Revue littéraire - Classique ou romantique ?

Anonyme
Revue littéraire - Classique ou romantique ?
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 447-459).
REVUE LITTÉRAIRE

CLASSIQUE OU ROMANTIQUE ?

I. L’Elégie en France avant le Romantisme, 1778-1820, par M. Henri Potez, 1 vol. in-18 ; Paris. 1898, Calmann Lévy. — II. La Fin du classicisme et le retour à l’antique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe, en France, par M. Louis Bertrand, 1 vol. in-18 ; Paris, 1897, Hachette. — III. La Poésie d’André Chénier, par M. Jules Haraszti (traduit du hongrois par l’auteur), 1 vol. in-18 ; Paris, 1892, Hachette. — IV. Poésies d’André Chénier, publiées avec une introduction nouvelle de L. Becq de Fouquières, 1 vol. in-4o : Paris, 1888, Charpentier.

Deux livres récens : l’un, de M. Louis Bertrand, sur la Fin du classicisme et le retour à l’antique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, — ce titre est vraiment un peu long, quoique d’ailleurs incomplet, — et l’autre de M. Henri Potez, sur l’Elégie en France depuis Parny jusqu’à Lamartine, viennent de rouvrir ce que l’on pourrait appeler le procès littéraire d’André Chénier. On sait qu’il n’y a pas de poète sur lequel, depuis tantôt cent ans, on ait exprimé plus d’opinions contraires ; et la signification de son œuvre est encore assez incertaine. Faut-il voir en lui « le dernier des classiques » ou le « premier des romantiques » ? C’est pour la seconde opinion que tenaient Sainte-Beuve et Théodore de Banville. Becq de Fouquières hésitait. M. Anatole France, — que je m’étonne, en passant, que ni M. Henri Potez, ni M. Louis Bertrand n’aient cru devoir citer, — ne reconnaît en lui qu’un « contemporain de Suard et de Morellet », qui non plus qu’eux n’a soupçonné « ni le spiritualisme, ni la mélancolie de René, ni l’ennui d’Oberman, ni les ardeurs romanesques de Corinne ». Tel est également l’avis d’un écrivain hongrois, M. Jules Haraszti, dont la critique, à la vérité, manque parfois un peu de mesure, dans l’éloge comme dans le blâme, mais à qui nous n’en devons pas moins le seul livre qu’il y ait en français sur Chénier. Enfin, ce qui achève de compliquer le problème, c’est que, — comme le fait justement observer M. Louis Bertrand, — nous ne possédons pas « l’œuvre » d’André Chénier ; nous n’avons de lui que des brouillons, des ébauches, des notes. « Certaines pièces auraient été peut-être supprimées, qui ne sont que des essais de jeunesse. Nous ne savons dans quels morceaux certains vers seraient entrés définitivement, ni quel ordre enfin, dans la disposition de son recueil, le poète aurait adopté ». Nous ajouterons à cet égard que l’édition de M. Gabriel de Chénier, en 1874, est même venue comme obscurcir ce que le consciencieux Becq de Fouquières, à force d’application et d’amour d’André, semblait avoir à peu près éclairci.

C’est aux Élégies d’André Chénier que s’est presque uniquement attaché M. Henri Potez, ainsi qu’il nous l’avait promis dans le titre de son livre ; et il en a bien parlé ; mais il n’en a rien dit de très neuf ni d’inattendu. Je ne le lui reproche pas ! En littérature comme en tout, si quelqu’un avant nous a bien dit ce que nous pensons, pourquoi ne le redirions-nous pas ? La critique et l’histoire ne sont pas toujours à reprendre tout entières ; et nos pères, un peu pressés, ne nous ont pas toujours attendus pour dire de bonnes choses. Il faut seulement prendre garde à ne pas mêler ces choses confusément ensemble ; et, par exemple, je n’aime pas beaucoup l’idée que M. Henri Potez nous donne d’André Chénier, dans ce passage de son livre : « Il y a en lui un Grec contemporain de Périclès, à la fois citoyen et poète ; un écrivain précieux et subtil de l’alexandrinisme et de l’Anthologie ; un élégiaque qui a fréquenté chez Valérius Caton, qui a connu Tibulle et Properce ; un frère puîné de Ronsard, dont il a l’enthousiasme et l’humeur hautaine ; un homme du XVIIIe siècle. » Voilà sans doute beaucoup de choses ; mais surtout voilà des traits dont on ne saurait guère apprécier la justesse si l’on n’est soi-même presque un érudit, et voilà des traits un peu disparates, ou plutôt un peu dispersés, qu’il eût fallu trouver moyen de ramener à cette espèce d’unité intérieure sans laquelle un portrait manque de ressemblance, d’accent, et de vie.

M. Louis Bertrand, lui, s’est montré plus sévère que M. Potez. On souffre à le voir critiquer ce vers :


Le toit s’égaie et rit de mille odeurs divines ;


et à mettre sa critique des « alliances de mots » dans les vers de Chénier sous l’invocation de celle qu’Hugo, dit-on, a faite du style de Racine ; et qui est tout bonnement puérile. On s’étonne de le voir écrire : « De même que Ronsard, les classiques français et les anciens eux-mêmes, Chénier ne sait pas ce que c’est qu’une langue et qu’un style poétiques, ou plutôt il s’imagine que la poésie est une question de langue et de style, qu’il y a des alliances de mots et des formules qui sont poétiques en elles-mêmes » ; et on regrette que M. Louis Bertrand, qui sait évidemment ce que c’est que la poésie, ait omis de nous le dire. Il est plus près de la vérité quand il s’amuse de quelques-unes des périphrases d’André Chénier :


Le lait, enfant des sels de ma prairie humide,
Tantôt breuvage pur, et tantôt mets solide,
En un globe fondant sous ses mains épaissi,
En disque savoureux à la longue durci ;…


ou encore quand il note l’incohérence de quelques-unes de ses métaphores :


Daigne, du haut des cieux, goûter le libre encens
D’une lyre au cœur chaste, aux transports innocens.


Et, sans doute, il est bien dur quand il définît le Jeune Malade, — c’est la pièce célèbre :


Apollon, Dieu Sauveur, Dieu des savans mystères —


« un véritable pot-pourri de souvenirs classiques » ; mais je crains qu’au fond M. Louis Bertrand n’ait raison contre l’apologie qu’en a faite M. Henri Potez.

Au surplus, leur vrai mérite à tous deux, et l’intérêt de leurs deux livres est-il ailleurs, je veux dire dans la tentative qu’ils ont faite l’un et l’autre pour replacer enfin Chénier dans son « milieu ». « Rendons Chénier au XVIIIe siècle, avait dit un critique, mais isolons-le dans le XVIIIe siècle » ; et M. Emile Faguet à son tour : « C’est un poète dans un siècle de prose ; un « ancien » dans un temps où les anciens ont cessé d’inspirer la littérature ; un « Grec » dans un temps où l’on est aussi éloigné que possible de ces sources antiques de l’art européen. » Ce que M. Henri Potez, au contraire, a montré, c’est qu’avant tout, il y a du Dorat, du Parny, du Bertin dans les Elégies : il y a aussi du Lebrun Pindare. A vrai dire, Chénier n’est pas plus « isolé » parmi ces minores que Corneille, autrefois, dans la troupe des Mairet, des Rotrou, des du Ryer, que Ronsard dans la compagnie des Baïf ou des Jodelle : il les dépasse seulement. Et, comme le fait voir M. Bertrand avec plus d’ampleur, ce Grec et cet ancien l’est plus intime nient, mais non pas plus, ni moins, ni autrement que Caylus l’archéologue ; ou David le peintre ; ou le savant auteur du Voyage du Jeune Anacharsis. Je me propose un jour de réhabiliter l’abbé Barthélémy.

Quelle est la cause de ce mouvement qui, dans les dernières années du siècle de Voltaire et de Condorcet, — je songe à l’Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, — a fait ainsi refluer vers sa source le classicisme expirant ? et, de tous nos poètes, quelle ironie du hasard a voulu que, comme l’observent M. Louis Bertrand et M. Henri Potez, le dernier venu, Chénier, ressemblai le plus au premier : c’est Pierre de Ronsard ? Ainsi la fin des choses en rappelle parfois les commencemens ; et parfois, avant de s’éteindre, un grand feu jette dans la nuit une dernière gerbe d’étincelles ! M. Louis Bertrand en donne une assez ingénieuse et vraisemblable explication. On connaît le mot de Chamfort : « M. de…, qui voyait la source de la dégradation de l’espèce humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et de la féodalité, disait que, pour valoir quelque chose, il fallait se débaptiser et se défranciser et redevenir Grec et Romain par l’âme. » C’est ce que la philosophie du XVIIIe siècle a essayé de faire. Mais si l’idéal classique, celui de Racine et de Fénelon, de Boileau, si l’on le veut, de Bossuet même et de Corneille, n’avait consisté qu’à insinuer, pour ainsi dire, dans une forme vaguement ou à peine antique, des sentimens nouveaux, modernes, « chrétiens » et « français », quel pouvait être le résultat de se débaptiser et de se défranciser ? Uniquement de ramener à l’antiquité ou au paganisme, — tels bien entendu que l’on pouvait alors se les représenter, — l’inspiration du fond des choses comme l’imitation de la forme. Et en effet, le vers souvent cité :


Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,


n’a pas d’autre signification, et le vœu qu’il exprime est d’ailleurs un peu contradictoire, — parce que la forme ne se distingue pas, ne se sépare pas ainsi du fond ; — mais il dit admirablement en quoi cette renaissance du classicisme a consisté ; ce qu’elle a d’analogue ou de presque identique dans la peinture de David et dans les vers de Chénier ; par où elle diffère de l’idéal classique du XVIIe siècle pour rejoindre celui de Ronsard ; les raisons qui la devaient faire échouer ; et comment enfin on s’est mépris du tout au tout quand on a vu, dans l’auteur du poème de l’Invention, de ses Elégies, et des fragmens de l’Hermès, un précurseur du romantisme.

Qu’André Chénier soit un poète, et que, de tous les dons du poète, il ait possédé le premier, le don de « penser par images », ou même de ne penser qu’autant qu’il imagine et qu’il voit ses idées s’animer, se réaliser plastiquement, prendre une forme et des couleurs, c’est ce qu’il est à peine utile de rappeler.


C’est le dieu de Nysa, c’est le vainqueur du Gange,
Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
Qui dompte, et fait courber sous son char gémissant
Du lynx aux cent couleurs le front obéissant…


ou encore :


Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux
Est ouverte ; et l’essaim, conduit dans les rameaux
Qu’un olivier voisin présente à son passage,
Pend en grappe bruyante à son amer feuillage.


Mais, autant que poète, il est ce qu’on appelle « artiste », ou « dilettante », comme le fait avec raison observer M. Louis Bertrand ; et cela veut dire qu’idées ou sentimens n’ont d’intérêt pour lui que s’ils se revêtent naturellement d’une forme exquise ou somptueuse. A cet égard, les « fragmens » mêlés de vers et de prose qu’il a laissés me paraissent tout à fait instructifs, et aussi quelques-unes des notes qu’il avait écrites aux marges de son Malherbe. « Cette ode est bien écrite, pleine d’images et d’expressions heureuses, — c’est l’Ode à Marie de Médicis « sur sa bienvenue en France », — mais un peu froide et vide de choses. Au bleu de cet insupportable amas de fastidieuse galanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre, qui a ressuscité les arts et les lettres en Italie, et de là en Europe… Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier… » Et d’ailleurs, ainsi conçue, je ne sais si l’ode en eût mieux valu ; la rhétorique, au lieu d’être « galante », en eût été savante, érudite, un peu pédante ! mais ce qu’on voit ici parfaitement, c’est, en tout cas, la nature des préoccupations d’André Chénier. « Ce plan, dit-il encore, eût fourni à Malherbe un poème grand, noble, varié, plein d’âme et d’intérêt. » Il lui eût surtout fourni un poème plein d’art, des développemens, des ornemens, des imitations, des allusions historiques encadrées ou serties dans l’or des ciselures d’expression. Et la matière n’en eût pas eu pour cela plus d’ « âme » ou d’ « intérêt » ; mais le travail y eût surpassé la matière, comme dans les Idylles d’André lui-même.

Aimer ainsi l’art, de cette manière un peu exclusive, et à ce degré, c’est être « sensuel » autant qu’artiste ; et en effet, il court dans l’œuvre d’André Chénier tout entière, Élégies ou Idylles, une veine de sensualité.


…. C’est la voix de Julie !
Entrons, oh ! quelle nuit, joie, ivresse, folie !
Que de seins envahis et mollement pressés !
Malgré de vains efforts que d’appas caressés !
Que de charmes divins forcés dans leur retraite !
Il faut que de la Seine, au cri de notre fête,
Le flot résonne au loin, de ces jeux égayé ;
Et qu’en son lit voisin le marchand éveillé,
Écoutant nos plaisirs d’une oreille jalouse,
Redouble ses baisers à sa trop jeune épouse !


M. Gabriel de Chénier, dans la Notice qu’il a mise en tête de son édition des Œuvres, a défendu son oncle de ce reproche ; et je dirai tout à l’heure les raisons qu’il en a eues. Mais André Chénier fut un homme de son temps, et d’un temps où l’amour n’était guère que le plaisir. Il faut être son neveu pour soutenir le contraire ! Et le malheur, c’est qu’en le disant, on risque d’enlever au poète ce qu’il semble bien qu’il ait eu de plus naturel : le goût du plaisir et l’ardeur du tempérament. « Il aime le luxe et la richesse, dit à ce propos M. Louis Bertrand ; les cristaux et les fleurs l’éblouissent ; il note l’éclair des vins dans une coupe, la profusion des fruits en pyramides croulantes ; il célèbre surtout les vins, vins d’Espagne et vins de France, madère, malaga, Champagne et bourgogne. » C’est ce que remarque aussi M. Henri Potez : « La comtesse d’Albany le gronde sur son amour de la table. « Je crois que vos maux viennent de trop manger, vous êtes gourmand. » Dans une note de son Art d’aimer, il parle du « mouvement de désir… que l’on éprouve après dîner, lorsqu’on a bu vin, café ». La nature même, qu’il ne sent guère qu’au travers des élégiaques antiques, n’est pour lui trop souvent que l’initiatrice de la volupté.


L’amour aime les champs, et les champs l’ont vu naître ;


ou encore :


Que l’air est suave et frais ! le beau ciel ! le beau jour !
Les dieux me le gardaient ; il est fait pour l’amour !


C’est à ce titre, et en ce sens, que l’on a pu l’appeler « un pur païen » à la manière de Diderot, par exemple ; et dans la mesure exacte où la renaissance du classicisme, à la fin du XVIIIe siècle, est elle-même une renaissance du paganisme.

Et il est encore païen par le caractère de son incrédulité, qui n’est pas agressive ni taquine comme celle de Voltaire, mais calme, comme celle de Buffon, tranquille et sûre d’elle :


Je ne veux point, couvert d’un funèbre linceuil,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
Appelés aux accens de l’airain lent et sombre,
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.


Plus significatif encore que ces vers, — qui pourraient nôtre qu’une boutade, — est le dessein de son Hermès, tel que l’a résumé Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires : « Par ses plans de poésie physique, y dit-il, en retournant à Empédocle, André était le contemporain et le disciple de Lamarck et de Cabanis ; il ne l’est pas moins de Boulanger et de tous les hommes de son siècle, par l’explication qu’il eût tentée de l’origine des religions… On a peu à regretter qu’André n’ait pas mené plus loin ses projets : il n’aurait en rien échappé, malgré toute sa nouveauté de style, au lieu commun d’alentour ; et il aurait reproduit, sans trop de variantes, le fond de d’Holbach ou de l’usai sur les préjugés. » Sainte-Beuve a raison. Mais, après cela, n’est-on pas étonné qu’il ait pu faire de l’auteur de l’Hermès un précurseur du romantisme ? et par hasard en faudrait-il conclure, avec M. Louis Bertrand, que Sainte-Beuve n’aurait rien compris au romantisme ?

Quelque scandale que cette opinion doive soulever, et sans doute ait soulevé déjà dans les « milieux universitaires », je la crois juste. « A mesure que Sainte-Beuve s’éloigne de nous, — écrit M. Henri Potez, en l’opposant à Taine et à Nisard, — il grandit de plus en plus. » Je le veux bien ! et au besoin j’en dirais les raisons. Mais sur cette question des origines romantiques, comme aussi sur la question des caractères du romantisme, on ne saurait se méprendre davantage et nous commençons maintenant à le voir. Il a fait et on a fait depuis lui consister le tout du romantisme en une révolution de la prosodie et de la langue ; et, sans rien dire ici de la prosodie, il est certain qu’une révolution de la langue, étant toujours, ou la cause, ou l’effet d’une révolution de la manière de penser et de sentir, elle est donc toujours aussi, dans l’histoire littéraire, un événement considérable. Mais Sainte-Beuve ne l’a pas entendu précisément de la sorte. Il n’y a guère vu qu’un enrichissement du vocabulaire, un assouplissement de la syntaxe, un peu plus de liberté dans le choix des tours ou des mots. Et quant à la prosodie, un exemple suffit pour montrer l’étendue de ses revendications.

Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité,


dit le Burrhus classique de Racine, mais d’après Sainte-Beuve, un Burrhus romantique aurait dit :


Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat. Je sais mal farder la vérité.


C’est pour avoir trouvé dans André Chénier de ces hardiesses, ou de ces innovations, qu’il en a fait un romantique, et n’y ayant rien de plus superficiel, il n’y a rien de plus faux. La différence du classicisme et du romantisme est au fond ; elle est à peine moins profonde entre le romantisme et le néo-classicisme ; et en dépit de quelques apparences, ce n’est point seulement par la forme, c’est par leurs caractères les plus essentiels qu’un Lamartine, un Hugo, et même un Musset ont différé d’André Chénier.

Car d’abord, leurs idées ont pu se transformer plus tard, mais à leurs débuts, bien loin qu’il y ait rien en eux de Voltaire ou de Buffon, ils sont tous catholiques. Cela indigne M. Louis Bertrand ; mais je n’y puis rien faire, ni lui non plus ! « Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, — pouvait-on lire dans la première Préface des Odes, celle de 1822, — l’intention littéraire et l’intention politique ; mais, dans la pensée de l’auteur, la dernière est la conséquence de la première, et l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses. » Lamartine avait dit avant Victor Hugo :


Que ma raison se taise et que mon cœur adore,
La croix à mes regards révèle un nouveau jour.
Aux pieds d’un Dieu mourant puis-je douter encore ?


Mais la seconde Préface des Odes contient une phrase plus caractéristique encore, et la voici : « Remarquons en passant que, si la littérature du siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d’adorer les dieux païens, si ses poètes eussent été ce qu’étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant leur religion et leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. » Ces « doctrines sophistiques », ce sont justement celles dont Chénier était imprégné ; ce sont les idées des Voltaire et des Rousseau, des Diderot et des Buffon, des Condorcet et des Volney, des d’Holbach et des Boulanger. Qu’est-ce à dire ? sinon que, de tout ce que Chénier et ses contemporains avaient considéré comme un amas de superstitions, bonnes pour amuser désormais les enfans ou les femmes, mais indignes d’un « philosophe », c’est de cette source même, c’est du sentiment religieux et du sentiment national que le romantisme allait tirer son inspiration ? Il y a persisté pendant au moins dix ans.

Autre différence : étant religieux, les romantiques, les premiers romantiques du moins, ne sont pas « sensuels ». Rien de plus chaste que le Lac, à moins que ce ne soit, dans les Nouvelles Méditations, ce Chant d’amour où Lamartine, en le spiritualisant, a paraphrasé le Cantique des Cantiques :

Tes yeux sont deux sources vives,
Où vient se peindre un ciel pur
Quand les rameaux de leurs rives
Leur découvrent son azur.
Dans ce miroir retracées,
Chacune de tes pensées
Jette en passant son éclair,
Comme on voit sur l’eau limpide,
Flotter l’image rapide
Des cygnes qui fendent l’air.

Évidemment, pour Lamartine, l’amour est autre chose que ce qu’il était pour Chénier, pour Bertin, pour Parny, « l’échange de deux fantaisies ». Il est autre chose également pour Hugo, si nous nous rappelons ces vers de la Tristesse d’Olympio :

Nous vous comprenions tant ! doux, attentifs, austères
Tous nos échos s’ouvraient si bien à votre voix
Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois.

« Austères » surprend d’abord ; il étonne ; on le soupçonne de n’être là que pour rimer avec « Mystères. » En fait, il dit ce que l’amour a été pour les romantiques, — dans la littérature et dans la poésie romantiques ! — l’accomplissement d’une sorte de rite, quelque chose de profond, de grave, de solennel, et, finalement, il faut s’empresser de l’avouer, quelque chose d’un peu ridicule. Le propre de l’amour et de la poésie lyrique est de n’avoir pas peur du ridicule.

Et enfin, si l’on ne peut pas dire absolument que les romantiques en général n’aient pas été des « artistes », qui ne sait qu’ils l’ont du moins été d’une tout autre manière que Chénier, que Racine, que Ronsard ? De tous les romantiques, assurément, c’est Musset qui a ressemblé le plus à Chénier, qui lui a le plus emprunté, sans en rien dire — et aussi, comme le fait voir en passant M. Henri Potez, à Dorat, à Léonard, à Baour-Lormian. Baour-Lormian avait dit :

Compagne de la nuit, étoile radieuse
Qui, sur l’azur du firmament,
Imprimes de tes pas la trace lumineuse,
Astre paisible en ce moment,
Que regardes-tu dans la plaine ?

Et Musset écrit à son tour :

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
De ton palais d’azur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine ?

Écoutez-le cependant parler d’art :

Ce qu’il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive
Ce n’est pas l’art divin, ni ses savans secrets,
Quelque autre étudiera cet art que tu créais ;
C’est ton âme

et ailleurs, dans cette pièce que tout artiste lui reprochera sans doute éternellement : Après une lecture :

Certes, c’est une vieille et vilaine famille,
Que celle des frelons et des imitateurs,

(Il lui convient bien de s’en moquer !)

Allumeurs de quinquets, qui voudraient être acteurs ;
Aristophane en rit, Horace les étrille,
Mais ce n’est rien auprès des versificateurs,
Le dernier des humains est celui qui cheville.

On ne peut guère montrer plus de dédain pour cette application, cette conscience artistique, ce scrupule, qui sont l’art même d’André Chénier. Et en effet, là est le vice de l’idéal romantique. Mais, aucune préoccupation de culture ou d’érudition ; aucune superstition ni aucun respect des modèles ; aucun souci de ce qui s’appelle des noms d’achèvement ou de perfection ; le mépris de la tradition classique, si tels ont bien été quelques-uns des traits du romantisme, en trouvera-t-on de moins « analogues » à ceux qui caractérisent le néo-classicisme ? Encore une fois, c’est bien au fond qu’est la contradiction ; et on verra pourquoi, dans un instant, ce que Sainte-Beuve n’avait pas vu, les Parnassiens, au contraire, l’ont parfaitement discerné.

Il n’est pas inutile de dire auparavant que toutes ces distinctions se ramènent à une seule. La poésie de Chénier est « objective », et le modèle en est extérieur au poète. C’est même là ce qui a permis à M. Gabriel de Chénier de soutenir que son oncle n’avait pas, comme l’on dit, « vécu » ses Elégies, Que voulait dire en effet ce pieux et chaste neveu ? qu’André n’avait jamais lui-même été le héros de son Oaristys ou de sa Lydé ! que Camille et Lycoris n’étaient que des maîtresses imaginaires ? qu’elles s’étaient appelées à Rome la Délie de Tibulle ou la Cynthie de Properce ? Oui ; mais surtout il voulait dire que, pour André Chénier comme autrefois pour Ronsard chantant sa Cassandre, ou du Bellay son Olive, le plaisir et l’amour avaient été des « thèmes poétiques », choisis et traités pour ce qu’ils contenaient de vérité générale, de matière poétique, de beauté permanente. Si le plaisir et l’amour se définissent par de certains traits qui sont les mêmes à Londres et à Paris qu’à Rome ou dans Alexandrie, ce sont ces traits qu’André Chénier s’est proposé de fixer dans ses vers.


… Dans les arts l’inventeur est celui
Qui peint ce que chacun peut sentir comme lui.


C’est encore celui qui, parmi tous ces traits, sait choisir pour les associer ceux qui formeront l’ensemble le plus harmonieux ;


C’est le fécond pinceau qui, sur dans ses regards,
Retrouve un seul visage en vingt belles épars,
Les fait renaître ensemble, et, par un art suprême,
Des traits de vingt beautés forme la beauté même.


On a reconnu la pure tradition classique ! Ce n’est pas nous qui sommes les juges de la nature et de la vérité, mais, au contraire, c’est elles qui doivent corriger, modifier, condamner au besoin nos impressions personnelles. Allez le dire aux romantiques ! Quand le romantisme ne serait pas « le triomphe de la littérature personnelle et une sorte de perversion de tous les genres littéraires par l’envahissement du Moi »[1], et quand on n’y verrait, avec M. Louis Bertrand, que « le droit pour l’artiste d’affirmer son individualité dans une œuvre, sans y tenir compte des poétiques ou des rhétoriques », ce qui est d’ailleurs à peu près la même chose, c’est ce droit même qu’avec tout le classicisme Chénier n’a jamais reconnu ; — et c’est ce qui achève de le distinguer des romantiques.

M. Henri Potez conclut donc avec raison : « Le caractère puissamment objectif des littératures antiques se retrouve dans l’œuvre d’André Chénier. Il estimait que, pour rendre une œuvre intéressante à ses semblables, l’écrivain qui connaît son art doit s’élever en quelque sorte à l’universel, atteindre à l’impersonnalité sans cesser d’être vivant. Il pense avec une longue série d’ancêtres, il suit une tradition, se souvient, imite et emprunte. Il aime la nature pour elle-même, non point pour en faire la confidente de ses sentimens. Souvent il condense sa pensée en sentences, en maximes, et la rend vraie pour tous les temps, pour tous les lieux. Souvent encore il a le tour didactique… Et ce sont là des raisons pour lesquelles il est fort loin du romantisme, s’il s’en rapproche pour d’autres. » Et M. Louis Bertrand, à son tour, résume ainsi ces « autres raisons ». « En somme, ce que les romantiques ont dû à Chénier se réduit à ceci : d’abord il leur a offert l’idée d’un vrai poète en un temps absolument dépourvu de poésie. Ensuite, ils ont pu se réclamer de lui pour autoriser dans la langue et dans la prosodie des innovations qui cependant sont très différentes des siennes, pour ne pas dire qu’elles leur sont diamétralement opposées. »

Mais ce que M. Louis Bertrand et M. Henri Potez, dans leur préoccupation de séparer le « dernier des classiques » d’avec les « premiers romantiques », n’ont pas dit assez clairement, c’est qu’après cinquante ans écoulés, Chénier n’en avait pas moins fait école ; et le grand intérêt de cette observation, c’est d’en finir avec la confusion qu’on fait encore, que M. Bertrand et M. Potez semblent faire l’un et l’autre entre les « Romantiques » et les « Parnassiens ». Elle est précisément analogue et inverse de celle que la critique a longtemps faite entre les « Romantiques » et les « derniers des Classiques ». En d’autres termes encore, les Parnassiens ne doivent aux Romantiques que ce que les Romantiques doivent eux-mêmes à Chénier ; et, d’un autre côté, par un détour assez inattendu, c’est en retournant à l’esthétique de Chénier que les Parnassiens ont achevé de secouer l’influence des Romantiques. Becq de Fouquières en avait déjà fait, mais un peu timidement, la remarque, dans sa dernière et monumentale édition des Œuvres, celle de 1888 : « Pour peu qu’on étudie avec quelque attention notre poésie contemporaine, y disait-il, on sera frappé de l’influence pénétrante de l’art d’André Chénier sur elle, par-delà Victor Hugo lui-même. En effet, pour prendre deux exemples qui illustrent ma pensée, il est remarquable qu’un grand nombre des morceaux antiques et héroïques, déjà anciens, de M. Leconte de Lisle, et quelques sonnets épiques, plus récens, de M. José-Maria de Heredia, sont nés du même goût, procèdent de la même inspiration, révèlent la même recherche de la beauté pittoresque et plastique, ont jailli d’une pensée peuplée des mêmes images, sont animés du même mouvement rythmique, et dus au même sentiment artistique que les fragmens bucoliques d’André Chénier. » C’est aujourd’hui ce que l’on ne saurait nier. Si l’on demandait à l’auteur des Trophées quels ont été ses vrais maîtres, il répondrait : Ronsard et Chénier ; et quant à Leconte de Lisle, ce ne sont pas seulement ses Poèmes antiques dont l’inspiration remonte aux Idylles de Chénier ; mais ses Poèmes barbares eux-mêmes sont la réalisation de cette poésie largement « naturaliste » qu’avait rêvée Chénier dans son Hermès.

Ce sont bien là trois époques de la poésie française depuis cent vingt-cinq ans. Les livres de M. Louis Bertrand et de M. Henri Potez nous sont un témoignage que l’on commence à les distinguer. Nous nous en réjouissons, comme d’un assez bon exemple du pouvoir de la méthode. Et en effet, aussi longtemps que la critique et l’histoire ne se sont souciées que de nous donner leurs « impressions » sur André Chénier, sur Victor Hugo, sur Leconte de Lisle, nous sommes encore tout embarrassés dans les confusions qu’elles ont commises ; mais depuis qu’on s’est efforcé de distinguer les époques entre elles, — les époques d’abord et les individus ensuite, — non seulement la clarté s’est faite, mais encore ce sont les individus que nous avons appris à mieux connaître, et à caractériser avec plus de précision : André Chénier lui-même, Victor Hugo et Leconte de Lisle.


  1. Il y a d’ailleurs une erreur dans la transcription de cette formule : et on n’a jamais avancé, — j’ai de bonnes raisons de le savoir, — que « l’envahissement du Moi » fût pour tous les genres un principe de perversion. Au contraire, on a reconnu, posé même en principe qu’il était la condition du lyrisme ! Mais on a soutenu que, dans les autres genres, dans la tragédie par exemple ou dans l’épopée, dans le drame ou dans le roman, quand on nous promettait de nous montrer François Ier ou Richelieu, Henri III ou Christine, nous avions le droit de nous plaindre, si nous n’y trouvions que Dumas et qu’Hugo ; et le droit encore plus évident de dire que c’est plus beau sans doute, beaucoup plus beau, mais ce n’est pas du théâtre et ce n’est pas du roman !