Revue littéraire - Chroniqueurs de la guerre

Revue littéraire - Chroniqueurs de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

CHRONIQUEURS DE LA GUERRE [1]


La littérature a voulu servir. Et, la jeunesse littéraire, on sait ce qu’elle a fait et fait encore, ce qu’elle a donné de dévouement, les pertes qu’elle a subies : on ne peut évaluer tout le génie qui est mort, on sait le courage qui se dépense. Comme la littérature est d’abord un jeu, sans doute ne se figurait-on pas que des littérateurs fussent tout prêts à une activité violente et rigoureuse ; mais on a vu, dans leur troupe soudain debout, tant de héros qu’en vérité le jeu d’écrire est donc une bonne et fière école pour les âmes, qui mènent les corps. Ces combattans ont recherché aussi une grâce, qui est l’ornement de leur énergie : ils montrent que, dans les tranchées, sous la perpétuelle menace, ils n’oublient pas leur amour et leur plaisir, la littérature. Ils écrivent ! Leurs livres se comptent par centaines et, — plusieurs chefs-d’œuvre dans une abondance un peu mêlée, — composent une étonnante histoire de la guerre.

À l’arrière pareillement, la littérature a servi. Elle a interrompu l’ancien amusement, qui n’était plus de saison : elle a consacré toute sa ferveur à l’unique pensée, la guerre. Romanciers, auteurs dramatiques, poètes, amateurs des idées et des mots, sont devenus chroniqueurs de la guerre. Ce n’est pas, eux, l’histoire de la guerre qu’ils écrivent ; mais, au jour le jour, l’histoire de la tribulation française, et de la patience française : patience à laquelle ils ont aidé. Un Albert de Mun, durant les plus terribles semaines de la première année, a soutenu les espérances inquiètes avec une admirable générosité de son cœur à la torture et qui, dans la torture même, gardait sa charité vaillante ; lorsqu’il est mort, des milliers de Français redoutèrent leur désarroi. J’ai signalé son œuvre de guerre ici, l’an passé ; l’œuvre de guerre aussi de M. Barrès, qui continue son bel apostolat. L’Union sacrée était le premier tome de l’Ame française et la guerre : à l’Union sacrée s’ajoutent maintenant les Saints de la France, la Croix de guerre et l’Amitié des tranchées ; livres tout palpitans d’émoi, tout chauds de passion, tout clairs d’intelligence et de splendeur poétique, beaux livres et qu’on aime.

M. Henri Lavedan, s’il est l’auteur du Vieux Marcheur et du Nouveau jeu, — n’oublions pas Servir. Ce drame, si fort, si rude, ne datait pas de longtemps, lorsque la guerre a éclaté. Il contenait déjà le pressentiment de la guerre, à une époque où beaucoup de hâbleurs annonçaient que la guerre était une calamité d’un autre âge, abolie désormais, et où la quantité des imprudens se fiait à la menteuse promesse. Il y avait, dans Servir, un avertissement et, mieux qu’un avertissement, un conseil et, mieux encore, une indication du devoir, une préparation du caractère, un éveil de l’esprit. L’auteur du Vieux Marcheur et an Nouveau jeu, l’auteur de Servir, aujourd’hui l’auteur des Grandes heures, ce n’est pas un converti : dans le ratissant badinage de ses anciennes comédies, on a remarqué, dès autrefois, l’accent d’un moraliste, surtout sévère à ce qui endommage l’âme de notre pays. Patriote souvent alarmé : s’il ne prend pas le ton du prophète en courroux, c’est qu’il a le goût de procéder à la française ; mais il châtie bien. La qualité française de tous ses ouvrages leur donne un prix délicieux. Comment définir cette qualité ? On la sent aux pensées, qui sont bien de chez nous, qui sont de l’auteur et aussi du terroir ; on la sent aux phrases, à leur son, à leur ton, à leur sourire ; on la sent à ce que les phrases disent, et à ce qu’elles n’ont pas besoin de dire : car on s’entend à demi-mot, si l’on est pays, si l’on a vécu ensemble depuis quelques centaines d’années, subi les mêmes péripéties de gloire, de malheur et de gaieté. La guerre n’a pas surpris M. Henri Lavedan, elle ne l’a pas effrayé, elle ne l’a pas consterné : elle a exalté son attente. Les premières pages de sa chronique sont fébriles, malgré la volonté de sagesse. Leur trouble s’apaise, le premier dimanche de la guerre, à l’église. Ego sum, nolite timere ; ces quatre mots, gravés dans l’or du tabernacle, font l’apaisement : « Je suis là, ne craignez rien... J’ai près de moi Jeanne d’Arc et Turenne...Tout, dans les deux, parle en faveur de vous. Confiance ! Vous qui faites la guerre que vous ne vouliez pas, allez en paix dans la bataille. J’aiderai ! » Les jours passent ; puis les Français sont en Alsace : « J’ai épinglé au mur, en face de mon lit, le journal qui porte en lettres de triomphe ces mots prodigieux. Les Français en Alsace ! Et je me nourris, sans me rassasier, de l’inscription flamboyante. Elle s’annexe à mon cœur. Elle coule en moi comme un vin qui désaltère. Elle arrose toute la contrée de mon âme... « Et, la sagesse : « Ne soyons pas éperdus de bonheur... » Les jours passent : notre offensive générale n’a pu percer les Lignes allemandes ; voire, la poussée allemande nous oblige à nous replier ; que dire et que songer ? La sagesse est de croire : « Je crois au courage de nos soldats, à la science et au dévouement de nos chefs. Je crois à la force du droit, à la croisade des civilisés, à la France éternelle, impérissable et nécessaire. Je crois au prix de la douleur et au mérite des espoirs. Je crois à la confiance, au recueillement, au bon travail quotidien, à l’ordre, à la charité militante. Je crois au sang de la blessure et à l’eau du bénitier, au feu de l’artillerie et à la flamme du cierge, au grain du chapelet... Je crois à notre grand passé, à notre grand présent, à notre plus grand avenir. Je crois aux vivans de la patrie et je crois à ses morts. Je crois aux mains armées de fer et je crois aux mains jointes. Je crois en nous. Je crois en Dieu. Je crois, je crois. » Ce credo, si simple et immense, litanie de la confiance, acte de foi dans le moment où l’espoir même semblait difficile, sa poignante beauté lui vient d’être sorti d’un cœur qui endurait toute la souffrance de la patrie et d’avoir été l’unanime credo de la France, fidèle ou incrédule. Confiance et foi sont des sentimens analogues et que la croyance ou le souvenir ou l’habitude séculaire ont vite fait de réunir. « Mon cantique, ma litanie, mon credo, mon alleluia... » Cet alleluia est daté du 25 août 1914. : le sublime paradoxe de l’alleluia eut sa récompense, plus tard. Les Grandes heures sont religieuses, comme le titre qu’il a plu à M. Lavedan de leur donner. On y entend une cloche, qui tinte et qui « prend le cœur, » et qui appelle : « Pour quoi ? Pour la prière. Quelle prière ? Pour la prière des soldats... » Que de piété !... Mais oui, et justement cette piété où se tiennent ou bien retournent, comme à un refuge, des millions d’âmes françaises, qui n’ont pas d’autre refuge et qui ont celui-là. Piété si naturelle et spontanée, si coutumière aussitôt, qu’elle ne gêne pas l’esprit, ne le guindé pas. Les Grandes heures ne sont jamais moroses, ne sont jamais accablées : tragiques, oui ; et puis sereines, délicatement pures et déjà toutes prêtes à devenir radieuses.

« La guerre s’impose à tous et partout… » C’est elle encore qui est le thème de ces charmans ouvrages que M. Lavedan a intitulés Dialogues de guerre et qui sont, après la fervente méditation des Grandes heures, un divertissement, mais toujours dominé par la pensée de la guerre, inévitable pensée et qu’on n’essaye pas d’éluder. Les personnages sont, une fois, des soldats blessés, zouaves, chasseurs à pied, lignards et un artilleur. Ils se promènent et, aux Invalides, sont venus voir des canons, des drapeaux. L’un des soldats est aveugle et, plus que tous les autres, curieux : il veut voir, lui, l’aveugle. Et, pour lui, voir, c’est, à présent, toucher, de ses mains qui ont acquis une subtile délicatesse ; toucher, et puis entendre ce qu’on a l’obligeance de lui conter : il voit de ses mains, et il voit de son imagination secourue par ses souvenirs. Un canon de 75, il le palpe, le caresse, le sent tiède. Et c’est le soleil qui a chauffé le métal. Puis, un drapeau pris aux Boches, l’aveugle ne le touche pas, à cause d’une vitre qui est dessus. Mais il s’approche ; il pose ses mains sur la vitre : « Raconte ; fais-moi voir… » On lui raconte le drapeau ; il le voit, en quelque sorte, et il est content. Les personnages des autres dialogues sont aussi des gens de l’arrière, de toute condition, de tout métier, non de toute opinion : car il n’y a qu’une opinion, qui naît de la commune souffrance et de l’attente pareille. L’auteur a inventé les incidens ; et il les a voulus petits, dans la formidable aventure, afin qu’on sentit comme la douleur est méticuleuse, afin qu’on sentit comme les résumés de l’histoire sont incomplets et grêles auprès de la douleur illimitée, infinie. L’auteur a inventé ses personnages ; ou plutôt il les a empruntés à la vie quotidienne ; et il les a tous inclinés vers de nouveaux sentimens, ceux que la guerre a le plus animés, tristesse et courage, résignation, pitié, dans le chagrin même une élégance d’énergie. Il leur a donné un langage simple et joli ; et il leur a donné cette naïveté, leur vérité : les grands malheurs découvrent les âmes, ne leur laissent nul déguisement. C’est ainsi que la guerre a changé les âmes. Et c’est ce que montre l’auteur des Dialogues, qui sont une chronique des âmes pendant la guerre : chronique merveilleuse de fine et douce et tendre intelligence.

Il y a plaisir à constater que nos écrivains, dans leur tâche imprévue, gardent leur manière, n’empruntent pas un instrument littéraire dont ils n’eussent pas l’usage et emploient le talent qu’ils avaient, suffisamment souple et riche. L’historien de Napoléon, le poète des Gueux, le philosophe de la Destinée, le peintre des pays étranges et de la belle Tahiti, nous les retrouvons, dans leurs chroniques de guerre, tels qu’ils nous ont enchantés : le bouleversement, qui a excité leur passion, leur verve ou leur génie, n’empêche pas que les voici tout prêts à servir, selon leurs velléités.

M. Frédéric Masson a recueilli ses chroniques de charité. Ce ne sont pas les seules qu’il ait écrites depuis deux ans. Les autres, il annonce le projet de les recueillir un jour : les autres, celles qui ont eu « l’heur de déplaire, » dit-il. Et il n’est point fâché, on le voit, de ce qu’elles déplaisent, à qui ? — à cette « faction » de gens que la guerre a férus d’un vif amour, et très subit, pour « la philosophie, la littérature, la culture, la musique allemandes : » ces gens, il ne les a point ménagés, mais il les a secoués et il n’a pas fini de les traiter, le mieux du monde, comme les amis de nos ennemis. On l’insulte : « Tant mieux, c’est que j’ai touché ! » Une prétendue impartialité, au profit des Boches, lui semble une gageure, et de mauvais aloi. Cette perversité l’impatiente. Il se fâche ; et il se fâche bien : sa colère a un bel accent. Nous aurons le livre de la colère : en attendant, nous avons le livre de la bonté. Dès le premier jour de la guerre, M. Frédéric Masson s’écriait : « Et les vieux ? » Il voyait toute la France mobilisée, toute la jeunesse à la besogne : il demandait pour les vieux, comme il dit, de l’ouvrage. Les vieux ? Qu’ils demeurent dans leur retraite : on leur enverra les nouvelles... Jamais de la vie ! Qu’on les emploie : ils ne sont pas si vieux ! Qu’on les emploie à compter les cartouches, les souliers, les couvertures, à distribuer les pantalons, à coudre les boutons, « n’importe quoi, pourvu qu’ils croient faire quelque chose ! » Le croire : M. Masson s’en fût-il contenté ? Mais il affirmait que, si le travail des vieux n’était pas indispensable, leur présence du moins serait bonne, afin qu’on sût, dehors et au dedans, « que toute la nation était debout, des vieillards aux enfans, qu’elle était résolue et qu’elle était prête. » Il insiste bientôt : pour conduire les automobiles, pour les bureaux, les vestiaires, pour battre les habits, les plier, les ranger, pour éplucher les légumes, pour faire la cuisine ou bien y aider, les vieux sont là ; — « oh ! n’écartons personne ! » — Il n’est pas toujours facile de trouver de l’ouvrage, et si l’on rechigne à quémander même l’occasion d’un dévouement. M. Masson ne dérangea personne. Il regarda autour de lui et vit beaucoup de misère matérielle et morale, et décida d’y remédier dans la mesure de ses forces, plutôt sans consulter ses forces, mais son cœur seulement. Il a créé les œuvres qui s’appellent : Pour les femmes, Assistance mutuelle des veuves de la guerre, Assistance aux dépôts d’éclopés ; il a sans relâche administré l’Hôpital de l’Institut. Et il raconte tout cela, dans son livre A l’arrière, avec la simple modestie d’un homme qui songe à ce qu’il fait, non point à lui, à l’efficacité de son entreprise, non point à l’entrepreneur : mais je crois qu’il est plus fier de ses œuvres de guerre que de sa grande épopée napoléonienne.

Tout au long de son livre, il organise la bienfaisance ; il n’a pas de loisir ; il n’a pas de repos ; et, les flâneurs, il les rudoie ; les rêveurs, il les met en présence de la réalité, qui est exigeante. Il ne dit jamais que tout va bien ; mais il prétend que tout aille mieux. Il tarabuste le prochain : c’est qu’il s’agit des humbles, dont il a pitié. Le caractère de son livre, c’est la pitié ; c’est une émotion qu’il contient de façon qu’elle ne l’empêche pas d’accomplir son projet, une émotion qu’il ne réussit pas toujours à dissimuler et qui éclate quand il invoque ainsi la bonne volonté des femmes attristées : « En attendant qu’on vous appelle, mes sœurs, mes filles, voulez-vous écouter un homme qui n’a pas le bonheur de croire, mais qui sent en ce moment l’impérieuse, l’inéluctable voix des ancêtres ? Mes sœurs, allez dans vos églises et dans vos temples ; priez ! Qu’une continuelle prière, qu’un chœur de vos voix concertées s’élève vers le Dieu auquel vous croyez !... » Et, un soir de brumaire, à la veillée de la fête des morts, il s’abandonne au chagrin de la France ; il entend la plainte des hommes et des femmes, une plainte continue, qui parfois s’élève, et parfois s’abaisse, et que des sanglots ponctuent, puis un chant, le chant de la victoire prochaine et de la délivrance. Mais, le lendemain, il est à son poste de combat, contre l’indigence et la mélancolie. Son livre enseigne comment on se console en consolant, comment on se sauve de soi, comment le bien qu’on fait vous récompense : la charité n’est pas ingrate.

Les Proses de guerre, de M. Jean Richepin, sont d’une autre sorte. Non certes que la compassion n’y intervienne, la fraternité la meilleure et le désir d’alléger le fardeau de calamité. Mais premièrement, l’auteur de ces Proses de guerre se propose de tendre les énergies, de les dresser plus fortes, plus résistantes et de leur donner ce solide ressort, la haine. De la leur donner ? De l’exalter en elles : « la haine implacable, dont il faut nourrir sans trêve son vouloir tenace, entier, absolu, jusqu’au bout et à n’importe quel prix. » Il a écrit un « évangile de la haine. » Il l’a relu : il en a senti la violence ; il y a senti « le souffle tumultueux de la passion, et que le verbe voudrait s’achever en cri, et que le cri souffre de ne pouvoir s’achever en geste. « Or, il sait que, depuis des milliers d’années, l’humanité est en chemin vers quelque douceur, s’éloigne de la barbarie, et que la haine et la barbarie sont deux sœurs funestes, vieilles et qu’on a crues mourantes. La barbarie avait son repaire en Allemagne : et donc il faut « bouter hors de l’humanité » l’Allemagne. Après cela, plus de haine ; avant cela, toute la haine. Si notre cœur, trop plein, dit Shakspeare, « du lait de l’humaine tendresse, » méconnaissait aujourd’hui son devoir de haine, la barbarie s’éterniserait, la haine aurait besoin de durer jusqu’à la fin du monde. Alors, vive la haine, pour que survive la tendresse humaine ! Les chants de haine de M. Richepin, sous le nom de Proses de guêtre, ce sont des poèmes d’un rythme impétueux, scandés fortement, et sans rime, non sans mesure : on leur battrait la mesure. Non sans refrains : les détours des phrases ramènent habilement les mots les plus marqués, les plus imagés ; puis les phrases repartent pour de nouvelles aventures d’idées, d’images et de mots. Étonnantes combinaisons verbales, d’une ingéniosité souveraine et d’une adresse qui n’arrête pas la prodigalité inventive. Aucune recherche : mais la trouvaille, et perpétuelle. C’est drôle, c’est bizarre, c’est amusant ; — prouesses de vocabulaire et de syntaxe, mais le vocabulaire le plus franc, populaire et savant, d’une opulence et d’une variété extraordinaires, toujours exact ; et la syntaxe qui se joue, mais avec une sûreté parfaite ; — c’est amusant, terrible aussi de colère !... « S’il est possible qu’il fleurisse encore quelque part, dans l’âme française, une dernière fleur de pitié pour ces brutes, il faut l’en extirper comme une fleur de poison, et en faire de la cendre et du fumier, et planter à même ce terreau immonde, la fleur que nous ne connaissions point, la fleur que nous devons cultiver désormais, la sainte fleur de la haine... « Ainsi prélude l’un des poèmes ; puis il déroule son thème et, de tous les argumens de la haine, compose des strophes ; et, comme une ballade bien menée, aboutit à cet envoi : « âme française, âme gaie, généreuse, noble, âme de ce pays souriant que nos vieux poètes appelaient déjà, il y a mille ans, la douce France, l’heure est venue de ne plus être par trop la douce France et de laisser fleurir en toi la fleur de la haine, de la haine implacable, sans rémission, sans exception, justicière et vengeresse, de la haine qui va enfin devenir par toi la belle haine, la sainte haine, la haine ayant pour épanouissement suprême l’amour entre tous les enfans de la terre, une fois Caïn exterminé ! » Un autre poème est un air de chasse furieuse. Après la bataille de la Marne, quand la Bête se sauve, le poète sonne son hallali : « Taïaut ! taïaut !... » Pour « affoler la fuite » de la Bête, il lui crie le « taïaut ! taïaut ! » et rêve de le lui crier jusqu’à cette bauge où elle se tapira, — quand ça ? plus tard ! — et sera « fouaillée par la nagaïka des Cosaques, » enfin « servie à la baïonnette par les Turcos, » sous les rires de l’univers. Formidable lyrisme de la haine ; et, moquez-vous ! « je suis un pauvre vendangeur de mots, un vigneron du verbe, soûl du vin qu’il en fait, délirant des chimères qu’il rêve dans cette ivresse, et mettant toute sa gloire à en soûler les autres et à les voir délirer comme lui !... » Mais ce délire est une sagesse, quand toute la claire pensée du livre, et son refrain, comme je disais, le voici : Delenda est ; la formule de Caton, M. Richepin l’a reprise et l’a mise dans le langage d’un grand poète français

M. Maeterlinck, la haine lui est toute neuve, et d’abord le gêne : « Pour la première fois, dans une œuvre qui, jusqu’à ce jour, n’avait maudit personne, on entendra des paroles de haine et de malédiction... » Et il a des scrupules : « porter atteinte au respect et à l’amour que nous devons à tous les hommes, » c’est un acte qu’il n’avait pas envie de commettre. Et il aimait l’Allemagne ; il la croyait grande et généreuse. Il comptait, en Allemagne, des amis, lesquels maintenant, morts ou vivans, sont pour lui dans la tombe. Certains crimes anéantissent le passé, ferment l’avenir ; et « en écartant la haine, j’aurais trahi l’amour ! « La guerre lui apparaît, parmi les malheurs de l’humanité, le plus révoltant, le seul révoltant, « puisqu’il est le seul qui tout entier tienne dans la main des hommes. » L’Allemagne a voulu ce malheur : elle est, pour cela, sans pardon. En face de l’Allemagne, la Belgique : elle a voulu l’honneur. Avec quelle tendresse d’admiration, M. Maeterlinck définit les hautes volontés de sa patrie ! Elle a eu à choisir dans cette alternative : ou bien le désastre matériel, ou bien le désastre moral ; et, sans nulle hésitation, ce qu’elle a choisi, ce fut le martyre. Elle aurait pu invoquer sa faiblesse, l’inutilité de son sacrifice : « On ne vit qu’une chose, la parole don née ; il fallait mourir pour elle, et depuis ce jour-là, nous mourons ! » La haine, afin de ne pas trahir l’amour : à présent, la haine semble facile ; mais plus tard ? Après la victoire, les vaincus lâcheront de nous apitoyer, nous diront que l’Empereur et ses hobereaux les ont dupés, nous rappelleront l’aimable Germanie des tilleuls, des clairs de lune, des vieilles maisons quiètes et de la cordialité hospitalière ; ils nous prieront de ne pas confondre, avec le Prussien si mauvais, le bon gros Bavarois, le tranquille habitant des provinces rhénanes, le Silésien, le Saxon. Eh bien ! ces gens se valent ; et, l’aimable Germanie, a-t-elle existé ? Si elle a existé, l’Allemagne qui la remplace, on l’a vue. Aujourd’hui, ces vérités sont claires. Le resteront-elles ? L’auteur des Débris de la guerre se méfie des sophismes qui obscurciront l’évidence ; il se méfie de la douceur des races qui n’ont pas un vieil usage de la rancune ; et il se méfie de lui-même. Donc, il se gourmande et, lui-même, s’avertit : « Prenons dès aujourd’hui nos résolutions implacables. Disons-nous, dès cette heure, que tout ce qu’on nous dira plus tard sera faux et tenons-nous à ce que nous décidons à présent dans la grande clarté de l’horreur. Il n’est pas vrai qu’il y ait, dans cet immense forfait, des innocens et des coupables ou des degrés dans l’attentat : tous ceux qui y prirent part se trouvent sur le même plan. Il n’y a pas d’Allemands du Nord plus ou moins carnassiers ou d’Allemands du Sud, plus ou moins attendrissans : il y a l’Allemand tout court qui, du Sud au Septentrion, s’est révélé une bête de proie que rejette la volonté de la planète... » Ces lignes sont datées du mois de septembre 1914. Et, à l’épilogue du livre, M. Maeterlinck pose encore le problème de la haine implacable : « Le poids de la haine est le plus lourd que l’homme puisse porter sur cette terre, et nous courberions sous le fardeau. Mais d’autre part nous ne voulons pas être, une fois de plus, les dupes et les victimes de la confiance et de l’amour ! » Ce livre de la guerre est pathétique : dans la mêlée, — car nulle métaphysique n’a élevé, n’a égaré hors de la mêlée ce patriote, — l’auteur de La Sagesse et la Destinée a composé ce livre, ce débat de conscience, cruelle péripétie de sa longue méditation, sereine hier, troublée affreusement ; et, au bout du compte, la solution du problème où est engagé l’avenir de toute pensée, le philosophe la confie aux soldats.

La Hyène enragée, livre de haine encore, est aussi un autre Livre de la pitié et de la mort. Un petit livre qui « s’est fait comme de lui-même, au hasard des choses vues, » au hasard des sentimens éprouvés. L’auteur craint qu’il ne soit trop « pâle : » eh ! la langue française, langue de beauté, « n’avait pas su prévoir les mots dont on pourrait avoir besoin un jour, au XXe siècle, pour désigner certaines abominations et certains monstres ! » Livre de la désolation : M. Pierre Loti, après avoir peint les pays les plus divers, ceux qu’illumine le soleil, ceux que le temps a dévastés, après avoir trouvé des couleurs et des nuances pour les plus divers tableaux de ce monde où il a diverti sa curiosité passionnée, doute de réussir à copier le nouveau spectacle. Et voici un village : peu importe le nom du village ; un village sous le soleil. Passent, vont et viennent des Écossais, des cuirassiers français, des turcos, des zouaves et des Bédouins dont le salut relève le burnous. Passent, dans ce village du Nord de la France, des autobus de Londres. Et l’on entend la canonnade ; mais on s’apprête à déjeuner : « comment s’inquiéter, avec un si beau soleil, un si étonnant soleil d’octobre, el des roses sur les murs, et des dahlias dans les jardins à peine touchés par les gelées blanches ! » On dirait d’une fête, « improvisée aux environs de quelque tour de Babel. « Passent des jeunes filles, des petits enfans blonds qui vous apportent en cadeau les fruits qu’ils ont cueillis dans leur verger. Des religieuses font asseoir des blessés sur des caisses ; une bonne sœur qui a de jolis yeux sous sa cornette s’occupe d’un zouave aux deux bras bandés et le fera manger comme un bambin, puis le fera fumer, lui présentant aux lèvres la cigarette et lai contant on ne sait quelle histoire enfantine, dont ils rient tous les deux. Passent des prisonniers allemands, l’air bestial et sournois » Un vieux curé de chez nous fume sa pipe. Le canon tonne. Au moment où vous partez, une fillette, pour vous fleurir, se dépêche d’arracher dans son jardin une gerbe d’asters d’automne. Voilà, présentement, un village du Nord de la France. Le sensible écrivain qui a couru les cinq parties du monde, en quête de pittoresque et, autant dire, de dépaysement, et qui l’a trouvé dans les îles lointaines, et qui ensuite l’a trouvé au pays natal dont il avait perdu l’ancienne habitude, hésite devant le spectacle nouveau, qui tout d’abord semble une extravagance de l’imagination malade, et qui est la simple réalité, la raison même et l’ordre, la volonté, l’amitié en butte à la barbarie. Est-ce la France ? Plus que jamais ! La France plus française que jamais, il l’a peinte avec un art tremblant d’amour et d’émoi, et avec l’étonnement de la voir ainsi, avec la joie de la reconnaître bientôt sous un tel aspect. Les sentimens qui sont la poésie de toute son œuvre, le sentiment de la vie brève, le sentiment de la mort toujours là, le sentiment de la destruction lente ou brusque, le sentiment de la tendresse que demandent tous êtres et toutes choses proches de périr, le sentiment de l’espace et du temps, de l’absence et de l’oubli, thèmes de tristesse et de bonté, le spectacle nouveau les anime : la haine se joint à eux. Et reparaissent aussi les souvenirs. Dans une forêt, toute en souterrains peuplés de soldats, cavernes, taupinières à demi recouvertes de branches et de feuillages : « A l’île de Pâques, jadis, j’ai vu de telles architectures... » Deux petits enfans belges, des abandonnés, des réfugiés, qu’une bonne femme couche et endort : « Une fois, il y a longtemps, dans la mer de Chine, pendant la guerre, deux petits oiseaux étourdis, deux minuscules petits oiseaux, moindres encore que nos roitelets, étaient arrivés, je ne sais comment, à bord de notre cuirassé... Ils dormirent sans la moindre crainte, comme très sûrs de notre pitié. Ces pauvres petits Belges, endormis côte à côte, m’ont fait penser aux deux oisillons perdus au milieu de la mer de Chine... » Les Allemands, les « sauvages à couenne rose », ont tiré des coups de canon sur Tahiti-la-Délicieuse : « J’avais tout à fait oublié certaine île enchantée qui, très loin, sur l’autre face de la terre, au milieu du grand Océan austral, dresse, dans les nuages attiédis de là-bas, ses montagnes tapissées de fougères et de fleurs... Ce nom de Tahiti me fait l’effet de désigner quelque éden chimérique... « A peine ose-t-il revoir en esprit « la mer bleue bordée de plages toutes blanches de corail, la voûte des palmes, et les Maoris au continuel rêve, le peuple enfant qui ne songe qu’à chanter et à se couronner de fleurs... » Il refuse le souvenir ; et ce n’est qu’un frisson furtif ; ce n’est que du passé qu’il éconduit avec douceur, et un sourire qu’il efface...

Il y aurait d’autres belles et attachantes chroniques de la guerre à signaler. M. André Suarès publie une remarquable série de « Commentaires sur la guerre des Boches. » Quatre volumes ont paru : Nous et eux, la Nation contre la race, C’est la guerre et Occident. M. Suarès, le chroniqueur Caërdal, est assurément l’un des écrivains les plus originaux de l’époque, et de ceux qui n’essayent pas, qui ne désirent pas de joindre leur pensée à celle d’autrui. Son originalité puissante, il s’est plu à la préserver ; même, il s’est amusé jadis à lui donner l’air un peu d’une citadelle revêche où son orgueil était content. Je ne vais pas dire que ses Commentaires sont moins originaux, certes ; mais l’unanimité française, dans la prodigieuse aventure, l’a touché : il s’est plu à sortir de sa forteresse et, en quelque sorte, à fraterniser de bon cœur avec ses compatriotes, à partager leurs colères, leurs confiances, leurs volontés. Il n’a point épargné les Boches, ni leur Nietzsche. Il a bien marqué l’absolue antipathie des races ou des peuples : « Tout ce qui est le charme de la vie et la beauté de l’âme, tout ce qui fait l’homme et l’esprit de finesse, tout ce que la France entend par civilisation, qui est sa vertu la plus exquise, les Allemands l’appellent décadence. Et ils appellent culture tout ce qui fait pour nous leur barbarie. » Il a prouvé que la velléité populaire de la France est bonne ; et il a prouvé que, dans l’épreuve de la France, le plus délicat des artistes et le penseur le plus jaloux de soi aime la certitude nationale. M. Marcel Boulenger intitule ses notes de chagrin Le cœur au loin : « Qui n’a le cœur au loin, pendant la guerre ?... Qu’aura été la Grande Guerre ? Une époque où toutes les âmes sont parties. » C’est un départ aussi qu’il raconte, et sa maison qu’il a quittée : Dulcia linquimus arva... « J’aimai à mon pays... » Son pays, c’est la France et, dans la France, le Valois, « la contrée de Nerval et de Rousseau, les promenoirs de La Bruyère et de Théophile, et Chaalis, et les déserts d’Ermenonville, et les blondes campagnes, et les ruisseaux flexibles du Valois... » Il a « une âme d’envahi ; » son récit, tout simple et d’une élégance discrète, c’est plus de peine qu’on n’en a sans que les larmes viennent aux yeux, larmes qu’il cache et qu’on devine, et qui appellent d’autres larmes. Un second volume de M. Boulenger, Sur un tambour, est un recueil d’essais où, parmi tant de pages frémissantes, on trouvera un beau portrait, et qu’on dirait d’école italienne, du colonel Peppino Garibaldi, un portrait du quattrocento. De l’Arrière à l’Avant, c’est le recueil de M. le bâtonnier Chenu, vif écrivain, grand avocat dans la chronique même et qui toujours plaide la meilleure cause : la cause de la France ; et avec une éloquence précise, une éloquence d’affaires et dont l’accent vient du cœur. M. Fernand Laudet n’a pas continué plus avant que le printemps de l’an dernier son Paris pendant la guerre ; et c’est dommage : ses « impressions » avaient une justesse bien souvent exquise, un charme de mélancolie brave, un tour aisé, de la grâce et de la force.

Voilà, en résumé, le service de guerre de nos chroniqueurs. Un bon service. Il s’agissait de maintenir, au milieu des tourmens de tout un pays, les idées et les sentimens les plus vrais et, pour ainsi dire, les plus toniques. Il s’agissait de donner aux vertus admirables que réclamait la guerre un attrait de beauté, de raison. Il s’agissait d’organiser la résistance des âmes et aussi leur activité charitable. Tout cela fut fait. Si les civils tiennent, la littérature les a secondés.

Ces œuvres du temps de la guerre, et qui pour le moins resteront comme un témoignage au grand honneur de la littérature, annoncent la littérature des lendemains de la guerre, l’annoncent mystérieusement encore ; on ne devine pas tous ses caractères : on sait que la guerre l’aura touchée. Il est impossible qu’après un tel émoi, dont les signes sont manifestes, elle ne garde pas longtemps, — et, puisque, d’effets en effets, les causes durent, il est impossible qu’elle ne garde pas à jamais le souvenir et la marque des années effroyables et sublimes.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Maurice Barrès, L’Ame française et la guerre, 4 volumes (Émile Paul) ; — Henri Lavedan, Les Grandes heures, 2 volumes (Perrin) et Dialogues de guerre (Fayard) ; — Frédéric Masson, A l’arrière (Ollendorff) ; — Jean Richepin, Proses de guerre (Flammarion) ; — Maurice Maeterlinck, Les débris de le guerre (Fasquelle, ; — Pierre Loti, La hyène enragée (Calmann-Lévy) ; — André Suarès, Commentaires sur la guerre des Boches, 4 volumes (Émile-Paul) ; — Marcel Boulanger, Le cœur au loin et Sur un tambour (Crès) ; — Charles Chenu, De l’arrière à l’avant (Plon) ; — Fernand Laudet, Paris pendant la guerre (Perrin).