Revue littéraire - A propos du Disciple de Paul Bourget

Revue littéraire - A propos du Disciple de Paul Bourget
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 214-226).
REVUE LITTERAIRE

A PROPOS DU DISCIPLE

Le Disciple, par M. Paul Bourget, Paris, 1889 ; A. Lemerre.

Les idées agissent-elles, ou n’agissent-elles pas, sur les mœurs ? Un poète, un auteur dramatique, un romancier surtout (qu’on lit et qu’on relit), un philosophe, un savant même, ne doivent-ils pas se regarder comme ayant un peu charge d’âmes ? Les « vérités » qu’ils proclament, — qui ne sont trop souvent que les erreurs de la veille ou les préjugés du lendemain, — peuvent-ils les mettre à si haut prix que de n’avoir égard, en les répandant, ni au scandale qu’elles soulèveront, ni à ce qu’elles ébranlent d’autres « vérités » peut-être, ni aux conséquences qui en sortiront ? Ils n’écrivent, disent-ils, que pour eux-mêmes et pour quelques lecteurs triés… Mais, à travers l’espace et le temps, si leurs doctrines, une fois jetées dans le monde, y vivent, s’y développent, font enfin des disciples parmi cette foule obscure à laquelle, quoi qu’ils en disent, ils demandent au moins l’hommage de son admiration, n’en seront-ils pas tenus à bon droit pour comptables, responsables, et au besoin coupables ? Leur sera-t-il permis alors de plaider l’innocence de leurs intentions ? Les laisserons-nous dire qu’on les a mal compris en suivant leurs leçons ; qu’ils ne les ont données que pour n’être pas appliquées ; et qu’en démontrant, par exemple, que nous ne pouvons rien sur nous ni contre nos passions, cela signifiait en leur langue qu’il y faut résister tout de même ?

Telles sont les belles et grandes questions que M. Paul Bourget s’est proposées dans son Disciple ; qu’il a décidées d’une manière et dans un sens que peut-être n’attendaient pas tous les lecteurs de Mensonges ou de la Physiologie de l’Amour moderne ; et que, pour notre part, nous ne le félicitons guère moins d’avoir ainsi décidées, que d’avoir traitées avec son talent ordinaire, mais dépouillé cette fois de toute affectation, de toute mièvrerie, mûri par la méditation, et tout à fait égal à la portée du sujet. Le Disciple n’est pas seulement l’un des meilleurs romans de M. Paul Bourget : c’est aussi l’une de ses bonnes et de ses meilleures actions.

Mais n’est-il pas bien étonnant que l’on doive discuter de pareilles questions ? et cela seul n’est-il pas ce que l’on appelle un signe des temps ? Si l’on disait, en effet, non pas même à un romancier, mais à un philosophe, mais à un savant, à un physiologiste ou à un physicien, que leur science ou leur art, n’ayant rien de commun avec la vie, ne sont qu’une manière d’occuper leurs loisirs, à peine moins vaine que de collectionner des silex taillés ou des faïences patriotiques ; une inoffensive manie, comme de cracher dans les puits pour y faire des ronds, mais une manie, et, comme telle, plus digne d’indulgence ou de pitié que d’envie ; ils se révolteraient ; — et ils n’auraient pas tort. Leur prétention n’est pas seulement d’être lus, ou admirés ; elle est encore d’être crus, d’être suivis, d’étendre enfin parmi les hommes, avec le bruit de leur nom, la fortune, le triomphe, et l’autorité de leurs doctrines. Ils veulent aussi des places, ils veulent des titres, ils veulent des croix ; mais ils veulent surtout des disciples, ils veulent des propagateurs ou des héritiers de leurs idées ; et même, quand par hasard ils ne veulent que cela, c’est alors que nous célébrons leur désintéressement. Cependant, si de leurs idées quelqu’un de leurs disciples, plus audacieux ou moins honnête, a tiré des conséquences qu’eux-mêmes, comme souvent il arrive, n’avaient pas entrevues ni seulement soupçonnées ; si, tandis qu’ils établissaient démonstrativement, à ce qu’ils croient du moins, dans le secret du laboratoire ou dans le silence du cabinet, des doctrines que les bourgeois appellent « subversives, » quelque imprudent ou quelque maladroit les applique, et se réclame d’eux an les appliquant, ils se fâchent encore, ils s’étonnent sincèrement qu’une cause ait produit son effet, ils s’en indignent même, et, désavouant cette logique dont ils ont fait la règle de leurs raisonnemens, ils se lavent impudemment les mains du mal qu’ils ont causé. Mais que plutôt ils songeraient, — n’était la vanité dont ils sont aveuglés, — que ce mal même est une preuve qu’ils se sont trompés en un point de leurs déductions ou en un endroit de leurs expériences ; que la « vérité » qu’ils croient avoir découverte n’est qu’une erreur plus subtile et plus orgueilleuse à la fois : et qu’en vain ont-ils raisonné le mieux du monde, leurs conclusions doivent être fausses, — puisqu’elles sont dangereuses.

Si cela est vrai même des savans, combien cela ne l’est-il pas plus encore des « penseurs » ou des philosophes ! Oh ! je sais bien, en le disant, de quelle étroitesse d’esprit je vais me faire accuser. Je le dirai pourtant. Fussiez-vous donc assuré que la « concurrence vitale » est la loi du développement de l’homme, comme elle l’est des autres animaux ; que la nature, indifférente à l’individu, ne se soucie que des espèces ; et qu’il n’y a qu’une raison ou qu’un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque, de suivre ces « vérités » dans leurs dernières conséquences, il n’est personne aujourd’hui qui ne voie que ce serait ramener l’humanité à sa barbarie première. Fussiez-vous assuré que l’homme n’est pas libre, et, selon la forte expression de Spinoza, que, lorsqu’il croit l’être, « il rêve les yeux ouverts, » il ne faudrait pas le dire, puisque l’institution sociale et la morale entières reposent, comme sur leur unique fondement, sur l’hypothèse ou sur le postulat de la liberté. Mais le fait est, d’ailleurs, que de tout cela nous ne savons rien. Si la liberté n’est qu’une hypothèse, le déterminisme en est une autre, au nom de laquelle, par conséquent, on ne peut, sans manquer soi-même à la science, rien prescrire, ni conseiller, ni insinuer seulement qui ne réserve expressément les droits de l’hypothèse adverse. Quand il serait démontré que la concurrence vitale est la loi des espèces vivantes, il resterait à démontrer que l’homme est lui-même une espèce comme les autres ; — et c’est ce que l’on affirme autour de nous, dans les conseils municipaux, par exemple ; — mais c’est ce que l’on est si loin d’avoir encore établi qu’il serait presque plus facile d’établir le contraire. Et ce qu’il faut maintenir en tout cas, comme une condition d’existence aussi nécessaire à l’homme qu’une certaine quantité de nourriture ou d’air respirable, c’est que c’est la morale qui juge les métaphysiques, attendu qu’une métaphysique n’est rien de plus qu’une recherche de l’origine, de la loi et de la un de l’homme. Je suis fâché qu’il y ait parmi nous tant de métaphysiciens qui l’ignorent.

A peine ai-je l’air ici de parler d’un roman. Ces observations ne sont pourtant pas inutiles à l’intelligence du Disciple ; et je les ai crues même indispensables, si l’on en veut apprécier à son prix la valeur singulière, je dirais volontiers presque unique dans le roman contemporain. Car, il faut bien le redire encore, parmi les jeunes romanciers, l’auteur de Cruelle Énigme, de Crime d’amour, de Mensonges, n’a pas toujours cette facilité, cette abondance et cette originalité d’invention qui distingue les uns ; et, dans le Disciple même, on pourrait noter encore des ressouvenirs de Stendhal, de Balzac, de Dostoievsky, de Rouge et Noir, de la Recherche de l’Absolu, de Crime et Châtiment. Il y a du Balthazar Claes dans son Adrien Sixte, comme il y a, dans son Robert Greslou, du Julien Sorel et du Raskolnikof. Quoi qu’il ait fait depuis dix ans pour s’affranchir de l’obsession du livre, et pour voir le monde avec ses yeux, je n’oserais affirmer non plus que M. Paul Bourget y ait tout à fait réussi. Ses personnages, beaucoup moins simples, — et plus vrais comme tels, — sont cependant moins « réels » que ceux de M. Daudet, par exemple, ou de M. Zola, qui ne se « tiennent » pas, mais qui sont, mais qui vivent, je ne sais trop comment. Et enfin, si j’ajoute que, dans le Disciple, l’intérêt se divise et pour ainsi dire hésite entre deux ou trois actions, qu’il s’attarde parfois, j’aurai, je pense, indiqué tout ce que l’on peut faire de critiques au roman de M. Paul Bourget. Mais ce qui n’appartient bien qu’à lui, en revanche, et ce que je ne vois guère aujourd’hui que lui qui puisse mettre dans le roman, c’est cette finesse et cette subtilité de psychologie, c’est cette connaissance des mobiles secrets des actions humaines, c’est cette intelligence pénétrante et profonde des questions qu’il y traite. Lorsque M. Daudet, l’an dernier, dans son Immortel, qui de tous ses romans n’est pas le plus immortel, a voulu toucher de certaines questions, c’est être encore bien indulgent de dire qu’il eût mieux fait de n’y pas toucher. Quelques années auparavant, dans la Joie de vivre, quand M. Zola s’était avisé de rivaliser avec Schopenhauer, — dont on parlait beaucoup cette année-là, — son ignorance avait paru plaisante ; et, dans un drame assez sombre, les prétentions philosophiques de l’auteur des Rougon-Macquart avaient mis un rayon de gaité. Mais, dans le Disciple, comme dans tous ses romans, la supériorité de M. Paul Bourget éclate justement aux endroits où M. Daudet et M. Zola tombent au-dessous d’eux-mêmes. Il y est maître. Ces grandes idées dans l’expression desquelles ils bronchent, ils choppent et finissent par demeurer empêtrés, lui, s’y meut avec une souplesse, avec une aisance, avec un plaisir que justifie la nouveauté des effets qu’il en tire. L’observation philosophique, la liaison des effets et des causes, des commencemens et des suites, la description des « états d’âme, » — pour me servir ici de l’une des expressions qu’il a mises à la mode, — la lente et l’insensible modification de ces états eux-mêmes sous l’influence du dehors, voilà son domaine, voilà ce qui fait l’intérêt du Disciple, et voilà pourquoi nous y avons appuyé tout d’abord. Aucun sujet n’était plus « analogue » à la nature du talent et de l’esprit de M. Paul Bourget ; et le Disciple n’est peut-être pas le « plus amusant » de ses romans, — les femmes préféreront toujours Mensonges ou Crime d’amour, — mais il en est le « plus fort. »

Intelligent, vaniteux, et malade, un jeune homme, Robert Greslou, nourri de la lecture et de la méditation des ouvrages d’Adrien Sixte, le profond auteur de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté, est entré comme précepteur dans la famille, des Jussat-Raudon. La famille de Jussat est composée de cinq personnes : le père, ancien ministre plénipotentiaire, malade imaginaire, tyran involontaire et inconscient des siens ; la mère, bonne personne, d’ailleurs insignifiante ; un fils aîné, capitaine de dragons ; un fils plus jeune, l’élève de Robert Greslou ; et une jeune fille. Persuadé que « toutes les âmes doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature, » — c’est une leçon de son maître, — Robert Greslou forme le projet, dès qu’il a vu Charlotte de Jussat, de la séduire, pour essayer à la fois sur elle une étude physio-psychologique du mécanisme de l’amour, et sur lui-même la justesse de ses théories. Il est pris à son propre piège ; la nature l’emporte sur le calcul ; et l’instinct est plus fort que l’esprit de système. Comme d’ailleurs il est jeune, séduisant et intéressant, Charlotte, elle aussi, l’aime et se laisse aller dans ses bras, presque sans le vouloir, sous la seule condition qu’ils s’empoisonneront aussitôt pour mourir ensemble. Mais, l’amour de la vie, peut-être, et, surtout l’amour de son amour se réveillant en Robert, la jeune fille tient la promesse qu’elle s’était faite et meurt, après avoir écrit à son frère, en lui remettant le soin de sa vengeance. Robert Greslou, arrêté sous l’inculpation d’assassinat de Mlle de Jussat, se renferme devant ses juges, et jusqu’en cour d’assises, dans un orgueilleux mutisme. Connaissant en effet la lettre de Charlotte, comme il sait que M. de Jussat a dans les mains la preuve qu’il n’a pas empoisonné sa sœur, il lui plaît, par son silence, de forcer un peu de l’estime de l’homme dont il a misérablement déshonoré le foyer. Il est vrai qu’entre temps il n’a pas négligé de faire parvenir sa confession entière à son « illustre maître, » le grand Adrien Sixte ; et bien lui en a pris, car, sans Adrien Sixte, le capitaine de Jussat, après une hésitation douloureuse, le laisserait monter à l’échafaud. Mais le capitaine de Jussat se décide à parler ; sa déposition entraîne l’acquittement immédiat de Robert Greslou ; et c’est le capitaine lui-même qui venge de sa main la honte et la mort de sa sœur en exécutant Robert Greslou d’un coup de pistolet.

Ce qu’il y a de fâcheux dans ces sortes d’analyses d’un beau roman ou d’un vrai drame, c’est qu’en n’en donnant que les lignes les plus générales, on trahit, à vrai dire, l’auteur dramatique ou le romancier. Si, par exemple, on a pu, dans ces quelques lignes, entrevoir le caractère original et pur, vivant et romanesque de Charlotte de Jussat, on ne le connaît cependant pas ; et si je dis que M. Paul Bourget n’en avait pas encore tracé de plus vrai ni de plus « sympathique, » il faudra qu’on m’en croie sur parole. Mais c’est surtout le principal personnage, Robert Greslou, en qui je n’ai pu ou je n’ai su montrer que le gredin vulgaire, dont il diffère autant pourtant que d’un simple et naïf honnête homme. Il y a, en effet, deux êtres en lui, l’un qui pense et l’autre qui vit, l’un qui agit et l’autre qui l’observe, l’un pour qui Charlotte n’est qu’un sujet d’expérience et l’autre qui l’adore ; et, — pour en faire en passant la remarque, — s’il peut bien procéder du Julien Sorel de Stendhal et du Raskolnikof de Dostoievsky, c’est par là qu’il cesse de leur ressembler. Sauf en un ou deux points ; où l’on dirait que les fils s’embrouillent, M. Paul Bourget n’a nulle part fait preuve de plus de dextérité que dans la composition de ce rare caractère. Et encore, là où les fils s’embrouillent, n’oserai-je assurer que ce ne soit exprès. Si perspicaces qu’on les suppose, n’y a-t-il pas, en effet, des momens où les Robert Greslou ne voient plus clair en eux-mêmes ? Et quels sont ces momens, sinon justement ceux où leur personnage artificiel, et le personnage naturel qu’en dépit de tout ils sont demeurés par-dessous, se pénétrant l’un l’autre, se rapprochent, se mêlent, et se confondent en un tout indivisible.

Quelle est maintenant la part d’Adrien Sixte, du théoricien de la volonté et des passions, dans le crime de son élève ? Car, en fait de crimes, et pour n’être pas justiciables des lois, on en imaginerait malaisément de plus odieux que celui de Robert Greslou. Les plus odieux de tous les crimes, — il y a longtemps, que Kant a dit quelque chose de semblable, — ce sont ceux qui, d’une fin qu’elle est pour elle-même, transforment l’âme humaine en un moyen pour la satisfaction de la perversité d’autrui. Vainement donc Adrien Sixte se débat contre l’évidence. « Rejeter sur une doctrine la responsabilité de l’interprétation absurde qu’un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c’est à peu près comme si on reprochait au chimiste qui a découvert la dynamite les attentats auxquels cette substance est employée. C’est un argument qui ne compte pas. » Ainsi répond-il au juge d’instruction qui l’interroge sur la nature de ses rapports avec Robert Greslou. Mais quand il a lu la confession du misérable, il est bien forcé de s’avouer que « ce caractère déjà dangereux par nature a rencontré dans ses doctrines, à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts. » Et quand il est mort ; ce fatal disciple, « l’implacable et puissant Maître, » sentant sa pensée pour la première fois impuissante à le soutenir, est bien obligé de « s’humilier, » de « s’incliner, » de « s’abîmer devant le mystère impénétrable de la destinée. » N’est-ce là peut-être qu’un instant de faiblesse ? Non ; si l’orgueil l’empêche d’avouer, du moins il a senti la contradiction intérieure de ses doctrines ; et, puisqu’il n’a pas eu le courage d’aller jusqu’à la rétractation, essayons de montrer pour quelles raisons Adrien Sixte est responsable du crime de Robert Greslou. C’est qu’il y a des limites à l’audace de la spéculation philosophique ; et, sans parler de celles que nous devrions trouver dans l’absolue certitude où nous sommes de ne jamais résoudre l’énigme du monde, on en trouve d’autres et de plus prochaines dans la nécessité de l’institution sociale pour assurer la perpétuité de l’espèce et l’avenir de l’humanité. Nous n’avons pas le droit de croire, par exemple, « que la théorie du bien et du mal n’ait d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Car, d’abord, ce sophisme, nous ne pouvons pas le démontrer, ni seulement le soutenir, sans appeler à notre aide et faire intervenir dans nos raisonnemens des hypothèses métaphysiques, sur la nature de l’homme ou sur l’inexistence de Dieu, — lesquelles, par définition, échappent aux prises de la certitude. Mais, si nous le démontrions, nous n’aurions rien prouvé que la souplesse de notre intelligence et la subtilité de notre dialectique, puisque « la société ne peut pas se passer de la théorie du bien et du mal, » et que nous ne savons pas, que nous ne pouvons pas imaginer seulement ce que c’est que l’homme en dehors de la société. Avant tout et par-dessus tout, depuis six mille ans que nous nous connaissons, — et même beaucoup moins, — quelque supposition qu’il nous plaise d’adopter sur nos origines animales, avant d’être faits pour penser, avant de l’être pour rêver, avant presque de l’être pour vivre, nous sommes faits, l’homme est fait pour vivre en société. La conséquence n’est-elle pas bien claire ? Toutes les fois qu’une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie ne peuvent rien là-contre ; encore bien moins l’histoire naturelle ou l’anthropologie, qui ne sont pas des sciences, qui aspirent seulement à l’être, qui ne sont en attendant que des recueils de faits auxquels peut-être dans cinq cents ans on s’étonnera que nous ayons pu croire. Mais dans cinq cents ans, et dans mille ans, et dans dix mille ans, la société existera toujours, — ou bien c’est que l’espèce humaine aura disparu de la surface du globe.

Là, peut-être, depuis cent ans, est la grande erreur du siècle. En tout et partout, dans la morale, comme dans la science, et comme dans l’art, on a prétendu ramener l’homme à la nature, l’y mêler ou l’y confondre, sans faire attention qu’en art, comme en science, et comme en morale, il n’est homme qu’autant qu’il se distingue, qu’il se sépare, et qu’il s’excepte de la nature. En voulez-vous la preuve ? Il est naturel que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le chacal ou l’hyène, que l’aigle ou le vautour, pressés de la faim, obéissent à l’impulsion de leur ventre et de leur férocité : — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le « roi du désert » ou le « sultan de la jungle » promènent leurs fantaisies amoureuses de femelle en femelle et disputent leurs plaisirs aux enfans de leur race : — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel qu’entre deux brûles acharnées sur In même proie, ce soit la brutalité qui décide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui l’a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Personne peut-être ne l’a mieux vu ni mieux dit que ce Voltaire, dont je ne craindrai pas de répéter après tant d’autres, qu’il avait le regard si lucide, quand la passion ne le brouillait pas, et le bon sens parfois si profond. C’est dans un de ses pamphlets de Ferney qu’il introduit un Anglais, auquel il fait tenir ce langage :

« N’est-il pas vrai que l’instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment… Ceux qui fourniront le plus de secours à la société seront donc ceux qui suivront la nature de plus près. Ceux qui inventeront les arts (ce qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à la loi naturelle. Donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assurées, plus la loi naturelle aura été observée. Donc, lorsque nous convenons de payer trois schillings en commun par livre sterling, pour jouir plus sûrement des dix-sept autres schellings : quand nous n’épousons qu’une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la maison ; quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu’un archevêque ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres, pour prêcher la vertu, s’il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le clergé, nous ferons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous allons au-delà du but ; mais le sauvage isolé et brut (s’il y a de tels animaux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir, que de pervertir la loi naturelle en étant inutile à lui-même et à tous les hommes ? .. Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hirondelle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais, corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct. Les hommes insociables corrompent l’instinct de la nature humaine. »

C’est à Rousseau que Voltaire lançait ce dernier trait, ou plutôt c’est contre Rousseau, contre l’auteur du Discours sur l’Inégalité qu’il dirigeait tout ce passage. Et, en effet, de beaucoup d’idées fausses que ce redoutable déclamateur a jetées dans le monde, s’il y en a peu de plus dangereuses, il n’y en a pas beaucoup aussi qui aient fait une plus grande fortune que celle de la bonté de la nature. Mais aujourd’hui, mieux informés que nous sommes, il serait temps enfin de rompre avec ce paradoxe ; et, si tout ce qui s’enveloppe sous le nom de civilisation est proprement une conquête de l’homme sur la nature, il serait temps de comprendre que retourner à la nature, ce serait retourner à l’animalité : En voyez-vous la nécessité ? c’est-à-dire ne trouvez-vous pas qu’il y ait encore assez dans nos veines du sang de ce gorille dont on veut que nous soyons descendus ? Mais heureusement que tout en nous s’y oppose et nous l’interdit. Vivre dans le présent comme s’il n’existait pas. c’est-à-dire comme s’il n’était que la continuation du passé et la préparation de l’avenir, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Par la justice et par la pitié, compenser ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore subsister d’inégalité parmi les hommes, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher, resserrer au contraire les liens du mariage et de la famille, sans lesquels il n’est pas plus possible à la société de vivre qu’à la vie même de s’organiser sans la cellule, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Sans essayer de détruire les passions, leur apprendre à se modérer, et au besoin les y obliger, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Et sur les ruines enfin du culte superstitieux et lâche de la force, établir, si nous le pouvons, la souveraineté de la justice, voilà toujours ce qui est humain ; — et, plus que jamais, voilà ce qui n’est pas naturel.

Que l’on ne vienne donc plus nous parler de ce que l’on appelle avec emphase les droits du transcendantalisme, et les titres imprescriptibles de la « vérité. » Car de quelle « vérité » s’agit-il ? et de qui se moque-t-on ici ? La « vérité, » c’est d’être hommes, d’abord ; et si nous ne le sommes qu’autant que nous nous distinguons de l’animal, qu’est-ce que les lois de la « nature, » la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle » ont de commun avec nous ? Sont-ce des lois seulement ? Savons-nous si demain peut-être elles n’auront pas rejoint dans les profondeurs de l’oubli les « tourbillons » du cartésianisme, ou les « quiddités » de la scolastique ? Et, alors même qu’elles seraient démontrées vraies de tout ce qui nous entoure, qui répondra que leur efforts ne vienne pas expirer au seuil de l’institution sociale, puisque celle-ci périrait de leur triomphe, et que sa raison d’être, sa cause première et sa cause finale, est de nous en affranchir et de leur résister ? Si la loi du déterminisme était universelle, la société ne subsisterait pas ; elle se désagrégerait, les morceaux même ne s’en pourraient rejoindre, pas plus que la vie ne saurait renaître dans un organisme où les forces physico-chimiques ont recouvré leur empire sur le pouvoir mystérieux qui les tenait en échec ? N’est-ce pas une preuve que, si le déterminisme est la loi de la nature, il n’est pas celle de l’humanité ? que l’homme lui-même, quoi qu’on en puisse dire, n’est pas compris sous la définition de l’animal ? que si l’on peut bien faire de son animalité la base physique de sa nature, son humanité ne commence qu’au point précis où quelque chose de différentiel et d’unique s’ajoute à cette animalité pour en changer le caractère ? et que par conséquent, du physique au moral, de l’animal à l’homme, du polype aux sociétés, en concluant du même au même, on tombe dans l’un des pires sophismes où la pensée d’un métaphysicien se puisse laisser entraîner par le mirage des idées pures, la séduction des grandes synthèses, et l’ivresse de l’unité.

Je m’étonne de mon audace ; — et si jamais ces pages doivent passer sous les yeux du « maître, » de l’illustre Adrien Sixte lui-même, je l’entends qui ricane de mépris, à moins qu’il ne me taxe, en haussant les épaules, de « lâcheté, » « d’impertinence, » et de « mauvaise foi. » Ainsi, souvent, en usent avec ceux qui se déclarent moins convaincus qu’eux-mêmes de l’évidence de leurs démonstrations, ces grands amis de la « vérité ; » et après tout, cela même n’est-il pas une assez belle preuve de la sincérité de leurs convictions ? Mais quoi ! dans sa philosophie, l’auteur de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté n’en a pas moins oublié que, ni le mot de « volonté » ni celui de « passions » n’ayant de sens hors de l’homme, il faisait de la morale, et non pas de l’histoire naturelle, encore bien moins de la mécanique ou de la géométrie transcendantes. En enseignant à Robert Greslou « qu’il n’y a pour le philosophe ni crime ni vertu, et que nos volitions ne sont que des faits d’un certain ordre régis par de certaines lois, » il lui a dit tout simplement ce que nos maîtres facétieux nous disaient jadis au collège, « qu’il n’était point défendu de fumer, mais seulement de se laisser prendre. » En lui répétant avec Spinosa « que la pitié chez un sage qui vit d’après la raison est mauvaise et inutile, » il lui a tout simplement appris, en s’exceptant lui-même de l’humanité, à ne se servir de ses semblables que comme d’instrumens ou de victimes de ses passions. Et en le débarrassant enfin du remords « comme de la plus niaise des illusions humaines, » — Spinosa, dans son Ethique, a dit encore quelque chose de cela, — il l’a rendu prêt à tout ce que peuvent soulever de criminels désirs dans un jeune homme de vingt ans la fougue de l’âge, la médiocrité de sa condition, le besoin de parvenir, et la fausse conscience de sa supériorité.

Ce ne sont pas, on le voit, de petites questions que M. Paul Bourget a traitées dans son Disciple, et ce ne sont non plus des questions inutiles. Ce sont des questions actuelles, s’il en fut, et ce sont, comme telles, des questions qu’il faut bien qu’on discute… Mais si j’ai tâché de montrer avec quelle franchise et quelle loyauté, quel courage intellectuel M, Paul Bourget les avait abordées, je crains de n’avoir pas assez dit peut-être avec quelle précision de langage philosophique et quelle sévérité de style il les a traitées. Autant d’ailleurs qu’en précision, sa manière, dans le Disciple, a gagné en largeur. S’il n’y a plus ici de ces obscurités qui nous gâtaient quelques pages d’André Cornélis, il n’y a plus trace, même dans les entretiens de Charlotte de Jussat et de Robert Greslou, de ce marivaudage parfois brutal qui gênait encore la lecture dans Mensonges ou dans Crime d’amour. La forme ici vaut le fond ; l’écrivain n’est pas au-dessous du psychologue ou de l’analyste. Et si seulement M. Paul Bourget avait allégé le Disciple de quelques scènes d’un comique assez vulgaire ou assez malheureux, s’il avait eu le courage de sacrifier Mlle Trapenard, et le « père Carbonnet, » je ne vois pas trop où la critique se pourrait prendre. A-t-il voulu la dépister ? et, en l’adressant au concierge de la rue Guy-de-la-Brosse, la détourner du cas d’Adrien Sixte et de Robert Greslou ?

Enfin les milieux, puisque milieux il y a, ne sont pas moins bien observés que les personnages, ni moins fidèlement rendus ; et, plus brièvement, plus discrètement décrits, je les trouve aussi plus réels. Tels sont, la rue Guy-de-la-Brosse, et le quartier du Jardin-des-Plantes, où M. Paul Bourget a logé son philosophe, et dont on dirait une esquisse de Balzac, plus nette et moins chargée. Oh ! le Père Goriot et la description classique de la pension Vauquer, de quelles descriptions ils auront enrichi la topographie de Paris ! Mais je préfère encore quelques paysages d’Auvergne que M. Paul Bourget, de ci, de là, ne s’est pas refusé le plaisir de jeter dans la confession de son abominable Greslou. Non-seulement le poète qu’il fut lui-même, qu’il est toujours, s’y retrouve, mais l’homme n’en est jamais absent, et les sentimens, les idées mêmes s’y déploient en s’y harmonisant. Ce ne sont pas des morceaux que l’on puisse ôter de leur place, des tableautins à la Daudet, des pans de murailles à la Zola : c’est autre chose, de moins puissant peut-être, ou de moins pittoresque, de moins spirituel, mais, en revanche, de plus subtil et de plus pénétrant. Je note encore, dans cette même confession, de jolies descriptions de la vie de château, dépouillées, elles aussi, pour la première fois, de tout cet appareil de meubles et de bibelots dont M. Bourget encombrait volontiers ses salons ; — et j’aurais terminé si je ne tenais à dire quelques mots auparavant de la préface du Disciple.

Elle est curieuse, cette Préface ; elle est surtout significative ; et sans en chicaner la forme, qui pourrait être un peu plus simple, je n’en retiens que le fond, avec une satisfaction dont on me permettra de dire brièvement les motifs. C’est qu’après avoir été traité dix ans de « philistin » ou de « bourgeois » par les dilettantes de la jeune critique, — on est un jeune critique aussi longtemps qu’on traite ridiculement les choses sérieuses, et gravement les choses futiles, — il m’est doux de les voir venir eux-mêmes à ce qu’ils trouvaient en moi de plus « bourgeois » et de « plus philistin. » — « Il croit à la nécessité d’un certain optimisme, disait l’un d’eux, ou du moins de la sympathie pour les misères et les souffrances de l’humanité… Est-il nécessaire d’avoir de la sympathie morale pour ce qu’on peint ? Il me semble bien que le principal est de faire des peintures vivantes, et que c’est même le tout de l’art, le reste étant forcément autre chose : morale, religion, métaphysique. » Mais voici, tout récemment, et sans presque y songer, ce que lui répondait un plus jeune : « La vie est intéressante, parce qu’elle est remplie d’une pitié sans fond… Tandis que nos romans réalistes n’expriment, en somme, que la mauvaise humeur où nos fades romans romanesques ont mis un lecteur sensé, les observateurs russes ont une opinion sur les hommes,.. et cette opinion, c’est que nous sommes, avant tout, dignes de miséricorde… Enfin, Dieu soit loué ! nous voilà délivrés de toute cette littérature. Nous voyons clair ! La vie a une valeur en soi. La bonté a une majesté supérieure à l’art. » Je laisserai d’ailleurs M. Paul Desjardins débattre là -dessus avec M. Jules Lemaître ; et il me suffira, pour ma part, que les œuvres traduisent quelque chose de cette « sympathie, » — qu’il me semblait seulement qu’avant l’auteur d’Anna Karénine, celui d’Adam Bede et celui de David Copperfield avaient assez bien exprimée. Je me reprocherais de n’y pas joindre l’auteur des Idées de Mme Aubray et de la Femme de Claude.

Je ne saurais donc trop féliciter M. Paul Bourget, — qui, d’ailleurs, tout disciple qu’il soit ou qu’il se soit cru jadis de Stendhal, de Baudelaire et de Flaubert, n’a jamais affecté l’attitude d’un observateur ironique et méprisant de la vie, — d’avoir parlé, comme il l’a fait dans cette Préface, du dilettantisme ou du dandysme littéraire. Sans doute, l’auteur dramatique ou le romancier ne sont pas des prédicateurs de morale. On ne leur demande pas des apologues ou des paraboles, et il n’est pas indispensable que leur roman ou leur drame finisse par une citation de l’Évangile. On n’exige pas d’eux qu’ils exercent leur art comme un sacerdoce. On ne leur demande pas, puisque l’humanité n’est pas toujours belle à voir, de la déguiser, de la masquer, de l’altérer pour la peindre, ni seulement de faire un choix parmi les spectacles que la réalité leur propose. Mais on les prie de se souvenir que, sans perdre jusqu’à sa raison d’être, leur art ne saurait se séparer d’avec la vie. On leur rappelle encore que les idées sont au moins des commencemens d’actes ; que, par conséquent, ils n’écrivent rien qui ne touche à la conduite, c’est-à-dire à la morale ; et qu’en vain se défendraient-ils de nous donner des leçons, les exemples qu’ils nous mettent aux yeux sont toujours des conseils, des insinuations, ou des suggestions. Allons plus loin : tout ce qu’ils expliquent, ils l’excusent, dès qu’en le représentant ils ne le condamnent point ; et tout, ce qu’ils ne condamnent point, c’est comme s’ils disaient, non pas peut-être qu’ils l’approuvent, mais à tout le moins qu’ils le trouvent naturel et indifférent. Et on les conjure enfin, pour l’honneur des lettres, de ne pas considérer leur art comme un baladinage et de ne point se traiter eux-mêmes comme de simples amuseurs publics, puisqu’ils croiraient qu’on les insulte eux-mêmes si l’on leur en donnait le nom.

Pour nous, si le roman, puisqu’aussi bien il se transforme, doit en effet sortir un jour du bas naturalisme dans lequel il sera demeuré quinze ou vingt ans embourbé, ce n’est pas d’une autre manière qu’il s’en dégagera, ni par une autre voie. La sympathie, nécessaire à la société, ne l’est pas moins à l’art : elle le devient même chaque jour davantage. Entre autres symptômes qui donnent lieu d’espérer que l’on commence d’en sentir le prix, la Préface du Disciple et le roman lui-même de M. Paul Bourget ne sont pas l’un des moindres. Déjà l’année dernière, nous avions plaisir à noter une modification de la même nature dans le talent de M. de Maupassant, qui plus il avance, plus il devient humain. L’autre jour enfin, à l’Académie française, M. de Vogüé, dans un beau discours, s’appuyait, sans le dire, de ce roman russe dont il a été chez nous l’éloquent introducteur pour exprimer les mêmes espérances. Ce n’était pas le roman seulement, c’était toute la littérature qu’il aimait à nous montrer renouvelée, rajeunie, recréée par la sympathie. A quelles conditions ces espérances se réaliseront-elles ? J’essaierai bientôt de le préciser.


P. BRUNETIÈRE.