Revue littéraire - Charles Nodier et les débuts du romantisme
L’oubli a vite fait de recouvrir les réputations les plus brillantes et bientôt ceux-là seuls émergent que le bon Nodier appelait les « colosses de la littérature ; » mais pour mesurer de combien de coudées ils ont dépassé les hommes de leur temps, il est nécessaire de placer à côté d’eux l’image de littérateurs plus humbles. De même, pour apprécier le degré d’originalité de ces grands maîtres, nous avons besoin de savoir quels matériaux ils ont eus à leur disposition, dans quelle atmosphère d’idées et de sentimens ils se sont trouvés ; et nous allons le demander à d’autres écrivains, à ceux qui ont reflété fidèlement, et sans la troubler par aucun élément personnel, cette atmosphère contemporaine. Qu’on ne tienne pas pour dénués démérite ces écrivains modestes ! Il n’est pas si facile d’exprimer l’âme diffuse d’une époque ou seulement d’un groupe social. A mesure qu’une influence nouvelle se fait sentir, ils s’y prêtent aussitôt et l’aident à se manifester ; en adoptant chaque mode, ils la précisent et lui confèrent quelque durée ; il leur faut pour cela des qualités fort estimables : l’ouverture de l’esprit, la sympathie de l’intelligence, la souplesse du talent. Ils ne sont pas à l’origine du mouvement, mais ils vont dans le même sens que lui, et l’accompagnent dans toute son étendue. Ils ne sont ni des initiateurs, ni des précurseurs, mais ils sont des « témoins. » Leurs œuvres, quand nous les reprenons aujourd’hui, nous semblent étrangement surannées, parce qu’elles ne portaient pas en elles-mêmes leur principe de vie et qu’elles ont été seulement au goût d’un jour ; toutefois leur rôle n’a pas été inutile. S’ils n’ont traduit que des idées qui étaient dans l’air, du moins les ont-ils gardées de s’y évaporer ; s’ils n’ont fait que suivre les courans qui leur venaient de leur époque, du moins les ont-ils empêchés de se perdre, jusqu’à ce que vînt l’homme de génie qui devait se les approprier et les détourner à son profit.
Charles Nodier est de ceux-ci. On ne le lit plus guère ; à l’exception de quelques contes qui ne sont pas sans « dater, » on peut dire que toute son œuvre, abondante et variée pourtant, fiction et critique, prose et vers, est délaissée ; et il n’y a guère de chances que Jean Sbogar, Adèle ou Mademoiselle de Marsan retrouvent des lecteurs. Mais la critique reviendra à s’occuper de Nodier et de ses ouvrages ; elle y reviendra de plus en plus, à mesure que s’accentuera le mouvement d’études qui nous reporte aujourd’hui vers l’histoire du romantisme. Je dis l’histoire, et c’est à dessein. Car nous avons sur le romantisme des études profondes et des fantaisies brillantes ; mais on l’y considère toujours d’ensemble, dans ses tendances générales, dans ses grandes directions. On l’a trop peu envisagé au point de vue historique, ce qui est surprenant à l’époque où nous sommes, et ce qui, probablement, serait la seule manière d’en parler avec équité. Le mouvement s’est modifié en se prolongeant. A l’heure qu’il est, personne n’a encore tenté de dire avec un peu de précision où commence, où finit la période romantique de notre littérature, ni davantage quel y a été l’apport personnel de chacun de ses chefs. Nous aurions besoin d’un livre qui s’appellerait « les époques du romantisme. » Nodier serait une des figures les plus significatives pour l’époque qui va de 1800 à 1830, son œuvre étant la seule où nous puissions surprendre à peu près tous les courans qui ont alors traversé la littérature.
Le livre que M. Michel Salomon vient de consacrer à Charles Nodier et le groupe romantique[1] sera d’un grand secours aux futurs biographes de l’aimable écrivain. Car pour l’histoire de sa vie, le cas de Nodier est le même que celui de ses grands émules, depuis Rousseau et depuis Gœthe jusqu’à Chateaubriand, à Victor Hugo, à Lamartine. Ils ont été leurs propres biographes ; mais, en écrivant leur biographie, ils ne se sont pas refusé le plaisir de la romancer ; aujourd’hui, quand nous voulons y démêler ce qui est de la fiction et ce qui est de la réalité, nous y perdons notre latin. M. Salomon a pu préciser plus d’un point de détail. Avec raison, il a donné la plus grande importance à la partie de son livre où il nous présente Nodier, je ne dis pas comme chef d’école, mais comme centre de groupe. Il s’est appliqué à nous dresser une nomenclature aussi complète que possible des habitués de l’Arsenal. Mais il s’est laissé gagner au charme que dégage la personne même de Nodier ; il a mis tout son plaisir à entrer dans l’intimité de l’homme ; il a laissé de côté l’étude proprement littéraire, celle des idées, des théories, des goûts de Nodier. Sur ce sujet, le seul dont nous voulions nous occuper ici, on trouverait de bonnes indications dans le livre que M. Ch.-M. Desgranges intitule : La Presse littéraire sous la Restauration. L’auteur de ce remarquable travail de patience a pris la peine de dépouiller les principaux périodiques de la Restauration : libéraux, romantiques, doctrinaires. Après nous avoir donné de précises monographies de ces recueils pour la plupart éphémères, les Mercures, les Censeurs, les Tablettes, il dégage de chacun d’eux la doctrine souvent flottante et souvent changeante, et il en exhume, au sujet des grandes œuvres contemporaines, Méditations, Eloa, Orientales, des appréciations pleines de saveur. Essayons, pour notre part, d’indiquer l’intérêt que pourrait avoir une étude des débuts du romantisme ordonnée autour de Nodier.
Dirons-nous qu’il avait le tour d’imagination romantique ? Rien n’est plus conciliable avec une existence foncièrement bourgeoise. Il était de bonne famille provinciale, fils de magistrat. Il fut bibliothécaire à dix-sept ans et mourut bibliothécaire. Il avait fait à vingt-huit ans un mariage que nous qualifierons de délicieux, en dépit de La Rochefoucauld ; il fut un époux modèle, un père exquis ; sa maison, famille et amitié, vertu et agrément de l’esprit, fut célèbre, pour son charme d’honnêteté. C’est donc qu’il ne mit pas son romantisme dans sa vie et qu’il ne fut pas, comme d’autres l’ont été, dupe de ses propres chimères. On ne peut que l’en féliciter. Mais cet homme paisible avait le goût des aventures. Écolier quand éclata la Révolution, il vit surtout dans le désordre des temps une occasion de faire l’école buissonnière, d’échapper à toutes règles et de ne suivie que sa fantaisie. Il avait tout enfant péroré dans des clubs de gamins et joué au patriote. Il fit partie de sociétés secrètes, Philadelphes et tutti quanti, et se réjouit de s’affubler d’oripeaux de mascarade. Des lettres qu’a retrouvées M. Salomon nous décrivent les réunions de « gens extraordinaires » où il était assidu : « Hier j’allai au monastère de Sainte-Marie près de Passy : c’est le lieu de retraite des méditateurs. Il faisait un temps superbe. Le soleil à son midi brillait au-dessus des tours et au milieu des ruines… Nous étions vêtus de tuniques blanches et nos cheveux flottaient sur nos épaules. » On se réunissait aussi le soir. « Il était dix heures du soir et nous n’étions que cinq… Nous nous sommes assis en rond sur des tapis et nous avons fumé des tabacs d’Orient dans des pipes de bambou ; ensuite nous avons mangé des oranges et des figues sèches et nous avons lu l’Ecclésiaste et l’Apocalypse. » Il était Jeune France, déjà ! Sous l’Empire, un pamphlet en vers, la Napoléone, lui valut d’être emprisonné. Ce fut le meilleur temps de sa vie. Enfin il connaissait la paille des cachots ! Surtout qu’on n’allât pas contester l’expérience qu’il avait faite des prisons ! Rien ne pouvait davantage le chagriner. Vérification faite, il est exact qu’il a été incarcéré à Sainte-Pélagie : il y est resté trente-six jours. Il ne sortit des geôles que pour entrer dans les officines de conspirations. Ne se souciant pas d’être arrêté de nouveau, il se sauva et mena, pendant des mois ou des semaines, une existence errante à travers champs. Mérimée, qui lui succéda à l’Académie, et qui était méfiant de sa nature, insinua qu’en fuyant devant la police, Nodier avait surtout couru après les papillons. Cela fit scandale parmi ses amis. On savait combien il tenait à sa réputation de conspirateur. Devenu fonctionnaire et l’un des hommes de France dont la vie était le plus rangée, il se plut à savourer par le souvenir, à compliquer et à dramatiser ses années de vagabondage.
Ce goût des aventures il le manifeste aussi bien dans l’ordre des choses de l’esprit. Il se jette dans toute voie qui s’ouvre devant lui. Avec un des éducateurs de sa jeunesse, un proscrit, Girod de Chantrans, il herborise dans le vallon de Novilars : le voilà féru d’histoire naturelle et de minéralogie. Auprès d’un autre de ses maîtres, l’ex-capucin Euloge Schneider, rapporteur de la Commission révolutionnaire extraordinaire, il ne devient pas républicain, mais il se met au grec. Il lisait nos vieux auteurs du XVIe siècle ; il lisait les livres étrangers, ceux qui sont du Nord et ceux qui sont du Midi. Lui aussi il aurait eu droit au surnom de « Polyphile. » On l’a maintes fois loué ou blâmé de la diversité de ses aptitudes : botaniste, lexicographe, bibliophile, voyageur, poète, journaliste, romancier, historien, à quoi n’a-t-il pas touché et dans quels sentiers ne l’a pas guidé ou égaré sa fantaisie ? C’est dire que Nodier a éminemment ce don : la curiosité de l’esprit. Il est à l’affût de tout ce qui est nouveau, ou, pour mieux dire, il y va d’instinct. La curiosité intellectuelle n’est en soi aucunement une vertu romantique ; seulement, à l’époque où Nodier partait à la chasse du nouveau, toutes les nouveautés étaient celles qu’apportait le romantisme. Elles vont, une à une, s’imposer à lui ; il se prêtera tour à tour à chacune d’elles ; en sorte que la série de ses écrits nous présente dans l’ordre même de leur chronologie les élémens successifs qui sont venus se combiner dans le romantisme en formation.
Le premier en date est l’élément werthérien. Nodier a vingt-deux ans quand il publie son premier roman, les Proscrits. C’est le bon âge pour subir l’influence régnante. À cette date de 1802, où parait le Génie du christianisme, on ne peut voir en Nodier un disciple de Chateaubriand. Les Proscrits ne procèdent pas seulement d’Atala et des Rêveries de Senancour ; ce qu’il faut dire, c’est qu’ils attestent le long travail qui s’est fait dans les esprits et dont Chateaubriand n’est que l’écho magnifique. Ils révèlent l’état d’esprit d’une génération qui va se reconnaître dans l’œuvre du grand enchanteur, et en faire le succès immédiat et retentissant. Nodier dresse dans son roman le catalogue d’une bibliothèque de choix. « Le premier des livres, la Bible, y avait le premier rang ; près d’elle était placé le Messie de Klopstock… Plus bas je distinguai Montaigne qui est le philosophe du cœur humain, entre Shakspeare qui en est le peintre et Richardson qui en est l’historien. Rousseau, Sterne et un petit nombre d’autres venaient ensuite. Lovely me pressa doucement la main, me fixa d’un air mystérieux, tira de son rayon une boîte d’ébène, l’ouvrit avec précaution et en ôta un volume enveloppé de crêpe. « Encore un ami, » dit-il en me le présentant. C’était Werther ! » Cette bibliothèque contient à peu près tous les livres où s’est formée la génération nouvelle ; c’était celle de Nodier, vers le même temps. Et son roman s’adresse à ses camarades en Werther : « C’est pour vous que j’écris, êtres impétueux et sensibles qui avez été froissés de bonne heure par le choc des passions et dont l’âme s’est nourrie des leçons de l’infortune. » L’exaltation de la sensibilité, issue d’influences littéraires et développée par le bouleversement de la Révolution, c’est ce que Nodier a d’abord emprunté à son temps ; et c’est ce tourment qu’il a traduit, parce qu’il croyait en souffrir lui-même.
On a très justement remarqué que Werther, apprécié avant la Révolution comme un roman d’amour, n’était devenu qu’après elle un bréviaire de mélancolie[2]. La mélancolie plane sur ce premier livre de Nodier et elle s’empare une fois pour toutes de son œuvre. On pourrait de l’ensemble de cette œuvre tirer une morale, une philosophie, une poétique de la mélancolie. C’est elle qui nous rend meilleurs. « Les malheureux aiment mieux ; la mélancolie est plus tendre, plus confiante, plus communicative que le plaisir. » C’est elle qui nous initie à certains genres de poésie : « Les ruines de l’art sont imposantes, celles de la nature sont sublimes. C’est qu’il n’y a rien de plus légitime que le culte du malheur, rien de plus auguste qu’une glorieuse infortune, et qu’il n’est point de sentiment plus inné que cette vénération profonde qu’inspire l’idée de la grandeur alliée à l’idée de la destruction. » Mieux encore. Elle nous aide à deviner quelque chose de l’avenir. « Quelle est donc la nature de ce vague pressentiment qui fait apparaître autour de nous les malheurs de l’avenir et qui prévoit les arrêts de la destinée pour nous poursuivre d’une peine absente ? » Cette idée que la tristesse est comme une ombre, projetée par l’avenir sur le présent, est une de celles qui reviennent le plus souvent sous la plume de Nodier et qui lui ont dicté quelques-unes de ses pages les plus charmantes. Il écrira dans Thérèse Aubert : « Il est possible que la mélancolie ne soit pas dans les êtres sensibles l’effet du souvenir des peines passées. Pourquoi ne serait-elle pas quelquefois une disposition involontaire du cœur à essayer les peines qui le menacent et un avis de s’y préparer ? » On retrouverait dans Trilby, dans la Neuvaine de la Chandeleur, ailleurs encore, cette sorte d’interprétation mystique de la mélancolie.
C’est le même werthérisme, mais plus accentué, qui inspire le second roman de Nodier, daté de 1803. Il est bien curieux à relire entre René et Oberman, ce Peintre de Salzbourg, qui porte en sous-titre : « Journal des émotions d’un cœur souffrant, » et dont le frontispice représente une jeune femme qui dessine assise sur une tombe. C’est ici un roman d’analyse. Nodier a supposé un jeune homme véhément et passionné, plein d’ardeur, d’enthousiasme et d’amour, et c’est de l’étude de ses sensations journalières qu’il a tiré la matière de son livre. Il a voulu décrire des sensations et non pas entasser des événemens. Le héros de ce petit livre descend dans son cœur et il est effrayé de ce qu’il y découvre. Il a vingt-deux ans et déjà il est désabusé de toutes choses. Il a trouvé, lui le novice, le dernier mot de l’expérience dans la nature il n’y a qu’affliction et le cœur de l’homme n’est qu’amertume. Il voudrait répandre sur toute la création un immense amour et rien ne répond à ses vains appels. Irrésolu, incertain, il se précipite chaque jour au-devant de nouvelles chimères : il aspire à un changement quel qu’il puisse être. Inquiétude de l’âme inassouvie, solitude morale, agitation vaine et douloureuse, c’est toute la psychologie du romantisme.
Mais en voulez-vous maintenant voir les paysages ? Vous les trouveriez tous réunis dans un curieux morceau où Nodier exprime le désespoir de l’artiste à constater comment un seul coin de nature peut être modifié par toutes les influences des saisons, par tous les accidens de la lumière et souvent par ses impressions personnelles. De l’endroit où il a pris son point de vue, il se plaît à suivre tous les détails du tableau qui se déroule à ses pieds, la vallée qui se creuse entre les revers des forêts, les ruisseaux bordés de saules qui serpentent, se divisent et embrassent des îles de verdure, le pont sous lequel passe la rivière qui baigne un château en ruines et va se perdre dans les fonds bleuâtres de l’horizon. Il note les teintes douteuses, vagues et indéfinies du paysage à peine ébauché par les premiers rayons de l’aube ; il montre, à mesure que le jour s’élève, les montagnes qui naissent, les perspectives qui se reculent, les plans qui se détachent et se caractérisent ; il nous fait assister aux travaux qui peuplent les routes et les champs. « La lune enfin s’ouvre-t-elle un passage dans les espaces du ciel… c’est alors qu’on croit trouvera tous les objets des charmes inexplicables et des douceurs infinies. C’est alors que tous les bois ont des bruits religieux, des pompes et des secrets… Le son du cor, le tintement de la cloche lointaine… un rien vous trouble et vous pénètre ; il semble que cette nuit imposante jette quelque chose d’imposant sur toutes vos sensations. Que dis-je ? les inspirations superstitieuses et les rêveries crédules sont filles de la solitude et des ténèbres. Qui m’empêche de donner à ce château des habitans et des mystères… et d’évoquer sur ces tours les vieilles ombres de leurs anciens possesseurs ? » Ces lignes, qui traduisent si bien l’action réciproque de l’âme sur le paysage et du paysage sur l’état de l’âme, annoncent, plus de quinze ans à l’avance, le paysage lamartinien, — celui de l’Isolement :
- Souvent sur la montagne à l’ombre du vieux chêne,
- Au coucher du soleil, tristement je m’assieds[3]…
celui du Soir :
- De ce hêtre au feuillage sombre
- J’entends frissonner les rameaux ;
- On dirait autour des tombeaux
- Qu’on entend voltiger une ombre.
Effusions de la sensibilité exaspérée et souffrante, analyse inquiète, description du paysage spiritualisé par la rêverie, c’est tout le romantisme des premières années du XIXe siècle.
Nodier à £es débuts se défend d’en vouloir à la société, et il proteste que sans elle l’individu n’est rien. Mais voici qu’à Laybach où il séjourne, toujours comme bibliothécaire, il entend parler d’un bandit hostile à notre domination. Les Brigands de Schiller lui remontent au cerveau et il s’empresse d’incarner dans Jean Sbogar (1818) le type du brigand sympathique. — L’année suivante (1819), voici avec Thérèse Aubert, qui meurt défigurée de la petite vérole dans les bras de son amant, la littérature de la maladie. — D’Illyrie encore Nodier rapporte Smarra, bizarre interprétation des bizarreries du cauchemar ; à Byron il emprunte Lord Ruthwen ou les Vampires (1820), à Maturin Bertram (1821) ; c’est, chez lui aussi, cette manie du fantastique lugubre et de l’absurdité terrifiante qui, pendant de longues années, a sévi en littérature, et à laquelle ont sacrifié aussi bien le Victor Hugo de Han d’Islande et le Balzac des premiers romans[4].
Toutefois avec cette famille d’écrivains capricieux à laquelle appartient Nodier, il faut se tenir sur ses gardes. Il est de ces hommes d’esprit qui ne se moquent de personne avec plus de plaisir que d’eux-mêmes. Certes il appartient au courant nouveau ; mais il conserve un peu de l’héritage du XVIIIe siècle. Il célèbre le romantisme, mais au besoin il le parodie. Un érudit archiviste, M. Georges Gazier a retrouvé à la Bibliothèque de Besançon le premier opuscule de Nodier : c’est une confession badine, dans le genre de Sterne. Quand le jouvenceau en arrive au chapitre de ses amours, il entre, parait-il, dans des détails devant lesquels l’éditeur se voile la face et le copiste laisse tomber sa plume. Cette veine de libertinage se continuera par le Dernier chapitre de mon roman, qui a toujours contristé les amis de Nodier, et qui, datant de la même année que le Peintre de Salzbourg, semble une dérision de son sentimentalisme. Et, un beau jour, il se mettra, ’ en devoir de mener campagne contre une littérature qui « exhume les morts pour épouvanter les vivans et tourmenter l’imagination de scènes terribles dont il faut demander les modèles aux rêves effrayans des malades. » C’est lui qui baptise ce faux romantisme d’un nom destiné à faire fortune : le genre frénétique. Mais qu’est-ce alors que Lord Ruthwen et que Bertram ? Et au cas où il n’y faudrait voir que d’assez lourdes plaisanteries, c’est donc que Nodier, — qui d’ailleurs se donne le plus souvent pour n’être que l’éditeur de ses propres livres, — aurait été, lui aussi, atteint de ce goût de la mystification, dont après lui Stendhal et Mérimée se feront une spécialité.
L’imitation des littératures étrangères, nul n’en a été un héraut plus enthousiaste que Nodier. A vingt et un ans, il faisait imprimer un recueil de pensées extraites de Shakspeare ; il présentera au public les traductions de Byron ou de Walter Scott et la publication que fait Ladvocat des Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers, ce répertoire du drame romantique. Quant à la restauration artistique de l’ancienne France, — l’un des plus purs litres de gloire du romantisme, — c’est lui qui, dès l’année 1820, avec ses amis Taylor et de Cailleux, commence d’y travailler effectivement. Ce projet répondait chez lui aux plus profondes de ses impressions et aux plus lointains de ses souvenirs. Nodier est un provincial et qui a, comme Chateaubriand, comme Lamartine, comme George Sand, vécu dans sa province les années où l’imagination se colore de teintes ineffaçables. « C’est en province, a-t-il écrit au début de la Neuvaine, qu’il faut être enfant, qu’il faut être adolescent, qu’il faut goûter les sentimens d’une âme qui commence à se révéler et à se connaître. » Il a parcouru dans tous les sens les montagnes et les bois de son Jura : il les a fouillés en botaniste avant de se les remémorer en poète. Voilà pour la nature. Mais voici pour les monumens. Tout enfant, à Strasbourg où on l’avait envoyé rejoindre le terroriste Euloge Schneider, comme, en arrivant au petit jour, il contemplait la dentelure gothique de la cathédrale, il vit rouler à ses pieds une tête de saint ; puis ce fut un buste de la Vierge du portail qui tomba. L’auteur de ce massacre était un homme grimpé sur un apôtre de pierre. Il martelait avec fureur, brisant à droite et à gauche les reliefs du tympan, décapitant un chœur d’anges et de bienheureux. En bas, la foule applaudissait. Peut-être, en expiation de ce sacrilège, l’enfant concevait-il obscurément, ce matin-là, l’idée première à laquelle nous devons les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Ils apprirent à respecter nos vieux monumens et vengèrent le moyen âge. Ils fournirent de décors le roman et le drame historique, et ne servirent pas moins à la géographie pittoresque et à l’histoire émue de Michelet.
Le romantisme eut cette fortune singulière : il existait depuis vingt ans et plus, il n’était pas encore arrivé à se définir lui-même ! A vrai dire, il n’y arriva jamais complètement. Peut-être est-ce à travers les innombrables préfaces et articles de Nodier qu’on trouverait les essais de définitions les plus ingénieux et les plus souples. Il fallait à l’école nouvelle un organe officiel : la Muse française, qui paraît de 1823 à 1824, et comptera Nodier au nombre de ses principaux rédacteurs. Et il lui fallait un salon. Ce sera, à partir de 1824, l’Arsenal.
Sur ces réunions de l’Arsenal, tous ceux qui y ont été admis ont dit leur mot ; personne ne l’a fait avec plus de charme que Musset : les jolis vers de la Réponse à Charles Nodier (1843) sont dans toutes les mémoires. Mais voici, pour contrôler les récits de Mme Menessier Nodier, de Dumas, de Mme Ancelot, un curieux document inédit. C’est une lettre que M. le marquis de Chennevières a bien voulu tirer pour nous de ses archives. Elle est signée d’Eudore Soulié, fils de l’un des collègues de Nodier à l’Arsenal, et qui, — avec le futur auteur de la Dame aux Camélias, — représentait dans ce milieu la « petite classe. » En se défendant d’évoquer des souvenirs personnels, l’auteur de cette lettre intime esquisse, de la façon la plus vivante, la physionomie de ce salon modeste et brillant, — où l’on s’éclairait aux chandelles.
… Du salon de Nodier avant 1830, impossible de me rappeler quelque chose. J’étais trop enfant. Et pourtant, ce devait être le beau moment, moment qui a laissé des traces, car je me rappelle vaguement les magnifiques albums de Mme Nodier et de sa fille, tout couverts d’autographes et de dessins. Le seul de ces derniers qui me soit resté bien présent est une vigoureuse aquarelle d’Alfred Johannot représentant Othello tuant Desdemona. Vous rappelez-vous cette manie, cette fureur d’albums qui possédait à cette époque la société parisienne ? Toutes les dames avaient des albums dont la couverture en mosaïques de diverses couleurs est restée dans ma mémoire. Les gens de lettres et les artistes ne savaient, à quel album entendre. J’ai entendu raconter qu’un amateur forcené avait enfermé à clé un artiste auquel il avait porté son album, en lui annonçant qu’il ne le délivrerait que lorsqu’il aurait rempli sa page. Car dans l’album parfait rien ne devait être collé. Tout devait être écrit ou dessiné dans le livre.
A cette époque, que je n’ai pas connue, se rattachent nécessairement MM. de Cailleux et Taylor, Gué le décorateur, Achille et Eugène Dovéria, Alfred etTony Johannot, Régnier le paysagiste, Paulin Guérin, qui a exposé le portrait de Nodier sous la Restauration, un lithographe anglais M. Huilmandel, et sans doute la plupart des artistes qui ont travaillé aux premières livraisons du Voyage Pittoresque, c’est-à-dire à votre chère Normandie. Puis Louis Boulanger, l’ami de Victor Hugo, Eugène Delacroix. Mlle Nodier avait mis en musique des Orientales de Victor Hugo, des vers d’Alfred de Musset, C. Delavigne, Dumas, Mme Desbordes-Valmore. Elle chantait elle-même ses compositions, qui formeront un album orné de lithographies faites par tous les amis de l’Arsenal. Il y avait aussi Pierre Franque (l’un des fondateurs de la secte des penseurs) dont la fille, Isis, avait épousé le frère de Mme Nodier.
Les derniers artistes que j’ai connus chez M. Nodier sont Dauzats, Amaury Duval, qui a exposé un portrait de Mme Menessier (fille de M. Nodier), Gigoux, qui portait un habit bleu, par souvenir, disait-on, des Saint-Simoniens, qui avait une barbiche qui le faisait appeler par les enfans de Mme Menessier : la bête ; Huguenin, Franc-Comtois ; Jadin, un miniaturiste nommé Jacque. Celui-là appartient à la période antérieure. Je ne me le rappelle pas, mais je me rappelle sa fille, charmante personne, pleine d’esprit, qui dansait un soir avec Alfred de Musset. Elle avait de magnifiques anglaises, c’est-à-dire de nombreuses boucles de cheveux qui encadraient sa figure. Musset lui en faisait compliment. « Si vous voulez les admirer de plus près, » lui dit-elle… et elle les lui mit dans les mains. Les cheveux étaient attachés après de petits peignes et se fichaient tout frisés ! J’étais encore enfant, et je me rappelle mon profond étonnement en voyant Mlle Jacque ôter et remettre ses cheveux.
Vous ne pouvez vous figurer le laisser aller, l’entrain, la gaieté de bonne compagnie qui régnaient dans ces soirées du dimanche. Il y avait un ton, une manière de parler particulière à laquelle on se faisait bien vite. On y prenait une espèce d’accent franc-comtois. Je vous assure qu’à cette époque j’aurais pu reconnaître à la manière de parler un habitué de l’Arsenal… Chacun, en arrivant, avait toujours sa petite histoire à raconter. Je n’ai jamais vu rentrer M. Nodier, sans qu’il eût quelque chose à raconter, une rencontre, je ne sais quoi. Il avait mis cela à la mode et chacun en faisait autant. M. Taylor (j’ai oublié son filleul Justin Ouvrié), Dauzats, Amaury Duval ne manquaient jamais de s’y conformer. Dès leur arrivée, ou faisait cercle autour d’eux.
Pour le moment, voilà tout ce que je me rappelle… Je sais combien les inexactitudes d’Alexandre Dumas, lorsqu’il parle de l’Arsenal dans ses Mémoires, m’ont fait de peine. Je ne veux pas m’exposer à rendre cette peine à d’autres personnes.
EUD. SOULIE.
Notons seulement quelques-uns des traits qui caractérisent le salon de Nodier. C’est d’abord que les artistes s’y rencontraient avec les écrivains ; et les « usurpations réciproques de la poésie et de la peinture » sont une des nouveautés qui définissent le romantisme. C’est encore que ce salon fut un salon et non pas une « boutique romantique. » On y lisait des vers ; mais aussi on riait, on contait, Marie chantait, Musset dansait. Les invités étaient jeunes ; le maître de la maison était paternel. Rien d’étroit ni de guindé : rien pour l’effet ni pour la réclame. Grouper ses amis dans ces réunions intimes et charmantes, où ils mettaient en commun leurs idées et leurs projets, ce fut peut-être le plus réel service que Nodier rendit au groupe romantique.
Vers le même temps, l’écrivain arrivait à dégager la note qui lui est vraiment personnelle. A l’exception de Trilby, publié en 1822, c’est à l’Arsenal que Nodier a composé tous ses contes. Il a compris alors que le fantastique doit être réservé aux fictions enfantines ; et sa veine de littérature maladive s’est changée en une agréable sentimentalité. Aux ressources du terroir il puise des traditions savoureuses ; à l’imagination étrangère il emprunte un nouveau personnel de lutins et de génies destiné à rajeunir celui qui, depuis le temps de Perrault, devenait un peu suranné, même pour un peuple de fées. Il fait courir, dans la trame de ses gracieux récits, une légère broderie de morale allégorique. Et il relève ses plus naïves narrations d’un ragoût d’humour, où la fantaisie de Sterne fait bon ménage avec la malice franc-comtoise… C’est le fantastique aimable d’où procèdent pareillement les Ballades de Hugo et toute la littérature de « chevalerie dorée et de joli moyen âge » raillée par Sainte-Beuve.
A partir de 1830, un autre romantisme commence, plus bruyant et violent, plus chaud de couleur et monté de ton, et aussi plus assuré dans ses prétentions, humanitaire, révolutionnaire et déclamatoire. Mais c’est que le patronage en a échappé à l’hôte de l’Arsenal, vieilli et dépassé. A Nodier se rattache un romantisme, dont il faut reculer la date jusqu’à 1800, le romantisme mélancolique, maladif, individualiste, mais d’ailleurs respectueux du passé, royaliste et chrétien, ami de l’histoire et surtout de la légende, partisan d’un art aux lignes imprécises, aux contours flottans, aux nuances vagues, à la fantaisie capricieuse, poétique plus que pittoresque, et lyrique plus qu’oratoire ou philosophique. Ces manières de sentir et d’écrire, Nodier, — qui n’est ni un précurseur ni un maître, — ne les a pas inventées et il n’a pas su davantage en donner l’expression définitive. Mais à mesure qu’il les voyait naître, il les accueillait et les signalait. Sans lui, Lamartine, Hugo, Mérimée, Musset, d’autres encore, auraient probablement été quand même tout ce qu’ils sont. Pourtant il n’est aucun d’eux qui n’ait une dette envers lui.
RENE DOUMIC.
- ↑ Michel Salomon, Charles Nodier et le groupe romantique, 1 vol. in-12 (Perrin.) — Georges Gazier, Un Manuscrit autobiographique inédit de Charles Nodier, plaquette in-8o (Dodivers, à Besançon). — Ch.-M. Desgranges, La Presse littéraire sous la Restauration, 1 vol. in-8o (Mercure de France). — Cf. Montégut, Nos morts contemporains (Hachette).
- ↑ Cf. Texte, Études de littérature européenne. »
- ↑ « Souvent, quand la nature… sourit au soleil couchant, je m’assieds sur la pente d’un coteau, sous quelque chêne centenaire. » Le peintre de Salzbourg.
- ↑ Voyez un excellent chapitre dans Balzac, l’homme et l’œuvre, par André le Breton.