Revue littéraire - Conteurs belges

Revue littéraire - Conteurs belges
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 557-568).
REVUE LITTÉRAIRE

CONTEURS BELGES[1]

En 1905, au moment où la Belgique célébrait le soixante-quinzième anniversaire de son indépendance, M. Eugène Gilbert publiait, sous ce titre, France et Belgique, une première série d’études littéraires ; sous le même titre, une deuxième série parut cette année, peu de semaines avant que ne commençât le martyre de la Belgique et, disons avec une confiance obstinée, peu de mois avant sa renaissance. Les hasards qui ont associé à de grands épisodes d’histoire les deux volumes de cet écrivain soulignent la véritable signification de son œuvre et, à cette œuvre, confèrent une dignité qu’elle mérite ; elle est un important témoignage et d’une opportunité, non voulue, d’autant plus saisissante.

M. Gilbert est un critique très avisé, très simple, très juste et qui a cette qualité la meilleure : il aime à aimer. Il lit avec complaisance et admire avec générosité. D’ailleurs, cette indulgence naturelle ne l’induit pas en erreur. Il a du goût ; même, il a des principes : catholique, il ne perd nulle occasion d’affirmer ses préférences réfléchies Son impartialité n’en est aucunement gênée. Au surplus, on a tort si l’on exige d’un critique (ou d’un historien) cette impartialité, cette nudité d’esprit, cette fausse innocence qui ne serait que niaiserie. « Je ne serai impartial que longtemps après ma mort, » disait un humoriste ; et il se résignait à juger contradictoires l’indifférence et la vie. Le plus honnête critique avoue ses prédilections ; vous êtes avertis : désormais, de quoi vous plaindriez-vous ? Le critique le plus intelligent veille à entendre et à ne point mésestimer ce qu’il n’approuve pas ; et mieux il est sûr de sa doctrine, sûr aussi de sa fidélité à ses idées, moins il tâtillonnera autour d’elles. Qui tient une fois ses principales certitudes est plus libre que personne, a plus d’aisance et a une aimable franchise. Tel nous apparaît M. Gilbert, si heureux à la lecture de livres variés, content si le livre lui célèbre ses croyances, et encore très satisfait si l’auteur, un mécréant, rachète par quelque talent sa folie. Les poètes spiritualistes l’enchantent ; mais il ne méconnaît pas la verve de M. Albert Giraud qu’il intitule cependant « poète du paganisme en Belgique. » Enthousiasme et bonhomie, voilà en deux mots sa manière, extrêmement agréable. Notons que, très attentif à la pensée des écrivains, il ne néglige pas d’apprécier l’art et le style. Parfois, il gronde le prosateur qui s’est dépêché. Je le voudrais plus sévère pour un assez grand nombre de néologismes qu’emploient sans discernement, à mon avis, la plupart des romanciers belges ; et lui-même ne semble pas détester cette façon d’écrire, assez amusante et prime-sautière, mais dangereuse : ce n’est rien, ou presque rien.

France et Belgique : M. Gilbert étudia pareillement des littérateurs français et des littérateurs belges ; le roman social et philosophique en France, le roman social et philosophique en Belgique ; le roman provincial français, et le belge ; l’humour français et l’humour en Brabant ; les romanciers de la tradition française et le roman régionaliste en Belgique ; les poètes chrétiens, dans les deux pays ; les essayistes belges et les essayistes français. Il n’établit pas, entre les uns et les autres, un parallèle et il n’aboutit pas à vanter ceux-ci par-dessus ceux-là. D’origine française et d’habitude belge, il s’est plu, dit-il, à « confondre, dans son ouvrage, l’activité littéraire des deux nations. » Il a montré, par ce rapprochement, la fraternité morale et intellectuelle de la France et de la Belgique : belle fraternité, que les événemens ont embellie.

Allons plus loin, la littérature belge dérive de la littérature française. Ce n’est pas la diminuer, que de signaler cette dépendance première. En d’autres termes, la Belgique a présentement une littérature qui provient d’une littérature française plus ancienne, au même titre que notre littérature contemporaine. Dans la préface qu’il donnait, il y a neuf ans, à la première série de France et Belgique, M. Bourget mentionnait comme évidente et profonde l’influence qu’a exercée notre Balzac sur les romanciers belges : « Ce génie prodigieux, notre Shakspeare, est réellement l’arbre légendaire dont parlait le poète, si vaste qu’un cheval au galop mettrait cent ans à sortir de son ombre… » Romanciers belges et romanciers français procèdent de Balzac. En outre, on ne voit pas — et M. Gilbert ne dit pas — qu’un autre Balzac soit né en Belgique, ait marqué prodigieusement sa suprématie et gouverne, chez nos voisins, l’art de l’époque. M. Gilbert ne cite pas un nom qui rayonne universellement et il ne désigne pas une œuvre qui porte le sceau du génie.

Ce qu’il nous présente n’est pas notre digne d’admiration : toute une littérature, ample et diverse, très féconde, vouée à l’amour d’un pays. Il l’appelle « régionaliste ; » oui, et magnifiquement, et minutieusement : pleine de réalité locale, embaumée des odeurs qui montent de la terre. Le « virus des Schopenhauer et des Nietzsche » ne l’a pas atteinte, ni la sociologie Scandinave, ni le lyrisme italien, ni généralement la mode étrangère. Elle est bien de chez elle et s’y enferme plus volontiers qu’elle ne court le monde. Elle est un peu casanière et ignore la plupart des toquades ou perversions qui ont, plus d’une fois, touché nos écrivains. Elle a une bonne santé. Elle a une sagesse qui consiste à ne pas croire qu’un petit domaine soit pauvre. Elle laboure son domaine ; et, plus elle le laboure, plus elle y trouve de richesse. Elle ne s’éparpille pas ; elle connaît bien ses limites et elle se plaît à s’y confiner. Elle sait qu’il est vain de chercher au-delà de son horizon le paysage où l’on aura ses familiarités, ses amitiés.

Voici M. Georges Virrès. Il a écrit Bonnes gens dans leur petite ville. Et c’est Tiest, leur petite ville. Peu d’animation, dans la petite ville et aussi dans le roman. Le bruit des voix, le pas des hommes, à Tiest, on les entend lorsque les tâcherons reviennent de l’ouvrage et passent par la place du Tilleul. Autour de ce tilleul, des enfans jouent quelquefois ; et, pour troubler le silence de toute la journée, il n’y a qu’eux. Le matin, la clochette du béguinage. M. Georges Virrès analyse comme cela le silence et les relâches du silence, jeux analogues à ceux de l’ombre et de la pénombre. Aux alentours du béguinage, c’est plus tranquille encore : « Ici, maisons et maisonnettes n’étaient pas peinturlurées d’ocre, de couleurs blanches ou rouges ; et les vêtemens, comme les pierres, avaient les teintes assourdies, presque pieuses du passé qui s’attachait à chaque pan de mur. Les demeures de rentier aux façades régulières, ayant remplacé les pittoresques logis flamands, prenaient dans l’air ambiant des aspects, d’un charme désuet, d’une douce monotonie. La population ouvrière ne donnait pas dans les idées nouvelles… » Ces nuances, pour les démêler, il faut avoir observé longtemps la petite ville ; et même, ce n’est pas l’observation la plus adroite qui vous les fait apercevoir : c’est une intimité constante qui vous les fait deviner. Ainsi pouvons-nous suivre sur un cher visage le passage à peine visible d’un émoi.

M. Virrès est le peintre du Limbourg, contrée farouche et à laquelle sa misère donne « une sorte de majesté. » Des sapinières sombres, des étendues crayeuses ; de distance en distance, des villages aux toits rouges ; les chaumières ne sont pas appuyées les unes contre les autres, mais séparées et tristes dans leur isolement ; des marais, des landes violacées de bruyères ; et des dunes. Les habitans peinent à la besogne : êtres bizarres, qui ne révèlent guère leurs passions, et qu’on dirait mornes, et que brûle une ardeur singulière, « mystiques jusqu’à la superstition, emportés par l’amour et la volupté de vivre jusqu’aux plus sanglantes folies. » L’œuvre de M. Virrès, M. Gilbert l’appelle « une bible du Limbourg, » tant il y voit et il y sent, vivante, réelle, l’âme de ce pays. Dans la Terre passionnée, un paysan, Paul Nisse, fuit avec sa bien-aimée : triomphe de leur double enchantement ! Puis, à l’instant de quitter le village, Paul Nisse est pris de désespoir. Et il crierait, car il souffre. Mais il se maîtrise : Maria, sa bien-aimée, souffre également. Tous deux cheminent, par la nuit claire qui projette leurs ombres sur la route. Ils ne se tiennent pas l’un auprès de l’autre ; l’amoureux va devant. Maria gémit. Paul se retourne, la regarde : elle sanglote. Elle dit : « Je ne veux pas aller plus loin !… » Peu s’en faut que la « terre inséparable » ne laisse pas s’éloigner ce couple éperdu. Paul Nisse épousera sa bien-aimée. Sa bien-aimée le trompera ; et alors il voudra se sauver, n’être plus au pays de sa honte et de ses larmes. Il ne pourra pas partir. Il se réfugiera dans sa cabane et dormira sur le sol ; pour apaiser sa douleur, il aura l’éveil du printemps. Les personnages qu’a inventés M. Georges Virrès, en quelque aventure qu’il les emmène, sont dominés par une forte passion, « — la plus enracinée des passions flamandes, »— l’amour de la terre natale, fut-elle âpre, dure à leur travail, dénuée de grâces séduisantes. « Singulier pays ! Tes rustres semblent si doux. Tes hommes et tes femmes se ploient au labeur, à la vie misérable, d’un cœur résigné et confiant. Tes gens sont pieux. Je les vois, le dimanche, après la grand’messe, faire le chemin de croix, leurs visages transfigurés par l’onction ; et ils prient, les bras étendus, comme les saint Jean et les Vierges des calvaires. Vienne le soir, viennent les heures où les cabarets fascinent l’ombre de leurs yeux sanglans, et les instincts réfractaires s’allument. Les blousiers sauvages dressent leur haine, guettent l’occasion favorable aux ressentimens, retroussent leurs manches et crachent insolemment… » Terribles gaillards, et dociles comme des enfans à la chanson de la campagne qui les a vus naître et qui fut leur nourrice.

Un peintre excellent de la Wallonie, de ses paysages et de ses mœurs, est l’auteur de Mihien d’Avène et de la Petite reine blanche, M. Maurice des Ombiaux. Du triste Limbourg, transportons-nous dans des sites plus gais. M. Maurice des Ombiaux nous invite à des bals champêtres, à des banquets, à des fêtes religieuses ou ducasses… « Tout le long de la route, depuis les Quatre-Bras jusqu’à l’église, les échoppes qui s’étaient installées à la piquette du jour venaient de relever la bâche grise qui les fermait. Les marchandes achevaient d’arranger sur les établis volans recouverts d’une serviette blanche les caramels, les bâtons de sucre d’orge, les boules de Comme multicolore, les chiques de sirop durci, les bablutes, les babulaires, les couques de Dinant et de Reims, les pains d’épices de Gand et ceux de Verviers. A une corde qui allait de l’un à l’autre montant pendaient les saucisses de Boulogne : le sel dont elles étaient saturées traversait la membrane qui les recouvrait ; on eût dit qu’elles avaient été roulées dans la poussière de la route… » Et, autour des boutiques, les enfans ont la « censé » à la main, pour acheter ce qu’ils auront choisi ; les gamins « tirent à la chandelle pour gagner un mauvais cigare ; » en sarrau bleu, les paysans font manœuvrer le tourniquet, pour l’aubaine d’une pipe ou d’une blague. Et les cloches à toute volée : « Derrière les auvens et les abat-sons, on les voit bondir dans la tour pour répandre dans la campagne et jusqu’aux hameaux lointains leur appel joyeux. » Le canon, sur la colline, rivalise avec les cloches. Tout le monde dehors ; et les femmes, pauvres ou cossues, toutes « étrennent du neuf, » qui la robe et qui le bonnet ou le caraco. De la maison communale, sort l’Harmonie, drapeau en tête, précédée du maître-jeune-homme et de ses adjoints. « Ils étaient coiffés d’un bonnet garni de dahlias ; une touffe de rubans blancs et rouges était épinglée à leur blouse bleue. Ils entrèrent à grand fracas dans l’église. L’éclat des cuivres s’écrasait contre l’ogive des voûtes, retombait, se cognait contre les murs et rebondissait parmi les ronflemens de l’orgue, ce pendant que les cloches là-haut ne cessaient d’appeler les fidèles… » Joli tableau, et où l’on reconnaît l’art des peintres flamands, l’art d’un Téniers. C’est la même façon méticuleuse de ne rien laisser perdre, dans le détail pittoresque et amusant, le même don d’attraper vite l’exacte vérité, la même patience à l’égard de quelque vulgarité, la même adresse à rehausser, par la justesse de la copie et par son élégante habileté, la médiocrité banale d’un sujet.

Tout art est une poésie ; et cela ne veut pas dire que l’artiste doive chercher son thème hors du spectacle quotidien. Mais alors, quelle poésie trouvera-t-il dans l’humble village où il demeure, sur la route où il se promène parmi les forains et les rustres endimanchés ? Cette banale médiocrité, comment la relèvera-t-il ? C’est toute la question du réalisme littéraire. Eh bien ! le sentiment qu’on ajoute à l’authentique réalité l’ennoblit. Nos écrivains, en général, recourent à quelque ironie ingénieuse, moquerie indulgente et, souvent, satire assez rude. La haine que nourrissait Flaubert contre la bassesse des bourgeois anime, excite les pages qu’il a consacrées au récit de leur tran-tran. Le concours agricole, dans Madame Bovary, est le portrait d’une laideur, admirable portrait par la maîtrise du peintre en colère. Et un Zola, quand il accumule les ignominies de la Terre, aboutit à une espèce de beauté, par la fureur de son chagrin. Or, plus d’une fois, M. Gilbert, analysant l’œuvre des réalistes belges, les compare à l’auteur de Bouvard et Pécuchet, roman de la plus douloureuse raillerie.

Je ne prétends pas que les réalistes belges ne doivent rien du tout à Flaubert : il a donné à la littérature des directions impérieuses. Mais enfin, le réalisme de M. des Ombiaux ne ressemble point à celui de Flaubert, non, pas plus que M. Virrès, un pessimiste, n’est l’élève de Zola. Ce qui, à mon avis, caractérise les réalistes belges, ce n’est pas ce génie de la caricature auquel nous devons Bouvard et Pécuchet, formidables bonshommes et les héros de la bêtise humaine : c’est, au contraire, la bienveillance. M. des Ombiaux ne déteste pas et même ne trouve pas ridicules ces magistrats municipaux, si drôlement enrubannés et coiffés de dahlias ; il a pour eux une cordiale sympathie. La fête sur la route ne lui déplaît aucunement ; loin de la dénigrer, il en apprécie la simplicité joyeuse.

Et voici un humoriste belge, M. Léopold Courouble : un Jean Steen, dit M. Gilbert. Sous le titre de la Famille Kaekebroeck, M. Courouble a réuni quatre nouvelles qu’on ne peut lire, assure M. Gilbert, « sans rire aux larmes » et qui sont des études de mœurs bruxelloises. L’une des héroïnes, Mme Keuterings, on la rencontre habituellement dans « le bas de la ville, » corpulente, couverte de bijoux, chaînes, croix, boucles d’oreilles. Un chapeau rutilant de jais, de perles et de fleurs, chapeau « percé » qui, au sommet, livre passage à l’édifice des cheveux. Un châle des Indes, très riche et qui laisse voir la robe de soie, gris d’acier, « couleur de rollmops. » Elle marche à petits pas et ne va guère vite, car elle est « courte d’haleine » et l’avoue sans nul embarras. Mais elle rend visite à ses amies, Mme Van Poppel, Tïmmermans, Posenaer et Van Steenkiste : autant de personnes très comiques, d’ailleurs honorables. Les négocians de la rue du Miroir et de la rue des Harengs, les buveurs de lambic, les habitués de la Grande-Harmonie : autant de bons diables et qui ont le culte de leurs manies, de leurs plaisirs, de leur respectabilité. C’est tout un monde, un petit monde singulier, que M. Courouble fait mouvoir avec le plus joyeux entrain, sans le ménager, sans lui épargner les traits de sa verve abondante. Seulement, ce petit monde dérisoire, il l’aime. M. Demolder l’a noté : les Kaekebroeck, Keuterings et Van Poppel, « il dépeint leur vie un peu ridicule avec une complaisance émue ; son livre est cordial ; il raconte les fêtes de famille de la rue du Rempart-des-Moines à la façon narquoise, bonhomme et tendre dont Jean Steen représentait à coups de pinceau les fêtes des Roys de son temps. » Les intrigues peu ravissantes qui mettent de l’agitation dans l’existence de ses plus ventripotens bourgeois, M. Courouble les raconte gentiment : il a soin de n’en être pas scandalisé ; quelle intrépidité calme est la sienne ! Il sourit ; et l’on devient complice de sa mansuétude. Un vif langage ne l’effraye pas, ni une aventure audacieuse. Puis, dès que se présente l’occasion de colorier un gracieux tableau, modeste et intime, il est encore plus content. Par exemple, il va nous conduire au magasin des bonnes demoiselles Janssens, qui tiennent une papeterie et qui vendent un peu de tout. Elles sont célèbres dans le quartier. Quand il manque, chez les Kaekebroeck ou les Keuterings, quelque chose, la première pensée est de dire : « On aurait peut-être ça chez les demoiselles Janssens… » Et on l’y trouve, en effet, presque toujours… « Lorsqu’on pénétrait dans leur boutique, on humait d’abord un parfum vraiment distingué de crayon Faber ; mais cette odeur, très furtive, disparaissait aussitôt pour laisser place à des remugles d’oignons cuits, de quinquet à pétrole et de chat. Il y faisait au surplus très sombre, à cause de ces images qui mettaient comme des stores à la vitrine et aveuglaient les carreaux de la porte d’entrée. Cette atmosphère écœurante et noire convenait aux deux vieilles filles qui la respiraient depuis quarante ans. Elle était devenue nécessaire à leurs bizarres poumons… » Économes, ces demoiselles n’éclairaient point au gaz-leur magasin. Le soir, quand on avait poussé la porte et ainsi fait retentir une sonnette enragée, l’une des demoiselles, Prudence ou Félicie, arrivait sans trop tarder, avec une lampe carcel en porcelaine blanche. Les grandes personnes tâchaient de ne pas rester longtemps, à cause de l’odeur. Mais gamins et fillettes n’en finissaient pas de choisir parmi la quantité des images d’Épinal… « La complaisance des demoiselles Janssens était inaltérable. Elles déposaient le ballot sur le comptoir, dénouaient la ficelle, ouvraient le papier de couverture ; puis, sans se lasser jamais, elles feuilletaient les images jusqu’à ce que les petits, haussés sur les pointes, toujours hésitans, eussent fait un choix définitif, ce qui était long. Elles savaient leurs goûts et disaient parfois de leur voix molle et traînante : — Non, ça, vous n’aimez pas, n’est-ce pas ?… Ou bien : — Non, ça, vous avez déjà eu… Elles leur étaient bienveillantes. Les cliens disparus, elles retournaient bien vite se tapir dans la pièce de derrière qui leur servait de tout, s’occupaient au tricot, à quelque broderie d’église, à moins qu’elles ne jouassent au bézigue sous le ronronnement de Pouske, leur gros matou, perché sur la table. Elles parlaient peu entre elles : c’était inutile, elles avaient les mêmes pensées. » Et, après cela, M. Courouble peut, sans inconvénient, plaisanter : longues et minces, toutes plates, sans nulle beauté, le teint jaune, des yeux pâles de béguines, des cheveux gris peignés en bandeaux, le nez fort, la bouche rentrée, l’une ayant le menton pourvu d’un bouton noir, velu et pareil à une araignée, il aime les demoiselles Janssens. Il a des souvenirs avec elle, souvenirs d’enfance et qui l’engageraient à.pleurer, s’il ne divertissait sa mélancolie au souci de parfaire ce dessin du passé.

Les Kaekebroeck et les Keuterings, même un peu grotesques, ne le touchent pas beaucoup moins. Le sentiment qu’indique sa manière, le voici : le rire n’est pas dérision, la moquerie n’est pas dédain. Familiarité, plutôt ; et ancien usage de camaraderie. Entre l’auteur et ses bonshommes, il y a une entente, une communauté de cœur ; on devine que les bonshommes et l’auteur s’égaient ensemble et, ensemble, deviennent graves, de temps à autre. M. Courouble, vers la fin d’un de ses volumes, a écrit : « La Famille Kaekebroeck, c’est l’histoire d’un coin de notre Ville chérie, une histoire en petites images crûment coloriées comme celles d’Épinal. Regardons-les avec indulgence. Peut-être témoigneront-elles un jour du passé ingénu, quand Bruxelles, impitoyablement saccagé au profit de la banalité moderne, perdra le souvenir de ses douces ruelles et ne saura plus même la place de son berceau. » Que ces lignes sont émouvantes aujourd’hui ! Elles datent de quelque douze années. Et l’on y sent une inquiétude, mêlée d’erreur et de vérité. Bruxelles impitoyablement saccagé… La pensée du lecteur s’arrête sur ces mots. D’ailleurs, ce n’est pas la banalité moderne qui menaçait la « ville chérie » de M. Courouble. S’il annonçait une menace, eh bien ! Il se trompait de menace : en tout cas, il préservait contre l’ennemi — l’ennemi, c’est toujours l’avenir, avec ses troubles provisions de périls, — ce qu’il aimait fidèlement, une vie d’autrefois, le charme de cette vie, ses défauts adoucis par la durée, enfin le trésor d’une habitude humaine.

On dirait que les romanciers et les conteurs belges se sont partagé la tâche auguste de célébrer leur patrie. Chacun d’eux a pris un coin de province, une ville, un village. Et le partage ne s’est point fait au hasard ou capricieusement : il me semble que chacun d’eux a pris le coin de province, la ville ou le village de sa naissance et de sa jeunesse, de telle sorte qu’il sût mieux ce qu’il avait à dire, de telle sorte aussi que l’œuvre profitât de l’accord véritable et de l’analogie qu’on remarque entre le sol et les habitans d’un pays. Jadis, quand l’extrême facilité des transports n’avait pas bouleversé ici-bas toutes choses, les bâtisses étaient en harmonie de couleur et de forme avec le paysage. On employait, pour la construction, les matériaux de l’endroit ; on les prenait au flanc de la colline. Le plan même des édifices, leurs dimensions, correspondaient aux ressources et à l’imagination plus ou moins hardie, plus ou moins généreuse de la localité. Je trouve une pareille qualité de mesure et de spontanéité naturelle aux récits de ces écrivains, les uns sombres, les autres clairs comme leurs régions d’âpres forêts ou de fertile campagne, les uns tristes comme le Limbourg, les autres enjoués comme leurs vallées au soleil, et quelques-uns plus agités, narquois et impertinens comme les faubourgs des grandes villes.

En Belgique, il y a deux races, la flamande et la wallonne, qui vivent côte à côte, et chacune a son caractère, son tempérament, ses coutumes. M. Henri Davignon, que les lecteurs de la Revue n’ignorent pas, a consacré plusieurs volumes à l’analyse des différences et des affinités qui opposent et qui rapprochent ces deux races, qui maintiennent l’originalité de chacune et qui permettent leur réunion. Simon Maquinay, de Déracinée, un Wallon des environs de Saint-Hubert, amène à un fermier de Desteldonck, en Flandre, une paire de chevaux. Arrivé là, il y demeure ; il entre comme aide-comptable chez un industriel des environs de Gand. Bientôt, il est pris de nostalgie, regrette ses Ardennes, souffre d’exil. Une jeune fille, la nièce du fermier de Desteldonck, Priska Soltendries, s’intéresse à lui gentiment et voudrait le consoler. Simon dit à Priska : « Mon pays est saturé d’un air inconnu au vôtre. Il y passe à la fois l’enivrement de la mer et la vigueur contenue dans les forêts profondes. On se sent près du ciel, si près que les clochers des villages déchirent de leur coq les nuages qui les frôlent. Autour de soi, partout, jusqu’au fond de l’horizon, les bois s’étendent ; ils sont roux maintenant, la feuille craque sur le sol, on entend galoper sous les hêtres les hardes des cerfs et des chevreuils… C’est le cœur de l’Ardenne, et c’est mon cœur aussi… » Et Priska : « Je voudrais connaître votre pays, Simon… » Provisoirement, Simon qui regrette ses forêts d’Ardenne, Priska le conduit au bois qui entoure le château de Desteldonck : un petit bois, des arbres réguliers, élancés, trop élégans ; il leur manque la jonchée des branches mortes. Ce n’est pas l’Ardenne, sauvage, ample et superbe. Simon s’en ira, quittera l’existence facile de la plaine pour le labeur de la montagne. Soudain, son âme « s’est imprégnée de tendresse pour la Flandre rêveuse et paisible ; » et, la Flandre qui l’émeut, c’est la petite Flamande Priska. Il demande à Priska : « Vous vouliez connaître mon pays ; ne voudriez-vous pas y habiter ? — Si vous le voulez, oui, Simon, » répond-elle. « Et tout l’obscur, indéfini, instinctif dévouement de sa race tient dans la réponse de la Flamande… » Simon épouse Priska et l’emmène. Là-bas, en Ardenne, c’est maintenant Priska qui va souffrir. Dès le voyage, pour aller à Saint-Hubert, elle frissonne du changement : la ligne de l’horizon s’élève et enferme le paysage. L’air et la bruine la déconcertent ; Simon, lui, hume l’air et la bruine. Il faut l’amour rassurant de Simon pour empêcher Priska de défaillir. Et puis, en Wallonie, on a des habitudes de galanterie taquine et agaçante, qui tourmentent la rêveuse et fidèle Priska. Une Babette Hurtebise, coquette et luronne, s’occupe de Simon. Les gens disent : « Babette a retrouvé son galant ; » et, un jour, Priska n’a pas fait exprès de voir Simon baiser la bouche de Babette. Priska se réfugie dans le silence et dans la piété. Peu à peu, elle s’apaise ; elle songe : « Babette et Simon, des amis d’enfance ; et voilà jeux de Wallonie… » Priska sort de l’église où elle a prié ; elle rencontre son mari et lui sourit avec douceur. Cependant, ces deux êtres sont séparés par un étrange malentendu, qui vient des différences de leurs races ; et le malentendu persiste jusqu’à un incident bizarre, brutal, jusqu’à un dénouement qui a l’air d’un symbole. Ce dénouement, lorsque M. Davignon l’a inventé, il ne pouvait pas lui attribuer cette qualité de symbole que nous y apercevons aujourd’hui… Un jour, Priska et Simon, des parens et des amis sont allés voir les cerfs s’ébattre dans la forêt. Priska ne s’attend àv rien ; mais un fou concupiscent se jette sur elle et est sur le point de la terrasser : Simon court et sauve Priska. Elle est bientôt dans les bras de Simon, le sent très fort, très bon, sent plus encore que leur union les protège. C’est la sauvage agression de ce bandit luxurieux qui révèle aux deux races distinctes leur unité profonde et leur devoir de bonne entente.

Je ne veux pas prêter à ces écrivains belges un don de prophétie ; je ne les présente pas comme les annonciateurs des événemens extraordinaires et terribles que nous voyons et des lendemains que nous entrevoyons. Toujours est-il qu’à lire, dans les volumes de M. Gilbert, les résumés de leurs romans et de leurs nouvelles, nous sommes à chaque instant touchés d’une allusion plus ou moins nette et, quelquefois, étonnante d’à-propos et de vérité, qui s’éveille, apparaît et rayonne mystérieusement. Ce n’est pas sorcellerie ; ou bien, toute la sorcellerie de ces conteurs provient de la science très pénétrante et intime qu’ils ont de leur pays et de l’âme de leur pays. La destinée n’est-elle pas écrite, en quelque façon, dans les derniers replis des âmes ? Ils ont été jusqu’à l’âme de leur Belgique et ils y ont lu, je ne dis pas les hasards, au moins les volontés certaines.

Enfin, ne sera-t-on pas surpris, — ému aussi, — de trouver dans le dernier recueil de M. Gilbert (et j’insiste sur ce fait que le volume est de plusieurs semaines antérieur à la présente guerre) tout un chapitre, et bien touchant, relatif à nos provinces de Lorraine et d’Alsace ? L’occasion, pour le critique, ce fut une enquête menée au bord du Rhin par deux journalistes belges, M. Dumont-Wilden et M. Léon Souguenet. Leur étude, M. Gilbert l’a classée parmi les œuvres des écrivains régionalistes. C’est une indication déjà sur la question que posaient et qu’ont résolue MM. Dumont-Wilden et Souguenet : que devient, après de longues années de conquête, une région durement soumise à l’entreprise du vainqueur ? A bicyclette, ils ont parcouru les villes et les villages des pays annexés, causant avec les gens qu’ils rencontraient, couchant à l’auberge, interrogeant les paysans, les bourgeois, les fonctionnaires, les hommes politiques, écoutant bien, regardant avec soin ; et ils ont travaillé « avec tout le désir d’impartialité dont se croyaient capables deux hommes vivant dans l’atmosphère fiévreuse et passionnée de ce temps. » Cette impartialité, ce n’était pas de l’indifférence : « il faudrait avoir l’âme glacée pour ne pas avoir envie de se ranger dans l’un ou l’autre parti, quand on parcourt le théâtre d’une guerre séculaire. » Ils ont recueilli tous les témoignages, sans fausseté ; et ils les ont tous interprétés avec bonne foi. Leur enquête n’aurait eu, autrement, nul intérêt. Seulement, ils examinaient le problème de la germanisation dans nos provinces ; et ils désiraient de pouvoir, en toute sincérité renseignée, répondre : non, ces provinces ne sont pas germanisées, au bout de quarante-quatre ans. C’est ce qu’ils répondent. Le livre que leur enquête leur a donné porte ce titre : La victoire des vaincus. Notre victoire, à nous vaincus de 1870, ce fut, en attendant mieux, l’âme française demeurée intacte, en Alsace et en Lorraine. Or, demanderons-nous, qu’importe à ces écrivains belges ? ou, plutôt, que leur importait ?… Amitié pour nous, certes : remercions-les ; et, tant est forte leur joie d’annoncer la victoire des vaincus, on dirait que le pressentiment des jours prochains les a frôlés. Il y a, dans toute la littérature contemporaine, en Belgique, des signes de l’avenir.

Mais alors, quoi ! l’état-major allemand ne lit donc pas ? De ces frivolités, romans et nouvelles, non sans doute !… Il avait partout, et en Belgique, un prodigieux service d’espionnage : ses espions ne lisent donc pas ?… Eh bien ! la littérature belge leur eût donné un avertissement profitable et qu’ils ont méconnu. Ils auraient su, oui, par les livres des conteurs, faiseurs de fables toutes pleines de vérité, que cette nation, si tendrement attachée à ses paysages et à ses coutumes, si jalouse de son originalité, si heureuse de son indépendance et pieusement fière de ses traditions jusqu’en leur détail pittoresque ou simple, ne se laisserait pas envahir sans dresser contre l’insolent sa furieuse résistance ; et, au départ de la campagne qu’il organisait, l’état-major allemand n’aurait pas commis cette immense erreur de supposer, hypothèse riche en désastres, le renoncement et l’avilissement belge. C’est une grande et admirable dignité, pour les écrivains, d’être, en de telles conjonctures, et même si on a refusé de les entendre les porte-parole d’un peuple.


ANDRE BEAUNIER.

  1. France et Belgique, « études littéraires, » par M. Eugène Gilbert, tome I (avec une préface de M. Paul Bourget), 1905 ; et tome II, (avec une préface de M. René Bazin), 1914 ; Plon.