Revue littéraire - Chateaubriand et les sauvages

Revue littéraire - Chateaubriand et les sauvages
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

CHATEAUBRIAND ET LES SAUVAGES[1]

Le 8 avril 1791, Chateaubriand s’embarquait à Saint-Malo, sur le Saint-Pierre, un brick de cent soixante tonneaux, capitaine Dujardin Pinte-de-Vin, pour l’Amérique. Il a raconté son odyssée dans le Voyage en Amérique, dans les Mémoires d’outre-tombe ; il en parle dans l’Essai sur les révolutions, dans Atala et dans les Natchez. Enfin, quelques-unes de ses œuvres les plus belles et attrayantes sont nées de son aventure américaine ; et quelques-uns des sentimens qu’il a rendus avec le plus de charme et qui n’ont pas fini d’alarmer les imaginations datent d’alors. A vingt-trois ans, il n’avait encore publié qu’une élégie, cet Amour de la campagne, qui parut, sous la signature du chevalier de C., dans l’Almanach des muses de l’année 1790. Et cette élégie n’est pas laide : mais on n’y devine pas du tout Chateaubriand. Il était à cette époque l’ami et rêvait aussi d’être l’émule de Fontanes et de Parny : Fontanes et Parny ont fait beaucoup plus joli et plus original que l’Amour de la campagne. Le génie de Chateaubriand ne s’est épanoui que tard et il avait pris ses premières forces dans la solitude américaine.

Le brick Saint-Pierre mena le voyageur à Baltimore. Et, si l’on s’en rapporte aux récits du voyageur, il faut dessiner ainsi son itinéraire : de Baltimore à Philadelphie et New-York ; de New-York à Boston et retour à New-York ; de New-York à Albany et au Niagara ; exploration des lacs du Canada ; du lac Erié à Pittsburg sur l’Ohio ; descente de l’Ohio et du Mississipi jusqu’aux Natchez ; exploration de la Louisiane et des Florides ; voyage vers le Nord par Nashville, Knoxville, Salem, Chillicothe ; voyage de Chillicothe à Philadelphie. Et puis on lit, au dernier chapitre du Voyage en Amérique : « Revenu à Philadelphie, je m’y embarquai. Une tempête me poussa en dix-neuf jours sur la côte de France, où je fis un demi-naufrage entre les îles de Guernesey et d’Aurigny. Je pris terre au Havre. Au mois de juillet de 1792, j’émigrai avec mon frère. » Après cela, nous sommes tentés de croire que Chateaubriand se promena en Amérique depuis le mois d’avril 1791 jusqu’au mois de juillet 1792. Or, en quinze mois, il avait, dit-on, le temps de parcourir les régions qu’il a si admirablement décrites. Mais il n’est pas resté quinze mois en Amérique.

La traversée de Saint-Malo à Baltimore fut très longue. M. Victor Giraud, à qui l’on doit de si remarquables études sur Chateaubriand, a retrouvé les mémoires d’un certain abbé de Mondésir, qui était à bord du Saint-Pierre et qui assure que la traversée dura cent quatre jours : il se trompe de onze jours. Mais le Saint-Pierre amenait à Baltimore les fondateurs d’un séminaire, où fut conservée la date de l’arrivée du Saint-Pierre : le 10 juillet. Et les quinze mois du séjour américain se réduisent à douze mois. Secondement, Chateaubriand n’est pas parti pour l’émigration au lendemain de sa rentrée en France, comme le donnerait à penser cette phrase, que je citais, du Voyage en Amérique. Avant de rejoindre l’armée des Princes, il hésita longtemps et même baguenauda. Il avait quitté Philadelphie le 10 décembre 1791 : ce n’est pas quinze mois, mais cinq mois très exactement, qu’il a passés en Amérique. Voilà ce dont s’aperçut M. Joseph Bédier, qui, dans ses Études critiques, pose la question de savoir ce qu’a pu faire Chateaubriand de la magnifique tournée dont il se vante.

Il n’a pas pu la faire toute, en cinq mois. Cependant, il allait vite. Plus tard, en Grèce, à l’époque où il découvrait d’un clin d’œil les ruines de Sparte, qui d’ailleurs étaient connues déjà, mais non de lui, un Italien du nom d’Avramiotti le rencontra et le vit à sa besogne d’explorateur et d’archéologue. Avramiotti lui parle d’Argos et des travaux de M. Fauvel. Il le conduit au château d’Argos et voudrait le convaincre d’examiner les pierres, les inscriptions ; Chateaubriand répond que « la nature ne l’a point fait pour ces études serviles, qu’il lui suffit d’une hauteur pour s’y rappeler les riantes fictions de la Fable et les souvenirs de l’histoire. » Avramiotti déplore une telle rapidité : « Voilà pourquoi, volant sur les cimes de l’Olympe et du Pinde, il place à son gré les villes, les temples et les édifices. » Avramiotti a raison ; mais Chateaubriand se fie à son génie et n’a pas tort. Les Notes critiques d’Avramiotti sont ennuyeuses : l’Itinéraire si beau, est amusant. Mais, tout en voyageant avec génie, Chateaubriand devait compter, en Amérique, avec les difficultés de la route. M. Bédier prouve que Chateaubriand fit une heureuse excursion de Baltimore au Niagara, en passant par Philadelphie, New-York, Boston et Albany. Pour les régions qu’il n’a pas visitées et qu’il a décrites magnifiquement, l’auteur du Voyage en Amérique a utilisé les livres des voyageurs : ’ le jésuite François-Xavier de Charlevoix, William Bartram, Jonathan Carver, Le Page du Pratz et Bonnet ; M. Dick ajoute un Italien, Beltrami.

Ces résultats d’une critique honnête et sûre semblaient acquis. Un professeur à l’Université de Californie, M. Gilbert Chinard, s’est avisé de les contrôler à son tour. Il vient de publier un savant ouvrage, L’exotisme américain dans l’œuvre de Chateaubriand : très savant ouvrage et d’une agréable lecture. Dès la première page, il montre de la mauvaise humeur et de l’indignation vive contre les commentateurs que les remarques de M. Bédier d’abord et celles de M. Dick ont persuadés. Alors, on s’attend qu’il démontre que Chateaubriand fit tout le voyage, descendit l’Ohio et le Mississipi jusqu’aux Natchez, explora la Louisiane et les Florides. Pas du tout ! « Quels que fussent les moyens de transport dont disposait Chateaubriand, il n’a pu faire le voyage… » Le voyage de la Louisiane et des Florides… M. Chinard, avec une excellente méthode, a examiné l’itinéraire et, pour ainsi dire, l’horaire des autres voyageurs : il n’en a pas trouvé un seul qui ait franchi cette distance dans le temps où il faudrait que Chateaubriand l’eût franchie pour prendre à Philadelphie le bateau dès le 10 décembre. Et supposons, dit-il, que Chateaubriand n’ait pas perdu un jour, afin de réparer sa pirogue, afin de reposer son cheval, afin de se reposer ; admettons qu’il ait traversé sans nul incident ce pays tout hanté de pillards ; dispensons-le des hasards, des orages, des aventures ; admirons avec joie qu’il n’ait point laissé sa vie dans une entreprise folle et impossible : nous n’avons pas résolu le problème. Une difficulté subsiste ; et c’est M. Chinard qui l’a signalée. Dans les quatre ou cinq années qui ont précédé le séjour de Chateaubriand en Amérique, la région de l’Ohio avait subi maintes tribulations. Les Indiens se préparaient à la révolte. « Poussés par les Anglais et les Espagnols, les indigènes postés sur les bords du fleuve harcelaient les bateaux qui tentaient la descente, massacraient les fermiers dans les champs et saccageaient les plantations… Ne retenons que les faits principaux : le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à cette date, ç’aurait été folie à un Européen de s’aventurer sans une véritable armée à l’Ouest du fort Washington, dans une contrée où les Indiens étaient en pleine révolte… » Chateaubriand ne craint absolument rien ni personne ? Bien ! Mais, d’habitude, les dangers qu’il méprise, il ne les cache pas. En outre, il n’a rien vu, dans la région de l’Ohio, de ce qu’on y voyait en 1791 à l’automne. Il n’a pas vu cette colonie française du Scioto, à laquelle appartenait le protecteur et l’ami de son ami Fontanes, le vieux marquis un peu toqué de Lezay-Marnésia, tout à côté des « fameuses ruines qu’il prétend avoir visitées ; » il n’a pas vu « ces malheureux colons français, doreurs, carrossiers et perruquiers transportés brusquement dans le désert et qui, la cognée à la main, luttaient héroïquement contre la forêt ; » il n’a pas vu cette ville de Marietta, fondée l’an 1787 en l’honneur de Marie-Antoinette. Il a vu, il prétend avoir vu, en 1791, l’Ohio de 1785. Pourquoi ? C’est M. Chinard qui nous l’apprend.

Chateaubriand n’a point visité la région de l’Ohio. Mais il l’a décrite ; et, pour la décrire, il a emprunté les récits d’un voyageur anglais, Gilbert Imlay, Or, la Description topographique de Gilbert Imlay parut à Londres en 1792 ; mais Imlay avait parcouru la région de l’Ohio en 1785 : et voilà pourquoi Chateaubriand décrit pareillement l’Ohio de 1785.

Bref, aux sources qu’avait découvertes M. Bédier, nous ajouterons, sur le témoignage de M. Gilbert Chinard, le livre de Gilbert Imlay. Et laissons Beltrami, puisqu’il paraît que, sur divers points, M. Dick s’est trompé. La conclusion de M. Chinard ne dément pas la conclusion de M. Bédier. Plutôt, les travaux de M. Chinard confirment et complètent les travaux de M. Bédier : Chateaubriand, parti de Baltimore, a traversé le territoire de la Genesse ; il s’est promené « dans une région encore à demi sauvage et en tout cas très peu peuplée, » et il a vu le Niagara. Réduit à cela, son voyage lui donnait du loisir. Peut-être s’est-il attardé à New-York, à Boston ; peut-être est-il allé à Pittsburg et, sans trop s’éloigner, peut-être a-t-il fait, sur les bords de l’Ohio, « des excursions ou des parties de chasse. » M. Chinard, au bout du compte, nous engage à n’être pas dupes des hâbleries de cet explorateur. Il s’en tient à la réponse que fit Chateaubriand lui-même à Rivarol chez le baron de Breteuil : « D’où vient votre frère le chevalier ? dit-il à mon frère. Je répondis : de Niagara. »

Mais alors, pourquoi M. Gabriel Chinard blâme-t-il les commentateurs qui ont dénoncé les hâbleries américaines de Chateaubriand ? Il réclame, pour Chateaubriand, plus de respect : sans aucun doute l’aurait-il obtenu, s’il avait eu l’occasion d’établir la vérité, non l’imposture, de ce Voyage en Amérique. Au surplus, reconnaissons-le : les études auxquelles ont donné bleu, depuis quelques années, la vie et l’œuvre de Chateaubriand ne laissent pas ce grand homme tel exactement qu’on se le figurait. Il n’a plus cette majesté imposante qui avait de la beauté, qui était un peu froide et qui écartait de lui la familiarité, mais aussi l’amitié. Joubert, qui l’aimait tendrement, l’appelait « ce bon garçon, M Le bon garçon ne se voyait pas, dans le personnage très solennel que la légende avait composé. Regrettez-vous sincèrement ce Chateaubriand majestueux et que vous n’aviez point envie de lire ? Vous l’admiriez et ne le lisiez pas : avouez-le. Il était devenu l’un de ces dieux incontestables, mais lointains, et qui n’ont pas d’infidèles, et qui n’ont plus de fidèles. Peut-être vérifierait-on que les années sont les mêmes, durant lesquelles l’auteur des Martyrs a été l’objet de la déférence la plus parfaite et la victime de l’abandon le plus injuste. Maintenant, on retourne à lui. Et il ne paraît plus impeccable. Ses histoires d’amour sont frivoles et nombreuses : il s’y montre ce qu’il était, égoïste, vaniteux, voluptueux et tendre ; pareil à d’autres, mais avec un éblouissant génie dans ses fautes comme dans son charme. Et ses histoires d’amour ne sont étrangères ni à son œuvre de poète ni à son activité politique : il a été lui-même tout entier, sans cesse, en tout ce qu’il a fait de bien, de mal, de surprenant, et en tout ce qu’il a rêvé comme en tout ce qu’il a écrit. Il avait de l’orgueil et de la coquetterie, le désir de plaire et de séduire. Il aimait les femmes et la gloire ; il a recherché l’assentiment de la postérité un peu comme celui d’une femme : et il a voulu être beau, mais il n’a pas désiré qu’on n’osât point toucher à lui. Et vous croyez qu’il se guindait : mais non, c’est vous qui le guindiez. Il y a du bon garçon, dans sa manière ; approchez-vous de lui, et voyez-le sourire gentiment.

Ce qui manque aux anciens portraits de lui, qu’on feint de regretter, — et il y a du pharisaïsme dans ce regret, — c’est une vertu sans laquelle on n’est pas de chez nous, la bonhomie. - Laissez-lui ses péchés ; rendez-les-lui, et son sourire.

Il a écrit, dans le Génie du Christianisme : « Les grands écrivains ont mis leur histoire dans leurs ouvrages. On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs… » Et il a écrit les Mémoires d’outre-tombe, afin que l’on connût les souvenirs qui lui avaient composé son génie, afin qu’on devinât son cœur tel qu’il l’a peint sous les apparences diverses de ses livres. Il n’éconduit pas votre familiarité. Puis, ce qu’il a inventé, c’est, dans la littérature et dans l’usage de la vie, une sensibilité nouvelle ; et, à cet égard, il a eu tant d’influence que, voilà soixante-dix ans qu’il est mort, et vous n’auriez aujourd’hui, en art et plus généralement au cours de vos journées, ni les mêmes goûts, ni une mélancolie pareille et enfin ni cette alarme de la pensée et de l’âme et des nerfs, s’il n’avait pas écrit. Nous n’avons pas de maître plus impérieux, parmi les écrivains d’hier, et dont l’enseignement continue de nous émouvoir. Il est permis de le juger.

Il est permis de savoir ce qu’il y avait en lui de meilleur, de démêler ce qu’il y avait en lui de moins raisonnable, et de l’admirer, de l’aimer aussi, avec discernement. Ce qu’il enseigne est une poésie : nous demanderons à d’autres un enseignement de réalité. Nous avons nos maîtres de sagesse et de vérité : il n’est pas l’un d’eux. Il enseigne d’autres délices.

Bref, il a fait un petit tour en Amérique. Et il a rapporté d’Amérique une « petite histoire » ou, du moins, le sujet, le ton, les couleurs et, pour ainsi parler, la musique d’une « petite histoire, » Atala, qu’il lut à Pauline de Beaumont plus tard et qui procurait à cette jeune femme « une sorte de frémissement d’amour » et lui « jouait du clavecin sur toutes ses fibres. » Mais il n’est point allé au pays des Natchez et il a emprunté à un voyageur plus hardi la description des rives de l’Ohio. « Qu’importe ? » s’écrie M. Gilbert Chinard. Il en a pourtant du chagrin : quand il a trouvé les. « sources » de quelques pages où le génie de Chateaubriand s’appuie aux informations de Gilbert Imlay comme la vigne à l’ormeau, il confesse loyalement son « grand regret. » Et que nous importe, en effet ? dira-t-on. Ces Charlevoix, Bartram, Carver, Imlay, voire ce Beltrami, qu’est-ce que c’est ? Les marchands de couleurs chez qui se fournissait le grand peintre Chateaubriand ! Je ne dis pas non. Mais j’emprunte à M. Gilbert Chinard une très jolie anecdote, qu’il a racontée dans un précédent volume et qui est toute pleine de signification. L’an 1550, le roi Henri II et la reine Catherine de Médicis firent leur entrée en la ville de Rouen, métropole du pays de Normandie. Les « citoyens » de la ville de Rouen, pour un si « triomphant, joyeux et nouvel advenement » organisèrent une fête somptueuse. Les sauvages étaient récemment à la mode. Les Rouennais s’avisèrent d’installer, dans une prairie, hors des murs, un village brésilien. Les pommiers de Normandie furent pourvus de « fruits de diverses couleurs » et eurent à représenter la flore des tropiques. Pour la faune, on trouva quelques oiseaux rares et « des guennonez, marmotes et sagouinz ; » mais la merveille, c’étaient « trois cens hommes tout nuds, hallez et hérissonnez : » des sauvages. Il parait que « l’œil du Roy fut joyeusement content ; » et l’œil de la Reine aussi. Les sauvages brésiliens s’étaient bâti des huttes, et travaillaient selon l’usage de leur lointain pays, et fumaient leurs pipes étranges. Sur le fleuve, se balançait un navire, où l’on voyait un bel équipage « vêtu de sautembarques et bragues de satin my-partis de blanc et de noir, autres de blanc et verd. » Et ce galant costume était une erreur gracieuse. Quant à ces trois cents hommes tout nus, les sauvages et le principal attrait de la fête, ils n’appartenaient pas tous à la même tribu : cinquante méritaient le nom de « naturels sauvages freschement apportez du pays ; » les autres, les deux cent cinquante autres, étaient bel et bien des matelots français « façonnez, habillez et équipez à la mode des sauvages d’Amérique, » — hélas ! — « mais, ayans fréquenté le pays, ils parlaient le langage et exprimaient si nayvement les gestes et façons de faire des sauvages comme si fussent natifs des mesmes pays. » Voilà les débuts de l’exotisme : et l’on y observe déjà ce mélange du vrai et du faux, qui est l’un de ses caractères et qu’il n’a point perdus. Il y a presque toujours, dans la peinture et dans la littérature exotiques, de la vérité, puis de l’imitation. C’est un art qui se prête à la supercherie. L’on ajoute, aux cinquante « naturels sauvages, » les deux cent cinquante figurans nécessaires que l’on n’a pu se procurer là-bas. Et l’on ajoute aussi, pour égayer un spectacle qui serait affreux, la caravelle où se joue un équipage habillé de satin. Chateaubriand ne s’est pas dispensé de ces coutumes : il a mis du salin dans le désert ; et, les sauvages qui lui manquaient, il les a pris au bout du compte où il les trouvait, chez Imlay, Charlevoix, Bartram et Carver.

Et, s’il se trompe, en quelques endroits, ce n’est pas sa faute, dit M. Chinard. S’il a « transporté sur les bords du Mississipi quelques plantes qui ne poussent qu’en Floride, comme le pistia stratiotes, » veuillez ne pas le lui reprocher : il n’avait pas vu le Mississipi ! Du moins a-t-il cherché ses documens « chez les auteurs qui, de son temps, faisaient autorité : » ces auteurs l’ont mal informé ? c’est à eux qu’il faut le reprocher. Ce que Chateaubriand n’avait pas vu, ce qui s’appelle voir, il l’avait lu. Et c’est, en somme, ce qu’on disait avant M. Chinard : c’est ce que dit M. Chinard à son tour, en le sachant mieux que personne. Mais on accuse Chateaubriand de « plagiats. » Cela fâche M. Chinard, et à bon droit. Le mot n’est pas juste. Quand Chateaubriand préparait le Génie du Christianisme, dans la solitude amoureuse de Savigny, auprès de Pauline de Beaumont, il lisait et il dépouillait nombre de volumes, les Lettres édifiantes, l’Histoire de la Nouvelle France, l’Histoire ecclésiastique, Montfaucon, les huit tomes des Moines ; ou bien, il priait son amie de les lire et de les dépouiller pour lui. Elle, ces livres l’ennuyaient ; et elle n’en tirait que du fatras. Elle donnait à René ce fatras : et René en tirait l’or de sa poésie. « Il y a là, écrit-elle, une sorte de miracle !… » Et elle appelait René l’Enchanteur. Examinez pareillement les pages de Charlevoix, de Bartram, de Carver et d’Imlay que Chateaubriand a lues et utilisées : ce n’est rien. Bartram a décrit soigneusement une mousse, tillandsea usnoïdes, qu’on voit aux arbres dans la région des tropiques : « Il est fréquent de voir presque tous les intervalles entre les branches d’un grand arbre entièrement rempli par cette plante ; le vent agile de longues traînes d’une longueur de quinze ou vingt pieds, suspendues aux branches inférieures, d’une masse et d’un poids tels que plusieurs hommes ne pourraient les soulever… » Les cèdres, dit Bartram, en sont comme vêtus : « Ce qui ajoute à la splendeur de leur apparence, ce sont de longues traînes de mousses qui pendent de leurs branches et flottent au vent… » Chateaubriand, qui n’a peut-être pas vu ces mousses, mais qui a lu Bartram, écrit : « Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d’une espèce de mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu’à terre. Quand, la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane une yeuse isolée revêtue de cette espèce de draperie, vous croiriez voir un fantôme, traînant après lui ses longs voiles. » Tous les détails, c’est Bartram qui les a notés ; mais, de tous les détails, c’est Chateaubriand qui a fait une image : et l’enchantement, le voilà. Chateaubriand n’a besoin de personne, — et qui donc l’y aurait aidé ? — pour écrire : « La nuit était délectable. Le génie des airs secouait sa chevelure bleue tout embaumée de la senteur des pins et, de la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache et sa lumière gris perle flottait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert. » Il n’y a pas de phrases plus belles, vastes, silencieuses. Après les avoir relues, on est tenté de conclure, avec M. Chinard : que Chateaubriand ait vu le Mississipi ou ne l’ait pas vu, qu’importe ?…

Cependant, lorsque l’Enchanteur préparait le Génie du Christianisme et demandait beaucoup de livres, Joubert écrivait à Pauline de Beaumont : a Dites-lui qu’il en fait trop ; que le public se souciera fort peu de ses citations, mais beaucoup de ses pensées ; que c’est plus de son génie que de son savoir qu’on est curieux… Écrivain en prose, M. de Chateaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs : par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers. Qu’il fasse son métier : qu’il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie ; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu’à rompre le charme et à mettre en fuite les prestiges… » Cette justesse que Joubert avait jusqu’au génie rend ces lignes admirables et charmantes. Mais Chateaubriand, à qui Pauline de Beaumont lisait les conseils de Joubert, s’écriait : « C’est le meilleur, le plus aimable, le plus étonnant des hommes ! » Et il riait. Et, sur l’avis de Joubert, il supprimait volontiers quelques citations : il ne les supprimait pas toutes ; puis, il en ajoutait. Et c’est ainsi que le Génie du Christianisme, avec tant de beautés adorables, devint un ouvrage encombré. Le Voyage en Amérique est encombré. Tous ses livres sont encombrés. Et Joubert insistait : « Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage. Il a son arbre, sa ruche et son trou : qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères ? » La vérité dont Joubert l’avertissait d’une si exquise manière, Chateaubriand l’a méconnue. Pourquoi ? C’est que son désir n’était pas seulement de composer de beaux livres et d’être le poète qu’il était. Il avait d’autres ambitions. Plus tard, ce fut la politique ; et il disait alors : « Dante, Arioste et Milton n’ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu’en poésie ?… Je ne suis, sans doute, ni Dante, ni Arioste, ni Milton ; l’Europe et la France ont vu néanmoins, par le congrès de Vérone, ce que je pouvais faire. » Et il disait à Marcellus : « Parce que nous avons écrit quelques pages de poésie, les routiniers des chancelleries nous accusent d’effleurer seulement la politique ; et ils nous disent incapables d’aller au fond des questions ou même de dresser un protocole, parce que nous ne sommes ni lourds ni décolorés ! » Ce poêle a passé sa vie à rechercher les divertissemens et la gloire de l’action. C’est à cela que lui servira la politique, au temps de son ministère et de ses ambassades, puis au temps de son opposition systématique. Plus anciennement, il a sans cesse prétendu joindre aux diverses réussites de son art une prouesse. Quand il écrit le Génie du Christianisme, il veut être plus qu’un poète, un théologien ; plus qu’un théologien, mais un Père de l’Église : et Joubert le supplie en vain de ne pas rivaliser avec Bossuet, qui porte la mitre et la croix pectorale. Quand il écrit le Voyage en Amérique, il veut être un explorateur et un pionnier. C’est ce qu’il n’était pas et dont il se donne l’air en ajoutant à son incomparable poésie a tant de ressources étrangères, » les trouvailles souvent médiocres et enfin tout le fatras des Charleroix, Bartram, Carver et Gilbert Imlay.

Ainsi, M. Chinard s’est abusé, s’il a cru que l’examen des « sources » auxquelles Chateaubriand puise, et beaucoup trop, mérite le mépris et n’est qu’une taquinerie assez misérable. Un tel petit problème, assurément, ne va point à la méditation des choses éternelles : et, si ce n’était qu’un jeu plaisant, ne dénigrons pas nos plaisirs anodins. Mais encore, c’est en quelque sorte un problème moral : et, au sujet d’un écrivain qui eut tant d’influence et continue d’agir avec tant d’efficacité sur la pensée et sur la sensibilité contemporaines-, les problèmes de ce genre ne sont pas inopportuns. C’est aussi un problème de littérature et d’art : je ne vois aucune raison pour le refuser, pour le dénigrer.

Tout en le dénigrant, d’ailleurs, M. Chinard ne l’a point refusé ; même, il a procuré quelques argumens nouveaux, d’un vif intérêt. Mais une autre question, — voisine, au surplus, — le tentait, et qu’il a fort bien traitée : ce fut de savoir comment Chateaubriand vint à son idée des bons sauvages, à une philosophie de la nature innocente, à une poésie du vertueux désert. Il a consacré à cette recherche trois volumes qui sont une histoire littéraire de l’exotisme américain. Curieuse histoire, et toute pleine de révélations.

Elle commence dès la découverte de l’Amérique. Et, tout d’abord, on ne sait pas si les sauvages américains ne sont pas des animaux un peu plus intelligens que les singes ou bien des sages très surprenans. Certains voyageurs les dédaignent et ne leur pardonnent pas d’être dépourvus de sentimens religieux et de vètemens honnêtes. Leur nudité leur a valu des objections ; et le protestant Léry, un bon, homme très chimérique, distribuait des chemises aux sauvagesses : il les leur faisait accepter, mais elles ne les gardaient pas longtemps, voire s’il essayait de les persuader « à grands coups de fouet, » dit-il. D’autres voyageurs prenaient leur parti d’une ingénuité qui leur semblait tantôt ridicule et tantôt belle. Les plus indulgens furent des jésuites, qui étaient partis pour évangéliser le nouveau monde et qui, là-bas, trouvaient une société mêlée de vertus et de vices, où les vices ne l’emportaient pas du tout sur les vertus plus que chez nous. Les sauvages menaient une vie de communauté, que les religieux préféraient au particularisme des mondains en Europe. Et, secondement, ces jésuites étaient pour la plupart des régens de collège, férus de l’antiquité : ils s’amusèrent à se figurer que les sauvages d’Amérique avaient beaucoup d’analogie avec les Grecs de l’Iliade et de l’Odyssée. L’un d’eux, le Père Lafitau, précieux écrivain, composa et dédia au régent Philippe d’Orléans un gros ouvrage intitulé Les mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps. Il comparait Achille à un Huron ; et Ulysse, « plaisant roi » d’une ile de quelques lieues carrées, il le comparait à un chef indien. Et il disait : « J’ai un singulier plaisir à lire le poème d’Apollonius de Rhodes sur l’expédition des Argonautes, à cause de la ressemblance parfaite que je trouve dans toute la suite de l’ouvrage entre ces héros fameux de l’antiquité et les Barbares du temps présent, dans leurs voyages et dans leurs entreprises militaires. » Le Père Lafitau élaborait une opinion très ingénieuse et que Joubert a formulée ainsi : « Les sauvages, qui sont l’antiquité moderne… « Or, cette réunion de la sauvagerie et de l’antiquité, c’est la poésie même des Natchez. « Il est une coutume parmi ces peuples de la nature, coutume que l’on trouve autrefois chez les Hellènes : tout guerrier se choisit un ami… » L’amitié d’Outougamiz et de René rappelle les amitiés anciennes d’Oreste et Pylade, de Nisus et Euryale. Et dans les Natchez, maintes fois, l’usage et les pratiques familières des sauvages ont un caractère homérique ou virgilien ; c’est une pareille simplicité un peu solennelle et c’est une naïveté arrangée. Chateaubriand se plaisait à composer un idéal étrange et complexe où il joignait deux époques : il assemble, dans les Martyrs, la muse païenne et là chrétienne,

Mais surtout, les sauvages devinrent, pour les rêveurs de la vieille Europe, le symbole de la liberté. De bonne heure, on imagina volontiers que la solitude américaine fût peuplée de « philosophes nus, » qui n’avaient pas nos préjugés, nos croyances lourdes et nos docilités aux tyrannies sociales et religieuses : on leur attribua une sagesse inaltérable et qu’ils devaient à la contemplation de la nature. Les mécontens aimèrent les sauvages, comme ils aimaient la nature : et, par nature, ils entendaient le contraire de ce qui les chagrinait en Europe. Il y eut, pour aimer les sauvages, des aventuriers à qui leurs patries n’étaient pas sûres et d’autres aventuriers, ceux de la pensée, que leurs chimères entraînaient loin de la réalité hostile. Un Lahontan, qui eut quelque trouble raison de quitter son Languedoc et d’aller ailleurs, célèbre passionnément les sauvages : « Ils sont libres, et nous sommes esclaves. » Il est, quant à lui, une sorte d’anarchiste. Et, Rousseau, les bons et doux sauvages ont enchanté son désespoir. Les sauvages, qu’il n’avait pas vus, le consolèrent de la civilisation, comme, aussi Genève où il n’allait plus, Genève en souvenir, le consolait de Paris. Et Chateaubriand, lors de son voyage en Amérique, plus encore dans les années pendant lesquelles mûrirent ses récoltes américaines, les hasards très durs de sa vie l’avaient jeté hors de chez lui, hors de ses habitudes et de ses croyances. Il était en exil, pauvre et malade. Il hésitait un jour à se tuer. Il écrivait, pour gagner son pain, l’Essai sur les Révolutions, où l’on voit son génie et le désordre où son génie se tourmentait. C’est à la fin de l’Essai qu’il y a cette « Nuit chez les sauvages d’Amérique, » si belle, éblouissante et musicale : « Lorsque j’éprouve l’ennui d’être, que je me sens le cœur flétri par le commerce des hommes, je détourne involontairement la tête et je jette en arrière un œil de regret. Méditations enchantées ! charmes secrets et ineffables d’une âme jouissante d’elle-même, c’est au sein des immenses déserts de l’Amérique que je vous ai goûtés à longs traits !… » Puis il vante les « bons sauvages. » Plus tard, en 1826, quand il relit ces pages de sa jeunesse, il met en note cette remarque de moquerie : « Les bons sauvages qui mangent leurs voisins. » Mais, à la dernière page du livre et après l’invocation lyrique et admirable aux « bienfaisans sauvages » qui lui ont donné l’hospitalité sous les étoiles, très loin de la méchanceté civilisée, il note : « Me voilà tout entier devant les hommes, tel que j’ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de ma carrière… » Et c’est vrai qu’il a toujours gardé, même dans la gloire et dans les honneurs, cette amitié pour la sauvagerie, le déplaisir du lieu où il était, l’ennui de la vie installée, le désir d’aller ailleurs et, si l’on peut ainsi parler, une bohème du cœur et de l’intelligence, qui lui semblait la liberté.


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’exotisme américain dans l’œuvre de Chateaubriand, par M. Gilbert Chinard (librairie Hachette). Du même auteur, L’exotisme américain dans la littérature française au XVIe siècle et L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle (même librairie).