Revue littéraire - Alexandre Dumas

REVUE LITTÉRAIRE

ALEXANDRE DUMAS.

Anecdotes, souvenirs, études ou mémoires, comme on voudra les appeler, il en pleut depuis quelques années sur l’auteur de la Tour de Nesle et des Trois Mousquetaires ; — c’est Alexandre Dumas que je veux dire et non pas Auguste Maquet ou Frédéric Gaillardet, car on pourrait s’y tromper; — et à mesure qu’on le lit moins ou qu’on le joue plus rarement, vous diriez qu’on en parle, qu’on en discourt, qu’on en écrit davantage. La critique elle-même, maintenant qu’il est mort, honore son œuvre d’une attention qu’elle ne lui marchandait pas seulement, mais qu’elle lui refusait de son vivant; nous l’entendons nommer au-dessus de ses anciens rivaux de popularité : Frédéric Soulié, Eugène Sue, Balzac, George Sand, à côté de Lamartine et de Victor Hugo ; c’est « l’influence prédominante, » c’est « l’élément sympathique » du mouvement romantique de 1830; et, peu s’en faudrait, si nous laissions dire, que l’on n’en fît bientôt, comme de tant d’autres, il est vrai, « l’homme du siècle. » L’auteur de la Tour de Nesle et des Trois Mousquetaires a déjà deux statues; l’auteur des Méditations n’en a qu’une, et celui des Nuits n’en a pas.

J’en sais bien l’une au moins des raisons : d’autres sont les fils de leur père, et Alexandre Dumas est le père de son fils. Qui prononce aujourd’hui les noms de Frédéric Soulié, par exemple, ou d’Eugène Sue? Cependant la Closerie des Genêts est-elle bien au-dessous de Paul Jones ou de Louise Bernard, d’Antony même ou d’Angèle? et les Mystères de Paris, pour la machination de l’intrigue, une certaine vérité des caractères, et l’intérêt vulgaire, mais puissant du récit, ne sont-ils pas fort au-dessus du Vicomte de Bragelonne ou de Vingt Ans après ? Mais aucun Frédéric Soulié ne continue parmi nous la notoriété de son père, et, pour veiller aux affaires de sa réputation, Eugène Sue n’a point laissé de fils. S’il en avait laissé, ce serait peut-être le nom d’Eugène Sue qui brillerait aujourd’hui de l’éclat du nom d’Alexandre Dumas, comme je suis persuadé que si Lamartine eût vécu jusqu’en 1885, tandis qu’Hugo serait mort en 1869, c’est à Lamartine que nous eussions fait les théâtrales et déclamatoires funérailles d’Hugo. Tant il est vrai que ni les chefs-d’œuvre, ni le génie, ni le talent ne suffisent, ni même l’art de les faire valoir, — lequel ne manqua sans doute à aucun de ceux que je viens de rappeler ; — mais il y faut encore du bonheur, de la chance, et cette petite part de fortune qui corrompt jusqu’à la justice de la postérité. Le vieux Dumas l’aura eue dans la personne de son fils, d’un fils qui laissera certainement une trace plus profonde que son père, une empreinte plus originale, une œuvre plus durable dans l’histoire de son temps; et à ce point que nous-même aujourd’hui, voulant essayer de ramener à ses vraies proportions la physionomie littéraire de l’auteur d’Antony, c’est à l’auteur du Demi-Monde que nous craignons de sacrifier quelque chose de notre liberté de parler.

Ce sont les romans d’Alexandre Dumas : les Trois Mousquetaires et Monte-Cristo, qui l’ont rendu le plus populaire, mais c’est l’auteur dramatique, néanmoins, que les auteurs dramatiques, et quelques critiques d’après eux, font profession d’admirer d’abord et surtout en lui. Je n’ai pas le droit de contester la sincérité de leur admiration; mais j’ai bien celui de constater qu’il s’y est mêlé, depuis tantôt quinze ans, une secrète intention d’abaisser les drames de Victor Hugo d’autant que l’on élevait les mélodrames d’Alexandre Dumas. On n’opposait ni ne pouvait opposer, et pour cause, à la préface de Crommwell aucune préface de Dumas, maison donnait à entendre qu’Henri III et sa Cour valait bien Marion Delorme. La grande bataille romantique n’était plus celle du 25 février, mais celle du 30 mars 1830 ; la vraie, la décisive, la triomphante victoire n’avait pas été remportée par Hugo sur la scène du Théâtre-Français, mais par Dumas sur celle de l’Odéon ; et le nom dans l’histoire littéraire n’en était pas Hernani, mais Christine, ou Stockholm, Fontainebleau et Rome. N’en finirons-nous donc jamais de transformer ainsi jusqu’aux questions de fait en question de personnes?

Les historiens de l’avenir décideront un jour ce procès de priorité, si toutefois, dans quelque cent ans, ils lui donnent encore ce que nous lui prêtons aujourd’hui d’importance. En attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est qu’avec tous leurs défauts, si évidens, si monstrueux, les drames d’Hugo (j’entends ses drames en vers, Hernani, Ruy-Blas, les Burgraves) non-seulement supportent la lecture, mais, tels quels, sont des chefs-d’œuvre ou plus exactement des prodiges de l’art d’écrire en vers; et je ne crois pas qu’on en puisse autant dire de Christine ou de Caligula. Dumas écrivait mal en vers, et guère mieux en prose, ou plutôt il n’écrivait pas; et quand ses drames auraient d’ailleurs tous les mérites qu’on y veut voir, il leur manquerait encore d’être écrits. Lorsque l’on veut citer des exemples fameux de cacologie dramatique ou de galimatias théâtral, c’est à ce pauvre Scribe que l’on est accoutumé d’aller les demander, et le fait est qu’il les donne toujours. Mais il faudrait se souvenir que Dumas n’en est pas moins riche, et, pour ma part, plus romantiques, plus empanachés qu’ils sont, j’ose les préférer aux plus divertissans de Scribe J’en ai trouvé l’autre jour un que je me reprocherais de ne pas ici consigner pour preuve. « Le capitaine Paul est le même que l’Anglais Jones, et l’Anglais Jones est le gentilhomme que vous avez devant les yeux.:. Si, d’ailleurs, vous avez quelque préférence pour une nation, je serai ce que vous voudrez... Français, Américain, Anglais ou Espagnol. Dans laquelle de ces langues vous plait-il que je continue la conversation? » L’interlocuteur du capitaine Paul se décide pour le français ; du moins est-ce Dumas qui le dit, et sans doute se l’imagine; moi, j’aurais cru plutôt à de l’américain.

On se rappellera peut-être à ce propos que, pour justifier la manière paternelle, et un peu la sienne aussi par la même occasion, le fils a exposé, dans une de ses Préfaces, toute une théorie à lui du style dramatique. Ce que l’on critiquerait à bon droit dans la prose de l’orateur, de l’historien ou du romancier « fait beauté, » comme disaient nos pères, dans celle de l’auteur dramatique ; les plus grands effets, au théâtre, les plus rares, les plus surprenans, se tirent de l’incorrection même ou du franc solécisme; et mal écrire, c’est bien parler. Je force à dessein l’expression, pour me faire comprendre plus vite, et d’ailleurs sans aucun scrupule. C’est qu’en effet, et jusque dans ces termes excessifs, la théorie ne laisse pas de contenir une part de vérité. L’art d’écrire n’est pas identique à lui-même, comme le croient les grammairiens ou les lexicographes, et il y a une infinité de manières de bien écrire, qui varient selon les genres, c’est-à-dire selon la nature de l’effet à produire. Mais aussi, selon les personnes, il y a une infinité de manières de mal écrire, et ce n’est point du tout l’incorrection ou les licences de sa syntaxe que l’on s’est jamais avisé de reprocher au vieux Dumas.

Si Dumas écrit mal, c’est parce qu’il écrit sans respect ni souci de la phrase et du mot; parce qu’il se contente, en prose comme en vers, de la première expression qui lui vient sous la plume, — ou sous celle de quelqu’un de ses innombrables collaborateurs; — et parce qu’enfin cette expression est toujours en dessus ou en dessous du ton : redondante, prétentieuse, emphatique aussi souvent qu’il vise à la noblesse, et vulgaire, triviale, grossière dès qu’il se croit léger. Ce qu’il y a de plus remarquable dans Antony, c’est peut-être la disproportion des mots avec les sentimens; et, dans Mademoiselle de Belle-Isle ou dans les Demoiselles de Saint-Cyr, il n’y a rien de si choquant que la basse qualité de la plaisanterie. Dumas écrit donc mal de la pire manière dont on puisse mal écrire, parce qu’il pense mal ; et son style, si je puis me servir de ce mot, est toujours hors de la justesse et de la vérité, parce que ses personnages et les idées qu’il leur donne à traduire sont toujours hors de la nature et de la réalité. Si vous ajoutez à cela qu’il n’a ni le sentiment de la valeur intrinsèque des mots, ni celui de l’harmonie de la phrase, ni celui de quoi que ce soit enfin de ce qui constitue dans l’art d’écrire la beauté propre de la forme, vous vous expliquerez que l’on joue si peu de ses « chefs-d’œuvre, » que l’on en lise moins encore, et qu’il y en ait tant dont le titre même ne soit déjà plus connu que des seuls amateurs de théâtre.

C’est ce qui nous rend assez difficile de juger si les qualités scéniques de ces drames jadis fameux en peuvent racheter la médiocrité littéraire. On ne les apprécie, dit-on, que sur les planches, et, en attendant, on ne les y fait jamais monter. Je conviens, au surplus, que l’insuccès tout récent encore de Charles VII chez ses grands vassaux ou d’Antony, n’encourage guère les directeurs à reprendre Angèle ou Catherine Howard. Un mélodrame, la Tour de Nesle, dont la réapparition sur la scène, comme celle du Courrier de Lyon, dépend du caprice ou de la fantaisie d’un acteur; et deux comédies, plus ou moins historiques: Mademoiselle de Belle-Isle et les Demoiselles de Saint-Cyr, voilà donc tout ce qui survit du répertoire de Dumas. La Tour de Nesle est un beau mélodrame, bien charpenté, hardiment brossé ; ce n’est pourtant qu’un mélodrame. Et pour Mademoiselle de Belle-Isle ou pour les Demoiselles de Saint-Cyr, il ne me paraît pas que « l’entente » ou « le don » de la scène, — ce sont les deux mots consacrés, — y soient sensiblement supérieurs à ce qu’ils sont chez Eugène Scribe, dans telles comédies du même genre et de la même époque: le Verre d’eau, par exemple, ou Adrienne Lecouvreur. Et certes, je ne suis pas de ceux qui méprisent ou qui dédaignent Scribe ; je lui reconnais, je persiste à lui reconnaître beaucoup de qualités, de grandes qualités, une fertilité d’invention singulière et une fécondité de ressources véritablement unique; mais enfin, ce n’est pas de quoi se récrier, peut-être, ni placer un homme si haut.

Dirons-nous, après cela, que si les moyens accoutumés de Scribe sont artificiels ou d’une ingéniosité trop menue, ceux de Dumas, en général, sont faux et d’une improbabilité trop criante? On peut admettre, avec un peu de complaisance, la fable du Verre d’eau on celle d’Adrienne Lecouvreur; mais qui peut admettre celle des Demoiselles de Saint-Cyr, ou qui peut supporter la donnée de Mademoiselle de Belle-Isle ? Contentons-nous pourtant, en ayant mis ici le nom de Scribe, d’avoir indiqué, par comparaison, la place d’Alexandre Dumas dans l’histoire du théâtre contemporain. Il a travaillé « dans le drame, » et Scribe « dans la comédie : » leurs qualités ne sont pas les mêmes, ni tout à fait de même nature; mais ce sont qualités du même ordre, qualités de métier plutôt que qualités d’art, et qui sont à peu près aux grandes qualités du poète ou de l’écrivain dramatique ce que sont les qualités d’un maître ouvrier du roman feuilleton à celles d’un grand romancier. Il y a, en effet, de deux sortes de qualités en littérature : celles qui sont proprement, uniquement littéraires; on les reconnaît à ce signe qu’elles n’ont pas d’emploi en dehors de la littérature ou de l’art; et celles qui trouvent leur usage dans l’art ou dans la littérature, mais qui le trouveraient aussi bien dans les affaires, dans le commerce ou dans l’industrie, dans l’administration ou dans la politique. Ni Scribe ni Dumas n’ont jamais possédé les premières.

Dramaturge puissant, mais d’ordre inférieur, l’auteur des Trois Mousquetaires fut-il un grand romancier? On ne peut nier qu’il soit quelquefois amusant, mais il est quelquefois aussi bien ennuyeux, et si, pour mon supplice, on me donnait le choix entre le Grand Cyrus et le Vicomte de Bragelonne, je ne sais trop, en vérité, auquel des deux je m’arrêterais. Combien en pourrais-je nommer d’autres! Mais je ne veux pas avoir l’air, en le faisant, de me venger de les avoir lus; et j’aime mieux reconnaître ce qu’il y avait d’assez neuf, à sa date, et d’assez attrayant dans cette conception du roman historique, telle qu’on l’entrevoit dans les meilleurs de Dumas : la Dame de Monsoreau, par exemple, ou les Trois Mousquetaires, ou le Collier de la reine. Évidemment, si l’on veut s’y plaire, il faut commencer par oublier le peu que l’on a jamais su d’histoire, et, sur les personnages dont on croyait connaître quelque chose, il faut se préparer à y rencontrer les notions les plus extraordinaires. C’est l’histoire de France racontée par un homme qui vient lui-même de la découvrir, et refaite par l’imagination la plus naturellement extravagante, mais surtout la plus enfantine. « Si un homme bien élevé devait raconter le dernier changement de gouvernement, — écrivait Macaulay, voilà bien des années, — il dirait : Lord Goderich a donné sa démission, et par suite le roi a envoyé chercher le duc de Wellington. Un portier racontera cette histoire comme s’il avait été caché derrière les rideaux du lit du roi à Windsor. » Nous avons tous en nous un concierge qui sommeille, et c’est à lui que s’adressent les romans d’Alexandre Dumas. Si donc les commérages vous sont insupportables, si vous n’admettez pas que les problèmes de l’histoire soient des secrets d’office ou des mystères d’alcôve, si vous croyez que l’on se moque de vous quand on vous rapporte au long les entretiens amoureux de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, si vous vous indignez enfin que l’on fasse d’Aramis et d’Athos, de Porthos et de d’Artagnan les instrumens de la grandeur de Mazarin ou de Richelieu, ne lisez pas Dumas. Mais vous pouvez le lire, le lire sans ennui, le lire même avec plaisir, si vous réfléchissez que l’histoire publique ne fait en quelque sorte qu’effleurer les sommets des choses, si vous songez à ce qu’il y a, dans la vie d’un ministre ou d’un roi, d’intervalles inoccupés, si vous vous demandez de quelle manière ils pourraient autrement les remplir que le commun des hommes, et si vous accordez enfin au romancier le droit de les remplir comme il lui conviendra pourvu qu’il vous amuse. Et, au fait, il faut qu’il nous amuse bien peu s’il ne réussit pas à l’obtenir de nous. Car nous aimons tous à connaître ce que l’on appelle, d’un mot bien expressif, les dessous ou l’envers des choses, et nous nous prêtons toujours avec une complaisance naïve aux mensonges plus ou moins habilement dorés de quiconque nous montre cet envers ou nous révèle ces dessous. S’en rendait-il compte, je l’ignore, et je n’irai point le rechercher; mais c’est sur ce sentiment, très humain, que Dumas a fondé son succès, et l’expérience a prouvé qu’il n’avait pas eu tort. Je voudrais seulement que l’on n’oubliât pas que, pour être «très humain, » ce sentiment ne laisse pas d’être vulgaire; que, futile dans son principe, cette curiosité de concierge est stérile, quand elle est satisfaite; et que la satisfaction qu’elle nous procure, n’ayant rien d’intellectuel, n’a rien non plus de littéraire. Les romans de Dumas ne sont pas des romans littéraires.

Il est facile de le démontrer. Combien Dumas a-t-il écrit de volumes? On ne saurait le dire et je ne crois pas que lui-même fût sûr de son compte. Mais quelque nombre qu’il en ait écrit, et ce nombre est considérable, il a pu les écrire sans qu’il s’y rencontre une page que l’on en voulût détacher, une situation vraiment et largement humaine, un caractère seulement qui se tienne. Des aventures invraisemblables, et d’autant plus invraisemblables qu’il persiste à les encadrer dans la réalité de l’histoire; des dialogues interminables où tout le monde parle la langue et surtout le langage de Dumas; des réflexions saugrenues quand elles ne sont pas puériles; d’ailleurs pas ombre d’élévation ou de délicatesse, mais de la bonne humeur, et tout cela roulant au hasard d’une certaine verve impétueuse, hardie, intarissable: voilà, je crois, les romans de Dumas, et je ne parle que de ceux que l’on lit. On me permettra de n’invoquer ici ni le nom de George Sand, ni celui de Balzac. Mais quelques caractères du roman d’Eugène Sue, des Mystères de Paris ou du Juif errant, sont demeurés populaires. N’en est-il pas même un ou deux, si j’ai bonne mémoire, qui sont devenus presque proverbes? Mais je défie bien le plus assidu lecteur d’Alexandre Dumas de me citer une seule femme dans l’œuvre de son romancier, et, en fait d’hommes, j’ai beau chercher, je n’y trouve en tout et pour tout que le seul d’Artagnan. Parmi les centaines ou les milliers de marionnettes que Dumas a fait mouvoir, il n’y a que d’Artagnan qui vive ; et tout ce qui vit dans ses autres romans n’est qu’un agrandissement ou une réduction de ce cadet de Gascogne. Disons du moins qu’il est bien à Dumas, s’il ne faut dire qu’il est Dumas lui-même. Appellerai-je pourtant un grand romancier, l’homme qui n’a pu créer de son fonds que ce seul type? Lisez d’ailleurs ceux de ses romans qui ne s’appuient pas à l’histoire : c’est vraiment la médiocrité même, et je n’en veux excepter ni Monte Cristo, ni les Mohicans de Paris. Des aventures, toujours des aventures, sans intérêt et sans signification, sans base et sans portée, des contes flagrans d’invraisemblance, des contes à dormir debout. Je préfère Aladin, ou la Lampe merveilleuse. En fait de romans de Dumas, il n’y a de lisibles aujourd’hui que ses romans plus ou moins historiques.

Encore ne le sont-ils pas tous, et pour une raison qu’il faut bien que je touche; ils se ressemblent trop; et non pas malheureusement comme les œuvres d’un artiste, mais comme les produits d’un manufacturier. Nous ne faisons pas un reproche à Dumas d’avoir beaucoup écrit, s’il pouvait beaucoup écrire ; mais cette manière de mettre en coupe réglée l’histoire de France tout entière, et, après l’histoire de France l’histoire universelle, d’appliquer mécaniquement sa facilité d’improvisation au XVIe siècle d’abord, puis au XVIIe, puis au XVIIIe puis au XIXe de débiter en feuilletons, quand la matière vient à manquer, les évangiles eux-mêmes, la parabole du Bon Pasteur et le jugement de Ponce-Pilate, et d’exploiter enfin, — n’importe le moyen, mais toujours fructueusement, — cette superstition dont le public se prend quelquefois pour un nom, qu’y a-t-il de plus marchand et de moins littéraire, et si c’est de l’industrie, peut-on dire seulement que ce soit de l’industrie d’art? Ne vous y trompez pas, en effet, et sous cette « merveilleuse » fécondité que l’on vante, reconnaissez au fond une stérilité grande. Car l’histoire lui donne les faits, les caractères, les dénoûmens qu’il faut bien qu’il respecte, ne pouvant pas enfin nous raconter que Charles Ier, roi d’Angleterre, est mort « comme un bon citoyen dans le sein de sa ville » ou que Louis XIV est tombé, dans la fleur de son âge, sous le poignard d’un assassin. Son unique procédé consiste donc à noyer la réalité dans un flot d’inventions romanesques, ridicules souvent, identiques toujours; duel, enlèvement, séduction, combat, évasion, guet-apens et le reste; mais il n’y a vraiment rien de plus simple, et si personne depuis lui ne s’est avisé de recommencer, c’est qu’il a lui-même tant et si copieusement saigné cette veine qu’il l’en a tarie. « J’aime vos romans en vingt et un volumes, lui écrivait à ce propos un grand romancier, Thackeray, l’illustre auteur d’Henry Esmond, et j’aime surtout vos continuations. Je n’ai pas passé un mot de Monte-Cristo, et j’éprouvai un vrai bonheur, lors qu’après avoir lu les douze volumes des Trois Mousquetaires, je vis M. Rolandi, l’honnête libraire qui me loue des livres, m’en apporter douze autres sous le titre de Vingt Ans après. Puissiez-vous faire vivre jusqu’à cent vingt ans Athos, Porthos et Aramis, afin de nous gratifier de douze volumes encore de leurs aventures! » Et, comme sans doute il craignait que le naïf orgueil de Dumas ne prît la raillerie pour un éloge, il se donnait le plaisir d’ajouter: « Et maintenant pourquoi ne vous empareriez pas aussi des héros des autres? Ne pensez-vous pas qu’il est plus d’un roman de Walter Scott que ce romancier a laissé incomplet?.. Personne ne me fera croire que les évènemens de la vie de Quentin Durward se soient terminés le jour où il épousa Isabelle de Croye. Les gens survivent au mariage, il me semble... Le dénoûment d’Ivanhoe ne me satisfait pas davantage, et je suis certain que l’histoire ne peut finir où elle s’arrête. » En effet, et peut-être est-ce là le secret de ses nombreuses collaborations, toute l’invention de Dumas n’allait qu’à reprendre, allonger surtout, épuiser les inventions des autres. Entre ses mains, la nouvelle devenait roman, le roman engendrait un cycle; de ce cycle on tirait un, deux, trois, quatre drames : heureux encore quand on ne racontait pas l’histoire de ces drames à leur tour! et on recommençait quand on avait Uni. C’est le mépris même de la littérature érigé en loi de la littérature, et l’homme qui le professa, non seulement ne fut pas un grand romancier, il ne fut même pas un artiste.

Il est resté cependant populaire, et le monde entier connaît son nom. Pourquoi cela ? Sans doute pour une ou deux des raisons que nous avons dites, parce qu’il y avait entre la nature de son talent et celle de l’imagination populaire des affinités électives, mais surtout parce que personne comme lui ne posséda l’art de se faire bruyamment valoir.il n’a pas inventé la « réclame, » mais il en eût été digne; et si son imagination fut féconde, c’est en hâbleries colossales. Parcourez quelques-unes des Préfaces qu’il a mises à ses drames: « Catherine Howard est un drame d’imagination procréé par ma fantaisie ; Henri VIII n’a été qu’un clou auquel j’ai attaché mon tableau. Je me suis décidé à agir ainsi parce qu’il m’a semblé qu’il était permis à l’homme qui avait fait du drame d’exception avec Antony, du drame de généralité avec Teresa, du drame politique avec Richard Darlington, du drame d’imagination avec la Tour de Nesle, du drame de circonstance avec Napoléon, du drame de mœurs avec Angèle, enfin du drame historique avec Henri III, Christine et Charles VII, de faire du drame extrahistorique avec Catherine Howard; c’est un nouveau sentier que j’ai percé, voilà tout... » Mais lisez surtout ses Impressions de voyage et lisez les Mémoires, car c’est là que vous trouverez le vrai mot de sa popularité.

Peut-être avait-il fini lui-même par le croire; en tout cas, il a su persuader à ses contemporains qu’il vivait naturellement dans une atmosphère aussi extraordinaire que celle de ses héros favoris; qu’il suffisait, comme son d’Artagnan, qu’Alexandre apparût quelque part pour qu’aussitôt il s’y manifestât quelque chose d’insolite; et qu’il se dégageait enfin de lui du merveilleux. Toutes les qualités, il se les attribue : celles du corps et celles de l’esprit, la force et l’adresse, le sang-froid et l’audace, la décision et la fermeté, la science et l’imagination, le talent et le génie ; — tous les arts et tous les métiers, il les connaît à fond: la gymnastique et la danse, l’escrime et l’équitation, la musique et la peinture, la politique et la guerre, la cuisine et la carrosserie ; — toutes les aventures que l’on taxe dans ses romans d’invraisemblance ou d’impossibilité, il les a eues lui-même: «il a tué des éléphans à Ceylan, des lions en Afrique, des tigres dans l’Inde, des hippopotames au Cap, des élans en Norvège, des ours noirs en Moscovie, et des ours blancs au Spitzberg; » il a pris des barricades, il a fait des révolutions ; — ou plutôt que n’a-t-il pas fait, et surtout que n’eût-il pu faire si son siècle ingrat ne lui en eût marchandé les moyens? Sans doute, on sait que ce sont des vanteriez, que ce Gascon n’a pas vu la moitié des contrées qu’il décrit de bonne foi, qu’il n’a pas eu le quart des aventures qu’il se prête si libéralement. On le lit cependant, on l’écoute, on devient insensiblement son complice; et c’est ainsi qu’au personnage réel se substitue dans l’histoire anecdotique d’un temps le personnage légendaire. Le Dumas populaire n’est pas le vrai Dumas, mais un Dumas inventé par Dumas, — et accepté comme tel par la naïve crédulité des foules.

C’est aussi bien pourquoi, lorsque son œuvre depuis longtemps sera tombée dans l’oubli, les critiques n’en referont pas moins la biographie du vieux Dumas. Elle aura cela pour elle, tout d’abord, — et ce n’est pas le moindre élément d’intérêt d’une biographie, — qu’il sera très difficile, pour ne pas dire impossible, d’y démêler le vrai d’avec le faux. Il s’ensuivra d’infinies discussions, et le nom de Dumas en profitera. Mais si jamais on parvient à la tirer au clair, elle aura cela pour elle encore de différer assez profondément de la plupart de nos biographies littéraires. Dumas a moins vécu qu’il n’a voulu nous le faire croire, mais il a vécu beaucoup, et de cette vie désordonnée dont les bourgeois aiment tant à lire les récits. Il court de lui des mots et sur lui des anecdotes à défrayer plusieurs volumes, et quand on en aura rejeté les trois quarts, il en restera toujours de quoi faire une biographie plus pleine et plus divertissante que celle même de Lamartine ou d’Hugo. Car nos écrivains français se donnent quelquefois de grandes libertés dans leurs livres, et de cavalières allures; mais ils vivent, en général, d’une vie très volontiers bourgeoise, régulière et même un peu casanière. Si, d’ailleurs, il y a des aventures dans la biographie de quelques-uns d’entre eux, ce sont à peine des aventures, lesquelles même, pour l’ordinaire, n’ont pas eu ce retentissement qui nous autoriserait seul à nous en occuper.

C’est qu’il faut le dire à leur honneur, la plupart ont vécu pour leur art et non pas, comme Dumas, pour le plaisir et la joie de vivre. Livré de bonne heure à lui-même, jeté dans le combat de l’existence avec des appétits formidables, ce que ce gros homme a passionnément aimé, c’est la vie ; et la vie l’en a récompensé en lui donnant tour à tour ce qu’elle réserve de jouissances à ceux qui la savent exploiter. Là est le durable intérêt de la biographie de Dumas, et là par conséquent la popularité durable de son nom. Sa vie est encore son meilleur ou son plus amusant ouvrage, et le plus curieux roman qui demeure de lui, c’est celui de ses aventures. Il n’a pas tout vu, mais il a tout voulu voir ; comme dit l’un de ses derniers biographes, « il s’est mêlé d’office à tous les événemens, à toutes les bagarres, » et partout en acteur, pour y jouer son bout de rôle. Que ce rôle, d’ailleurs, ait plus d’une fois été celui de la mouche du coche, il n’importe guère, et ce n’en est pas moins une occasion de faire défiler sous les yeux du lecteur, à profil perdu, les personnages eux-mêmes du drame ou de la comédie de l’histoire. Telle est bien, si je ne me trompe, dans le siècle où nous sommes, la chance unique de Dumas. Sa vie fut remplie d’événemens qui n’ont que de lointains rapports avec la littérature, mais sa littérature, vaille que vaille, les a, si je puis ainsi dire, incorporés dans l’histoire de son temps. La popularité d’un artiste ou d’un écrivain ne se mesure pas nécessairement à la valeur esthétique ou littéraire de son œuvre, et Dumas précisément en est un remarquable exemple.

Je me reprocherais d’ailleurs comme une injustice de ne pas ajouter que, s’il fut colossal, son orgueil fut cependant naïf et que sa vanité se tempéra d’une bonhomie réelle. Avec tous ses défauts, et si nous en croyons le témoignage de ceux qui l’ont connu, Dumas ne fut pas un mauvais compagnon. C’est ici toutefois qu’il serait utile de pouvoir démêler le vrai d’avec le faux, et discerner dans sa biographie l’histoire d’avec la légende. Du moins, et assez souvent, dans les éloges pompeux qu’il faisait de ses rivaux de popularité, m’a-t-il semblé qu’il se louait lui-même en eux du choix de ses amitiés plutôt qu’il ne rendait hommage à leur talent ou à leur génie. En ce temps-là d’ailleurs, comme de notre temps, c’était à charge de revanche que l’on se donnait de l’encensoir à travers le visage. Et puis, sont-ce bien des vertus si louables que cette facilité d’accès et cette banalité d’accueil ? En même temps qu’un peu de bienveillance ne trahissent-elles pas beaucoup d’indifférence et d’égoïsme aussi? L’ami du genre humain n’est-il pas souvent et uniquement le sien? Mais enfin, histoire ou légende, la bonhomie de Dumas est devenue un trait de son personnage, et ce trait encore n’aidera pas médiocrement à le rendre, comme on dit, sympathique. Et ce sera là la supériorité, si l’on veut, qu’il aura sur plusieurs de ses illustres contemporains, mais ce sera certainement la seule.

Car, pour son œuvre, et c’est à cette conclusion que tout ce que nous en avons dit se ramène, de tant de romans ou de drames il ne se dégage pas même une conception de la vie, et au nom de cet homme qui se vantait d’écrire, bon an mal an, ses vingt-quatre volumes, je ne sache pas une idée que l’on puisse attacher. Peut-être est-ce pour cela qu’il est si amusant, puisque c’est toujours là que ses admirateurs en reviennent. Oui, on le trouverait moins amusant s’il nous faisait penser; on le trouverait presque ennuyeux s’il nous obligeait à réfléchir sur nous-mêmes et sur l’homme. Au contraire, un enfant peut comprendre les Trois Mousquetaires; et de combien de cuisinières Monte-Cristo a-t-il fait les délices? Nous cependant, qui ne sommes plus des enfans, et qui, sans être aristocrates pour cela, ne saurions admettre que le suffrage des gens de maison fasse loi, considérons un peu ce que c’est qu’un auteur amusant et de quel prix, le plus souvent, il lui faut payer cet éloge. Au XVIIe siècle, ce n’était pas Corneille ni Racine que l’on trouvait amusans, ce n’était pas même Molière, c’était La Calprenède et c’était Gomberville, c’était surtout l’honnête Mlle de Scudéri. Sa popularité, malgré Molière et malgré Boileau, dura près de cent ans, jusqu’au jour où l’auteur de Cleveland et du Doyen de Killerine la lui ravit définitivement. A son tour, ce fut lui, Prévost, qui pendant plus d’un siècle passa pour amusant, et non pas l’auteur de l’Esprit des lois ou celui de l’Emile, jusqu’en 1830, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où le roman moderne commença d’apparaître. C’est ainsi que Dumas nous amuse jusqu’au jour où Dumas ne nous amusera plus. Et quel sera ce jour, car on peut le prédire? Exactement le jour où un autre « amuseur » nous « amusant » davantage, Dumas, à ceux-là mêmes qu’il « amusait » le plus, paraîtra le contraire d’un auteur « amusant. »


F. BRUNETIERE.