Revue littéraire - Caërdal


REVUE LITTÉRAIRE

CAËRDAL[1]


M. André Suarès signe, à la Nouvelle Revue française, une « chronique de Caërdal ; » et il a publié, sous ce titre Voyage du Condottière, le récit d’un voyage qu’il a fait en Italie. Le Condottière s’appelle Jan-Félix Caërdal. Je ne crois pas indiscret de considérer Caërdal comme le personnage littéraire de cet écrivain souvent admirable, très solitaire, volontiers difficile et qu’on ne saurait aborder sans nul embarras. Or, dans les pages liminaires du Voyage, l’auteur trace lui-même un portrait de son Caërdal ; et, de cette façon détournée, il nous indique assez nettement ses volontés d’art : il nous aide à l’approcher.

Si l’on dit que voilà bien des cérémonies, je ne dis pas non. Et certes nous allons, avec plaisir, plus familièrement à la plupart des œuvres contemporaines. Mais enfin, lisons les premières lignes de Cressida. La belle Cressida, qui aime sa beauté, non ses amans, dit à Troïlus : « Troïlus, vous allez me coiffer. Toutes mes femmes m’ont quittée pour voir mourir Hector. Mais vous êtes là, Troïlus. Vous vous battrez demain. Vous défendrez la Ville, les tombeaux, les palais, et tant de causes justes. Vous tuerez votre ennemi, ou vous ferez tuer. Vous pleurerez demain. Et, pour rêver, attendez cette nuit. Votre beau génie trouvera le temps d’enfanter quelque prodige à l’insomnie, une œuvre d’art ou une action héroïque. Mais, à présent, vous allez me coiffer. Prenez le peigne qui me vient, je crois, de notre Prométhée lui-même : Pandore est la plus antique de mes tantes, et ce peigne d’or sensible, frémissant comme une lyre, est un de ses legs. Tenez-le avec soin, et promenez-en l’archet dans mes cheveux, que vous aimez et que j’aime plus encore. Mais gare à vous si vous en arrachez un seul, et me faites crier. » Et Troïlus : « Tes cheveux, doux guêpier de caresses gardé par d’innombrables aiguillons, tes cheveux sont la ruche où tu m’enfermes pour jouer de mon cœur, et pour y piquer les dards de toutes tes abeilles… » Si l’on est sensible aux attraits de la littérature et à son charme différent de tout autre, on est ici content. Les jolies phrases ! et qui, dans l’esprit, se placent à côté de l’invocation à Cynthie des Mémoires d’outre-tombe. Ainsi, l’effort qu’il nous demande, cet écrivain le récompense.

Voici Caërdal. Il a toujours été « en passion ; » et on l’a « peu compris. » Il ne sépare pas la pensée de l’action ; mais on agit « avec les armes que le siècle vous prête » et, ses actes, ce sont les livres qu’il accomplissait : nul acte ne lui a paru « digne d’un regard » qui ne fût digne aussi « d’être élevé à la beauté d’une œuvre. » Bref, « il n’a vécu que pour l’action : c’est vivre pour la poésie… Artiste enfin, dans un temps où personne ne l’est, et puisqu’il n’est plus d’autre moyen de dominer sur le chaos, où s’avilit l’action. » Caërdal a un ennemi : le temps. Mais il sait le vaincre ; et, comme il cherche la durée, il atteint à l’éternité. Cela veut dire, et très justement, que l’art est le secret d’éterniser les minutes. À mon gré, la question n’est point alors de savoir si l’œuvre passera les âges : l’œuvre, dès l’instant qu’elle réalise une idée, l’immobilise et la détache de la fuite universelle. Un artiste ne peut-il être défini un homme plus touché qu’un autre de tout ce que la vie contient de mort perpétuelle et qui a résolu de résister là contre ? C’est le paradoxe de l’art ; un paradoxe dont l’héroïsme exalte Caërdal. Il triomphe de la mort, en imagination ; et, comme son imagination réalise sa volonté de pensée, il ne distingue pas le rêve et la réalité. Mais, si Caërdal « perd l’illusion de la durée, son désespoir ne connaît plus de bornes. » La substance de son art : son émoi. C’est son émoi qu’il éternise par le moyen de l’art. Je disais : une idée. Seulement, il n’admet pas l’idée toute pure et, pour ainsi parler, l’idée sans lui. Non qu’il dédaigne l’idée et dédaigne l’objet. Car il diminuerait ainsi sa richesse et, partant, sa joie. Mais il entend réaliser ensemble toutes choses et lui. Je crains de ne pas énoncer les principes de Caërdal aussi clairement que je l’aurais souhaité. Au surplus, il ne cherche pas à être si commode : « Il paraît étranger partout, et ne l’est pas, pourtant. Il a dû s’y faire, à sa vive souffrance. Autour de lui, il crée la solitude. Il ne s’épargne pas lui-même : parfois, Caërdal isole Caërdal. » Ceci encore : il y a, dans la pensée de Caërdal et dans son œuvre, une apparence de désordre ; c’est abondance. Mais, ce désordre, il le maîtrise. L’art ne consiste-t-il pas à maîtriser le désordre ? Car l’ordre est la vie et la durée ; et l’art, qui est le vœu de la durée, ne fait qu’organiser le désordre. Caërdal aime les chants populaires : c’est qu’au triomphe de sa puissance il associe les multitudes. Caërdal aime surtout la musique ; c’est qu’elle évoque et, disons, ramasse tout le détail que les simples mots laissent échapper, gaspillent. Voilà son esthétique. Une esthétique de vive souffrance, dit-il. Et d’orgueil ! Il s’intitule « vrai condottière de la beauté ; » il s’est croisé « pour servir l’art véritable et la cause de la grande action : » la grande action, la beauté.


Quant à l’orgueil de Caërdal, M. André Suarès a écrit ailleurs (Sur la Vie, à propos de Charles Baudelaire) : « Il faut être orgueilleux avec les hommes, modeste avec son œuvre et bien humble avec l’art. » Après avoir été, pendant beaucoup de pages, très orgueilleux avec les hommes et, notamment, avec son lecteur, Caërdal a de ces phrases qui font qu’aussitôt on lui pardonne. Il y a souvent à lui pardonner. Il vous traite sans ménagement. Il n’a aucune complaisance ; on l’en félicite. Mais il n’a aussi nulle obligeance : et je me trompe ou l’on n’évite pas toujours d’être un peu impatienté, ne fût-ce qu’un instant. Il méprise la facilité. Il la méprise, par exemple, chez Musset, et hardiment. Ce qu’il blâme alors, c’est la facilité avec laquelle écrit ce poète : or, le poème écrit facilement se lit de même. Et Caërdal : « Que la facilité est donc une vertu perfide ! C’est un don puéril, et proprement le génie des enfans… » Il appelle Musset un enfant bien doué, « trop précoce pour être artiste. » Je ne suis presque pas de son avis. Mais il ajoute : « Dans l’œuvre du grand artiste, il doit y avoir beaucoup de peine, et de la grande peine ; il ne faut pas qu’on l’y sente, peut-être ; mais il faut que la difficulté y soit. La douleur de créer est une loi sévère. Je ne crois pas aux œuvres faciles ; elles sont facilement oubliées. Tout doit venir de loin, pour aller loin. » Je suis un peu de son avis. Je l’approuve de protester (laissons le génie de Musset) contre des œuvres si faciles qu’en vérité l’on n’y devine pas une volonté réfléchie. Ces petites œuvres, qui flattent la paresse du lecteur, ont l’inconvénient d’abaisser l’art d’une époque. Elles vous gâtent le lecteur : ensuite, il refuse une nourriture plus forte. Notre littérature contemporaine ne s’est-elle pas du tout avilie, de cette manière ?

Je ne crois pas qu’un écrivain doive se faire un idéal de l’extrême facilité. Je ne l’engage pas non plus à chercher la difficulté. Je voudrais qu’en tâchant d’être facile, l’écrivain prît son parti de la difficulté inévitable : mais seulement de celle-là. S’il prétend à une extrême facilité, il renonce à rendre les idées qui sont, par leur qualité même, difficiles. Et il y a de telles idées : ce sont peut-être les plus belles et les plus dignes de tenter un écrivain. Mais s’il ne tâche point d’être, dans la difficulté, aussi clair que la qualité même de l’idée le lui permet, il rebute son lecteur. Mettons que ce soit peu de chose. En outre, il n’a point accompli tout son devoir d’écrivain, qui est de réaliser sous les espèces de la beauté intelligible le mystère de la pensée. Le devoir de l’écrivain : surtout, le devoir de l’écrivain français, quand toute notre littérature est un emblème de clarté.

Quelques-uns des ouvrages de M. André Suarès, — et, notons-le, non les plus récens, — ont le tort d’être excessivement difficiles, parfois inutilement difficiles : Voici l’homme et Bouclier du Zodiaque. D’ailleurs, que de beautés dans ces deux livres ! « Sur le ciel de la Saint-Martin, un nuage clair, un seul, une aile qui se retire vers le Sud : le soleil dit adieu de la main… » Bouclier du Zodiaque est un recueil d’images dessinées avec finesse et force, gravées, coloriées à ravir et toutes pleines de significations ou, mieux, d’allusions aux plaisirs et aux douleurs qui passent dans la nature et dans l’âme comme des fantômes. Habiller joliment les fantômes de l’âme et de la nature, jeu exquis de l’art ! Voici l’homme est un recueil de notes qui, même dans leur réunion, gardent un air éparpillé, plutôt un air éperdu. L’économie des chapitres ne réussit pas à les composer. Éparpillées, elles fatiguent l’attention ; mais, éperdues, elles ont une sorte de sauvagerie farouche et frissonnante. Elles sont dominées, toutes, par la menace de la mort. Elles sont des idées et des plaintes ; des cris, et qui s’exhalent en musiques singulières ; du désespoir, et tout excité d’allégresse : la plus vive ardeur spirituelle résiste contre le néant, et chante, et prodigue ses suprêmes prouesses. « La vie, ô amour, qui sauvera la vie ?… La lumière du cœur, qui ne se couche point… Ô mort, geôlière aux verrous de fer, brute sourde, qui t’a donné ces cachots éternels ? Voici l’amour qui pleure : Amour, le frère du soleil, dans la prison de l’ombre… Le soir tombe à genoux. Et ce blessé sanglant, ayant frémi, se couche pour mourir tandis que ses lèvres pâlissent et que ses yeux verts se plombent… » Qui assemble ainsi les mots est un grand poète ; et qui, à de telles phrases, éprouve peu de joie n’aime pas la littérature. Pour en trouver de telles, et à profusion, il suffit qu’on ouvre Voici l’homme et Bouclier du Zodiaque.

Cependant, j’avoue que, dans ces deux livres, les trésors charmans et magnifiques sont très durement confondus, mêlés aussi de quelques bijoux moins rares. Et nous nous embrouillons ; l’auteur ne nous aide pas à nous débrouiller. L’auteur ne nous aide jamais. L’auteur ne nous aime pas ; l’auteur nous hait et nous méprise. « Il faut être orgueilleux avec les hommes : » il nous traite en hommes.

Il nous maltraite surtout dans ces deux livres, Voici l’homme et Bouclier du Zodiaque. Ailleurs encore, par endroits, il a peu de ménagemens. Mais, comme il nous enchante aussi, n’allons pas le traiter avec tant de désinvolture. Avec son goût de la difficulté, s’il a tort, il a du moins ses raisons qui, en quelque manière, nous inciteraient à lui donner raison. Plusieurs de ses pages, et de ses livres, sont obscurs, et voire le sont terriblement, parce qu’il a refusé de suivre pas à pas la marche lente de l’idée. Il brûle les étapes ; il brûle celles qui ne lui plaisent pas : il ne consent à s’arrêter qu’aux splendides étapes. Une idée qui se développe n’est pas à tout moment splendide. Elle a son chemin dans un pays très inégal ; et, avant d’arriver à des sommets, elle a longé des routes mornes et plates ; puis elle descend d’un sommet pour en gagner un autre par ces routes. Eh bien ! très souvent, M. André Suarès nous fait sauter d’un sommet à un autre, de telle façon que le bond nous a un peu étourdis. Il dédaigne les routes plates et mornes. Plutôt que de nous y mener, il nous fatigue sans pitié. Quelquefois, il nous a laissés sur les routes : et il est déjà parti ; nous n’avons pas su l’accompagner. Mais s’il résout ainsi, à sa guise violente, le problème de suivre une idée, du moins a-t-il, en véritable artiste, conscience du problème, l’un des plus embarrassans de la littérature et de l’art. Flaubert, écrivant pour le théâtre, se désolait de rédiger des phrases telles qu’on en débite naturellement, telles qu’il faut bien qu’on en prête à ses bonshommes et bonnes femmes : le théâtre imite la vie, où l’on n’est pas éloquent, et poète beaucoup moins. Dans les rapports qu’ont ensemble l’art et la réalité, qui pâtira ? Il y a, parmi la réalité, du médiocre : l’artiste est bien tenté de l’éconduire. S’il éconduit tout le médiocre, le reste s’écroule. Pareillement, il y a du médiocre à traverser, dans le passage d’un élément à l’autre d’une idée ; et il est périlleux de supprimer tout le médiocre. Mais on le peut consacrer, en lui imposant le style. C’est, il me semble, ce que fait Flaubert dans ses romans. C’est aussi ce que fait M. André Suarès de temps en temps. S’il ne supprime pas ces intermédiaires que je disais et qui conduisent d’une idée à la suivante, et qui n’ont pas d’autre valeur que celle-là, et qui ont ce rôle humble et honorable, il les embellit : même, il lui arrive de trop les embellir. Certaines idées sont, dans un ensemble de pensée, les servantes des idées principales : il pare et costume ainsi que les princesses les servantes, du moment qu’il les admet ; et il ne les souffre pas autrement. Il résulte de là un peu plus de confusion. Il résulte enfin de tout cela que, si le naturel est, dans le style, une vertu bien aimable, les œuvres de M. André Suarès, qui ont tant de vertus éclatantes, n’ont pas cette amabilité.

En le remarquant, je n’offense pas Caërdal. Il fait fi de cette amabilité. Mais alors, qu’est-ce donc que cette littérature qui ne désire pas de plaire, qui s’accommode assez bien de déplaire, qui aurait honte de séduire trop aisément le lecteur, qui ne tient pas à le persuader, qui le tarabuste et qui, en fin de compte, s’impose avec de si merveilleux prestiges ? La littérature, pour Caërdal, c’est la fin par excellence. Nous avons des écrivains si occupés ailleurs que l’on rougit, à leur propos, de les entendre dire : « C’est de la littérature ! » avec une arrogance de penseurs. Qu’ils pensent ; et qu’ils abandonnent au prochain le culte frivole et passionné de la littérature ! La littérature est, de nos jours, employée à un grand nombre d’usages, indignes quelques-uns. Les gens qui l’emploient, et fût-ce pour des apostolats qui ne sont pas tous répréhensibles, finiraient par la détourner d’être un absolu. J’entends bien nos procurateurs ; ils ont le sourire et demandent : « Qu’est-ce que la littérature ? » On bavarde, et peut-être la plume à la main : ce n’est pas de la littérature. Afin de répandre une opinion qui vous entête, on écrit des livres : et ce n’est pas nécessairement de la littérature. Il y a un malentendu, et qui vient de ce que la littérature a (en apparence) le même outil dont se sert tout le monde et pour l’usage le plus familier : les mots et les phrases, mots identiques, et gouvernés par la même syntaxe. Alors, où commence la littérature ? Les autres arts, celui du peintre, par exemple, ou du sculpteur ou la musique, évitent cette confusion. Les mauvais peintres sculpteurs et musiciens sont pourtant des peintres, sculpteurs et musiciens ; et tout écrit n’est pas de la littérature. Aux différentes époques de l’histoire, il a fallu que l’écrivain revendiquât l’indépendance de son art. C’est ce que fait Racine quand il affirme que son poème n’a pas d’autre objet que de plaire. Mais aujourd’hui Caërdal veut que la littérature coure le risque de déplaire. Il va loin ; et il donne à la revendication cet accent nouveau, plus effronté. C’est qu’il a d’autres barbares à repousser ; et c’est qu’il a senti le danger d’une petite concession : de là, son intransigeance et de là son insolence. Plus on voit menacée la littérature, — et qui doute qu’elle ne le soit ? — plus montrent d’impatience et de résolution ses défenseurs ; plus ils sont humbles avec l’art et orgueilleux avec les hommes. Ils gardent la forteresse. Ce n’est pas leur faute, s’ils ont dû transformer en forteresse d’ésotérisme la cathédrale ouverte d’abord à tout venant : les barbares saccageaient ce qu’on leur offrait à regarder et pillaient au lieu de rêver leurs oraisons. Pour protéger la merveille fragile des statues saintes, la cathédrale d’Albi a des murailles formidables de citadelle. Peut-être le temps est-il venu où le service de la littérature prend un caractère héroïque. Attaquée par des ennemis, évidens quelques-uns, les autres non, et par des maladroits, et par des sournois, la littérature a ses paladins : le condottière Caërdal est l’un d’eux.


Seulement, on s’épouvante ; et l’on dit que voilà le plus dangereux mandarinat, ces paladins étant des mandarins. Soyons calmes : nous avons peu de mandarins, à l’encontre des foules. On craint que, séparée des foules généreuses et, enfin, de la vie abondante, la littérature ne s’étiole. Magistral souci des bons vivans !… M. André Suarès a maintes fois dénoncé ce malin sophisme. Dans ses deuxièmes essais Sur la vie, il écrit : « La poésie n’est rien, sinon la vie idéale. C’est donc la vie réelle, en sa réalité supérieure. L’art est le salut de la nature, l’accomplissement de la vie. On ne peut opposer l’art à la vie. » Et, dans le Voyage du Condottière : « Il n’y a pas de grands peintres, ni de grands poètes : il n’y a que de grands hommes. » Ailleurs encore, dans la troisième série des essais Sur la vie : « Les mots vivans font le poète et l’écrivain. Ils font aussi l’homme qui pense. Poésie, ce n’est pas de chercher des rimes sous la lune ; mais le don de sentir la vie par soi-même, et d’exprimer ce qu’on sent… Les mots pleins, l’os avec toute sa moelle de sens, de nature et d’image, les mots ne sont pas un chiffre abstrait pour l’homme véritable, qui est le poète. » Oui, le sophisme est de prétendre que la littérature, menée à sa perfection, se sépare de la vie. N’est-elle pas l’art des mots ? et les mots ne sont-ils pas les signes de la réalité ? Mais, dit-on, la différence est de la réalité aux signes : si vous prenez les signes pour la suprême réalité, vous perdez de vue la réalité authentique. Plaisanterie ! L’intelligence humaine, — et concevons-nous un autre mode intellectuel ? — ne saisit pas la réalité même : elle en saisit les signes. Plus il y a de réalité dans les signes qu’elle en attrape, et aussi plus elle saisit de réalité. Or, la littérature vraie consiste à mettre dans les mots toute la réalité qu’ils peuvent contenir ; plus exactement, à ne pas méconnaître la réalité qu’ils contiennent. Ainsi, la vraie littérature donne le plus de réalité que puisse jamais assumer l’esprit humain ; et la fausse littérature, celle qui improvise les mots et les gaspille, improvise la réalité, la gaspille. Elle la touche à peine ; et elle ne sait pas ce qu’elle en touche : au surplus, elle n’en touche rien.

Corollaire : « La haine de l’art, c’est la haine de la forme… » Et c’est, du même coup, « l’oubli de la vie. » N’essayons pas de séparer la littérature, ou l’art des mots, et la prise en possession de la vie. Seulement, l’art des vrais mots ! Ce sont les mots vivans ; ce sont les mots qui, ayant vécu, vivent encore. M. André Suarès, avec la meilleure énergie, proteste contre l’absurdité des langues artificielles. Et ces langues artificielles, pour éviter quelques objections parmi d’autres, consentent à n’être pas des idiomes littéraires : elles seront, disent-elles, pratiques. Mais leurs mots inventés ne sont pas les signes d’une réalité concrète : ils ne sont les signes de rien du tout ; de sorte qu’ils impliquent du mensonge. Les langues artificielles, voici le comique de l’aventure : elles serviraient à cette niaiserie que leurs tenans appellent littérature ; c’est avec la réalité que n’ont pas de rapport ces instrumens pratiques. Langues artificielles, les volapucks qu’on a forgés ; langue artificielle, une langue de néologismes et le futile parler contemporain, celui des faux littérateurs. M. André Suarès, avec la même énergie, proteste contre la réforme de l’orthographe, qui dénuerait les mots de leur passé, qui leur ôterait le témoignage de leur longue vie, de leur longue et pleine réalité. Il écrit : « Les mots ne sont des mots, comme on dit, du vent et plus vain que le souffle d’un fou dans un trou de serrure, les mots ne sont vides que pour les gens sans latin… Le latin porte la raison de France : il fait raisonner juste, parce qu’il fait vivre les termes du raisonnement… Le français sans le latin est une langue de hasard, comme les autres, abandonnée à la charité publique. Dans le latin, le français est noble ; il vit selon son rang, qui est le plus élevé ; il a ses titres de famille et d’héritier, sa maison, son foyer millénaire, son père et sa mère authentiques : enfin il est né… Pour un Français, le latin est un exercice à mieux être ce qu’il est. »

Caërdal refuse les doctrines : elles lui masqueraient la réalité. Il ne leur permet pas de le borner ; il cherche la réalité au delà des doctrines. Mais la raison pour laquelle il refuse les doctrines indique au moins la volonté qu’il a placée hors de toute incertitude : la volonté de conquérir, condottiere, une ample réalité, que l’art organise, l’art étant l’ordre et, l’ordre, la vie. Telle est son idée de la littérature : on le voit, ce n’est pas le badinage que flétrissent les bons vivans et hommes d’action. D’ailleurs, ne l’a-t-il pas déclaré ? homme d’action, il le serait : « Il n’a jamais eu une pensée pour la politique, sans frémir de ne pas tenir l’empire. Il a toujours été partagé entre la passion des héros et celle des saints. » M. André Suarès ajoute : « C’est pourquoi il était artiste. »

M. André Suarès s’amuse de ce Caërdal qu’il a créé à sa ressemblance mentale, et comme un emblème plutôt que comme un portrait de ses velléités profondes. L’emblème agrandit gaiement le portrait. Ramenons à leur exacte signification les velléités emblématiques de Caërdal. Faute d’être le héros et l’empereur, il est le condottière de la beauté : c’est que, présentement, Caërdal ne trouve pas, dans nos circonstances, l’occasion d’agir et d’être à sa guise efficace. Il accuse la plèbe indocile et constate que, pour penser, il faut être seul. Il accuse l’époque et la démocratie. Il s’est retiré hors du monde où certains fantoches se croient si actifs et le sont peut-être : mais ils sont, dans l’anarchie, des agens de désordre ; et faire du désordre, ce n’est point agir. L’action véritable, c’est l’empire de l’ordre sur le désordre. Il faut donc aller autre part ; et la littérature est l’alibi, l’unique alibi. Je crois que Caërdal approuve Salluste qui, écarté de la politique, déclare aussi belle que le gouvernement l’histoire. Il donne à la pensée de Salluste un sens plus large encore : il affirme l’identité de la littérature et de l’action ; s’il les distinguait, ne serait-ce pas pour attribuer à la littérature, synthèse de toute la réalité active, la suprématie ?


C’est pourquoi Caërdal est artiste. Examinons les victoires du condottière. Chacun de ses livres est l’une de ses conquêtes. Eh bien ! ses conquêtes, on peut les distribuer ainsi : conquête de la nature, conquête des hommes, conquête de soi ; et puis le règne.

Conquête de la nature : le Voyage du condottière et le Livre de l’Émeraude. Le condottière s’est emparé de l’Italie et de la Bretagne. Dans le Livre de l’Émeraude, la Bretagne a son charme, sa couleur et ses nuances. Elle apparaît comme « la plus noble terre qui soit dans le Nord, à la fin des temps où il y eut des peuples singuliers et des provinces libres ; » elle mire sur l’Océan « sa figure de sirène mélancolique : » mourante, la belle émeraude jette son dernier feu. M. André Suarès l’a peinte quatre-vingt-une fois ; ou bien il a consacré à ses divers aspects quatre-vingt-une études, chacune achevée comme un tableau : dans cette variété, nous apercevons l’unité d’une âme, celle de la Bretagne, que révèlent tantôt un paysage, tantôt l’un de ses habitans et l’anecdote d’une destinée dirigée par elle. Le voyage italien déroule les pays augustes et jolis, les horizons d’histoire et les intentions des artistes.

Conquête des hommes, — et des grands hommes, non de la multitude avec qui l’on est orgueilleux : — Wagner, Tolstoï vivant et les Trois hommes, Pascal, Ibsen et Dostoïevsky. Ce sont les héros et les saints de Caërdal ; et il en a d’autres : ce sont du moins ses préférés. Notons qu’il admire Tolstoï et l’aime. On s’attendait peut-être que son esthétique et l’éthique de Voici l’homme le rapprochât plutôt de Nietzsche. Or, il est sévère à Nietzsche ; il écrit : « Les livres de Nietzsche sont des essais au chef-d’œuvre ; mais cet Apollon est toujours en cage ; il fait le dieu, en vrai Phébus d’université, à besicles d’or : tout de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande harnachée de lexiques in-folio. » La préférence accordée à Tolstoï contre Nietzsche est significative et, en quelque mesure, montre que Caërdal ne se confine pas volontiers dans une littérature inactive. Mais n’allons pas le croire tolstoïen, non plus. Tolstoï l’a tenté. Le volume intitulé Tolstoï vivant, où il a réuni plusieurs essais de dates différentes, indique les tribulations du zèle qu’il a eu pour l’auteur d’Anna Karénine : essais contradictoires, l’un « pour Tolstoï, » un autre qui hésite « pour et contre Tolstoï, » et le dernier « contre Tolstoï. » Puis, après cela, quand le vieillard est parti de chez lui afin d’aller mourir en vagabond selon ses principes, une « prose de l’évasion, » rythmée comme un poème, le célèbre : « Le Vieux aux gros sourcils (qu’ils soient buissons à la Saint-Yves, pour que les bouvreuils y nichent) cherche dans la forêt un coin pour sa hutte d’ermite. Ses cheveux blancs sont plus blancs, et plus blanche sa barbe blanche ; et plus gris ses yeux d’eau sur le sable, comme l’écorce du bouleau par la pluie d’avril, ou comme les prunelles de la lionne caressante. Déjà le visage du saint anachorète s’illumine ; et les ailes des anges fleurissent dans ses rides… » Puis, quand Tolstoï est mort, il y a (troisième série des essais Sur la vie) le dialogue si beau, d’une si grave poésie, des chênes d’Yasnaïa Poliana : « Dors, à présent, vieux homme noueux. Le vent ne mêlera plus les écheveaux de ta barbe blanche, comme la barbe de Jupiter pendue à la fourche des branches. Pour nous, frères chênes, gardons notre père Tolstoï, sur le tertre, d’une grandeur unique par le site, qui domine la plaine infinie… » On trouvera de pareilles beautés intelligentes et de pareilles musiques dans les chapitres que M. André Suarès a composés touchant Pascal, Ibsen et Dostoïevsky.

Mais il dit : « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage… Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une œuvre d’art : une création. De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d’un créateur. Les pays ne sont que ce qu’il est… » Voyage à travers les pays ou voyage à travers les livres et les pensées. De sorte que le voyageur, en conquérant les pays et les pensées, songeait à lui premièrement, à Caërdal. Cependant il était bien attentif à ce qu’il rencontrait, à ce qu’il examinait ; il ne se dépêchait pas de l’apercevoir et d’y continuer son habitude. Au contraire, il avait grand soin de ne pas appauvrir le spectacle et, ainsi, de ne pas diminuer sa conquête. Les thèmes qu’il s’est proposés, il les traite « objectivement : » c’est par égard pour eux et par égard pour lui, on le comprend. Mais, de toutes façons, la conquête qu’il a poursuivie avec le plus de diligente ardeur, la voici.

Conquête de soi : elle occupe tous ses livres. L’un des épisodes les plus poignans et les plus riches de conséquences est consigné dans le volume qui a ce titre, Sur la mort de mon frère, conquête de soi contre la douleur. L’auteur quelquefois prête à un suppléant qu’il appelle François Talbot sa souffrance qu’il étudie ; et puis, la fiction se défait : et il note sa douleur, tout simplement, avec quelle dignité, quelle sincérité d’accent, quelle délicatesse du sentiment le plus tendre et le plus malheureux ! À peine ose-t-on, sur un livre de ce genre, épiloguer. Mais, dans l’œuvre de M. André Suarès, il marque une crise importante. C’est ici que commence l’extrême solitude à laquelle l’écrivain, par son orgueil, se condamnait déjà et qui maintenant lui devient un farouche devoir autant qu’une nécessité. C’est ici, en outre, que le cœur, aimant naguère à se guinder, connaît de naïves alarmes, n’y résiste pas et, maître de lui pourtant, s’abandonne. À se ressaisir, la lutte est noble et pathétique. Il y a, dans l’œuvre de M. André Suarès, cette angoisse.


Pourquoi ne pas dire, tout bonnement : M. André Suarès écrit des récits de voyages, de la critique et des essais ?… Il est possible qu’en insistant un peu trop sur le système dogmatique et singulier qui fait l’armature de son œuvre, je l’aie involontairement desservi. Alors, qu’on le lise en négligeant le système et en goûtant l’art seulement, un art délicieux d’invention, d’adresse et de nouveauté, un art sans cesse ingénieux et qui prodigue ses trouvailles, un art où les repentirs mêmes ont la pureté des lignes décisives, un art spontané à la fois et savant, un art qui abuse de ses prestiges et qui est donc prestigieux. Mais il fallait aussi qu’on pût distinguer la pleine signification de cette œuvre et, dans cet art, une idéologie : car l’œuvre de M. André Suarès mérite la double couronne ; elle a cette double beauté.

Il est possible, d’autre part, que M. André Suarès donne lui-même une importance exagérée au système de sa pensée. Je ne l’affirme pas. Dégagée de l’appareil qui la contraint, cette littérature ne fleurit-elle pas mieux ?… Caërdal affiche la haine des doctrines ; et il écrit : « L’homme de génie n’a pas de doctrines. » Mais il ajoute : « Elles varient avec ses propres efforts à vivre ; car on ne vit point, à moins de renouveler continuellement sa vie. » Et c’est encore une doctrine, je le disais. Caërdal, qui réprouve les doctrines, s’échappe rarement de ses doctrines, moins changeantes qu’il ne le croit.

Ce sont les doctrines de la conquête. Or, j’annonçais : après la conquête, le règne. Il me semble qu’au point où est arrivée l’œuvre de cet écrivain, nous assistons à l’accomplissement de la conquête et, pour ainsi parler, aux préludes du règne. On voudrait, à présent, que la polémique aboutît à la sérénité. Caërdal avait à écarter, fût-ce par la violence, les barbares. Ne les a-t-il pas écartés ? S’il continue de les maltraiter, les dédaigne-t-il suffisamment ? Il les dédaigne ; et il s’apaise. Son dernier livre, l’adorable Cressida, témoigne d’un esprit qui, après tant de combats, sait profiter de la victoire. Cressida et Troïlus, et puis Hélène qui a vieilli, Ménélas qui s’est conservé, Andromaque embellie de sa tristesse, et Diomède si fougueux, et le raisonnable Ulysse, Pandarus qui, de sa tour, répand des vérités premières et, descendu de sa tour, débite des sornettes, à l’occasion scandaleuses, et l’ombre de Pâris élégante et vaniteuse, et Polyxène au tombeau, et Cressidès vont et viennent dans ce poème, allégories amusantes du désir, de l’amour et de la mort, et de la frivolité, petite mort perpétuelle. Leur querelle est un badinage trempé de larmes. Et Cressida, tout en pleurant, comme elle rit ! tout en souriant, comme elle pleure ! Dans son bavardage de coquetterie, passent de telles phrases : « La nuit est la cendre bleue d’un jour qui s’est consumé de tendresse ; » de telles phrases, qui sont les plus fines conquêtes de Caërdal et ses promesses magnifiques.

André Beaunier.

  1. M. André Suarès. Publications toutes récentes : Cressida (Émile-Paul, éditeur) ; Idées et Visions (même éditeur) ; Trois hommes (Éditions de la « Nouvelle Revue française »). Antérieurement, une douzaine de volumes, qui seront mentionnés au cours de cette étude.