Revue littéraire - Deux Essais sur l’œuvre de Taine
Aujourd’hui, en France, tout homme qui écrit est débiteur de Taine. L’influence de ce maître est celle qui, depuis trente ans, s’est répandue de la façon la plus générale, exercée avec le plus de puissance et de continuité. Critiques, historiens, philosophes, romanciers, poètes, tous se sont inspirés des idées qu’il a, par son impulsion féconde et vigoureuse, contribué à répandre et fait entrer dans la circulation. Parmi les écrivains les plus réfléchis de l’heure présente, les uns ne font, suivant la belle expression de M. de Vogué, que creuser dans le sillon que Taine a ouvert ; d’autres, qui se séparent de lui et s’écartent de plus en plus de quelques-unes de ses théories ont, pour en diverger ensuite, pris dans ces théories mêmes leur point de départ. Altérées, faussées, défigurées et pourtant reconnaissables en dépit de ces déformations, elles ont pénétré dans le domaine commun et servent aux illettrés pour exprimer sur des questions d’histoire et de littérature des opinions décisives. C’est dire qu’avant de longues années encore il sera bien impossible de formuler sur l’œuvre de Taine un jugement d’ensemble, d’en apprécier l’originalité, et d’en mesurer la portée. Cette œuvre nous est pour ainsi dire trop intérieure : il faudra que nous nous en soyons progressivement détachés afin d’en venir à l’apercevoir du dehors dans sa juste perspective. Il faudra que nous en ayons vu peu à peu tomber les parties mortes et que nous en ayons suivi dans leurs dernières conséquences les principes actifs. Il faudra enfin qu’elle ait elle-même subi le lent et minutieux travail de la critique. Ce travail est commencé. Aux études critiques déjà publiées sur l’œuvre de Taine viennent de s’ajouter deux livres des plus recommandables : un essai sur la Philosophie de Taine[1] dû à M. Giacomo Barzelotti, le savant professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Rome, un Essai sur Taine[2] dû à notre jeune compatriote, M. Victor Giraud, professeur à l’Université de Fribourg.
L’aspect sous lequel nous apparaît un écrivain est le résultat d’un travail à peu près inévitable de simplification. Nous ramenons à quelques grandes lignes les traits de sa physionomie intellectuelle. Nous le figeons dans une attitude. Son nom étant pour nous inséparable de deux ou trois idées essentielles, nous cédons à l’illusion de croire que ces idées ont jailli un beau jour toutes formées en son esprit, et qu’il les a jusqu’au bout appliquées sans défaillance. Cette conception n’est pas seulement incomplète, elle est fausse. Pour la rectifier, il y faut faire rentrer les notions de complexité, de formation successive, de changement, c’est-à-dire la vie. Chez Taine particulièrement, tout contribue à nous donner l’impression d’une rigide unité, d’une fidélité absolue à quelques principes très simples, d’une sorte d’immutabilité dans une pensée rectiligne. Un des hommes qui l’ont le mieux connu et qui en ont parlé dans les meilleurs termes, M, G. Monod, écrivait, il y a quelques années : « De la première ébauche de sa thèse sur les Sensations au dernier chapitre de ses Origines, Taine reste semblable à lui-même et la préface du Tite-Live, la conclusion des Philosophes français, l’introduction à la Littérature anglaise, le livre De l’Intelligence marquent les points de repère d’un système plutôt que les étapes d’une pensée qui évolue. » Parce qu’il n’a cessé d’appliquer à tous les sujets, qu’il s’agit de Tite-Live ou de Napoléon, le même appareil critique, on s’y est trompé. Parce que les cadres étaient les mêmes on a pensé qu’il y faisait tenir les mêmes choses. Sous cette uniformité de surface les récens biographes de Taine se sont proposés de retrouver l’initiale diversité des élémens du système et les retouches qu’avec le temps et sous diverses influences Taine y a apportées. En effet, loin d’être le développement d’une idée unique, le système de Taine est fait de la réunion d’un grand nombre d’élémens de provenance diverse ; et loin que Taine se soit emprisonné dans son propre système avec un aveuglement peu philosophique, il s’en est lui-même peu à peu écarté notablement, à mesure qu’éclatait à ses yeux comme à ceux de ses contemporains l’insuffisance de ses méthodes pour atteindre à l’objet qu’il s’était proposé.
Taine n’a pas été, à proprement parler, inventeur en philosophie ; il n’a pas apporté à la spéculation métaphysique un principe nouveau : mais il a repensé pour son compte, fait entrer dans une forte combinaison systématique, et appliqué à des sujets où on ne les avait pas encore transportées, les idées qu’il devait à son immense lecture. D’où lui viennent donc ces idées ? Où en sont les racines ? Et par conséquent quelle place lui appartient dans le mouvement de la pensée contemporaine, dans la suite du développement philosophique ? Tout l’effort de M. Barzelotti a consisté à mettre en lumière une de ces influences subies par Taine ; il l’a fait saillir aux dépens de toutes les autres ; c’est l’idée dirigeante de son travail, celle qui le rend tout à la fois original et contestable. « J’ai voulu particulièrement dans cette étude aborder un point qu’ont à peine effleuré les critiques qui se sont occupés du grand écrivain : Taine peut-il être défini et en quel sens, une intelligence foncièrement française fécondée par des idées d’origine et de tradition germaniques ? » Dans une étude sur Taine, M. Boutmy avait écrit : « Taine avait une imagination germanique administrée et exploitée par une raison latine. » L’écrivain italien se rencontre avec lui ; tout son livre n’est que l’illustration de ce point de vue. A l’en croire, c’est d’Allemagne que seraient venues au penseur français ses idées fondamentales. « La conception de l’unité organique du monde humain et de ses principales variétés de type et de structure psychologiques qui est le fond de toute sa doctrine, il les doit à l’école historique allemande et à Gœthe. » Lui-même n’en faisait-il pas volontiers l’aveu ? « De 1780 à 1830, écrivait-il dans son étude sur Carlyle, l’Allemagne a produit toutes les idées de notre âge historique et pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle peut-être, notre grande affaire sera de les repenser. » Et il ajoutait que toutes ces idées se réduisent à une seule, celle du « développement » (Entwickelung). L’œuvre de Taine n’aurait donc guère été que le véhicule de la pensée allemande telle qu’elle est représentée par Gœthe, — et surtout par Hegel.
Que Taine ait beaucoup lu Hegel, on ne songe guère à le contester. Quand ses livres ne seraient pas là pour le prouver, cela ressortirait assez de son témoignage. « J’ai lu Hegel tous les jours pendant une année entière en province ; il est probable que je ne retrouverai jamais des sensations égales à celles qu’il m’a données. De tous les philosophes il n’en est aucun qui soit monté à des hauteurs pareilles ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité. C’est Spinoza multiplié par Aristote et assis sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. » Ajoutons toutefois qu’ailleurs il s’exprime sur un ton assez différent : « Je viens de lire la Philosophie de l’histoire de Hegel : c’est une belle chose, quoique hypothétique et pas assez précise. » Notons en outre qu’au moment où Taine se met à l’étude de Hegel, il possède déjà quelques-unes des idées qu’il aurait pu y puiser, mais qui lui sont venues d’ailleurs. C’est en province, au sortir de l’École normale, qu’il se livre à une étude approfondie de Hegel : c’est à l’École normale qu’il avait commencé à le lire sérieusement ; or, à cette époque, un autre maître avait déjà fait prendre à son esprit le pli définitif : c’est Spinoza. L’élève de philosophie qui, en 1847, suivait au collège Bourbon le cours de M. Renard, avait déjà un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste. Il avait appris chez Spinoza la négation absolue du libre arbitre, qui est restée pour lui un dogme immuable, il y avait trouvé tout à la fois un étalage de logique abstraite et d’imagination somptueuse ; il s’y pénétrait de l’idée de l’unité des choses dont la loi est en même temps celle de notre raison et celle de la nature. L’action de Spinoza est l’une des premières en date et l’une des plus profondes qui se soient exercées sur l’esprit de Taine.
Une autre n’est pas moins ancienne et n’a pas été moins durable : celle de la philosophie française du XVIIIe siècle représentée par Condillac. La première œuvre philosophique que Taine ait songé à écrire et dont il projetait de faire sa thèse de doctorat, devait être un nouveau Traité des sensations où se fût affirmée l’influence de Condillac. Le 1er août 1852, il envoie à Prévost-Paradol le plan d’un Mémoire sur la connaissance : « Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant…, plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux, l’abstraction, et qui est la cause de la religion, de la société, de l’art et du langage ; et enfin, là-dedans, les principes d’une philosophie de l’histoire. » Ce sont les idées fondamentales qu’on retrouvera dans le livre De l’Intelligence écrit seize ans plus tard et resté par la suite le livre de prédilection de Taine. Par cette affinité d’esprit s’explique son goût pour les écrivains qui, dans le XIXe siècle, continuent la tradition du XVIIIe : Balzac, Stendhal, qu’il proclame « le plus grand psychologue de notre siècle » et Sainte-Beuve. « Ce sont nos deux maîtres en critique, écrit-il à propos de ces derniers, et j’ai plusieurs fois aperçu dans le lointain une étude complète sur eux ; ce serait en raccourci toute la psychologie moderne : l’un a fait les races, les groupes, les époques, la psychologie générale ; l’autre les individus, la psychologie biographique. Ils sont les deux fondateurs de la critique psychologique et de l’histoire naturelle de l’homme. » Lui-même affirmait n’avoir de toute sa vie fait autre chose que de la psychologie.
Comme les écrivains du XVIIIe siècle, il ne cesse de regarder du côté de l’Angleterre. L’auteur des Notes sur l’Angleterre et de l’Histoire de la Littérature anglaise se montre suffisamment épris de la vie anglaise et du génie anglais. Et c’est en Angleterre que l’auteur des Origines de la France contemporaine a pris la plupart de ses idées politiques : foi dans l’individualisme tempéré par l’esprit d’association, respect de la tradition, rêve d’une aristocratie dirigeante, tendances décentralisatrices. C’est en Angleterre qu’il trouve ceux des philosophes contemporains avec qui il se sent le plus de rapports : Bain, Spencer, mais surtout Stuart Mill. « Tous les demi-siècles, et plus ordinairement tous les siècles ou tous les deux siècles, paraît un homme qui pense… En ce moment la scène est vide en Europe… Dans ce grand silence et parmi ces comparses monotones, voici un maître qui s’avance et qui parle. On n’a rien vu de semblable depuis Hegel. » Mais celui que Taine annonçait en termes si magnifiques était lui-même tout pénétré d’idées françaises. A travers Stuart Mill et les positivistes anglais, c’était Comte et le positivisme français que Taine était en train de découvrir.
Les derniers biographes de Taine restreignent outre mesure la part d’influence qui revient à Auguste Comte dans la constitution de son système. Il se peut que Taine n’ait lu d’ensemble le Cours de philosophie positive qu’aux environs de 1860. Mais il en avait lu déjà des fragmens, il connaissait les idées de Comte, il les avait retrouvées chez les positivistes anglais : le contact avec la philosophie de Comte a été pour lui décisif et lui a permis d’écrire son premier grand ouvrage de généralisation. L’historien d’Auguste Comte, M. Lévy-Bruhl, l’indiquait justement : « Taine, il est vrai, doit beaucoup à Spinoza et à Hegel, davantage encore à Condillac. Parmi les contemporains il semble se rattacher surtout à Stuart Mill et à Spencer. Mais c’est de Comte qu’il procède à travers eux. Là se trouve l’origine de la plupart de ses idées directrices. Sa conception de l’histoire littéraire, de la critique, de la philosophie de l’art, son effort en un mot pour transporter aux sciences morales la méthode des sciences naturelles, tout cela dérive principalement d’Auguste Comte. L’Histoire de la littérature anglaise est, en un sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des arts et des littératures est régie par des lois nécessaires qui la font solidaire de celle des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du « moment » et du « milieu, » qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était certes pas inconnue au XVIIIe siècle. Mais c’est Comte qui l’a généralisée en rapprochant Lamarck de Montesquieu ; c’est lui qui a enseigné à Taine la définition générale, à la fois biologique et sociale, de l’idée de milieu[3]. » Entre le courant venu de Condillac et la rencontre avec le positivisme d’Auguste Comte, la part de l’hégélianisme chez Taine se rétrécit singulièrement. C’est Renan qui chez nous continue et vulgarise la philosophie de Hegel. A Taine appartient la diffusion parmi nous des idées positivistes. Comte n’était à aucun degré un écrivain, et il était médiocrement muni de culture générale. Taine va prêter aux idées positivistes l’éclat de son style. Il va appliquer la méthode positiviste à la critique, à l’histoire de la littérature, à celle des beaux-arts, à l’histoire générale. Tout ce qu’on peut en tirer pour ce genre d’étude il l’a montré dans un chef-d’œuvre : l’Histoire de la littérature anglaise.
À ce moment, le système de Taine est complet, c’est alors qu’il va commencer à se désorganiser. Parlons plus juste : Taine n’a jamais traité de littérature et d’histoire que pour éprouver ses idées : il va mieux apercevoir les limites, au-delà desquelles ces idées deviennent impuissantes, à mesure qu’il prendra une plus exacte connaissance des conditions de l’œuvre d’art et qu’il aura une expérience plus directe de la vie. C’est ce qu’a bien montré M. Giraud, et c’est la partie la plus intéressante ; de son Essai. Longtemps, en effet, enfermé dans son immense labeur, Taine n’a guère vécu que dans le domaine de l’abstrait : il n’a aperçu la réalité qu’à travers les livres, l’humanité qu’à travers ses formules. Il a eu dans les idées abstraites une foi absolue. Il a cru non seulement que la science peut tout expliquer, mais qu’on peut jusqu’au bout envisager les choses de la vie du seul point de vue du savant. La vérité scientifique, dit-il, n’est ni gaie ni triste ; les lois des choses ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises : et il raille ceux qui, affirmant qu’une doctrine est vraie parce qu’elle est utile ou belle, la rangent ainsi parmi les machines de gouvernement ou parmi les inventions de la poésie. Ne pas dépasser ce point de vue, ne pas apercevoir quelque jour de combien la réalité déborde les définitions de la science abstraite, c’est le cas de certains penseurs, mais c’est chez eux signe d’infirmité de l’esprit ou peut-être d’entêtement. Dompter par un effort de dialectique les révoltes de sa sensibilité, c’est prouver qu’on est un bon dialecticien, mais aussi qu’on a une sensibilité peu exigeante. Or la probité de l’esprit est chez Taine un trait de caractère ; c’est même, s’il faut en croire M. Faguet, la « faculté maîtresse. » C’en est un autre que l’excès de la sensibilité : toute une partie de son œuvre, la violence de ses appréciations, comme celle de son style, s’expliquent par la qualité particulière de cette vive, frémissante, excessive sensibilité. On ferait sur l’œuvre de Taine une étude curieuse et « dramatique » en y suivant la lutte entre la volonté et la sensibilité. Cette sensibilité peu à peu lui révèle tout un ordre nouveau ; et, à mesure qu’il lui est révélé, il est de trop bonne foi pour le méconnaître et refuser d’en tenir compte. On a souvent cité cette belle page du Voyage en Italie : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… Quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, alors la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble… » C’est la note humaine au lieu de l’indifférence du savant. Sous l’influence de Balzac et de Stendhal, Taine avait admiré sans réserve la force déchaînée et la violence de l’instinct débridé. Il est revenu de ce paradoxe. « Vous dites avec Alfieri que la plante homme naît en Italie plus forte qu’ailleurs, vous vous en tenez là… C’est prendre l’homme isolément, à la manière des artistes et des naturalistes, pour voir en lui un bel animal puissant et redoutable, une pose expressive et franche. L’homme pris tout entier est l’homme en société et qui se développe. » Et l’homme pris tout entier a des aspirations que la science ne peut ni comprendre ni satisfaire ; c’est ce qui légitime l’existence des religions et fait la vitalité du catholicisme : « Toujours la difficulté de gouverner les démocraties lui fournira des partisans ; toujours la sourde anxiété des cœurs tristes ou tendres lui amènera des recrues ; toujours l’antiquité de la possession lui conservera des fidèles. Ce sont là ses trois racines, et la science expérimentale ne les atteint pas, car elles sont composées non de science, mais de sentimens et de besoins. » Voilà sans doute des préoccupations nouvelles : sous leur empire, nous verrons rentrer dans l’œuvre de Taine tout ce qu’il en avait volontairement et artificiellement banni.
Ramenant la critique à n’être qu’une branche de l’histoire naturelle, Taine ne lui demandait donc que de constater des faits, de rechercher des lois, il lui interdisait de préférer et de juger. Non seulement dans la Philosophie de l’art il ne cesse de porter des jugemens, mais il est curieux de voir de quels principes il autorise ces jugemens ; ce qu’il appelle du nom de convergence des effets, ce n’est autre, chose que la perfection de la forme ; et il avoue donc que la science est incapable de rendre compte du mérite tout entier de l’œuvre d’art sans invoquer les considérations de l’esthétique ; c’est un retour au jugement de goût. Mais il y a plus. Taine classe les œuvres d’art d’après la bienfaisance du caractère. « Toutes choses égales d’ailleurs, l’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant. » Avec ce critérium c’est la morale qui rentre dans l’esthétique. Et Taine témoigne à son tour de la parenté de l’art et la morale.
Il lui restait une dernière étape à franchir. La commotion violente qu’il reçut des événemens des années 1870 et 1871 le détermina à passer à l’action. Il avait assisté au triomphe brutal de la force. Il avait vu en pleine civilisation réapparaître la barbarie primitive, et se déchaîner, à la faveur de la guerre civile, le « gorille féroce et lubrique. » Il lui sembla que les temps étaient finis de la spéculation désintéressée ; il lui fut désormais impossible de se tenir dans l’attitude du chercheur indifférent aux conséquences des doctrines et aux effets qu’elles produisent dans la pratique. Dès lors il cesse d’être le naturaliste uniquement soucieux de classer les espèces, pour devenir le médecin appelé en consultation et qui s’efforce d’être utile. Un pur déterministe n’aurait vu, dans la chute de l’ancien régime, dans l’établissement du gouvernement révolutionnaire, dans l’avènement de l’Empire qu’une succession de faits inévitables : Taine parle de fautes et de crimes. Un zoologiste eût catalogué avec une curiosité amusée les monstres humains que la tourmente amène à la surface de l’histoire : Taine s’indigne contre eux. Il n’assiste pas aux spectacles de la Terreur comme il avait fait à ceux des révolutions d’Italie et d’Angleterre et tout ce qu’il avait goûté si fort chez les condottières du XVe et du XVIe siècle, il le déteste chez Napoléon. C’est que, dans les erreurs de la France d’hier, il voit se préparer les souffrances de demain. C’est que, maintenant, il se met tout entier dans son œuvre, esprit et cœur, raison et sensibilité, et que, pour être un savant, il ne se croit plus obligé de cesser d’être un homme. Telle est la façon dont s’est opéré chez Taine le changement : ce n’a pas été par développement ou par évolution, mais en quelque sorte par reprises.
En même temps que Taine poursuivant son œuvre y faisait rentrer des élémens qu’il avait au début éliminés, ses idées faisaient leur chemin par le monde, et d’autres en les appliquant pouvaient mesurer où il limitait leur portée. La critique lui doit sans aucun doute les plus grands progrès qu’elle ait accomplis dans le milieu de ce siècle : prenant au pied de la lettre ce qui avait été pour Sainte-Beuve surtout une métaphore, il a fait de la critique une « histoire naturelle des esprits. » Par la théorie de la « faculté maîtresse » et par celle de « la race, du moment et du milieu, » il lui a donné une solide armature scientifique. Toutefois on n’a pas tardé à apercevoir tout ce que la critique ainsi pratiquée laisse en dehors d’elle-même. Faire saillir la faculté maîtresse, ce n’est pas seulement simplifier à l’excès le portrait, mais c’est risquer de le fausser, et c’est un bon moyen pour manquer la ressemblance. L’explication tirée des « grandes pressions environnantes » vaut pour tous les contemporains et ne nous apprend rien sur l’individu. A peu près suffisante quand il s’agit des hommes de talent, elle ne nous apprend rien sur l’homme de génie : et c’est lui seul dont fasse état la littérature.
L’influence de Taine sur le roman n’a pas été moins grande. C’est lui d’abord qui a, pour sa forte part, contribué à relever l’idée qu’on se faisait du roman. Si de nos jours nombre d’esprits sérieux n’ont pas dédaigné de donner à leur pensée la forme du récit romanesque, ils ont ou cela suivi les indications de Taine. C’est lui surtout qui a donné le conseil d’introduire dans le roman les procédés de la critique et partant de la science : « Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande… Si le roman s’emploie à nous montrer ce qu< ! nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science. » Quelle influence Taine a-t-il eue sur le roman réaliste ? C’est une question à laquelle il est impossible de répondre avec précision, puisque le mouvement réaliste était déjà commencé à l’époque où Taine a publié ses premiers livres, puisqu’il l’a lui-même en partie subi, et que son rôle n’a pu guère consister qu’à donner aux écrivains contemporains une conscience plus nette de leurs propres aspirations. Mais l’école naturaliste procède entièrement de lui ; et le fameux Essai sur Balzac a été pour elle ce qu’avait été pour l’école romantique la Préface de Cromwell. Assurément il serait bien injuste de rendre Taine responsable des erreurs et des excès du roman naturaliste. Ce n’est pas la faute du penseur si ses idées ont passé par des cerveaux étrangement organisés. Néanmoins on voit aisément la filiation entre quelques-unes de ses idées et les théories dont s’est le plus bruyamment recommandé le naturalisme. Le « petit fait » est devenu le « document humain ; » et les romanciers naturalistes se sont empressés de croire que la valeur documentaire et la valeur littéraire sont une même chose. Trouvant commode la théorie d’après laquelle le romancier, pas plus que le savant, ne doit se préoccuper du point de vue moral, les naturalistes s’en sont servis pour parer d’un masque superbe leur goût furieux pour l’indécence. Aujourd’hui si le roman, de même que la critique, a chance de se renouveler, c’est en s’écartant des voies où il s’est engagé sur la foi des théories, plus ou moins mal comprises, de Taine.
Souder les sciences morales aux sciences physiques, conquérir à la science la critique et l’histoire, c’est en quoi a consisté l’effort de Taine. il y a déployé de merveilleuses ressources de génie et de labeur. Il a au cours de sa tâche reconnu des provinces nouvelles, atteint à des vérités qui resteront acquises. Écrivain autant que philosophe, et artiste autant que logicien, il a enrichi notre littérature de quelques-unes de ses pages maîtresses. L’œuvre ne pouvait être menée avec plus de décision, plus de persévérance, avec le secours d’une plus riche information. Et c’est pourquoi l’échec en est plus significatif. C’est la conclusion de l’Essai de M. Giraud et on peut s’y associer. « Au-delà ou au-dessus de l’ordre de la nature qu’étudient les sciences positives s’élève et s’étend l’ordre purement humain : dans le domaine de la psychologie et de l’histoire, de l’art et de la sociologie, de la philosophie enfin, les méthodes positives, Taine est là pour le prouver, sont foncièrement inefficaces : on peut les y transporter ; elles auront quelque prise sur ce par quoi l’homme rentre dans la nature, non sur ce par quoi il s’en distingue, c’est-à-dire sur ce qui fait l’homme. » C’est en ce sens que le mouvement de la pensée contemporaine s’écarte de la voie que Taine a suivie. Les méthodes que Taine a empruntées au positivisme d’Auguste Comte étroitement interprété pour les appliquer à l’étude de l’homme sont sans doute très précieuses ; mais à la condition qu’on voie à quoi elles servent : c’est à circonscrire l’objet de la recherche et à montrer très précisément où commence le domaine qu’il nous importerait de connaître et où elles n’ont pas accès.
RENE DOUMIC.