qui est l’objet de l’art, ferait horreur à nos réalistes, comme aussi les œuvres de nos réalistes et les romans de M. Francis Carco auraient indigné ce hardi bonhomme. Il est vrai cependant que l’art ajoute quelque dignité à ce qu’il touche et que l’auteur de L’équipe est un artiste. Mais la peinture de l’ignominie se ressent du modèle et est encore de l’ignominie.

M. Francis Carco a-t-il de l’amitié pour ses apaches ? Il me semble que sa peinture est fidèle : on m’excusera si je n’en suis pas sûr. Les apaches, et les apaches de M. Francis Carco, ne sont pas aimables. Est-ce qu’il a pitié d’eux ? Il ne paraît pas apitoyé. Il ne plaide pas, en leur faveur, les circonstances atténuantes : et l’on doit l’en remercier. Il n’accuse pas la société de les avoir réduits au métier qu’ils font. Il ne les montre pas comme des révoltés qui défendent une noble cause ; il ne leur prête aucune philosophie, même anarchiste. Est-ce qu’il les admire ? Un peu. Il leur attribue des qualités qui ne sont pas à dédaigner : du courage, de l’énergie, quelque délicatesse par moments et une fatuité qui a bien quelque analogie avec le sentiment de l’honneur.

Il analyse leurs âmes : et c’est donc qu’il leur attribue, somme toute, une âme. Il a probablement raison. Mais l’âme d’un apache, au regard de Dieu, je ne sais pas ce qu’elle vaut. À nos regards, c’est moins que rien, si nous ne sommes pas chargés du relèvement des apaches ou de leur mise en lieu sûr.

C’est moins que rien : et je le dis résolument. La vie des apaches, et avec toutes ses aventures, ses cambriolages, ses meurtres, avec tout son risque et son épouvante, c’est encore de la vie simple et ennuyeuse à force de simplicité. Le héros de L’équipe, Marcel Bouve, dit le Capitaine, les idées qui le tourmentent ne sont qu’à peine des idées… Aimeriez-vous mieux le roman d’un philosophe ? Mais oui !… Les philosophes sont ennuyeux ? C’est Marcel Bouve, qui m’ennuie, avec ses projets de tuer, sa morne manie de tuer, son bavardage de voyou, ses silences d’ivrogne triste et ses façons de bête sournoise.

En définitive, la très ingénieuse analyse de M. Francis Carco ne trouve quasi rien dans l’âme de Marcel Bouve, dit le Capitaine, un gaillard pourtant, l’élève et le continuateur des grands maîtres. Il a connu José le Naufragé. La nuit que ce José a tué le Brûleur au pont de Flandre, ce chef illustre est venu au cabaret. Le sang lui coulait de l’épaule, le long du bras ; il a pris un verre, il y a fait couler du sang qu’il a mêlé à de l’absinthe et il a dit au jeune Marcel : « Bois ! » Le jeune Marcel a bu et, depuis lors, il a du sang de meurtrier fameux dans les veines. Ce Marcel Bouve a tué à son tour un certain Bobèche, coupable de lui avoir détraqué son équipe durant les cinq mois qu’il était en prison. L’assassinat s’est fait, comme une espèce de duel immonde, sur les berges de la Seine : et l’on a jeté le cadavre dans l’eau du fleuve. Puis, du temps passe ; et Bouve ne pense plus à Bobèche. Mais, un soir qu’il rôde avec la Marie Bonheur, sa compagne, une vieille femme l’accoste et commence une jérémiade : elle supplie Bouve de lui dire où il a mis Bobèche. Et c’est la « viocque, » — la mère, — de l’assassiné. Bouve détourne la tête ; il lâche le bras de la Marie Bonheur ; il enfonce ses deux mains dans ses poches ; il épie les gens qui vont et viennent. La bonne femme insiste et veut savoir où l’on a mis le cadavre de son garçon. Bouve essaye de ne pas répondre ; et d’abord il se tait ; bientôt il parle un peu et dit enfin : « Pleurez pas, grand’mère ; on va vous accompagner à votre métro. » La vieille n’a aucune intention de vengeance : mais elle veut savoir ; et elle crie. Alors Bouve la menace de ses deux poings levés. Elle a peur : et il se sauve sans lui avoir fait le moindre mal.

Et c’est tragique !… N’est-ce pas ?… Mais ce tragique-là vous a vite lassés, ou je me trompe. Est-ce que je me trompe, si je crois difficile de s’intéresser à Marcel Bouve et à la « viocque » de Bobèche ? Ce sont des brutes qui ont des âmes, à ce qu’on dit, des âmes où les sentiments humains font de courtes apparitions. Je ne puis m’intéresser à ces brutes ; et je tiens du poète Rustique ou de M. Francis Jammes que « l’intérêt, » en littérature, n’est pas grand’chose et ne vaut pas une exacte peinture de la vie simple : mais ni la leçon ni l’exemple du poète Rustique ne m’ont persuadé.

Le poète Rustique avoue que la majeure partie de la réalité est insignifiante. Mais, comme il choisit, pour la peindre, cette partie de la réalité, cela revient à dire que ses légers amis la déclarent insignifiante et qu’à son avis elle ne l’est pas. L’auteur de l’Équipe et des Innocents, et de Bob et Bobette s’amusent, paraît avoir adopté, lui, la maxime du philosophe, selon laquelle « il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter. » Seulement, il a choisi, pour le peindre, ce que d’habitude on croit qui est vil dans la maison de Jupiter : et il n’est rien de plus vil que ces apaches, leurs exploits, leur pensée, leur langage et le train de leur existence.

Ce qui est vil et ce qui est insignifiant : voilà ce que la littérature devrait négliger. Je n’aime pas qu’elle me dégoûte ; je n’aime pas qu’elle m’ennuie : je voudrais qu’elle fût, ce qu’elle a été aux meilleures époques, un divertissement à l’usage des honnêtes gens. Je n’ai pas envie de la suivre, quand elle fait sa « tournée des grands-ducs ; » et je n’ai pas envie que m’endorme un entretien de patriarcales misères.

Entre la vie abjecte des apaches et la vie pastorale que mène un père de famille dans un village des Pyrénées, il y a un grand espace où la littérature est à son aise.

Allons ! vous préférez la littérature mondaine, les « complications sentimentales » des jolies femmes, les élégances des salons et le bavardage des gens à la mode ?… Si la question m’était ainsi posée, je répondrais que oui, pour aller vite. Les simples vertus de ce poète Rustique et les simples forfaits du capitaine Bouve m’inclinent à supposer que, si l’on me contait avec un peu d’esprit un adultère mondain, j’y prendrais un plaisir extrême.

Les romanciers, il n’y a pas encore longtemps, plaçaient à l’envi leurs anecdotes dans le beau monde que méprisent MM. Francis Jammes et Carco, l’un parce qu’il préfère les patriarches, l’autre parce qu’il préfère les apaches. Et l’on s’est moqué de ces romanciers mondains, de leur snobisme. J’avoue qu’à cet égard ils ne sont pas tous également à l’abri d’une juste raillerie. Pourtant une petite femme du monde, fût-elle un peu sotte, est plus attrayante que la Marie Bonheur du capitaine Bouve. Elle est moins honorable que le poète Rustique ; mais, si le poète Rustique a résolu de ne me confier que ses ennuis relatifs à la vie chère et à la crise du logement, les aventures de la petite femme et les plaisirs de sa frivolité me tentent bien davantage.

Il n’est pas absurde de supposer qu’entre les villageois et les apaches une société polie a quelque intérêt, — que le poète Rustique me pardonne ! — pour le psychologue et le moraliste. Les inquiétudes relatives à la vie chère et à la crise du logement, si légitimes, ne relèvent pas de la psychologie ; et l’on serait content de savoir que nos administrateurs s’en occupent, non pas nos poètes et nos romanciers. Quant aux âmes ou aux semblants d’âmes de Marcel Bouve et de la Marie Bonheur, on y cherche des sentiments comme des roses dans une terre inculte. Et le moraliste n’a rien à faire avec le poète Rustique, trop parfait, ni avec les apaches de M. Francis Carco, ceux-ci trop immondes.

Puis, c’est une erreur aussi de limiter au monde, aux salons et aux garçonnières l’espace qu’il y a entre la vie simple des patriarches et la vie simple des apaches. Si les romanciers se mettent à ne nous peindre que des anges ou des bêtes, il reste à nous peindre l’homme qui, n’étant ni ange ni bête, n’est pas nécessairement non plus un coureur de ruelles ou un danseur de tango. Le poète Rustique enseigne à son petit garçon l’art de séparer les bons et les méchants ou, comme il dit avec le Dies iræ, les boucs et les brebis. Entre les boucs et les brebis, il y a l’heureuse quantité des autres animaux. M. Jammes ne veut plus que mener au pâturage ses brebis bêlantes ; et Carco lance dans les faubourgs des grandes villes ses boucs à l’odeur forte. Ce sont deux littérateurs excentriques.

Or, la littérature, aujourd’hui, recherche l’excentricité. On dirait qu’elle part de ce principe que tout a été dit, sur les quartiers où demeurent les gens du monde, les tranquilles bourgeois et les divers ouvriers qui ne travaillent ni du couteau à virole ni de la houlette enrubannée. C’est une erreur et qui sera bientôt fâcheuse.

Je voudrais que la littérature consentît à être un peu plus réfléchie, moins nerveuse et impatiente, moins curieuse de nouveauté singulière. Ce n’est que faute d’attention qu’elle renonce à regarder encore ce que d’autres ont regardé, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont peint, ce qui est le fonds le plus riche et le fonds propre de la littérature, l’homme qui n’est ni bête ni ange, ni bouc ni brebis, l’humanité moyenne et ses passions, ses défauts dignes de reproche, ses malheurs dignes de pitié. Mais il lui faut du pittoresque : et elle se figure étourdiment qu’il est ailleurs, très loin, chez les patriarches qui font des miracles de renoncement ou chez les apaches qui font du mélodrame devers Charonne.

Je voudrais que la littérature voulût aimer ce qu’on appelle civilisation. Si elle y manque, elle est ingrate, elle que nous avons appris à considérer comme la plus fine et exquise merveille de la civilisation, la plus jolie fleur de l’âme qui s’éloigne de la barbarie. Son ingratitude serait toute récente : car, les bienfaits qu’elle a reçus de la civilisation, elle les lui a toujours rendus ; à travers l’histoire de l’humanité, l’une et l’autre vont ensemble, l’une aidant l’autre. Mais le poète Rustique n’aime pas, et le dit avec désinvolture, la civilité. Les apaches de M. Francis Carco ne sont pas des civilisés. Le poète Rustique a trop de vertu pour se plaire aux vanités du monde ; les apaches ont un entrain qui les empêche de se plier au bel usage. Notre civilisation n’est pas un chef-d’œuvre sans défauts : les saints et les repris de justice ont des objections à lui adresser ; les saints, au nom d’un idéal autrement parfait ; et les repris de justice, au nom de leurs rancunes. Telle qu’elle est, notre civilisation, si menacée, vaut bien qu’on la défende, et non pas contre les retours de la barbarie, comme on dit, mais contre l’éternelle barbarie toute proche, celle des ignorants et celle des sauvages.

Il me semble enfin que nos littérateurs ne devraient pas oublier que la littérature française dure depuis des siècles et qu’il ne convient pas de la traiter sans égards. Elle est une conversation qui dure depuis des siècles, entre lettrés, et qui a toujours été charmante, libre, intelligente. Vous n’allez pas vous y mêler comme des rustres qui, avant de placer leur mot, n’ont pas soin de savoir où en est la causerie, le ton qu’elle a pris et la règle qu’on y observe. Elle est de bonne compagnie ; elle n’est pas non plus refrognée, ni extrêmement pudibonde. Elle aime à rire et, mieux encore, à sourire. Elle s’attendrit volontiers. Mais elle a de l’esprit et ne veut pas qu’on la fasse pleurer pour des riens. Elle déteste qu’on l’ennuie, fût-ce avec les intentions les plus célestes ; ou qu’on la chagrine, fût-ce au nom de la vérité. Elle a de la bonhomie : et c’est la meilleure vertu française.

Après cela, si l’on me dit que cette littérature-là est une vieillerie tout à fait démodée, c’est grand dommage.

André Beaunier.

  1. Le poète Rustique, par M. Francis Jammes (Mercure de France) ; — L’Équipe, par M. Francis Carco (Émile-Paul). Du même auteur, Les innocents (Renaissance du livre) ; Scènes de la vie de Montmartre (Fayard) ; Bob et Bobette s’amusent (Albin Michel).