Revue littéraire - De l’Interprétation du répertoire tragique

Revue littéraire - De l’Interprétation du répertoire tragique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 930-940).
REVUE LITTÉRAIRE

DE L’INTERPRÉTATION DU REPERTOIRE TRAGIQUE.

La Comédie-Française vient de reprendre le Cid. Grande nouvelle, car voilà longtemps déjà, comme on sait, que la Comédie-Française en est à reprendre les œuvres qui depuis le Cid précisément jusqu’au Mariage de Figaro forment son répertoire officiel, — j’entends répertoire de premier ordre, — et qui devraient en bonne administration constituer son répertoire courant. Elle a repris aussi Britannicus. Est-il admissible que l’on donne ainsi l’éclat et le retentissement extérieur d’une reprise, et presque d’une première, à la représentation de ces œuvres que tout élève sortant du Conservatoire devrait savoir par cœur ? Est-il admissible qu’en dix ans de temps on ne puisse pas voir jouer une fois seulement Bérénice, Bajazet, Iphigénie ? Est-il admissible que l’on inflige au Cid ou à Britannicus cette espèce d’outrage que de les exhumer de loin en loin comme des profondeurs de l’oubli ? C’est ce que nous ne voulons pas examiner aujourd’hui.

Constatons seulement que, s’il en est ainsi, la faute n’en peut plus être, comme autrefois, rejetée sur l’indifférence du public. Le public se porte en foule, on peut le dire, à quelque spectacle qu’il plaise à M. Perrin de mettre sur l’affiche ; il assiège la salle aux matinées du dimanche comme aux soirées du reste de la semaine ; il applaudit enfin M. Worms ou M. Maubant dans le Cid, et Mlle Favart ou M. Mounet-Sully dans Britannicus avec un tel et si sincère, si facile, si naïf enthousiasme qu’on serait vraiment parfois tenté de croire que les beaux jours sont revenus pour les chefs-d’œuvre classiques et le grand art. Mais il ne faut pas se payer d’illusions. Excellent juge assurément de son plaisir, et même, pris en masse, juge à peu près compétent de la valeur absolue des œuvres, n’oublions pas que ce même public est le pire juge qu’il y ait de leur valeur relative. Il est capable de goûter le Cid, mais vous avez pu voir qu’il ne goûtait guère moins, dans l’occasion, la Fille de Roland. Un homme affamé ne regarde guère si c’est fouace ou pain blanc, fève ou pois qu’on lui donne ; il mange, et l’appétit lui tient lieu d’autre assaisonnement. Ainsi du grand public. Il applaudit Britannicus, mais il applaudit les Noces d’Attila. On raconte qu’il lui est arrivé de battre des mains au Misanthrope, mais Oscar, ou le Mari qui trompe sa femme lui épanouit bien autrement la rate. Au fond, ce qu’il vous demande, ce n’est ni ceci, ni cela ; c’est uniquement que vous lui donniez de quoi passer agréablement l’après-midi d’un dimanche d’hiver ou les longues soirées d’un printemps pluvieux. Avez-vous réussi ? tout est bien qui finit bien. Il en a pour son argent et vous quitte du reste. Et telle est actuellement la fortune de la Comédie-Française. M. Perrin, demain, peut afficher ce qu’il voudra : il fera le maximum.

Que si d’ailleurs depuis quelques années,

Le public pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;

la raison n’en est pas difficile à trouver. Les romantiques, jadis, avaient eu l’adresse d’accréditer l’opinion que c’en était fait désormais de la tragédie de Corneille et de Racine, ou même, — il est bon de le leur rappeler, parce qu’ils s’en vantent peu, — de la comédie de Molière. Le public avait donc désappris le chemin de la Comédie-Française. Rachel elle-même a joué dans le désert. Depuis lors une réaction s’est faite. À l’expérience, il s’est trouvé que Molière, que Racine et même le vieux Corneille étaient toujours Corneille, et Racine, et Molière, c’est-à-dire

Toujours jeunes de gloire et d’immortalité.

Toujours moutonnier le public a donc rappris le chemin de la Comédie-Française. C’est bien : seulement, ne vous flattez pas que le public sente jamais la différence de la Fille de Roland à Lucrèce, de Lucrèce à Ruy Blas, ou de Ruy Blas enfin au Cid. Nous lui demanderiez tout aussi bien de mesurer la distance qui sépare M. Bouguereau de Mignard, Mignard du Dominiquin et le Dominiquin de Raphaël. Il est vrai que les papes eux-mêmes ne l’ont pas mesurée bien exactement, puisqu’on voit qu’ils ont placé la Communion de saint Jérôme seule dans la même salle avec la Transfiguration et la Madone de Foligno.

Et c’est la raison pourquoi la Comédie-Française devrait se faire un point d’honneur de guider le jugement de cette foule qui vient si naïvement à elle. Là-dessus, demandons-nous que la maison de Molière se transforme en maison d’école ? l’administrateur de la Comédie-Française en professeur ? et Mlle Sarah Bernhardt en répétiteur de morale ? Pas le moins du monde. Il n’appartient de formuler de tels vœux, et de caresser de telles espérances, qu’à des sous-secrétaires d’état. Mais enfin nous ne sortons pas de la Comédie-Française tout à fait dans les mêmes dispositions d’esprit que du théâtre des Bouffes ou des Folies-Dramatiques, et le Cid, si je ne me trompe, ou Britannicus, laissent une autre trace dans la mémoire du spectateur que le Grand Casimir ou la Fille du tambour-major. L’art du comédien n’est pas un sacerdoce, et la Comédie-Française n’a pas de mission : mais elle a des devoirs.

Je voudrais donc, depuis dix ans, que profitant de la faveur publique on eût remis sur pied tout le grand répertoire. On le pouvait, dans de meilleures conditions peut-être qu’on ne l’avait jamais pu. Comptez en effet qu’il ne s’agit en tout que d’une trentaine d’œuvres tout au plus, et que par conséquent la mémoire moyenne d’une troupe organisée convenablement doit pouvoir y suffire. Remarquez encore qu’il n’en va pas ici comme au grand Opéra, par exemple, — que les machines, décors et figuration n’y jouent qu’un rôle secondaire, presque accessoire — et qu’il y suffit, selon l’indication légendaire, d’une façon de trône, dans un palais à volonté. La moindre opérette coûte plus cher à monter. Considérez enfin que nous n’avons pas besoin a d’étoiles » et qu’il ne faut pour obtenir du grand répertoire une très honorable interprétation que constituer des ensembles. Il n’y a pas de petits rôles dans le grand répertoire. Même dans le rôle de Stratonice on peut se montrer grande comédienne, et grand comédien jusque dans le rôle d’Arbate. Les « étoiles » brilleraient ici d’un trop vif éclat pour les « pauvres vers de terre, » que nous sommes. Il n’est pas question de faire preuve de « virtuosité » mais uniquement de « fidélité. » Racine ou Corneille n’ont que faire de comédiens qui créent, — c’est-à-dire qui complètent, qui achèvent, qui remplissent enfin de leur propre personnalité des rôles sommairement indiqués par le poète : ils ne demandent que des comédiens qui interprètent, — c’est-à-dire qui n’aillent ni au-delà ni ne restent en deçà du texte, qui rendent le texte uniquement et qui le rendent tout entier. Le grand répertoire n’a pas besoin de secours extérieur : il est capable de se suffire à lui-même.

C’est peut-être ce que l’on oublie quand nous voyons que l’on donne au décor, et surtout au costume, non pas assurément trop de soins, mais des soins trop minutieux et d’une recherche archéologique trop prétentieuse. J’ai vu Mithridate et Thésée porter des casques bien étranges, des casques qui pouvaient, qui devaient être certainement copiés d’après nature, ou du moins authentiqués par quelque bas-relief ou quelque pierre gravée : cela ne faisait pas qu’ils ne fussent étranges. Dans le Cid, c’est M. Worms qui porte un assez vilain petit bonnet, pendant trois actes, sur de noirs cheveux bien crépus : cheveux et bonnet doivent être certainement tout ce qu’il y a de plus espagnol : ils n’en donnent pas moins à M. Worms une physionomie disgracieuse. Certes il ne faut jouer ni Racine ni Corneille,

En habits de marquis, en robes de comtesses,

comme c’était l’usage en leur temps. Ce serait leur nuire, puisque, sous prétexte de les ramener à leur date et de replacer leurs œuvres dans leur vrai milieu, ce serait diminuer aux yeux la part de vérité humaine, générale, universelle, que ces œuvres contiennent. Mais n’est-ce pas la diminuer aussi que de vouloir transformer en un milieu rigoureusement historique, le milieu vrai sans doute, mais idéal d’abord, dans lequel ils ont placé leur action ? Car voyez quelles chicanes je vais aussitôt soulever ! De quelle date et de quel style seront les décors et les costumes du Cid ? Vous voulez être vrai ? Remontez donc alors jusqu’au XIe siècle et que Rodrigue soit vêtu, comme l’était encore dans son cercueil le Campeador de l’histoire, d’un vêtement arabe ou mauresque ; mais vous avouerez bien que ce ne sera plus alors le Rodrigue de Corneille. Voulez-vous pas aussi me rendre le Néron de la réalité ? le Néron de Tacite, ou plutôt le Néron de Suétone ? Alors que M. Mounet-Sully s’avance avec un gros ventre sur des jambes grêles : ventre projecto, gracillimis cruribus, dit le biographe ; et qu’il regarde la Junie de Racine à travers cette émeraude concave qui servait de lorgnon à l’empereur, à ce qu’un autre assure. Vous y gagnerez un point : c’est que, tandis que le spectateur examinera curieusement l’émeraude et qu’il s’interrogera sur cette nouveauté de mise en scène, il n’écoutera pas ce que dit M. Mounet-Sully, et, par hasard, ni M. Mounet-Sully, ni le spectateur, ni Racine n’y perdront.

L’observation va plus loin qu’on ne croirait d’abord. En effet, si vous consultez l’histoire, lorsque, vers le milieu du XVIIIe siècle, Mlle Clairon, c’est-à-dire Voltaire, et plus tard Beaumarchais, imaginèrent d’occuper les yeux en même temps que l’esprit, vous verrez que ce fut uniquement pour solliciter par des artifices nouveaux l’intérêt qu’ils ne savaient plus faire jaillir de ses sources naturelles. « Si certains morceaux d’hermine et de fourrure, dit Swift quelque part, sont placés en un certain endroit, nous les appelons un juge ; de même une réunion convenable de dentelles et de satin noir se nomme un évêque. » C’est ainsi qu’un pourpoint avec un haut-de-chausses, accommodés d’une certaine manière, ont commencé de s’appeler chez nous un Espagnol ou un Italien. La vérité qu’on ne savait plus mettre dans la bouche des personnages, on l’a mise dans leur costume. L’impression que l’on ne savait plus produire par les moyens légitimes, on en a demandé l’apparence à la splendeur ou à l’originalité du décor. Et quand un peu plus tard Talma compléta la réforme, c’est que, guidé par son instinct d’artiste, il sentit admirablement que, pour remplir les rôles vides et creux que lui donnaient à jouer les derniers imitateurs de la tragédie classique, les personnages exsangues de Marie-Joseph Chénier et de M. de Jouy, ce n’était pas trop d’appeler à son aide tous les moyens qui pouvaient faire illusion et masquer cette profondeur de néant.

Mais ni Corneille, ni Racine justement ne peuvent être traités de la sorte. Rien de flottant ici, ni de vague dans la pensée ; rien d’arbitraire par conséquent, ni de personnel dans l’interprétation. Il n’y a pas deux manières de jouer Rodrigue ou Néron, il n’y en a qu’une, qui est la bonne, et toutes les autres sont mauvaises. On ne la trouvera pas toujours, sans doute, mais c’est elle qu’il faut chercher. Elle n’est pas dans la fantaisie du comédien, elle est dans le texte du poète. Prenez les stances du Cid :


Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle…


ou la réponse de Néron au long discours d’Agrippine :


Je me souviens toujours que je vous dois l’empire
Et sans vous fatiguer du soin de le redire…


Je soutiens qu’il n’y a pas un geste, pas une attitude, pas un jeu de physionomie, pas une intonation qui ne soit donnée par le sens et rigoureusement nuancée par la psychologie du rôle. Même de quelques écrivains dramatiques, déjà du second ordre, tels que Beaumarchais, la remarque est encore vraie. J’ose garantir à M. Coquelin qu’il ne fera jamais accepter l’interprétation nouvelle qu’il a voulu donner récemment du Mariage de Figaro. Les applaudissemens n’y feront rien, et le texte continuera de protester silencieusement, jusqu’à ce que M. Coquelin veuille bien soumettre sa grande expérience à l’autorité de Beaumarchais et ne rien voir autre chose, comme jadis, dans le rôle de Figaro, que « de la raison assaisonnée de gaîté et de saillies. » Il n’y a qu’un Figaro qui soit le Figaro de Beaumarchais, et c’est ce Figaro que nous demandons.

C’est ici ce qui distingue les pièces qui sont ce que l’on appelle écrites, et les pièces qui ne le sont pas. On peut chercher, en dehors de Scribe et de M. Legouvé, dans l’histoire du XVIIIe siècle, des moyens d’interpréter d’une façon nouvelle Adrienne Lecouvreur, par exemple, ou le Verre d’eau. Cette prose lâche et diffuse n’enchaîne pas étroitement la liberté de l’artiste. Il y a manière de jouer le rôle d’un Bolingbroke ou d’un Maurice de Saxe beaucoup mieux que Scribe et M. Legouvé ne les ont écrits. On peut s’élever, pour ainsi dire, au-dessus de leur prose, et par delà le texte, on peut essayer de composer le rôle plutôt comme ils l’ont conçu, rêvé, souhaité que comme ils l’ont écrit, lis n’ont tracé qu’un ingénieux scénario : c’est maintenant la part du comédien ; sa part de collaboration dans l’œuvre désormais commune entre les auteurs et lui ; c’est ce qu’il appelle à bon droit et revendique pour sa création, que d’animer, de faire vivre, marcher et sentir les personnages de la pièce. Les grandes œuvres, qui sont littéraires en même temps que dramatiques, c’est une autre affaire. Le comédien est prié d’abdiquer.

C’est pourquoi dans le Cid par exemple, M. Worms joue faux, lorsqu’au récit du quatrième acte, arrivant à ces deux vers :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles,

il suspend le mouvement, s’avance vers la rampe et détache mot par mot, l’œil fixé sur quelque vision lointaine, comme si c’étaient des vers descriptifs et pittoresques, et comme s’il faisait effort pour ressaisir du fond de sa mémoire, l’un après l’autre, tous les traits d’un tableau. Il est évident de par l’ensemble du rôle que, bien loin de prendre ces vers pour descriptifs, il faut les traiter au contraire comme narratifs et les presser du même mouvement continu que le reste du récit. C’est aussi pourquoi Mlle Dudlay joue faux lorsqu’au cinquième acte, après avoir prononcé le vers célèbre :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix,

elle s’enfuit vers la coulisse comme une petite folle, en criant le vers qui suit :

Adieu, ce mot lâché me fait rougir de honte.

C’est Galatée qui s’enfuit ainsi vers les saules ; mais Chimène doit prononcer ce vers de pied ferme, sans embarras ni confusion, et, si je puis m’exprimer ainsi, élever cet adieu comme une barrière entre elle et son amant, qui s’est évidemment précipité vers elle à l’expression de ce retour d’amour.

D’où viennent ces erreurs ? Assurément, pour une part, des défauts du comédien, mais bien plus encore, à notre avis, de ce que, d’une manière générale, on compose aujourd’hui les rôles par le dehors et non plus par le dedans, par application et juxtaposition successive de leurs parties, et non plus par une compréhension préalable de l’ensemble. Quelques écrivains de ma connaissance ne procèdent pas autrement. Ils écrivent d’abord à peu près comme tout le monde, et, revenant alors sur chaque phrase, l’une après l’autre, ils y piquent, plus ou moins adroitement d’ailleurs, un substantif rare, un adjectif voyant, un adverbe extraordinaire. Je crains ainsi que nos comédiens, quand ils jouent le grand répertoire, ne prennent du personnage qu’ils tiennent qu’une idée générale fort sommaire et ne se préoccupent plus que de piquer çà et là leurs effets. C’est un arrangement, une addition, un entassement de détails : ce n’est pas un ensemble. Le dedans est sans vie. On ne sent pas un principe intérieur qui gouverne toutes les parties du rôle, une impulsion du dedans qui dicte en leur temps, en leur lieu, le geste et l’intonation convenables, une flamme enfin dont l’éclat tantôt brille plus vif et tantôt s’affaiblit, mais sans jamais s’éteindre. Autrement je ne comprendrais pas qu’ils en arrivent, comme ils font presque tous, à donner non pas même à telle scène, mais à telle tirade, mais à tel couplet, mais à tel vers enfin, une valeur propre, indépendante de l’ensemble du rôle, parfois même contradictoire à la psychologie du rôle. Mais saisir le personnage dans son fond, susciter pour ainsi dire en soi-même la succession des sentimens qui l’animent et des mouvemens qui le poussent, refaire sur la trace de Corneille et de Racine, guidé par eux, le travail subtil et savant, délicat et profond par lequel ils ont su donner à ces types généraux de l’ambition, de l’amour ou de la jalousie l’accent de la personnalité, refondre après eux la complexité des élémens dans la vivante unité d’un Rodrigue ou d’une Agrippine, hoc opus, hic labor est : c’est là le difficile, — et c’est là pourtant ce qu’il faudrait tâcher d’atteindre.

Très difficile, en vérité, si difficile que c’est précisément la difficulté que l’on constate quand on répète, comme vous l’entendez dire couramment, qu’il vaut mieux lire le Cid ou Britannicus dans leur texte, que de les aller voir jouer, même sur la scène de la Comédie-Française. Cela ne veut pas dire en effet que nous ayons dans l’esprit un tel idéal de Rodrigue ou d’Agrippine, qu’aucun acteur, fût-il Talma, qu’aucune actrice, fût-elle Rachel, ne puisse nous le rendre. Car s’il est vrai, comme nous le disions tout à l’heure, que la netteté des intentions de Racine ou de Corneille ne laisse pas de place à l’arbitraire du comédien, on ne voit pas qu’elle puisse donner de prise à la fantaisie du lecteur. Chimène ou Phèdre sont ce qu’elles sont, et rien de plus. Leur caractère n’est pas plus énigmatique et mystérieux que la langue de Racine et de Corneille n’est trouble ou hiéroglyphique. Un ingénieux humoriste anglais, Charles Lamb, dont on a récemment traduit quelques Essais choisis[1] traitant de Shakespeare, a soutenu cette thèse « que les pièces de Shakespeare étaient moins faites pour être jouées à la scène que celles de n’importe quel autre auteur dramatique. » Et voici son syllogisme. Les pièces de Shakespeare, dit-il, ne donnent pas à la représentation un plaisir qui diffère sensiblement du plaisir que l’on trouve à voir jouer d’autres pièces. Or il n’est pourtant pas niable que les pièces de Shakespeare diffèrent de ces autres pièces, et d’autant pour le moins que le Tartuffe diffère du Juif errant. Donc, il faut bien qu’il y ait dans le fait même de la représentation dramatique un je ne sais quoi qui comble les différences ou comme il le dit lui-même « qui nivelle les distinctions. » On serait parfois tenté, quand on sort devoir une représentation médiocre, de dire de Corneille et de Racine ce que Charles Lamb dit ainsi de Shakespeare. Mais il ne faut pas céder à la tentation. Prenez-y garde en effet. Nous comprenons ce paradoxe, ou plutôt nous le tenons pour vérité, s’il s’agit de Shakespeare, précisément parce que nous ne comprenons tout à fait ni Hamlet, ni le Roi Lear, ni le Conte d’hiver, ni le Songe d’une nuit d’été. Mais s’il y a des tragédies de Corneille qui vous fatiguent à lire, Nicomède par exemple ou Héraclius, il n’y en a pas dont le sens vous échappe et dont les personnages vous soient une éternelle énigme, éternellement attrayante, éternellement irritante, éternellement indéchiffrable. On conçoit très aisément que Shakespeare puisse perdre, qu’il doive perdre à la représentation. Quand le comédien me rendrait l’infinie délicatesse des nuances qui colorent les caractères de Shakespeare, il ne réaliserait cependant ni l’Hamlet de mes songes, ni la Cordelia de mes rêves, par cette seule raison qu’il les incarnerait en sa personne, qu’il les limiterait aux bornes même de son talent, et qu’il leur ravirait ainsi ce je ne sais quoi d’inachevé qui les fait si poétiques « étranges, tristes et beaux, comme disait Fanny Kemble, et au-delà de tous ceux de la terre. » Mais nos tragiques, à nous, sont faits pour être représentés. C’est l’un des bénéfices, pour le dire en passant, qu’ils ont tiré de la sévérité même de ces lois tant raillées auxquelles ils se sont soumis. Car tel est bien, par delà toutes disputes d’école et toutes chicanes d’érudition, le sens profond de la règle des trois unités. On y veut voir ordinairement une règle de la composition littéraire, et c’est uniquement une règle de l’appropriation théâtrale qu’il y faudrait considérer. Ni Corneille, ni Racine, ni Molière ne composent pour eux, ils composent pour le public. Il s’agit d’être joué. Ce ne sont pas des poèmes qu’ils écrivent, ce sont des tragédies et ce sont des comédies. Ils ne sont pas littérateurs seulement, ils sont auteurs dramatiques aussi. C’est mal poser la question que de se demander s’ils n’ont pas souffert de la rigidité des règles comme d’une insupportable entrave à la liberté de leur invention : mais le tout est d’examiner ce qu’à l’observation des règles ils ont gagné de puissance tragique, de valeur dramatique, de qualités scéniques. Du moins est-il vrai que dans un salon, sous un lustre, on peut les jouer, et je prends ici le mot dans toute sa force, les jouer, non pas seulement les lire. Il n’y faut que des acteurs. Et j’estime que tout comédien, s’il a seulement les dons du comédien, c’est-à-dire la mémoire, la prestance et la voix, s’il travaille d’ailleurs et qu’il ne réduise pas l’exercice de son art à la pratique d’un métier, peut et doit parvenir à les interpréter.

De ce qu’on peut les interpréter « sous un lustre », sans plus ample déploiement de mise en scène, il suit qu’on doit les jouer avec une grande modération de gestes. À ce propos il me semble qu’en général, à la Comédie-Française, aujourd’hui, le jeu classique manque de tenue. Je veux dire par là que l’on ne se modère pas assez, ou du moins que l’on n’a pas l’air de se dominer aussi souverainement qu’il le faudrait. Ce sont les habitudes, à notre avis mauvaises, du drame romantique, importées dans la tragédie de Corneille et de Racine. On crie trop fort, on gesticule trop. Le point n’est pas ici de savoir si la tragédie classique a tort eu raison de mettre en récit l’empoisonnement de Britannicus et de rejeter dans les coulisses le duel de Rodrigue et du comte, mais quoi que l’on en pense, qu’on en blâme Racine ou qu’on en loue Corneille, la même loi du genre qui éloigne des yeux du spectateur les actions violentes, évidemment doit réfréner aussi, tenir en bride et suspendre les gestes violons. On a beaucoup remarqué dans cette reprise du Cid la manière en effet très remarquable dont un jeune acteur, M. Silvain, tient le rôle du roi, ce qui prouve bien qu’il n’y a pas, comme nous le disions, de bouts de rôle dans Corneille, et que le tout est de savoir s’y prendre. M. Silvain tient aussi le rôle de Narcisse dans Britannicus ; il a joué, si je ne me trompe, le Félix de Polyeucte : il a fait preuve dans ces différens rôles des mêmes qualités de conscience, de modération et précisément de tenue. Il a le geste rare, mais ample et noble, la voix bonne quoiqu’un peu ronflante peut-être, mais bien posée, l’articulation distincte, l’intonation juste, l’allure simple. Voilà un rôle bien composé, c’est-à-dire bien compris, dont toutes les parties réagissent les unes sur les autres et finissent par se fondre en un vivant ensemble. Il y a lieu d’espérer, si M. Silvain joue souvent,


Que sa rare valeur remplira bien la place


de quelques excellens acteurs qui commencent à se fatiguer. Nous ne saurions trop le redire, un jeu sobre, grave, sérieux, scrupuleux va loin, beaucoup plus loin qu’on ne pense. Tel est le jeu de M. Silvain, et ce jeu, tôt ou tard, avec de la patience et du temps, peut le mener jusqu’au premier rang. Et pour preuve que nous ne demandons pas l’impossible, il nous suffira que tous les rôles soient tenus comme M. Silvain tient le sien.

Par exemple, il faudra pour arriver à ce résultat que l’on commence par perdre l’habitude que l’on a contractée, je ne sais où ni quand, de chanter le vers ou plutôt de le pleurnicher d’un ton à porter les morts en terre. L’exemple de Mlle Sarah Bernhardt y est sans doute pour quelque chose, et l’exemple aussi de Mlle Favart. Mais si la mélopée continue, si ces brusques modulations par lesquelles on passe du ton le plus élevé de la déclamation lyrique au ton le plus familier de la conversation en prose pouvaient convenir à la Nuit d’octobre, elles sont absolument hors de temps et de place dans la tragédie. « Les vers alexandrins sont réputés être prose, » comme dit Corneille et comme dit Voltaire, qui s’y connaissent. C’est donc à peine s’il faut faire sentir que ce sont des vers. Les chanter et les moduler, c’est les dire à contre-sens. De quoi pourtant les femmes ne se font faute à la Comédie-Française. L’actrice qui tient dans cette reprise du Cid le rôle de l’Infante en a bien tiré le plus singulier effet et le plus inattendu. Vous savez qu’au cinquième acte l’Infante a des stances à dire, qui sont tout à fait dans le goût de 1636 :

T’écouterai-je encor, respect de ma naissance,
Qui fais un crime de mes feux ?..

C’est justement l’endroit que Mlle Martin a choisi pour revenir tout d’un coup à l’intonation naturelle. Elle avait jusque-là bravement chanté l’alexandrin dramatique ; au cinquième acte, elle se met à parler la strophe lyrique ; elle disait le reste de son rôle sur le ton de la mélopée, ce sont ces couplets plaintifs qu’elle récite sur le ton de la prose. Signaler ce seul effet, c’est assez dire comment le personnage est tenu. Je ne parlerai pas du personnage de Chimène : je crois seulement qu’il ne serait pas facile de le jouer moins bien que Mlle Dudlay. Au surplus, il faut bien le dire, ce sont les rôles de femmes, à la Comédie-Française, qui sont pour le moment assez mal tenus. Même dans le comique, on n’a pas tout ce que l’on devrait avoir. Je n’en veux d’autre preuve que la dernière reprise du Mariage de Figaro. Mais, dans le tragique, hors Mlle Favart et Mlle Sarah Bernhardt, je ne vois pas bien clairement qui l’on pourrait nommer. Aussi n’est-il pas aisé déjà de jouer Andromaque, où Mlle Dudlay massacre le rôle d’Hermione, et je crains que l’on ne fût tout à fait embarrassé de monter Iphigénie, qui comporte trois rôles de femmes, Clytemnestre, Iphigénie et Eriphyle. Il y a là certainement quelques vides à combler.

Après tout, nous ne pourrions pas dire sans une grande injustice que les dernières reprises du grand répertoire de la Comédie-Française soient absolument mauvaises. Nul ne regrette plus que nous de ne pas pouvoir les trouver absolument bonnes. Il y manque quelque chose et quelque chose d’important, qui n’est rien moins peut-être, pour l’appeler de son vrai nom, que l’intelligence entière et la tradition raisonnée de l’art classique. Je crains que l’interprétation de cet admirable répertoire ne repose pas, comme il le faudrait pourtant, sur d’assez fortes et d’assez solides études. On ne s’improvise pas comédien, si ce n’est dans les romans, on le devient par la pratique de son art. Mais je m’empresse d’ajouter que la pratique elle-même de l’art, la longue habitude des planches et la longue expérience du public, ne suffisent pas encore à l’interprétation du répertoire. Il me revient sous la plume quelques passages des Mémoires de Mlle Clairon. « Ce n’est qu’après quinze ans d’études sur les moyens de contenir ma voix, mes gestes, ma physionomie, que je me suis permis d’apprendre le rôle de Monime, et j’avoue que pour parvenir à graduer de scène en scène et sa douleur et sa noble simplicité, il m’a fallu tout le travail dont j’étais capable… Je ne me flatte pourtant pas d’être parvenue à le jouer autant bien qu’il peut l’être. » Quinze ans ! et remarquez qu’elle n’exposait au Salon le buste de personne ! Elle dit ailleurs : « Ayant à jouer le rôle de Cornélie, dans Pompée, j’ai fait sur lui toutes les études dont j’étais capable : aucune ne m’a réussi. La modulation que je voulais établir d’après le personnage historique n’allait point du tout avec le personnage théâtral… Je me promis donc de me taire et de ne jamais jouer le rôle de Cornélie. » J’avoue que dans le jeu même de nos sociétaires d’aujourd’hui, je ne retrouve pas trace de ce que ces brèves indications trahissent, non-seulement de travail sur soi-même et de persévérance dans l’effort vers le mieux, mais encore, mais surtout d’éducation littéraire.

Nous n’essaierons pas de remonter jusqu’aux dernières causes. Il est probable que nos critiques atteindraient l’enseignement du Conservatoire, et ce n’est pas le lieu d’étrangler en dix lignes une grosse question. Bornons-nous à dire que les jeunes gens qui passent directement du Conservatoire à la Comédie-Française n’en ont que plus d’obligations vis-à-vis du public, ou pour parler mieux, vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur art. Nous leur demandons beaucoup sans doute, mais aussi ce n’est pas un mince honneur, et ce ne peut être une sinécure, que d’appartenir à la Comédie-Française.


F. BRUNETIERE.

  1. Essais choisis de Charles Lamb, traduits par M. Louis Dépret ; Charpentier, 1880.