Revue littéraire - Au Service de la Nation

Revue littéraire - Au Service de la Nation
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

AU SERVICE DE LA NATION[1]

Pour nous plaire, il faut, à présent, que les livres aient au moins quelque rapport avec notre unique souci ; et nous leur permettons de nous divertir un instant, mais pourvu qu’ils semblent ne pas ignorer notre alarme et nos espérances. Qu’ils n’essayent pas de nous mener trop loin hors de là : nous ne les suivrions plus. Comme, à certains jours, les amis les plus chers, ils n’ont avec nous à choisir qu’entre le silence et une causerie toute pleine de précaution, toute proche de nos sentimens.

Nous pouvons lire Au service de la Nation. C’est un recueil de lettres écrites par des volontaires, dans les huit dernières années de l’avant-dernier siècle, et recueillies, annotées par le colonel Ernest Picard. Lettres familières, quelquefois un peu emphatiques, mais avec tant de naïveté ! lettres qui, des armées du Rhin, des armées du Nord, de l’armée des Alpes ou de l’armée d’Italie, allaient trouver, dans les villages et les petites villes de l’intérieur, des mamans, des épouses, des sœurs, des fiancées, des amis et qui les touchaient ainsi que maintenant nous émeuvent celles de nos soldats ; lettres tout exaltées de la grande ferveur patriotique, ininterrompue à travers notre histoire, mais qui a ses périodes d’élan plus vif : à la fin de l’avant-dernier siècle et aujourd’hui, la flamme est particulièrement haute et belle. Regardons-la et chauffons-y nos âmes.

Plusieurs de ces lettres, qui sont vieilles de cent vingt ans, on les dirait écrites d’hier ; et elles nous font frissonner, quand elles relatent des souffrances dont nous savons que pâtissent nos défenseurs nouveaux. « Des volontaires ont eu les pieds gelés, vu la rigueur du temps… » C’est un lieutenant du cinquième bataillon de Maine-et-Loire qui écrit cela de Metz, le 22 nivôse an III, à la citoyenne veuve Michel, sa mère, marchande de quincaillerie à Angers. La guerre est, de tous les côtés, extrêmement pénible et, par exemple, au Nord où les Impériaux ont l’insupportable marne de se terrer comme des lapins, comme des taupes. Le volontaire Brault s’en plaint, un jour qu’avec un détachement de dragons, deux bataillons d’infanterie, quatre pièces d’artillerie et cinquante soldats de la Carmagnole, il est parti de Bergues pour assiéger Rousbrugge, à trois lieues de là. Il croyait aller vite ; mais, baste ! les Impériaux avaient fait des tranchées « de vingt pas en vingt pas sur leur terrain, tout le long de la grande route… » On leur « remplit » leurs terriers et l’on passa. Puis on dut se mettre à l’eau, deux fois, pour franchir des rivières dont ils avaient abîmé les ponts. Et alors ? Alors, « les Impériaux avaient encore fait de fortes tranchées, d’où ils pouvaient avec vingt hommes nous tuer sans que nous puissions seulement en voir un seul… » Ces vils procédés de combat déconcertent nos volontaires. Et, pour se faire mieux comprendre de ses parens, Brault, qui est de Mayenne, leur dit : « Imaginez-vous que le pont de Mayenne a l’arche du milieu coupée, et qu’on a fait des retranchemens à hauteur d’homme au bout du pont, du côté de la ville, et que deux mille hommes soient au Saint-Esprit pour assiéger la ville. Voyez si trente hommes, qui ne risquent pas d’être blessés, ne sont pas capables de les retenir et d’en détruire un grand nombre s’ils osent approcher : telle était cependant notre situation ! » Comment se tirer de là ? Le commandant général leur exposa que, pour être vainqueurs, ils n’avaient qu’un moyen : « agir de témérité. » Si l’on s’amusait à tirailler, les volontaires ne tueraient personne et les Impériaux tueraient tout le monde. Il fallait jeter sur le pont quelques planches et, la baïonnette au canon, « entrer d’autorité. » C’est ce qu’on fit. Et l’on se dépêcha. Une planche jetée sur le pont, les [soldats n’attendent pas qu’il y en ait une autre. Ils passent ; le commandant du bataillon, d’abord ; tous les soldats après lui. Une planche qui n’avait pas huit pouces de largeur : « On ne pouvait passer qu’un et un ! » Certes, il périt là toute une jeunesse ; et le commandant général eut la cuisse cassée, « dont il est mort. » C’est un malheur ; mais, si l’on avait barguignera ville serait encore à prendre. Ce que les volontaires de 1792 supportent mal, nos soldats aujourd’hui le supportent : la lenteur des opérations, le piétinement. Pour contenter Deguir, volontaire de la 65e demi-brigade et qui est en avant-garde à l’armée du Bas-Rhin, qu’on lui promette une grande bataille, l’attaque générale ; les escarmouches quotidiennes l’impatientent. Et Desbruères, volontaire au 1er bataillon du Doubs, ne tient pas volontiers en place ; il réclame de bouger : « cela m’ennuie d’être toujours dans le même endroit. » C’est qu’ils ont tous la ferme assurance de valoir mieux que l’ennemi dans la mêlée, homme contre homme. Grenadier au 60e régiment d’infanterie, ex-Royal-Marine, le vaillant Tiry est à l’hôpital, blessé. Il écrit « à son épouse ; » il lui dit : « J’ai reçu au bras droit une balle, à la première sortie de Mayence, en tombant sur le corps de l’ennemi à deux heures du matin, après avoir égorgé deux sentinelles de la grand’garde. Nous nous sommes battus à l’arme blanche, tué beaucoup. Le feu a commencé à trois heures du matin jusqu’à sept heures, où nous fûmes battus à mitraille et à boulet par l’ennemi. Trop incommodés par ce feu, nous avons pris d’assaut la redoute, tué treize canonniers ; j’ai été blessé… » Une donne pas autrement de ses nouvelles ; mais il conclut : « Nous avons eu l’avantage ! » Puis l’ennemi reçut des renforts ; et il fallut rentrer dans Mayence. Tout de même, et quoique blessé, Tiry sortit encore, avec d’autres, pour aller quérir les blessés sur le champ de bataille, — « car les ennemis les achevaient à coups de fusil… » Maintenant, à l’hôpital de Saint-Jean-d’Angély, le grenadier se rappelle tout cela, ses exploits, ceux des camarades, et la médiocrité des ennemis : « qu’ils apprennent à se battre à l’arme blanche » pour se battre avec nous ! » Le chagrin de nos hardis gaillards, c’est d’avoir à écrire : « Nous sommes toujours dans la même position. » Le temps leur dure ; et ils ne rêvent que d’aller de l’avant. Pour tromper l’ennui des semaines calmes, ils améliorent leur gîte et montrent de l’ingéniosité. Au bivouac de Kastel, en brumaire de l’an III, Brault et ses camarades se construisent une cabane, qui est la plus belle de la division : trente pieds de long sur vingt-quatre de large ; un lit de camp « où il pourrait coucher vingt personnes, » un peu serrées probablement ; une cheminée en briques « avec un escalier pour y descendre. » Il y a, dans les environs, une sapinière : c’est elle qui leur offrit les planches et les tenta de bâtir cet « édifice, » une véritable maison, dit Brault, « où je voudrais passer l’hiver ; elle nous a coûté six jours de travail, entre six que nous sommes à l’habiter. » Il assure que la cantinière leur a proposé deux cents francs de leur chef-d’œuvre, et qu’ils ont refusé de le donner. Avec la même bonne humeur, le même sourire enfantin de héros, nos soldats nous racontent le luxe dont ils parent leurs tranchées. Ce sont bien les mêmes Français, jadis et de nos jours. Les mêmes Prussiens ? Je crois que oui. Meusnier, Brisson junior et le sergent Achille, qui se sont mis à trois pour donner de leurs nouvelles à l’administrateur du département d’Indre-et-Loire, appellent les Prussiens une « horde de brigands. » Et Demonchy, caporal-fourrier au 44e bataillon d’infanterie légère, qui ne se gêne pas beaucoup s’il cantonne chez l’habitant, mais qui a de la bonhomie, déteste la sauvagerie des Impériaux : « Ils agissent avec cruauté, au lieu que nous autres Français, toujours avec humanité. » Fierté charmante ! Et c’est ainsi que les anciens soldats, en nous parlant d’eux, nous parlent de nos soldats d’à présent. Ils annoncent l’avenir ; et notre pensée rêve longtemps autour de cette ligne, adressée le 29 messidor an IV, à « son cher père, à sa chère mère, à ses chers frères, parens, amis, » par Gagneux, soldat, 2e bataillon, 6e compagnie, 17e demi-brigade, armée du Rhin-et-Moselle : « Je vous dirai que nous avons passé le Rhin ; ça va très bien !… »


Le colonel Ernest Picard, — mort avant la publication de son livre, et mort avant la guerre, — est un historien très attentif auquel on doit, notamment, d’excellentes études, un peu sèches, un peu ardues, mais précises et rigoureuses, riches de faits et intelligentes, sur la précédente guerre, la perte de l’Alsace, la campagne de Lorraine, Sedan, les préliminaires de la paix qui appelait une revanche. Sa compétence militaire l’autorisait à composer une histoire qui fût, en même temps qu’un récit des événemens, l’examen critique de la stratégie. Mais la stratégie n’est pas une science abstraite. Une théorie de la guerre tient compte des réalités que la guerre met en jeu : réalités parmi lesquelles il n’en est pas de plus efficace que la valeur individuelle du soldat. Il importe de connaître le combattant, ses énergies, ses faiblesses peut-être et, enfin, le total de sa vertu active. Il faut que l’histoire, peinture de la vie, soit concrète comme la vie. Ces prétendus philosophes de l’histoire, qui nous déroulent des siècles pareils à des théorèmes, ne sont que des arrangeurs de néant. Quelquefois, on nous donnerait à penser que l’immense aventure humaine, au cours des âges, n’est que la méditation des diplomates. Et, quelquefois, on dirait que tout se passe dans le cerveau des capitaines. L’histoire est plus abondante, opulente et, pour ainsi parler, plantureuse : et qu’on n’omette pas les foules, qui sont la matière et la substance de l’histoire. Le colonel Ernest Picard n’a-t-il pas senti que son histoire militaire, très savante, restait un peu maigre, en dépit du méticuleux détail, et théorique, faute d’enfermer dans ses épisodes les foules combattantes ? C’est pour cela, j’imagine, qu’il avait résolu d’examiner de plus près le soldat : ces lettres de volontaires le renseignaient bien. Il les a trouvées dans les dépôts d’archives communales et départementales, ou dans les liasses des collectionneurs : il les a tirées de leur sépulture et de leur oubli, ranimées, et il a pu constituer ce témoignage ancien de la valeur française. Nous avions déjà des amis, parmi les héros de cette époque : un Joliclerc, un sergent Fricasse et un Gabriel Noël, dans l’épopée militaire de la Révolution, nous émerveillent, nous enchantent. Mais, à cause de leur célébrité, à cause de leur individualité si originale, ils nous ont un air un peu exceptionnel. Ce sont des protagonistes. Voici, avec les moindres personnages que le colonel Ernest Picard ressuscite, la multitude des héros.

Ces gens, rudes et vulgaires, tout barbouillés d’ignorance, fiers de leur brutalité, sublimes, nous apparaissent comme des rédempteurs. Ils font une belle besogne et ils rachètent le crime de leur temps. Ils ne sont point exempts de toute analogie avec ces énergumènes, compagnons de leur enfance peut-être et leurs parens ou leurs frères, qui ont mal tourné, dans les clubs, dans la politique et dans l’anarchie. Une même frénésie a soulevé les uns et les autres, mais ceux-ci pour l’intrigue et ceux-là pour l’abnégation, ceux-ci pour le scandale et ceux-là pour le salut de la patrie. Or, c’est le hasard qui les a séparés si nettement, qui des uns a fait des politiciens et, des autres, des soldats. Les uns, nous les détestons ; les autres, nous les glorifions. Pareils d’abord, ils sont allés aux deux extrémités d’une alternative et, tous, portant comme un bagage précieux une idéologie, la même, et que les uns ont avilie, et que les autres ont sanctifiée. Sans doute les idées ne valent-elles quasi rien, par elles-mêmes : des cailloux qu’on ramasse au bord des routes ; mais, dans ce cailrou, ciselez à votre choix une image obscène ou l’image d’un dieu. Les principes de la Révolution, que les émeutiers de Paris employaient à l’assassinat, sur nos frontières les soldats les employaient à l’héroïsme.

Ces volontaires sont de fameux républicains. Ils ne manquent pas une occasion de déclarer leurs doctrines, et d’afficher « ce saint amour de l’égalité qui caractérise les âmes libres, » et de vilipender les aristocrates, les prêtres aussi. D’ailleurs, il y a entre eux des différences, des nuances d’incrédulité. Quelques-uns traitent encore Dieu sans malveillance. Et Jean Gagneux, un Tourangeau, a beau n’aimer pas les Chouans, il n’est pas une forte tête ; car il écrit à ses parens : « Je vous écris pour faire réponse à votre lettre qui m’apprend avec plaisir que vous êtes en bonne santé ; moi, je suis de même pour le présent, et je prie le Seigneur de nous la continuer à tous… » Plus généralement, s’ils parlent de Dieu, ils le républicanisent sous le nom de l’Être Suprême. Et Colin, Lépreux aîné sont hardis jusqu’à se railler de « tous les saints (ci-devans) du soi-disant Paradis. » Terribles garçons, ces Colin et Lépreux aîné ! Entre deux batailles, ils écrivent à leurs amis de la Société populaire, à Saint-Jean de Losne : « La ville de Strasbourg va divinement ; la guillotine est toujours en activité… » Ils ajoutent qu’elle fait des miracles et convertit bien du monde. Mais, tout ça, c’est de la politique, qu’ils ont prise à Saint-Jean-de-Losne et qui leur traîne dans l’esprit. Des mêmes, voici beaucoup mieux : « Nous vous avions promis des nouvelles. Crions tous : Vive la République ! Victoires sur victoires, frères et amis ! les Français sont à Worms, peut-être à Mayence ; le butin qu’ils ont attrapé monte à plus de deux cents millions, sans compter les canons, bagages, prisonniers, etc. Nous sommes bien fâchés de ne pouvoir vous annoncer la prise du Fort-Vauban ; nous espérons vous l’apprendre bientôt, car l’on doit donner aujourd’hui une attaque générale… » Du reste, ils vont un peu vite : le 16 nivôse an II, les Français n’étaient ni à Mayence, ni à Worms. Seulement, au Geissberg et à Frœschwiller, Hoche venait de remporter ces éclatans succès qui aboutirent, quelques mois plus tard, à la reprise de l’Alsace. Colin, Lepreux aîné sont des patriotes qui n’attendent pas : et ils devancent la victoire. On leur dit bien que la garnison de Fort-Louis a juré de mourir dans la place. Ils répondent : « A quoi sert le serment des esclaves contre la valeur des républicains ? » Et, en fait, les Autrichiens de Fort-Louis (ou Fort-Vauban) ne coururent pas les risques d’un siège : ils s’esquivèrent, promptement. Lépreux et Colin, voyez-les : « Quant à nous, républicains et amis, comptez sur notre zèle. S’il fallait aller aux antipodes pour le bien de la république, croyez que nous sommes prêts à partir et que rien ne peut nous écarter du chemin de vrais républicains ! » Ils confondaient la république et la patrie de telle sorte que leur république en est embellie singulièrement. Cette confusion qui, dans le langage et dans les sentimens de nos concitoyens, ne s’est pas maintenue, — il serait trop long de dire pourquoi, — donne aux lettres de ces volontaires un petit air démodé, souvent drôle. Par exemple, l’un d’eux, un artilleur, écrit que nos mortiers « travaillent en républicains ; » et un autre, au bivouac en avant de Verchem, le 2 nivôse an II : « Nous couchons dehors tous les jours et la vermine nous mange, mais c’est pour la république ! » Alors, ils sont très contens ; et ils sont magnifiques. Ils ennoblissent les pires choses : la vermine, la république de 1793, la carmagnole. Et il n’est pas jusqu’au refrain sinistre de « Ça ira, » ignoble à Paris dans la bouche des massacreurs, qui ne prenne le plus bel accent aux couplets de la lettre que voici. Châtelain, commandant la deuxième escouade des canonniers au parc de Saverne, l’an IIe de la république une et indivisible, écrit aux « citoyens magistrats » d’Avallon, son pays natal : « Le 14 de ce mois (novembre), la générale a battu, et l’on criait : Aux armes ! de toutes parts. Le parc d’artillerie de Saverne, où nous sommes attachés, s’est mis en marche contre l’ennemi. Mais, dès l’instant que ces brigands d’Autrichiens nous ont aperçus, ils se sont sauvés comme des lâches. Nous leur avons envoyé quelques coups de canon qui ont fait mordre la poussière à plus d’une centaine des leurs, et nous, nous n’avons perdu que peu de monde, attendu que l’ennemi tire trop haut. Nous ne sommes qu’à une bleue de l’ennemi. Au moment où je vous écris, l’on vient de retirer un espion, habillé en gendarme ; il a les yeux bandés et on lui fait faire le tour de la ville et, de suite, on va lui casser la tête. Encore un scélérat de moins. Ça ira, ça ira, ça ira !… J’ai entendu dire qu’il y avait de grandes mesures de prises par l’état-major de Saverne et que, sous peu de jours, nous devrions faire un mouvement général avec l’armée de la Moselle. Par-là, l’ennemi se trouvera attaqué sur trois faces. Ça ira !… Comme je finis ces mots, le général vient de nous donner ordre de nous tenir prêts pour quatre heures du matin. Il nous a promis que l’affaire serait très chaude. Tant mieux ; je vous promets que cela ne m’intimide pas plus que quand j’allais chanter la messe à Saint-Lazare. Ça ira, ça ira !… » Et, là-dessus, Châtelain, songeant que les magistrats sont les « protecteurs des veuves et des orphelins, » leur recommande « sa petite femme et son fils. » Et puis, avant de signer : « Je suis, citoyens magistrats, avec le respect dû à des magistrats et votre égal en droit. La générale bat, je vole au combat. Vive la république une et indivisible ! » Et puis, après la signature, deux mots encore : « Je vous prie de donner de mes nouvelles à ma petite et de lui dire que je me porte bien. » Je ne sais pas ce qu’il est advenu de Châtelain, qui avait, dans l’esprit, des billevesées et une certitude.


Ces volontaires, si occupés qu’ils fussent à la défense du territoire, veillaient à conserver de bonnes relations avec les politiciens de chez eux, magistrats du peuple, membres des sociétés jacobines ou fonctionnaires de la révolution. Les gens du département d’Indre-et-Loire correspondent très volontiers avec Clément de Ris, conventionnel bientôt et qui plus tard deviendra raisonnable, sénateur et pair de France. Clément de Ris est l’obligeance même. On s’adresse à lui pour donner de ses nouvelles à tous les amis ; il fait gentiment les commissions affectueuses. Louis Pillaut, qui est en Hollande à la 29e demi-brigade, a laissé à Beauvais-sur Cher, non loin de Tours, une belle dont il se souvient et qu’il veut épouser, Fanquette. Sans doute ne doit-il pas écrire à Fanquette directement, soit que Fanquette ne sache pas lire, soit que les parens de cette jeune fille ne l’aient point encore agréé. Mais, citoyen Clément de Ris, « embrassez-la bien pour moi ; dites-lui que, si j’étais hirondelle… » Ou : « Dites-lui de ma part que, de toutes les filles au monde, il n’y en a point que j’aime mieux… » Pillaut, quelques lignes après, a oublié qu’il écrivait au citoyen Clément de Ris : il ne songe plus qu’à Fanquette ; et la lettre commencée pour le citoyen s’achève pour la belle, comme ceci : « Encore, si j’avais le bonheur de vous voir et de vous posséder, aimable Fanquette, hélas ! que je serais content de voir unir mon cœur et le vôtre par une amitié tendre et fidèle ! Si le moment, mon aimable Fanquette, me permettait de vous en dire davantage, je vous en dirais plus, mais ce sera pour une autre occasion. Adieu, aimable Fanquette, portez-vous toujours bien et me croyez toujours pour la vie votre ami inséparable, Pillaut. » Le citoyen Clément de Ris allait évidemment lire à Fanquette ces jolis propos. Cela, maintes fois. Mais il arriva que Fanquette fut infidèle à ses doux sermens. Pillaut eut tort de n’être pas là ; l’on ne savait pas quand il reviendrait, s’il reviendrait jamais. Fanquette épousa un autre jeune homme. Le citoyen Clément de Ris en informa Pillaut, qui eut tout le chagrin possible, avec beaucoup de courage. Pillaut fut magnanime et, apprenant que le mari de Fanquette n’était qu’un « pauvre sujet, » il évita de se réjouir de la vengeance que lui accordait la destinée : « Je souhaite que l’Être Suprême donne à cette ingrate la force de supporter toutes les adversités qu’il pourra lui arriver dans son alliance, et qu’elle les supporte avec patience tant terrestre que spirituelle, et qu’ils passent des jours tranquilles… » Généreux Pillaut, qui répond bonnement à la perfidie !… Au surplus, il ne doute pas qu’à la paix quand il pourra « recouvrir sa liberté, » il ne trouve un autre cœur « plus fidèle et plus digne de son estime. » Provisoirement, il retourne « à son drapeau, » la tête libre et débarrassée de Fanquette.

Jabouille aussi a des chagrins d’amour ; Jabouille qui, autrement, serait heureux : car on l’a promu lieutenant, a et lieutenant de gendarmerie, c’est sûrement un fort joli poste. » Mais il voulait épouser une fille de quinze ans, à quoi son père s’opposa. Maintenant, cette fille est morte. Et Jabouille écrit à son père, aux fins de lui adresser un « terrible reproche. » Il affirme que, s’il avait épousé cette fille, elle ne serait pas morte ; « et j’aurais rendu à la société une aimable femme et une bonne mère. » Il ajoute : « Oui, j’ai considérablement perdu. Figurez-vous une femme pleine de talens, de douceur, de beauté, parlant trois différentes langues et les écrivant de même, enfin dont l’éducation a plus coûté que n’ont vaillant toutes les filles de Pionsat… » Pionsat, près de Montaigu-en-Combrailles, c’est le village de Jabouille… « Je ne pleure pas facilement ; mais, si vous l’eussiez connue, vous sentiriez ma douleur… » Jabouille pleure ; il avoue qu’il est las et qu’il va se coucher. Ce qui augmente son déplaisir, c’est ce qui lui permet d’y songer : trop de loisir ! Lieutenant de gendarmerie, avec les attributions de quartier-maître au service du trésor : un joli poste, oui, — « pour un capon, » — reprend Jabouille, qui est triste. Ses camarades se battent nuit et jour : ça les distrait. Mais lui, Jabouille : « Je n’ai plus l’avantage de voir l’ennemi !… » Jabouille eut bientôt l’avantage de revoir l’ennemi, de sorte qu’il oublia cette fillette de quinze ans. Il se maria et il eut un fils, qui fut officier dans la Jeune Garde.

Habituellement, l’amour et ses mélancolies ne tourmentent pas nos volontaires. Ainsi, Mme Desbruères, une maman qui demeure à Indre libre, ci-devant Châteauroux, se trompe lourdement lorsque, s’étant fait tirer les cartes, elle se figure que son fils André rêve d’une jolie maîtresse. Pas du tout ! « Je vous dirai avec vérité que j’ai eu beaucoup de chagrin en quittant Besançon, mais ce n’est pas pour les filles, c’est plutôt pour le vin à bon marché, tandis que maintenant nous ne buvons ni vin ni eau-de-vie, et, les trois quarts du temps, nous manquons de pain. » Une autre maman, la citoyenne Michel, a fait à son fils de sages recommandations. Sur le chapitre de l’amour, il ne répond seulement pas. Et, quant au vin, « je vous dirai qu’un militaire qui boit un petit coup et qui a la tête échauffée est heureux ; il n’a aucune inquiétude et souci jusqu’au lendemain… » La citoyenne Michel s’alarme-t-elle, à craindre que son fils ne soit un ivrogne ? « Non, ma chère maman, soyez persuadée que je me ressouviendrai toujours des principes que vous m’avez donnés. Quand j’aurai le plaisir de vous embrasser, je ne sentirai ni la pipe ni le vin… » Et il ajoute, corrigeant de gaieté sa tendresse : « Mais, pour la gale, il ne faut jurer de rien ! » Michel est un excellent fils. Il écrit souvent ; et, un jour, dans les premiers temps, une lettre qu’il reçoit lui fait répandre des larmes : il ne peut plus lire, car il « pleure de trop bon cœur » et « croit rêver. » Ce jour-là, s’il pouvait embrasser sa « chère maman, » serait le plus beau jour de sa vie. Mais il s’éveille bientôt de cette illusion séduisante : « Insensé que je suis, tu t’aveugles ; le bonheur est loin de toi !… » Un peu d’éloquence n’altère pas la sincérité de l’émoi ; et la simplicité, en littérature, est la suprême rouerie où réussissent les délicats.

Ces héros sont de bons enfans. Brusques, parfois. Et ainsi, le gendarme Paderno. Son frère a demandé de ses nouvelles et, pour lui écrire, son adresse : « Il se moque de moi ! Il croit que c’est comme lui qui est dans sa chambre à caresser sa femme. Triple bombe ! s’il a tant envie de m’écrire, il peut m’écrire quand il voudra au champ de bataille, au champ d’honneur, à Modane, près le Mont-Cenis : voilà mon adresse ! Et il peut prendre un fusil, et qu’il vienne, je lui donnerai du pain, et de l’ouvrage au fort de la Brunette… » Ah ! Paderno n’est pas commode. Mais, en général, ils sont la douceur même et recherchent, en écrivant, les formules de la plus gracieuse politesse : « Ma chère mère, je mets la main à la plume pour vous donner de mes nouvelles et pour en recevoir des vôtres… » Ils joignent à leurs mots d’affection mille cérémonies de déférence. Un peu pressés, ils mettent, pour finir : « Je suis, en attendant de vos nouvelles, votre fils ; » ou bien : « Je suis toujours votre fils ; » ou bien même : « Je suis pour la vie votre fils. » Ils aiment ces déclarations incontestables. Jamais ils ne cessent de penser à leur village. Ceux qui ne savent pas écrire s’adressent à l’obligeance d’un camarade plus lettré. Par exemple, au bivouac de l’avant-garde, en avant de Verchem, le 9 nivôse an II, c’est Joseph Rousseau qui tient la plume. Et il écrit à « son cher père et sa chère mère, » comme s’il ne s’agissait que de lui, raconte qu’il vient d’être nommé caporal et qu’il a juré de n’abandonner point son drapeau sans avoir chassé du sol républicain les satellites des despotes couronnés ; il raconte nos victoires. Et puis : « Je vais vous dire que nous sommes réunis en groupe pour écrire cette lettre ; tous du pays, nous assurons de notre respect nos pères et mères. Nous sommes : Chaumereau, fils du maréchal des logis de gendarmerie ; Crépin, Jousset, de Saint-Martin ; Thuilier, ci-devant de Saint-Martin. Tous vous font leurs complimens et vous prient de donner de leurs nouvelles à leurs parens en leur présentant leurs respects. Ils se portent bien. » L’une des souffrances que nos volontaires endurent le plus malaisément, c’est la lenteur avec laquelle leur parvient la réponse, quand ils se sont appliqués à écrire une belle et bonne lettre Alors, ils se tourmentent : « Je puis vous dire avec vérité que voilà trois lettres que je vous envoie sans avoir de vos nouvelles. Je ne sais si vous les avez reçues. Je suis bien en peine de cela… » Et Gagneux : « Après les plus vives inquiétudes sur le sort de vos santés et le long silence de votre part, après vous avoir écrit différentes lettres pour en recevoir aucune réponse, et ne sachant à quoi attribuer ce retard, et me voyant privé de la plus douce satisfaction que je puisse avoir ; étant éloigné de vous, je mets la main à la plume pour m’informer de l’état de vos santés, ainsi que de celle de mes frère et sœur et de toute notre famille… » Aux frontières, les soldats de la république sont enfermés dans leur besogne et dans leur discipline comme dans un couvent, séparés du reste du monde. Ils reçoivent peu de lettres ; et leurs parens, qui ne sont pas très malins à écrire, ne les renseignent pas à merveille. Gagneux s’en plaint : « Vous me dites que ma sœur est mariée, vous ne me dites pas avec qui ! faites-le-moi savoir dans votre prochaine lettre… » Et Gagneux attend, pour complimenter sa sœur. Ils sont là-bas comme dans un couvent ; mais le souvenir du village est avec eux et ne les quitte pas… « J’ai reçu de vos nouvelles le jour de la fête de chez nous, ce qui m’a fait un sensible plaisir… » Ils n’oublient pas ces dates d’une gaieté qui n’est plus pour eux. Les contrées nouvelles que visite leur marche victorieuse les invitent à comparer les sites, les récoltes, et à préférer les champs qui les ont vus naître. Gagneux, quand, avec la 17e demi-brigade, il a passé le Rhin, constate que le Wurtemberg est un pays très froid. Et les voici au mois de messidor : le seigle commence à pousser, le froment se montre à peine, — « les fruits sont comme chez nous au mois de mai ! » Et Gagneux songe à son petit village d’Azay-sur-Cher, dans la riche Touraine : « Je vous prie de me dire si les vignes sont belles si la moisson s’avance, si les fruits sont beaux… »

Voilà leur rêverie. Elle ne les amollit pas. Il n’est de rêverie qui tienne, lorsqu’on a le divertissement superbe de vaincre. Et il n’est pas de rêverie pour amollir un Julien Martin, canonnier de l’armée des Ardennes, lequel écrit à son parrain : « Voilà deux jours qu’on parle que l’armée va partir pour aller du côté de Valenciennes. Cela nous ferait un grand plaisir, car nous ne serions que contens de nous battre, car il n’y a rien de plus beau à voir que la guerre, surtout quand il y a deux cents brutals qui pètent là tous à la fois. » L’annonce des batailles les excite et les réjouit. « Il se prépare un coup de collier, dit Brault ; nous aurons le plaisir d’être de la partie ! » Et Michel, à dix lieues de Francfort, à trente lieues de Solingen et d’Elberfeld, suivant son estimation : « Nous aurons le plaisir d’entrer dans plusieurs villes d’Allemagne ! » Et Vidal, tambour-major en chef de la 86e demi-brigade, qu’est-ce qui l’attristerait ? « Nous combattons toujours avec succès. Comme tambour-major, je fais porter la terreur chez les ennemis en levant cette canne ; ce signal leur devient funeste et fatal. On bat le pas de charge, on croise la baïonnette, on immole à la liberté mille et mille esclaves ; les autres, se voyant pressés, fuient à grands pas le champ de bataille. » Pour informer de leurs exploits les père et mère et les amis, chacun a son style. Le sergent Logé, qui se bat dans l’armée de Sambre-et-Meuse, division du général Marceau, et qui a vu les Autrichiens se sauver à toutes jambes, ne va pas par quatre chemins : « Nous les avons foutus tous en déroute ! » Joseph Rousseau a plus d’élégance : « Nous avons eu l’avantage de repousser l’ennemi ! » Defage est plus lyrique : « De tous côtés, la victoire nous tend les bras. Nous avons pris Mons, Ostende et Bruxelles. Notre armée marche sur Gand. Je vous dirai aussi que nous avons repris Condé et Valenciennes… » Après la bataille de Mons, que nous appelons victoire de Jemmapes, Huret, « républicain, Français et défenseur de la patrie, » est comme un peu intimidé de la beauté du récit qu’il va faire : « Je voudrais avoir un génie assez sublime ou un esprit assez éloquent pour tracer le courage et l’intrépidité de nos soldats… » Et, quand on croit la paix prochaine, Rouget : « C’est alors que vous verrez votre fils couvert de lauriers et qui fera part de son triomphe à toute la famille ! »

« Jugez voir à propos si nous ne nous sommes pas battus comme il faut ! » écrit Bénard, soldat au 57e régiment, ci-devant Beauvoisis. Et il ne doute pas de l’assentiment.

Soldats d’hier, dignes de leurs neveux !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Au service de la Nation, lettres de volontaires (1792-1798) recueillies et publiées par le colonel Ernest Picard (Alcan, éditeur)