Revue littéraire - Alfred de Musset

Revue littéraire - Alfred de Musset
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 193-204).
REVUE LITTÉRAIRE

ALFRED DE MUSSET[1]

« Comme j’allais avoir quinze ans… » Un collégien, grand et mince, au regard clair, « aux narines dilatées, aux lèvres vermillonnantes ; » les jours de sortie, il fréquente chez Victor Hugo, rencontre Vigny, les deux Deschamps, Mérimée, Sainte-Beuve ; il se familiarise avec la gloire ; il récite ses premiers vers, chansons d’un enfant déluré, chansons d’amour à tout hasard. « A l’âge où l’on croit à l’amour… » Un jeune homme élancé, très élégant de manières et de costume, à la tête blonde que les cheveux longs et bouclés encadrent ; il a quelque chose d’un peu italien dans les traits ; il a de la langueur, de la désinvolture et de l’impertinence, l’air de ne songer qu’à des femmes ; et, s’il daigne écrire, ses vers chantent divinement. « A l’âge où l’on est libertin… » Un soir, il arrive chez des amis ; il est très pâle, mal vêtu, un bas lui tombe par-dessus sa botte ; il regarde sa montre, obstinément : marche-t-elle ? Il faut qu’on écoute sa montre. Chez la princesse Mathilde, l’Empereur étant là, il a récité des vers. Quels vers ? Il cherche et ne se rappelle rien. Il est ivre. Parfois, il dompte cette ébriété presque continuelle : il parle ; il est merveilleux d’esprit, de chaleur éloquente. Il s’en va ; dans les maisons où on l’a vu gris, il ne revient pas.

Quel homme singulier ! L’amour a été l’unique affaire de sa vie. Il attendait l’amour ; il a aimé ; ensuite, regrettant l’amour, il a méprisé toute l’existence et, d’amertume, il a rendu la sienne méprisable. Les autres gens accordent à l’amour un peu de temps et beaucoup de bavardage ; lui, tout son temps et toute sa pensée : ce fut absurde et pathétique. Les médecins diagnostiquent en lui deux tares : « association par contraste et infantilisme psychologique. » Austères plaisantins ! et qui oublient le principal : c’est le don de poésie. Tout amour ; — et catalogué par les pathologistes, interdit par les hygiénistes ou blâmé par les moralistes, — il le muait en poèmes. Jeunesse et amour : ces deux mots, la postérité les a inscrits, en exergue jolie et aguichante, et comme une auréole, autour du beau visage de ce poète et autour de son génie, ces deux mots tout pleins de gaieté, de mélancolie et de malentendus. On dit, cependant, qu’il n’est plus à la mode : l’amour serait-il suranné ? que nos adolescens le dédaignent : nos adolescens ne sont pas jeunes !

M. Maurice Donnay, lui, est jeune. A la Société des Conférences, il a fait, ce printemps dernier, une belle série de conférences, touchant Alfred de Musset ; et ses conférences sont devenues un Livre charmant, où l’on remarque l’amitié, la bonne foi, et cette gentillesse à laquelle, aussi bien, l’auteur n’aurait pas su renoncer : mais il n’y a point tâché. Sa critique est la plus accueillante, libre, et la moins prévenue. Quant à sa méthode, il se fie à son goût ; méthode qui ne nous plairait pas de tout le monde : elle nous plaît de lui, parce qu’il a le goût très sûr et très sensible. D’ailleurs, son Musset, comme son Molière, il l’a soigneusement préparé, n’épargnant pas les recherches utiles, consultant les historiens et les anecdotiers. Il sait que nous ne pouvons lire un poète de 1830 comme nous lirions un de nos contemporains. Pour le juger, ce poète, nous devons le considérer dans son temps ; pour le juger, et pour le comprendre. Mais, l’œuvre d’un Musset, toujours vivante, M. Donnay ne la traite pas non plus comme un document d’histoire : il n’oublie pas de l’aimer. Du renseignement précis et rigoureux à la simple admiration, il va et vient, sans difficulté, avec un abandon gracieux. Et il plaisante, et il s’amuse. S’il est ému, il le dit : et il ne le dirait pas, on le sentirait, à ses phrases qui tremblent. S’il n’est pas ému, il le dit : et le badinage remplace l’émotion, le badinage souvent le plus comique. Le roman de Musset, George Sand et Pagello, ne l’émeut pas du commencement à la fin. Et il écrit : « Musset, George Sand, Pagello, je les imagine dans une voiture à laquelle est attelé un jeune cheval, animal ardent et ombrageux. C’est George Sand qui conduit. A un moment, dans une pente, le cheval s’emporte. Pagello, lui, saute : il n’a pas de nerfs, il tombe avec élasticité, se ramasse et s’enfuit. En bas de la côte, le cheval s’abat, la voiture est brisée. George est meurtrie : rien de grave ; une autre fois, elle remontera eh voiture. Mais, chez Musset, il y a des lésions internes, quelque chose de cassé, il ne remontera plus. » A l’époque du romantisme, on a dessiné de ces caricatures où le char de l’État, le chariot de Thespis, diverses calèches et guimbardes portent triomphalement et, parfois, laissent dégringoler leur charge illustre… Un beau vers : et M. Donnay ne plaisante plus.


O mon unique amour, que vous avais-je fait ?


« Quel vers admirable, et si simple ! Il n’y a pas un amant abandonné, trahi, qui ne l’ait jetée, cette interrogation, sous une forme ou sous une autre ; mais ceux qui ont lu Musset ne peuvent que répéter ce vers-là… » Plus de coquetterie !… En général, il réunit un peu d’ironie, un peu d’attendrissement, de sorte que l’ironie soit une façon de ne pas montrer, de laisser voir l’attendrissement.

Dès la première annonce de ces conférences, ce ne fut, pour ainsi parler, qu’un cri, dans Paris où les cris se confondent : Donnay et Musset, les deux poètes de l’amour ; et Donnay, notre Musset. L’on ne pensait qu’à Musset le poète, non à Musset le libertin : quand on crie, l’on ne saurait penser à tout. M. Donnay ne ressemble pas à Musset ; et il n’a point à en souffrir, étant un autre poète. « L’on a fait, dit-il, tant de rapprochemens entre le théâtre de Marivaux et celui de Musset que c’est ici la place d’en faire les éloignemens.., » Les éloignemens qu’on hasarderait volontiers entre le poète des Nuits et le poète d’Amans, qui ne les devine ? D’abord, le véritable héros de Musset, Don Juan, M. Donnay ne peut pas le souffrir. Il l’a traité de « candidat à la paralysie générale. »

Le Don Juan de Musset, le Don Juan des romantiques, est un poète, un ange, un « Christ. » Sur les listes de ses victimes, il y a des princesses et aussi des maritornes. Voleur aux carrefours, laquais pour une chambrière, il séjourne dans les tavernes et, l’âme sœur, il la quête jusque dans les bouges. Quel idéaliste, pourtant ! Il cherche une perle. Sa perle : un être, dit Musset, « impossible et qui n’existe pas. » Sa perle, dit Théophile Gautier, ce serait un composé delà reine Cléopâtre et de la sainte Vierge. Alors, peut-être ce Don Juan n’est-il, en effet, qu’un maniaque. Ou un niais ? Son insupportable fatuité, la bassesse de ses goûts, son arrogante sottise ont quelque chose de désobligeant. Mais il a enchanté les romantiques. Musset, dans la Confession, raconte qu’il y eut, après la débâcle impériale, trois sortes de jeunes hommes : libertins, employés et révolutionnaires. Les employés travaillent ; et. qu’ils s’ennuient ou non, peu importe. Mais, libertins ou révolutionnaires, c’est tout un, même si les révolutionnaires sont chastes et si les libertins ne souhaitent pas de démolir la société : mécontens les uns et les autres et qui, au malaise de leur esprit, cherchent une diversion, les uns dans la fureur politique, les autres dans la fureur amoureuse. On appelait libertin, jadis, un incrédule. A présent, un libertin est un homme qui vit au gré de la sensualité. Ce passage de signification correspond à une vérité profonde : le libertinage de la pensée conduit au libertinage du cœur. « Remarques-tu une chose, Spark ? C’est que nous n’avons point d’état ; nous n’exerçons aucune profession !… » Le libertin, comme le révolutionnaire, est un sans-travail. Il a trop de loisir et court les rendez-vous galans comme l’autre les meetings bavards. Deux anarchistes ; et des théoriciens. Le libertin de Musset formule toute la théorie, une esthétique, une morale de la débauche : il prétend revêtir de beauté son inconduite et parer d’orgueil extraordinaire son avilissement. Ce Don Juan, c’est l’une des inventions les plus ridicules et brillantes du romantisme. Mais enfin, il a du génie, des vertus natives, et toutes les grâces de la jeunesse, toutes les ardeurs de l’âme, toutes les bravoures. De tout cela, il ne fait rien ; tout cela, il le gaspille. Qui donc est-il ? Le type idéalisé de ce vif adolescent qui a dans les veines le sang des grands soldats victorieux et qui parvint à l’âge d’homme quand l’épopée était finie. Il y eut, au XIXe siècle, dans la vie française, une époque de trop soudaine relâche. La frénésie qu’avait excitée la Révolution et que l’Empereur occupa, mena par tous les chemins du monde, par toutes les routes de l’orgueil et du plaisir militaire, cette allégresse dut faire halte. Imaginons un régiment joyeux, en course, à qui l’on commande de s’immobiliser : le mouvement qui le portait frémit encore en lui. Les garçons qui eurent vingt ans après la chute de l’Empereur, désœuvrés et fervens, conçurent comme leur idéal désespéré ce Don Juan, ce hautain gaspilleur de toutes énergies et puissances.

Don Juan, dans la Confession, c’est Octave. Brigitte aime Octave ; et Octave, Brigitte. Pour empêcher leur bonheur, il y a Octave. Est-il un méchant ? Non : un dépravé. Brigitte si douce et parfaite, il ne saurait la comprendre. Il est incapable d’entrer dans le secret d’une âme. Égoïste, il ne connaît qu’une âme, la sienne ; et, maladroit, il se prive du plaisir le meilleur : connaître une âme et l’aimer. Voici le châtiment réel et ironique de Don Juan : Don Juan ne connaît pas les femmes ! Don Juan ne sait pas aimer ; et voilà ce que M. Donnay ne lui pardonne pas : « Don Juan me fait l’effet de ces touristes pressés qui visitent l’Italie entre deux trains… C’est pour eux que Bœdeker a écrit cet admirable titre de chapitre : Venise en quatre jours ! Ainsi Don Juan connaît les femmes. Il passe. Pauvre Don Juan ! C’est un coq et c’est un Cook. Il chante sa victoire comme l’oiseau de nos basses-cours, en se dressant sur ses ergots et en battant des ailes. Il ne connaît que la victoire ; il ne connaît pas la défaite… Il peut avoir des sens étonnans et même un cerveau : il n’a pas de cœur ; il n’est pas un amant. »

Mais, Don Juan, c’est le romantisme de l’amour. M. Donnay a-t-il horreur du romantisme ? Non ; et, plutôt, il le défendrait. Le romantisme, dit-on, c’est le triomphe du moi. Eh bien ! (répond M. Donnay) « un auteur, s’il a une personnalité, n’est jamais absent de son œuvre. » Molière est dans son chef-d’œuvre, le Misanthrope ; Racine est dans Phèdre ; et l’on peut regretter « qu’un tel poète n’ait pas écrit des œuvres franchement individualistes. » Quant au « mal romantique, » il a existé de tout temps ; M. Donnay trouve du romantisme dans l’histoire grecque et la romaine ; il en trouve dans la Bible ; et il en trouve dans la nature. Le romantisme dans la vie, c’est le sentiment qui « submerge l’activité raisonnée : » mais il faut que le sentiment submerge « quelquefois » l’activité raisonnée. Au surplus, ce ne sont pas les doctrines littéraires ou autres des romantiques qui détourneront M. Donnay d’aimer ou de n’aimer guère un poème d’eux.


La véritable poésie de Musset date de 1833 : année illustre, un historien du romantisme l’a remarqué. En 1833, Hugo se lie avec Juliette Drouet ; en 1833, Sainte-Beuve s’éprend de Mme Hugo ; en 1833, Vigny devient l’amant de Mme Dorval ; en 1833, Musset part pour Venise avec George Sand. Jusque-là, les poètes du Cénacle bornaient leur entreprise à la réforme de la poésie. L’année 1833 les vit battre la campagne ; le romantisme passa de la littérature dans la vie, où il fit des ravages. Nos poètes s’aperçurent qu’ils avaient inventé une morale. Ils en profitèrent : leur morale supprimait les empêchemens que l’autre morale oppose aux divers caprices de l’instinct.

Avant 1833, les poésies de Musset valent surtout par l’entrain gai. En 1828 et 29, 1e romantisme était une école jeune. Son chef n’avait guère dépassé vingt-cinq ans. Parmi les romantiques, Musset est le plus jeune, par l’âge et par le génie. Qu’emprunte-t-il au romantisme ? Tout ce qui est jeune ; le reste, non. Ce qui le tente, c’est la liberté que revendiquent les novateurs. Liberté du sujet : il va écrire la Ballade à la lune, où l’on voit l’astre clair des nuits complice de polissonnerie. Liberté du rythme. Et même, liberté de la rime : parmi les révoltés, il se révolte contre la révolte. Et voilà bien de la jeunesse ! Mais il invente ceci : le naturel… ce n’est pas tout : le naturel dans le romantisme. Les autres sont guindés, éloquens, fastueux. Lui, sa trouvaille de jeune homme, trouvaille ravissante, c’est le lyrisme familier. Ce qu’il y a de suranné, dans les Premières poésies, c’est exactement le romantisme : dans Don Paez, un abus de la couleur et du pittoresque, une Espagne trop rutilante et mordorée, une gaillardise mutile, un ton fringant pour énoncer des opinions modestes, une vaine tentative de dissimuler sous les largesses du vocabulaire la pauvreté de la méditation. Surannée aussi, la romance ; mais elle, surannée bien joliment. Il faut se la figurer chantée, sur la musique de Monpou, par des jeunes femmes en robes de soie à treize volans, par des jeunes femmes qui s’appelaient Malvina, qui volontiers jouaient de la guitare et qui avaient l’âme rêveuse. A la lueur des bougies nombreuses dans les candélabres comme, au ciel d’Italie, les étoiles, elles chantaient d’une voix tremblante et chaude. Miss Smolen, nous la voyons, en lithographie, sur la couverture d’un cahier de romances. Elle a, sur les épaules, une écharpe ; mais l’écharpe glisse des épaules. Elle a, autour d’elle, le clair de lune parmi des nuages fins. Ajoutons, dans le paysage de la petite chanteuse, un monument très gothique, avec des clochetons, des fenêtres lancéolées et des vitraux où meurt le déclin du jour.

Les Premières poésies sont pauvres d’idées, — peu importe ; — et pauvres de sentimens. L’amour même y est futile : un tout petit sentiment. Après 1833, après Mme Sand, tout a changé. Le ton n’est plus le même. Le jeune Musset bondissait vers la vie. Il a suffi de peu de temps pour que l’expérience le déçût. Son voyage, ce ne fut pas seulement l’Adriatique et les lagunes, mais la vie. Il partait avec sa maîtresse ; et il croyait que toute la vie serait une heureuse promenade d’amour. Il n’eut pas la précaution de penser à autre chose, pour le cas où l’amour, en chemin, l’abandonnerait. Il ne s’était muni que d’amour : et l’amour, en chemin, l’abandonna.

Cette péripétie principale de son génie date de sa vingt-quatrième année. Il est mort à quarante-sept ans. Mais, après le Souvenir, qui est de ses trente et un ans, il n’a presque plus écrit de vers. Ne lui sembla-t-il pas que la poésie lui était morte dans les doigts, le jour que lui était mort dans le cœur son rêve de l’amour ? A quoi bon chanter, s’il n’y a plus à chanter l’amour ? La muse (dans la Nuit de mai) lui offre différens thèmes : la verte Ecosse, et la brune Italie, et la Grèce, et les grandes aventures des hommes, la guerre ; et la grande aventure éternelle, Dieu ; et les héros, Tarquin, l’homme de Waterloo… Tout le chant de la muse, avec son abondance mélodieuse, avec sa variété divertissante et (si j’ose dire) avec sa musique peinte, marque une tribulation dans l’œuvre de Musset, marque un moment de la poésie française. Les thèmes que propose la muse ont le caractère de ceux que traiteront les poètes français après que le romantisme aura, en quelque sorte, épuisé le motif amoureux et, en somme, tout le lyrisme prime-sautier du cœur. Les romantiques ont largement répandu leurs sentimens. Leur génie, ce fut leur sensibilité alarmée et prodigue d’elle-même. Après les romantiques, nous avons eu les Parnassiens. Tous les chants que pouvait inspirer le simple amour, on venait de les chanter. Les Parnassiens, comme le poète de la Nuit de mai, se trouvèrent fort dépourvus ; et, comme la muse y invite le poète de la Nuit de mai, ils ont alors substitué à l’exubérance du cœur des motifs de littérature savante. Ils ont procédé un peu comme firent aussi les Alexandrins, après que les poètes de la Grèce rayonnante eurent épuisé les ressources naturelles du lyrisme. Les thèmes que propose la muse dans la Nuit de mai ont beaucoup d’analogie avec des sujets alexandrins. Privé de l’inspiration amoureuse, qui était l’âme de ses premières poésies, Musset pouvait aboutir (et l’on dirait qu’il en a éprouvé la velléité) à la formule de poésie que les poètes parnassiens ont réalisée plus tard. Seulement, cette poésie impersonnelle, descriptive et laborieuse ne le séduisait pas : il le dit à la muse.

Il écrivait, très jeune, à son ami Paul Foucher : « La poésie, chez moi, est sœur de l’amour… » Il ne conçoit pas de poésie autre que la poésie d’amour. Donc, il chantait le plaisir d’amour et il chantera la peine d’amour. La poésie aura mission de diviniser la douleur.

La religion de la douleur, qui récemment nous vint des pays slaves et Scandinaves, c’est (comme la plupart des idées qui nous viennent de ces pays) une ancienne idée romantique. Les poètes français du XIXe siècle en son milieu l’ont préconisée avec passion. Les poètes, et aussi les romanciers ; parmi les romanciers, George Sand, qui mérite d’être comptée deux fois entre les apôtres de la douleur sainte, pour l’avoir elle-même interprétée et pour avoir fait souffrir Musset, qui l’interpréta. La sainteté de la douleur : pourvus de cette doctrine, touchante et fi ère, les poètes vont perdre toute retenue. Puisque leur douleur est sainte, ils vont la raconter, dans leurs poèmes, avec confiance et sans nulle vergogne. Ils vont même attribuer à leur mauvaise conduite un caractère sacré. Dupe de ce vieux sophisme, le pauvre Verlaine offrira cyniquement à l’univers le spectacle de ses pires inconséquences ; et il offrira pieusement à Dieu les ennuis de toute espèce qui sont le résultat de sa débauche, de sa sainte débauche. C’est émouvant et comique ; c’est pathétique et absurde.

La sainte douleur, voilà du romantisme : et il en traîne encore dans notre littérature. Mais, la vraie douleur, c’est l’incomparable beauté des meilleurs poèmes de Musset. Récitons-nous le Souvenir.

En 1857, peu de jours avant sa mort, Musset compose son dernier poème :


L’heure de ma mort depuis dix-huit mois,
De tous les côtés sonne à mes oreilles… etc.


Le rythme est haletant. Il y a des reprises de souffle et il y a le lancinement d’une perpétuelle souffrance ; il y a des bonds de difficile volonté. Ce vers de dix syllabes, coupé en hémistiches de cinq pieds, a par lui-même une rapidité qui, ailleurs, donne des effets de légère allégresse et qui, en ce poème, sonne comme un glas. Ce sont des vers beaux et funèbres. Le poète n’a plus sa virtuosité ; il a encore son génie.

Comment n’admirerait-on pas et n’aimerait-on pas la grandeur, la fierté farouche, et voluptueuse et hautaine ensemble, de ce refus que le poète des Nuits a opposé à tout ce qui n’est pas le seul amour, gai ou triste, l’amour enfin ? Il a cru que l’amour seul valait de vivre ; il a voulu que l’amour suffît à occuper toute une âme, toute une destinée : paradoxe poignant, poétique erreur !


Musset, quand il commence à ne plus composer beaucoup de vers, écrit ses adorables comédies. Certes, il aime sa liberté ; or, aucun genre littéraire n’est plus contraint que le théâtre : mais lui, les contraintes du théâtre, il les néglige. Il écrit des comédies qu’on jouera ou ne jouera pas ; et il n’a pas subi la tyrannie urgente et misérable des tréteaux.

Le théâtre devait le tenter. Créer des personnages ; oui, on les crée à sa ressemblance : du moins, ceux qu’on préfère. N’importe ! créer des personnages, même à sa ressemblance, c’est encore, en quelque façon, sortir de soi. Et, — contre l’apparence, mais en toute vérité profonde, — sortir de soi, c’est le rêve et la tourmentante ambition de tous les lyriques. « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !… » s’écrie Fantasio ; et : « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » Pourquoi Fantasio voudrait-il être ce monsieur qui passe, ce gros homme ventru et dont il se moque ? Et, si tous ces corps humains sont autant de solitudes, pourquoi voudrait-il changer de solitude ?… Il le dit : c’est qu’il a cessé de se plaire dans sa propre solitude. Le poète lyrique, — le Musset des premières et nouvelles poésies, — chante son émoi. Il est ainsi, à ne chanter que lui, le prisonnier de lui-même ; un prisonnier qui chante dans sa cellule, qui est lui. Eh bien ! on se fatigue de soi ; et les philosophes qui ont prétendu rendre compte de toute l’âme humaine en la montrant seulement égoïste n’ont pas tout vu, n’ont pas tout dit. Chacun de nous a un grand amour de soi ; mais chacun de nous a horreur de soi. Peut-être l’infirmité de notre nature n’a-t-elle pas de signe plus évident que l’impossibilité où nous sommes de nous contenter de nous-mêmes. Et le désir de nous absenter hors de chez nous se manifeste de bien des manières, en voici trois : le dévouement, l’amour et l’art. Si différentes que soient ces trois démarches de l’esprit, elles ont cette analogie originelle. L’indigent que nous secourons, la femme que nous aimons, l’œuvre que nous réalisons, je crois qu’on peut les considérer comme l’alibi où va notre âme à qui ne suffit pas son égoïsme. Le plus lyrique de nos poètes devait éprouver plus intimement que nul autre ce besoin de donner le change à sa vive sensibilité. Quel meilleur stratagème que de créer des personnages qui ne fussent pas lui, des Barberine, des Camille, des dame Pluche, des Clavaroche et des Landry, ou bien des personnages qu’il détachait de lui, qui étaient lui et devenus, selon le vœu de Fantasio, pareils à ce monsieur qui passe ? « Ce monsieur qui passe est charmant !… » Voilà l’âme du théâtre de Musset. Et la surprenante, la précieuse et rare chose, un théâtre qui a une âme !

En 1827, à dix-sept ans, Musset déclare : « Je voudrais être Shakspeare !… » Et l’on dit souvent que son théâtre est shakspearien. Mais il ne l’est pas ; et M. Donnay a bien raison de réduire l’analogie au décor. Ni l’art n’est le même, ni la pensée.

La mise en scène d’On ne badine pas avec l’amour est arrangée un peu comme une entrée de ballet. La symétrie que marque, tout au commencement, le double chœur qui accueille maître Blazius et dame Pluche, continue ; elle se prolonge de scène en scène, et dans le dialogue et dans le mouvement des personnages. Camille et Perdican viennent chacun de son côté, causent un peu de temps, et puis s’en vont chacun de son côté. C’est d’une grâce jolie et singulière ; et c’est, pour les yeux comme pour l’esprit, l’indication, j’allais dire, le symbole de la pensée que le poète a voulu rendre. De même que leurs chemins sont parallèles ou, du moins, s’approchent et ne se joignent pas, ainsi ne se touchent pas les mots que disent Camille et Perdican. Des âmes sont toutes proches sans se joindre : « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! »

Avec Bridaine, avec Blazius, le baron s’agite. Mais l’agitation de ces bonshommes n’a aucune influence sur la pièce. L’amour de Camille et de Perdican suit son double chemin sans que la volonté de personne y change absolument rien. C’est le caractère de cette comédie : les plus remuans personnages n’y ont pas d’efficacité. Le défaut de cette comédie ? Plutôt, c’en est la signification : il y a rêve et plaisir à voir l’amour tout seul faire ses manigances, indépendamment de toutes les volontés qui l’environnent. Plus tard, Camille vient à Perdican : « Je vous ai refusé un baiser ; le voilà… » Naguère si froide et farouche, pourquoi si tendre, Camille ? Quel retournement de son caractère ! Avec une étrange désinvolture, Musset néglige l’art auguste des préparations. Mais il laisse l’amour tout seul procéder à sa guise, selon de mystérieux caprices ; et il tient à ne pas écarter le mystère d’une aventure où le mystère est tout. Il y a bien Camille ; et il y a Perdican ; et ils font ceci ou cela : mais il y a surtout l’amour, qui les mène à sa fantaisie.

Le dialogue de Camille et de Perdican, poème accompli ! Ce ne sont plus Camille et Perdican : un jeune homme et une jeune fille qui se rencontrent à côté d’une fontaine. Entre eux, un personnage qu’on ne voit pas : l’Amour. Il n’est pas figuré, comme ailleurs, par une statue, car nulle image immobile n’aurait la ressemblance de sa mobilité souriante et furtive. Le jeune homme et la jeune fille échangent des propos qui ne sont qu’une allusion à leur tendresse. Pendant qu’ils parlaient, une ombre se glisse près d’eux : c’est la vie, avec le présage des cheveux gris et des cheveux blancs. Alors, les yeux de l’autre personnage qu’on ne voit pas, l’Amour, se sont voilés d’un rêve qu’on ne voit pas. L’Amour a frissonné.

Dans cette comédie, les ressorts dramatiques sont peu de chose. Il n’y a point d’événemens. Perdican dit à Rosette qu’elle est jolie ; et il l’embrasse. Sur la main de Rosette, une larme tombe, une larme de Perdican. Ce n’est rien ; et une larme est tombée, comme passerait un nuage futile dans un beau ciel. Une larme tout simplement ; et il y a comme un frisson dans l’air… Divine délicatesse de cet art auquel suffisent de très petites inventions pour éveiller tout un sentiment et, avec lui, ses résonances ! On dirait qu’une feuille a touché une eau tranquille ; et des ondes silencieuses vont, en s’agrandissant, très loin, jusqu’aux rives qu’on ne voit pas.

La comédie, extrêmement gaie, se termine en terrible drame. Rosette meurt. Le doux amour est cruel. Les jolies flèches de son carquois ne sont pas un vain ornement ; elles sont des armes de mort. Ce théâtre est un rêve pensif.

Petite anecdote, On ne saurait penser à tout, aboutit à nier que la logique soit la maîtresse et la gouvernante des aventures humaines, que l’initiative des hommes règle leurs destinées. D’ailleurs, elle ne nous conduit pas à un mysticisme de la fatalité : elle nous invite à reconnaître que nous sommes, en ce bas monde, menés par le hasard. Le baron, très ponctuel, a pensé à tout, si ce n’est au hasard, comme il le devait. Mais, s’il avait pensé au hasard, qu’aurait-il fait ? Avec le hasard, il n’y a rien à deviner, rien à prévoir. Si le baron avait pensé au hasard, qu’aurait-il fait ? — Il n’aurait rien fait.

Et c’est, en général, ce que font les personnages de Musset ; parmi eux, les plus sympathiques. Ils ne font rien ; ou, si par mégarde ils font quelque chose, l’auteur ne manque pas de nous montrer qu’ils ont tort. C’est pour cela qu’il n’y a pas beaucoup d’action dans ses comédies. Ce que les auteurs dramatiques nomment action, Musset le remplace, exprès, par le remuement, l’inutile agitation. Il montre l’humanité qui s’agite inutilement et qui, avec tout cela, ne dérange pas le hasard. Les sages, dans son théâtre, drôles de sages, ne s’attendent à rien ; et ils n’essayent pas de combiner les élémens de l’avenir. Ce sont, comme dit Fantasio, des gens qui n’ont pas de métier. Leur qualité, c’est l’insouciance : ils sont gentiment soumis à leur maître le hasard.

Singulière philosophie ! Pour l’entendre, il faut, — comme toutes les autres, — la rattacher aux circonstances qui l’ont vue naître. Les systèmes ne sont pas les créations pures de l’esprit déductif. Si Musset et nombre de ses contemporains ont eu cette foi décevante dans le hasard, c’est que l’époque le voulait. Cette génération des jeunes hommes de 1830 avait vu s’écrouler l’Empire ; elle avait vu la plus forte combinaison politique, militaire et administrative tomber en décombres ; elle avait vu l’homme qui a le plus magnifiquement installé sur des bases solides sa volonté s’anéantir dans un désastre que n’augurait personne ; elle avait vu la splendide organisation défaillir, et pourquoi ? pour cent mille raisons que, la veille, on n’eût pas démêlées dans l’abondance tumultueuse des faits. L’une de ces raisons : Grouchy, le jour de Waterloo, s’attarde absurdement. Alors, qu’est-ce qu’on peut bâtir avec assurance, lorsque a dégringolé la plus énorme bâtisse du plus puissant architecte ?… On ne tâche plus de rien bâtir. On ne s’attend plus à rien, qu’aux fantaisies éperdues du hasard. Les personnages de Musset s’abandonnent à un seul amusement, l’amour ; et l’amour est le frère jumeau du hasard.

Il ne faut jurer de rien. Et Valentin, qui ne voulait pas se marier, se mariera. Il épousera Mlle de Mantes, qui lui déplaisait. Il ne devait pas épouser une coquette : il épousera une coquette, pour sa coquetterie. Telle est, dans l’exercice de ses plus fermes résolutions, notre volonté !… La gentille Marianne, des Caprices de Marianne, est fidèle à un vieux mari désagréable. Quelqu’un l’aime : le jeune Célio, amoureux parfait. Elle n’est pas attentive à Célio. La gentille Marianne, dévote et scrupuleuse, quand un beau soir elle aura eu par trop à se plaindre de son insupportable mari, prendra un amant ; qui sera-ce ? Le doux et tendre Célio ? — Non : Octave !… Octave, le désespéré très intelligent, très spirituel, qui veut premièrement n’être pas dupe et qui réfugie dans la débauche le chagrin de ses illusions perdues, de ses rêves blessés. Or, Célio, pour l’amour de Marianne, a été tué. Au cimetière, voici, près de la tombe de Célio, Marianne et Octave. Octave dit : « Elle eût été heureuse, la femme qui eût aimé Célio !… » Marianne lui répond : « Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ? » Et Octave : « Je ne vous aime pas, Marianne ; c’est Célio qui vous aimait ! » Ainsi alterne, dans un irréductible malentendu, le dialogue de Marianne et d’Octave, tout dialogue de deux êtres, par la faute de leur essentielle séparation. Quelles solitudes que tous ces corps humains !…

Célio, Octave et Marianne, Cécile et Valentin, Perdican, Rosette et Camille, Fantasio, libertins gouailleurs parfois et attendris volontiers, amoureux émerveillés qui ne résistent ni contre les tentations, ni contre les calamités, petites femmes ingénues ou averties, vite émues et vite oublieuses, ils et elles nous apparaissent comme des marionnettes dont les fils sont aux mains du hasard. De temps en temps, le fil casse ; et la marionnette est morte. La promptitude, qui était son amour, tombe.

C’est une vision, terrible et charmante, de l’humanité.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Alfred de Musset, par M. Maurice Donnay, 1 vol. in-16 ; Hachette.