Revue littéraire - Brantome et « l’Honnête galanterie »
Lorsque Pierre de Bourdeille, seigneur abbé de Brantôme, eut employé vingt années d’une retraite semi-volontaire à consigner par écrit les souvenirs qu’il devait à son expérience du monde et les inventions que lui fournissait son humeur gasconne, il recommanda à ses héritiers de prélever « avant tout, sur son hérédité, les frais d’impression de ses divers écrits, qu’il voulait être en belle et grande lettre et grand volume. » L’obligation était lourde et la famille du défunt n’eut garde de s’y soumettre. Elle laissa circuler des copies manuscrites, puis se faire des éditions fautives. Brantôme a dû attendre qu’il se fût écoulé un peu plus de deux cent cinquante années, et que la Société de l’Histoire de France se fût chargée de lui donner satisfaction. M. Ludovic Lalanne à qui avait été confié le soin d’établir une édition « définitive » a mis au service de cette tâche une patience, une sûreté de méthode, des ressources d’érudition vraiment admirables. Il couronne aujourd’hui son travail par une étude sur Brantôme, sa vie et ses écrits[1]. Cette étude copieuse, pleine de citations et de rapprochemens, contribue d’abord à fixer les faits de la biographie de Brantôme et à remplacer, autant qu’il se peut, les pages perdues — ou égarées — que le bon chroniqueur s’était consacrées à lui-même. En outre, elle nous renseigne abondamment sur l’état des esprits au XVIe siècle, sur le changement qui se produit dans les idées et dans les mœurs. Bavard, frivole et licencieux, Brantôme est sans doute un pauvre esprit; sur les événemens dont il a été le témoin, sur les personnages qu’il a mis en scène, il ne faut lui demander aucune vue sérieuse ou profonde ; la passion du savoir, l’inquiétude intellectuelle, l’âpreté des luttes religieuses, tout ce qui fait la grandeur du XVIe siècle lui a pareillement échappé. Mais il se produit au temps de Brantôme un fait gros de conséquences : c’est l’avènement de la vie de cour. Le gentilhomme ordinaire de la chambre des rois Charles IX et Henri III en a compris la portée et subi plus que personne l’influence. Il est à un tournant de l’histoire de la société et des lettres, de la morale et du goût. Aussi peut-il être curieux de rechercher comment chez cet aïeul des Bussy, des Tallemant et des Hamilton, les élémens nouveaux apportés par la cour des Valois et empruntés pour la plupart à l’Italie se superposent au vieux fond traditionnel et national, s’y mêlent et le modifient.
Homme d’épée, grand chercheur de hasards et coureur d’aventures, hardi et sans scrupules, Brantôme est l’héritier direct des seigneurs de l’époque féodale, de la race des barons vaillans, indisciplinés et pillards. Au temps de nos premiers troubles, il ne lui semble pas que l’état de nos affaires lui offre assez d’occasions de se remuer et de suffisantes chances de coups. Il promène hors de France son humeur voyageuse et batailleuse, en Italie, au Maroc, à Malte, en Grèce et autres « lieux estranges » dont il préfère cent fois le séjour à celui de sa patrie, « estant du naturel des tabourineurs qui ayment mieux la maison d’autruy que la leur. » A Malte, la vie active des chevaliers lui plut tellement qu’il fut sur le point de prendre la croix. De retour en France, il assiste à maint fait d’armes; il est d’une vaillance à toute épreuve. Théoricien du duel, n’écrit sur la matière un ample discours. Le respect de la vie humaine est une faiblesse qui ne l’effleure même pas ; il n’est pas homme à en vouloir aux gens parce qu’ils ont sur la conscience « quelque petite jeunesse d’un meurtre ». Tout ce qu’il demande, c’est que le coup soit exécuté avec audace et succès comme il convient à un « habile et sage mondain ». Même il y a un cas où il est d’avis que le meurtre s’impose avec toute l’autorité d’un devoir : c’est le cas de vengeance. Qu’on ne lui parle pas de charité chrétienne et de pardon des offenses ! « Cela est bon pour des ermites et des récollez, mais non pour ceux qui font profession de vraye noblesse et de porter une espée au costé et leur honneur sur sa poincte. » A l’appui de son dire, il cite une anecdote dont il a été le témoin et qui a sa pleine approbation. Un gentilhomme ferrarois avait été assassiné; il laissait des enfans. « Au bout de six à sept ans, s’estant faictz grandz d’aage et de courage, firent entreprise sur le meurtrier de leur père, si bien et si beau qu’estans un jour entrez en sa maison par surprise ils le tuarent, luy, sa femme, ses enfans, ses filles, tous ses serviteurs, bref jusques aux chiens, aux chats et tout ce qui estoit de vie léans. C’estoit vanger cela, et sans aucune espargne d’une seulle goutte de sang[2]. » Et voilà de ces traits à faire pâmer d’aise un Stendhal : il y a de l’énergie ! Après cela, il ne faut pas demander à Brantôme, sur certaines vertus bourgeoises, et par exemple sur la probité, les idées qui sont de mise dans notre société de marchands.il rapporte telle facétie de Charles IX, qui lui paraît tout à fait de gracieuse et plaisante invention. Ce prince eut fantaisie de convier à une fête de la cour dix « enfans de la matte », coupeurs de bourse choisis entre les plus habiles, et qui reçurent ordre de travailler de leur état. Ils dévalisèrent les gens sous les yeux du prince, qui, de rire, s’en tenait les côtes. Le gain leur fut intégralement distribué. Sur ces matières, Brantôme a un principe : c’est que la pauvreté est un grand mal et que si on la peut éviter par quelque moyen que ce soit, on fait bien. Sans être homme d’argent, il apprécie un profit légitime : « Rien n’est tant si coquin, ny doux, ny attirant qu’un butin, quel qu’il soit, soit de mer, soit de terre. » Le butin de terre est celui qu’on fait au cours des guerres civiles ; elles eurent pour beaucoup de pauvres gentilshommes cet avantage qu’elles leur permirent de remédier à la détresse de leurs affaires et de se remettre bien en point. Pour ce qui est du butin de mer il n’est pas besoin d’en donner une ample définition et cela s’entend de reste. C’est celui que faisait le meilleur ami de Brantôme, Strozzi. Ce pauvre seigneur, l’espace de vingt ans s’était toujours affectionné à avoir quelque bon navire sur mer qu’il envoyait ordinairement « busquer fortune ». Brantôme suivit ce bon exemple. Même il lui arriva de dépasser les limites dans lesquelles on admettait pour lors la piraterie.
Pourtant — et quelle que fût sa volonté de bien faire, — Brantôme ne réussissait pas au gré de ses désirs. Certes, il jouissait de l’estime de tous et on le tenait pour « gallant homme de bien ». Mais les richesses et les honneurs, les « moyens et les grades » n’étaient pas pour lui. Il avait beau n’épargner ni temps, ni sang, ni intrigues, ni fanfaronnades, il restait parmi les « petits compaignons », et enrageait d’en voir plusieurs qui ne le valaient pas « advancez comme potirons ». Sollicité plus d’une fois de se révolter, il était toujours resté dans le devoir. Mais il n’est fidélité qui résiste à de trop rudes épreuves. Après la mort de son frère, il avait espéré lui succéder dans la charge de sénéchal de Périgord, Henri III, qui avait donné sa parole, y manqua. Sitôt qu’il apprend cette mésaventure, Brantôme entre en fureur ; il maudit sa fortune, renie son Dieu et son roi. Il avait, pendue à la ceinture, la clef dorée de la chambre du roi; il la jette, du gué des Augustins où il était, dans la rivière, en bas. Ce n’est rien qu’une clé perdue : faute de la retrouver on la remplace. Ceci est plus grave. Brantôme prend la résolution de vendre les biens qu’il possède en France et de s’en aller servir ce grand roi d’Espagne, très illustre et noble rémunérateur des services qu’on lui fait. « Il n’y avoit coste ny ville de mer que je ne sceusse, despuis la Picardie jusques à Bayonne, et du Languedoc jusqu’à Grâce en Provence. Et pour mieux m’esclaircir en mon faict j’avois de fraiz faict encor quelque nouvelle reveue par aucunes villes, feignant que j’y allois passer mon temps. Bref, j’avois si bien joué mon jeu que j’avois descouvert une demy-douzaine de villes de ces costes, fort prenables par des endroicts très faciles que je sçavois. » A quoi tiennent nos actions ! Brantôme était en passe de faire à sa patrie plus de mal que « jamais n’a faict renégat d’Alger à la sienne »[3]. Mais voici que les troubles de la Ligue commencent à s’émouvoir, personne ne veut plus acquérir de terres ni se dégarnir d’argent, et il n’est guère prudent de partir à l’étranger sans ressources. Surtout un événement décisif trancha la question. Le cheval de Brantôme en se cabrant vilainement renversa son maître, lui « brisa et fracassa tous les raings. » Condamné à demeurer au lit pendant quatre ans, notre gentilhomme s’avise, par manière de passe-temps, de mettre la main à la plume et faire revue de sa vie passée. « Ainsy faict le laboureur qui chante quelquefois pour alléger son labeur; et ainsy le voiageur faict des discours en soy pour se soustenir en chemin; ainsy faict le soldat étant en guarde, à la pluie et au vent, qu’il songe en ses amours et advantures de guerre, pour autant se contenter[4]. » Heureux accident en somme et dont Brantôme, qui croit à l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, n’a pu méconnaître le caractère providentiel. Sans cette opportune chute de cheval il nous manquerait sur les choses et les gens du XVIe siècle nombre de détails qui ne se trouvent pas ailleurs que dans ces précieux écrits. Mais surtout les amateurs de littérature scandaleuse auraient été privés de cette riche collection d’anecdotes saugrenues, qui seraient restées ignorées, si un historien ne s’était rencontré pour les fixer sur le papier, les protéger contre l’oubli et en léguer le trésor à la postérité la plus reculée.
Car ce ne sont pas ses aventures de guerre que Brantôme s’est d’abord avisé de retracer. Et s’il est vrai que ce qui pousse chacun de nous à écrire, c’est le besoin d’amener au jour et d’exprimer le fond de son âme, le cas de Brantôme est significatif. Avant de traiter des capitaines tant Français qu’étrangers et des « couronnels » français, il a dû composer ses deux livres « des dames » ; ce n’est pas seulement par manière de courtoisie et pour se conformer aux bienséances. Avant de passer à tout autre sujet, et pour se faire l’esprit libre et net, il a dû se débarrasser des images bizarres qui encombraient son cerveau ; il est prodigieux de voir combien il lui en a fallu « desbagouler ». Et voilà pourquoi Brantôme est devenu écrivain. Cela, chez lui, est essentiel ; c’est le trait caractéristique ; c’est le fond de sa nature, mais c’est aussi bien le fond du tempérament gaulois. Depuis les origines les plus lointaines, pendant tout le moyen âge et tout le XVIe siècle, il coule à travers notre littérature un flot bourbeux. L’obscénité nous plaît ; et non seulement elle nous apporte on ne sait quel obscur et ignoble contentement, mais elle nous paraît amusante, divertissante et gaie. On trouve ça drôle. Les fabliaux sont des « contes à rire. » Tel est aussi le tour d’esprit. de Brantôme. Il sait des « contes de dames » ; il les dit avec verve et belle humeur; c’est un des moyens qu’il a de se faire bien venir à la cour, une spécialité dont il se vante. Supposons Brantôme à la cour de Louis XI. On n’a pas de peine à imaginer de quels contes il eût régalé ce « bon rompu. » Il n’est que de lui prêter quelques-uns de ceux qui remplissent le recueil des Cent Nouvelles ou encore de puiser pour lui dans le vaste cycle des drôleries de jadis. Artisans et bourgeois égrillards, maris trompés, joyeuses commères, chambrières délurées, nonnes et cordeliers, tel est le personnel qui défraie le vieux répertoire gaulois. Mais les temps sont changés, et Brantôme comprend que ce qui était bon pour l’entourage grossier des anciens rois ne saurait convenir à une cour où le ton est donné par les dames.
Cette cour où il a passé trente-trois années de sa vie, qui est la patrie de son imagination et le paradis de ses rêves, Brantôme ne cesse pas de la célébrer et il se dépite de ne pas trouver de termes assez vifs pour exprimer l’éblouissement qu’elle lui cause. Il fait remonter jusqu’à Anne de Bretagne l’honneur d’avoir introduit les dames à la cour. Puis François Ier « considérant que toute la décoration d’une court estoit des dames, l’en voulut peupler plus que de la coustune ancienne. » Celles qu’il y introduisit, ce n’étaient que dames de grande famille, et « damoiselles de réputation qui paroissoient en sa court comme déesses au ciel. » Mais c’est Catherine qui porte les choses à leur point de perfection. « Le monde depuis qu’il est faict n’avoit jamais rien vu de pareil. » Songez qu’elle n’a pas autour d’elle moins de trois cents dames ou demoiselles. Change-t-elle de résidence, elle les emmène en escadron volant ; maréchaux et fourriers affirment qu’elles tiennent toujours la moitié des logis. Quand la reine s’en va par pays en sa litière, voyez-les, montées sur de belles haquenées, richement accoutrées, leurs chapeaux bien garnis de plumes, « si que ces plumes volantes en l’air représentoient à demander amour ou guerre. Virgile qui s’est voulu mesler d’écrire le hault appareil de la reyne Didon quand elle alloit et estoit à la chasse n’a rien approché au prix de celuy de nostre reyne avec ses dames, et ne luy en desplaise[5]. » Ou encore représentez-vous les cérémonies d’apparat, les entrées des villes, les « sacrées et superlatives » noces des rois et des princes. Ceux qui virent ces choses en eurent l’âme ravie. Pour eux la cour ne fut plus l’endroit où était le roi, mais bien celui où étaient la reine et ses femmes. Leur fallait-il accompagner le roi aux champs, aux villes et y demeurer quelques jours loin des dames, c’était pour eux un exil où ils se sentaient tout « esbahis, perdus et faschez. » On se lasse bien vite de voir des princes, des gentilshommes, des gens de conseil, et de les ouïr parler de la guerre, de la chasse ou des affaires de l’État. « Mais jamais on ne s’ennuye de converser avec les honnestes dames. » Ces conversations qui se tenaient dans l’antichambre de la reine ne pouvaient manquer d’être édifiantes, attendu qu’on se trouvait là dans l’école de toute honnêteté et vertu, et non pas ailleurs. Brantôme affirme qu’on y discourait et devisait « tant modestement que l’on n’eust osé faire autrement. » Nous ne demanderions pas mieux que de l’en croire sur sa foi de gentilhomme. Mais au surplus nous avons le témoignage de ses écrits. Car, s’il écrit, c’est afin de revivre, par la pensée les heures de jadis, et il s’efforce de retrouver les sujets comme le ton des entretiens dont il est maintenant privé. C’est aux dames qu’il dédie ses livres et il espère qu’elles y trouveront comme lui-même le charme mélancolique du souvenir : « Puisque le plaisir amoureux ne peut pas tousjours durer, pour beaucoup d’incommoditez, empeschemens et Changemens, pour le moins le souvenir du vieil passé contente encore[6]. » En terminant, c’est encore à ses lectrices qu’il songe, et il ne saurait les quitter sans avoir d’abord pris congé d’elles en homme bien élevé et sans leur avoir fait son compliment. « Or, mes dames, je fais fin; et m’excusez si j’ay dit quelque chose qui vous offance. Je ne fus jamais nay ny dressé pour vous offancer ny desplaire[7]. » Le gaulois continue de dauber sur les dames, car telle est la pente de son esprit; mais s’il tient registre de leurs faiblesses, ce n’est plus pour s’en gausser lourdement entre hommes, c’est afin de soulever, dans un auditoire féminin le murmure des approbations distinguées.
De là plus d’une conséquence. La première concerne le choix des termes, la délicatesse des images et la politesse des expressions. Il est un langage des bienséances. Si extravagant que cela puisse paraître, c’est justement celui que Brantôme a la prétention de tenir. Ce drôle parle de pudeur. Il y a manière de dire certaines choses ; et il y a des choses qu’on ne peut dire d’aucune manière devant des femmes. Brantôme le sait. Il fait profession de s’arrêter à temps. Lui vient-il en mémoire quelque trait particulièrement savoureux, il en fait le sacrifice. Je m’en tairai, proteste-t-il, de peur d’offenser les oreilles chastes. C’est pour ces oreilles-là qu’il travaille et il ne se pardonnerait pas de les mettre à une épreuve un peu rude. S’il a laissé dans tel chapitre quelques contes « un peu gras en saupiquets », il prie qu’on les lui passe en faveur de plusieurs autres qu’il n’y a pas mis. Car il en avait d’autres « plus saugreneux » et partant « meilleurs ». Volontiers il les eût allégués, n’était qu’il n’a pu «les ombrager bien d’une belle modestie.» On ne s’attend pas d’abord à trouver Brantôme dans ce rôle de champion de la décence. Apparemment, c’est que tout est relatif. Tout de même il n’a pas été mauvais que les précieuses vinssent à passer par là pour apprendre aux écrivains à ne plus tenir devant les duchesses des propos qui sembleraient vifs à des charretiers.
En second lieu Brantôme a soin de ne pas nous livrer les noms des gens dont il nous détaille les prouesses. C’est un point important, sur lequel il insiste et auquel il revient à maintes reprises, ayant conscience de tenir par là conduite de galant homme. Notez-le en effet, ces contes ne sont pas tons de l’invention de Brantôme. Si biscornue qu’on ait l’imagination, de quelque manière qu’on ait le cerveau fait, et quand même il y aurait quelque chose de monstrueux dans l’affaire, il est telles ignominies qu’on n’invente pas : il faut que la réalité les fournisse. Certes l’écrivain ne s’est pas fait faute d’arranger les choses et de les embellir ; c’est par là même qu’il est écrivain. D’autres fois, quoiqu’il ne s’en vante pas et qu’il s’ingénie au contraire à dissimuler ses emprunts, il a tout simplement puisé dans les bons auteurs. Il a mis à contribution Rabelais, Boccace, Guillaume Bouchet, Béroalde de Verville, Bonaventure Despériers, Noël du Fail. Car il a une bibliothèque, moins bien fournie sans doute et autrement composée que la librairie de Montaigne, mais présentable encore. Cet homme de guerre aime les livres, en a soin, les tient en bel ordre : cela lui fait singulièrement honneur. Mais enfin beaucoup des aventures que relate Brantôme sont du domaine des faits. lien a été le témoin et il s’en porte garant : « J’ay veu... j’ay cogneu... j’ay ouy dire. » Ou encore il en a été le héros. Il se met en scène, en se cachant, avec une modestie toute gasconne, sous des périphrases où on le devine tout de suite : « Un fort honneste gentilhomme... un gentilhomme que l’on cognoist sans le nommer... un honneste gentilhomme et des moins déchirez de la cour... un gentilhomme qui n’estoit point des plus impertinens... » N’ayons donc garde d’en douter, ce sont choses arrivées et choses contemporaines : c’est de l’histoire. Par suite rien n’aurait été plus facile que de produire les noms. Cela même aurait pu piquer la curiosité et ajouter au récit quelque attrait de mauvais aloi. Mais c’est un procédé dont Brantôme ne supporte même pas l’idée. Il a trop de scrupules. N’est-ce pas lui qui a composé tout un discours sur ce qu’il ne faut jamais mal parler des dames? « J’ai protesté de fuir en ce livre tout escandalle, car on ne me sçauroit reprocher d’aucune mesdisance. Et pour alléguer des contes et en taire les noms il n’y a nul mal, et j’en laisse à deviner au monde les personnes dont il est question : et bien souvent en penseront l’une qui en sera l’autre[8]. » Cela est sans réplique; du moment qu’on ne désigne pas les gens, pas même par un pseudonyme, pas même par une initiale ou par un titre, il est de toute évidence qu’il n’y a pas d’« escandalle ».
Mais voici ce qui est capital. La grivoiserie anonyme de l’ancienne France s’était exercée presque exclusivement aux dépens des petites gens. Fruit de la verve bourgeoise ou populaire, ces anecdotes, qui couraient les ateliers, les échoppes, les chaumières, se sentaient des lieux où elles avaient pris naissance. Voulait-on rire un peu, et puiser au répertoire des drôleries consacrées, aussitôt on s’encanaillait. Cela, pour le cercle de la cour, était intolérable et, quand on y songe, absurde. Car, les vilains qui n’ont pas accès dans l’antichambre de la reine ne doivent pas occuper l’esprit des déesses qui y tiennent leur assemblée. C’est ce que Brantôme a compris et tel est le point sur lequel porte la révolution qu’il a opérée dans ce genre de littérature. Il en a conscience et veut que le lecteur n’en ignore. « Et si vous diray de plus, que ces contes que j’ay fait icy ne sont point contes menus de villes ne villages, mais viennent de bons et hauts lieux, et si ne sont de viles et basses personnes, ne m’estant voulu mesler que de coucher les grands et hauts sujets[9]. » Lui arrive-t-il, contraint par quelque nécessité supérieure, de citer tel de ces contes de petites gens, il s’en excuse et on s’aperçoit aisément que son chagrin est sincère. « Je suis bien marry qu’il m’ait fallu apporter c’est exemple et le mettre icy, d’autant qu’il est d’une personne privée et de basse condiction, pour ce que j’ay dellibéré de ne chaffourer mon papier de si petites personnes, :mais de grandes et hautes[10]. » En effet on ne rencontre guère ici de manans, mais des rois et des reines, des gentilshommes, des bâtards, des filles d’honneur, toutes personnes de considération. Bien sûr, les choses s’y passent tout à fait de même qu’entre gens du commun. Mais c’est qu’elles ne sauraient se passer différemment. Tout le changement n’est qu’un changement de personnel. Au surplus, c’est ce qui importe. On veut se sentir en bonne compagnie. Tout est sain aux sains. Entre honnêtes gens il n’est rien que d’honnête.
Ces mots d’honnêteté et de vertu qui reviennent si souvent sous la plume de Brantôme, il est clair qu’il ne faut pas leur donner le sens qu’ils ont aujourd’hui. Ils ne signifient pour lui qu’élégance. C’est la virtù des Italiens. D’ailleurs il est presque superflu de noter que cette élégance apparente n’enveloppe que la plus répugnante brutalité. Dans ce monde courtois l’usage est de battre les femmes : telle qui n’a pas reçu de coups n’a donc pas de raisons d’exercer contre son mari cette vengeance qu’une femme tient toujours prête. On les tue aussi de temps en temps. Et alors cette question se pose : une femme qui se sent menacée a-t-elle le droit de prévenir les fâcheux desseins de son mari et d’envoyer celui-ci devant « faire les logis en l’autre monde? » Brantôme est d’avis qu’elle peut même en avoir l’obligation et le devoir de piété, conformément à l’esprit de la religion qui nous impose de défendre et garder cette vie que Dieu nous a donnée. On doit aimer à la fois en plusieurs lieux, afin de se prémunir par avance contre les ennuis qu’une trahison apporte avec elle. On ne doit pas demander à une femme d’être trop fidèle ; l’habitude de la fidélité donne aux femmes, avec un orgueil insupportable autant que ridicule, une figure revêche et une humeur acariâtre. On peut se vanter de ses bonnes fortunes, car de même qu’il ne servirait de rien à un capitaine d’avoir fait un bel exploit de guerre que personne ne connaîtrait, de même un amour secret ne vaut rien : et c’était l’opinion de M. de Nemours qui fut en son temps le parangon de toute chevalerie. Enfin un gentil cavalier qui reçoit de l’argent d’une femme n’est pas pour cela décrié. Pour sa part, Brantôme n’a pas usé de ce moyen de s’enrichir ; mais il s’en admire ; et il n’en suppute pas moins les sommes dont il s’est ainsi privé par libre volonté et complexion généreuse. « Si j’eusse voulu prendre d’elles ce qu’elles m’ont présenté et en arracher ce que j’eusse pu, je serais riche aujourd’hui, ou en bien, ou en argent, ou en meubles, de plus de trente mille escus que je ne suis[11]. » Au reste, pourquoi parler ici de délicatesse de sentimens et de point d’honneur? Les aventures que conte Brantôme n’intéressent que les sens. La sensualité qui s’encadre dans ce brillant décor est de l’espèce la plus vulgaire. C’est l’honnête paillardise.
Il y a plus. Je crains qu’on ne fasse tort à Brantôme, quand on prétend, comme c’est l’opinion courante, que dans sa conception de « l’honnêteté » il n’entre aucune idée de morale et que l’honnêteté pour lui relevant uniquement de l’esthétique est en dehors de la morale. C’est n’avoir pas fait attention à tels passages significatifs et n’avoir pas vu le beau de la théorie, ce qui lui donne sa portée et en prépare les conséquences. En effet on a beau être né gaulois et avoir vécu dans un milieu demi-païen, après quinze siècles de christianisme il est impossible de traiter des choses de la chair, sans faire acception d’aucune idée de morale. On attaque la morale, on la raille, on la fausse, on la rejette, on ne l’ignore pas. Pour lui, Brantôme ne conteste pas le juste pouvoir de la morale ; il se borne à prétendre qu’il expire au seuil de certaines classes sociales. S’il note en historien ami du vrai, que Jeanne II, reine de Naples, « laissa ung bruit de femme impudique », le moraliste qui est en lui se hâte de répondre que « pour cela c’est le vice le moins blasmable à une reine. » De fait, la pudicité ne fut le principal mérite ni des Catherine, ni des Élisabeth, ni de cette Marie Stuart dont il a si heureusement contribué à former la légende, ni de cette Marguerite de Valois à laquelle il a voué un culte. Ce qui est permis aux reines doit l’être également aux princesses et grandes dames, tout en restant interdit aux personnes de condition moyenne. C’est, comme on voit, affaire de milieu. S’il est un peu difficile d’étayer cette doctrine de bonnes raisons, une comparaison y suppléera. Le soleil ne répand-il pas ses rayons sur tout le monde ? « Tout de mesme doivent faire ces grandes et belles dames en prodiguant de leurs beautés et de leurs grâces à ceux qui en bruslent... telles inconstances leurs sont belles et permises, mais non aux autres dames communes, soit de court, soit de ville, et soit de pays;... telles dames moyennes faut que soient constantes et fermes comme les estoilles fixes et nullement erratiques[12]. » La distinction est aussi catégorique qu’il est possible et d’une netteté qui ne laisse rien à désirer. On voit maintenant quel est le fond de la pensée de Brantôme et à quoi aboutit sa théorie de l’honnêteté. Cette théorie est trop commode pour n’avoir pas été maintes fois reprise. Afin de la mettre dans tout son jour, rendons aux mots leur sens complet. C’est que chasteté, fidélité, modestie sont sans doute des vertus, mais ce sont des vertus pour les petites gens, vertus à l’usage de ceux-là mêmes que méprise si fort le gentilhomme de la chambre, vertus triviales comme leurs amours. Quant aux personnes de la bonne société, un privilège de leur condition fait que pour elles le vice devient une élégance et l’élégance tient lieu de vertu.
L’œuvre de Brantôme eut un succès immédiat et durable. Si la première publication d’ailleurs incomplète n’en fut faite qu’en 1659, elle était connue bien avant cette date par les copies qui en circulaient. Elle était venue à son heure. A partir du XVIe siècle, la littérature, en France ne cesse de s’éloigner du public populaire. Elle ne s’adresse plus qu’à une élite, et celle-ci n’accepte pas les grossières façons de rire dont s’accommodaient nos pères. La veine des « contes gras », qui était partie du peuple, se tarit et meurt dans la polissonnerie spirituelle des Contes de La Fontaine et de Voltaire. Ce n’est pas à dire que la littérature licencieuse ait cessé de plaire, mais elle a renouvelé son cadre. Un genre nouveau s’est constitué qui commence en 1665 avec l’Histoire amoureuse des Gaules et se continue jusqu’à ces Mémoires du chevalier de Grammont (1713), dont la dernière partie semble interminable avec les fastidieux chapitres sur les intrigues amoureuses de la cour d’Angleterre. Et ce sont, entre temps, les Amours des dames illustres de notre siècle, les Intrigues amoureuses de la Cour de France, la France galante, et tant de recueils analogues, toute la série des Mémoires apocryphes, tous les spécimens d’un genre où le roman confine au pamphlet. Au surplus, le temps a marché et il s’est fait des progrès de sortes diverses. Le goût s’est épuré ; les gros mots et les gravelures ont en grande partie disparu. On a perdu en même temps cette bonhomie, qui servait, vaille que vaille, d’excuse à Brantôme. Elle a été remplacée par un ton de persiflage, d’ironie perfide et de froid sarcasme. Désormais les noms des héroïnes, ou s’étalent en toutes lettres, ou ne se voilent que de pseudonymes transparens, car cet attrait du scandale contre lequel protestait l’auteur lui-même des Dames est désormais celui que l’on recherche. « C’est une terrible chose qu’un grand seigneur méchant homme », dit ce personnage de Molière. Et cette littérature éclôt justement dans ce petit monde de seigneurs, hommes d’esprit et d’esprit méchant, les Bussy, les Saint-Évremond, les Grammont, libertins d’idées et de mœurs, ceux de la société de Ninon et ceux de la société du Temple, justement suspects au roi, disgraciés et tenus à l’écart, et qui nous mènent de proche en proche aux roués du XVIIIe siècle.
Aujourd’hui il n’y a plus de cour dans notre pays de France, il n’y a guère de grandes dames non plus, et si on se mêle encore de les diffamer c’est une besogne à laquelle les écrivains répugnent assez ordinairement. Mais les « honnestes dames » n’ont pas cessé d’occuper la littérature et d’emplir les livres du récit d’exploits qui ne sont pas sans analogie avec ceux de leurs aïeules. Psychologues, moralistes, peintres des mœurs, les plus distingués entre les littérateurs se sont fait leurs historiographes scrupuleux, tandis que le vaudeville et la chanson de café-concert héritaient des vieilles trivialités. Riches mondaines, créatures aristocratiques, pécheresses d’élite, les plus délicats des romanciers analysent leurs faiblesses avec curiosité, avec attendrissement, mais surtout avec les démonstrations d’un infini respect. C’est le dernier mot de la théorie de l’honnêteté suivant Brantôme. À cette étude raffinée et quasiment pieuse de la dépravation élégante, n’se peut que le bon goût ait gagné, le bon sens y a perdu. Je ne songe guère à réclamer en faveur des antiques genres gaulois. Mais il n’est que de ne pas brouiller les notions. Ni l’agrément du cadre, ni la politesse du style ne changent le fond des choses. Et peut-être la trivialité du milieu, la grossièreté des termes, le ton de mépris et de gouaillerie étaient-ils d’une exacte convenance dans un genre de littérature consacré à nous montrer la bête en train de s’ébattre.
RENE DOUMIC.
- ↑ Brantôme, sa vie et ses écrits, 1 vol. in-8o, par Ludovic Lalanne. — Œuvres complètes de Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, publiées d’après les manuscrits, avec variantes et fragmens inédits, pour la Société de l’Histoire de France, par Ludovic Lalanne, 11 vol. in-8o (librairie Renouard).
- ↑ Brantôme, Éd. Lalanne, V, 246.
- ↑ Brantôme, V, 206.
- ↑ Brantôme, I, 5.
- ↑ Brantôme, VII, 399.
- ↑ Brantôme, VII, 397.
- ↑ Brantôme, IX, 27.
- ↑ Brantôme, IX, 577.
- ↑ Brantôme, IX, 230.
- ↑ Brantôme, IX, 378.
- ↑ Brantôme, IX, 109.
- ↑ Brantôme, VIII, 195 .