Revue littéraire - 31 mars 1887

Revue littéraire - 31 mars 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 682-693).
REVUE LITTERAIRE

LE DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE l’ACADÉMIE ET l’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE.

Maintenant que le chiffre des Quarante est accompli; que l’auteur de Francillon, quand paraîtront ces lignes, aura fait les honneurs de l’Académie française à celui de l’Epée d’Angantyr et du Cœur d’Hiatmar, poèmes barbares ; qu’il ne restera plus à y recevoir que M. le vice-recteur de l’Académie de Paris ; et qu’ainsi la docte Compagnie « n’aura plus dans son sein un seul fauteuil vacant, » ne pensera-t-on pas que c’est le moment de parler un peu d’elle, c’est-à-dire de ses occupations? puisque n’ayant, en effet, le moindre candidat ni à déprécier ni à faire valoir, nous en pouvons parler sans complaisance ni malice. Aussi bien, si nous ne croyons pas, comme on l’entend dire quelquefois, que l’Académie soit maîtresse chez elle, — Ce qui n’irait à rien moins qu’à lui ôter son caractère d’institution publique pour en faire un salon d’hommes du monde, ou une société de gens de lettres, — il importe assez peu quels noms elle s’associe, pourvu qu’elle n’oublie ni la nature de son rôle, ni celle des services que les lettres attendent d’elle. Or, ces services, quels sont-ils? et les rend-elle? C’est la question que l’on se fait, quand on la voit à peu près uniquement occupée de ses distributions de prix, et, entre temps, d’un Dictionnaire historique de la langue française, qui, depuis trente ans bientôt qu’il a commencé de paraître, n’a pas encore atteint la lettre B. « Mais pourquoi ne veux-tu pas dire A, demandait-on à cet enfant, puisque tu le peux et que tu le sais ? — C’est que je n’aurais pas plus tôt dit A, répondait-il, que l’on voudrait me faire dire B. » L’Académie tout de même : elle n’en veut pas finir avec la lettre A, de peur qu’on ne lui demande aussitôt où elle en est de la lettre B.

Pour poser cette question intéressante, mais indiscrète, nous ne manquerions certes pas de prétextes, si nous le voulions et qu’il en fallût. Ce Dictionnaire de la langue anglaise, par exemple, dont nous parlait M. Taine il y a quelques jours, « œuvre admirable et colossale, » n’en serait-il pas au besoin un premier ? et le projet tant de fois formé, jamais exécuté, de fonder une Académie anglaise « pour la langue, » à l’imitation de la nôtre, n’en serait-il pas un second, puisqu’il paraît qu’on y reviendrait de nouveau ? Un livre récent, que j’ai là sous les yeux, l’Académie des derniers Valois, par M. Édouard Fremy, pourrait en être un troisième. C’est, en effet, un livre curieux, un livre intéressant, moins neuf peut-être que ne le croit son auteur ; et aussi m l’on voudrait voir, si l’on osait former un vœu, moins de « scissions dans la trame de nos destinées littéraires, » moins « d’erreurs qui reposent sur des lacunes ! » Mais, sans chercher tant de prétextes, il vaut encore mieux traiter la question pour elle-même : en France, et de notre temps même, l’Académie française est toujours une actualité.

Instituée a pour rendre le langage français non-seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences, » l’Académie française, quand elle eut donné au public la première édition de son Dictionnaire de l’usage, se trouva fort embarrassée des loisirs qu’elle venait de se faire. Elle essaya bien d’une Grammaire ; Fénelon, dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie, non moins chimérique que son Télémaque, parla bien de rédiger une Rhétorique, une Poétique, un Traité de la manière d’écrire l’histoire, je ne sais quoi encore ; Voltaire, un peu plus tard, proposa de commenter les grands écrivains du XVIe et du XVIIe siècle, ainsi qu’il avait lui-même commenté Corneille ; mais rien de tout cela n’aboutit, comme l’on sait, et l’on se borna, pour passer le temps des séances, à préparer, en causant de l’événement de la veille et de celui du jour, les éditions futures du premier Dictionnaire. Cependant, les autres Académies, l’Académie des sciences, l’Académie des Inscriptions, publiaient des Compte-Rendus, des volumes entiers de toute sorte de Mémoires. Aussi, lorsque Voltaire, en 1778, quelques jours avant de mourir, proposa le plan d’un nouveau Dictionnaire, « qui pût tenir lieu, — selon son expression, — D’une grammaire, d’une rhétorique, d’une poétique française, » l’idée, si nous en croyons Condorcet, fut-elle accueillie favorablement, et si favorablement qu’en réalité ce n’est pas seulement l’idée de Voltaire, mais son plan, que l’on adopta et que l’on suit encore, pour la composition du Dictionnaire historique. Il est même étonnant, à ce propos, que le rédacteur de la Préface du Dictionnaire historique n’ait pas cru devoir y mentionner seulement le nom de Voltaire. Car, « l’origine, les formes diverses, les acceptions successives des mots, avec un choix d’exemples tirés des écrivains les plus autorisés, » tout ce qui est, en un mot, l’objet et la matière de ce Dictionnaire, c’est ce que Voltaire, dans le plan que l’on en a, tracé de sa propre main, avait précisément demandé que l’on y mît. Il a paru, de 1778 à 1887, deux volumes, ou à peu près, du Dictionnaire historique de l’Académie,

Disons la vérité: si l’Académie française n’avance pas plus rapidement dans un travail très long, très pénible, et surtout très méticuleux, il y en a une bonne raison, très simple, mais très forte: c’est qu’elle y est incompétente. L’Académie pouvait croire, en 1778, elle avait le droit de ne voir dans le Dictionnaire historique, avec Voltaire, qu’une extension de son Dictionnaire de l’usage. La critique alors, — j’entends naturellement la critique philologique, — était née, si l’on veut, mais elle était bien jeune encore, toute petite fille, si l’on peut ainsi dire, incertaine de ses méthodes; et elle avait à peine commencé de s’appliquer à la langue française. Les choses ne sont plus aujourd’hui les mêmes, et elles ne l’étaient déjà plus en 1858, quand parut la première livraison du Dictionnaire historique. Une science nouvelle s’était constituée, sur la valeur, sur la solidité de laquelle il ne conviendrait pas de faire trop de fonds, dont les principes n’ont pas toute l’étendue, ni les conclusions toute la certitude que l’on voudrait quelquefois nous faire croire, mais avec qui pourtant il faut compter, et notamment, et surtout, dans un Dictionnaire historique de la langue; — ou nulle part. Ni les questions d’origine ou d’étymologie, ni toutes celles qui touchent à l’histoire des mots, de leurs changemens de sens ou de son, ni même le choix des exemples ne se décident plus, comme jadis, au hasard de l’instinct littéraire, de la mémoire et du goût. Il y a des règles, sinon des lois, il y a des conditions, il y a des principes, il y a aussi des méthodes ; et il faut les connaître; et il faut s’y soumettre, ou, si l’on s’y refuse, il faut dire pourquoi. Quelles études cependant ont préparé les poètes ou les romanciers, les écrivains dramatiques ou les philosophes de l’Académie française, à discerner une bonne étymologie d’avec une mauvaise, la vraie d’avec la fausse ; et d’autant que la fausse, en général, est la plus séduisante? Hommes politiques ou avocats, savans ou historiens, que peut-on exiger qu’ils sachent de la grammaire de la langue d’oil? ou encore, si l’Académie se les est associés, qui dira que ce soit pour l’étendue, pour la précision, pour la sûreté de leurs connaissances bibliographiques? Mais si je ne le dis point, si je ne puis le dire, j’espère qu’ils ne m’en voudront pas, car je m’empresserai d’ajouter que ce n’est pas là leur affaire ; et, — quelque intérêt qu’il puisse y avoir à connaître la théorie de la conjugaison romane ou les règles successives de l’accord des participes, — j’avancerai ce paradoxe, que nous attendons d’eux, et le public avec nous, autre chose et mieux que cela.

Dans ces conditions, il est assez naturel que le peu qu’il a paru du Dictionnaire historique de l’Académie ne soit rien de ce qu’il devrait être. Comment, par exemple, l’Académie a-t-elle pu décider que l’histoire des mots de la langue française ne commencerait qu’avec le XVIe siècle, et que l’on renverrait, pour les temps antérieurs, au Glossaire de La Curne de Sainte-Palaye ? Plaisanterie d’autant plus piquante, s’il faut tout dire, qu’en 1858, faute d’un assez courageux éditeur, l’excellent, l’admirable Glossaire de La Curne reposait toujours en manuscrit à la Bibliothèque nationale : on ne l’a publié pour la première fois qu’en 1875[1]. Comme si cependant le principal intérêt d’un Dictionnaire historique, ou plutôt sa raison même, n’était pas de nous donner un inventaire complet de la langue nationale ! Comme si l’on pouvait publier sous ce titre trompeur une compilation qui n’est presque d’aucun secours pour la lecture de nos anciens auteurs, de Comynes et de Villon, de Froissart et de Jean de Meun, de la Conquête de Constantinople et de la Chanson de Roland ! et comme si enfin la portion vive, pour ainsi dire, de l’histoire des mots, n’était pas justement l’histoire de leurs commencemens ! Mais quand bien même il serait vrai que le XVIe siècle a marqué dans notre histoire l’époque d’une révolution de la langue, et quand cette révolution, d’ailleurs encore assez mal connue, aurait été plus profonde qu’elle ne le fut, l’arguaient serait littéraire, il ne serait pas philologique ; il pourrait être bon dans une histoire de la littérature, il ne vaut rien pour un Dictionnaire historique. Un Dictionnaire historique nous doit compte aussi bien de la disparition d’un mot que de l’apparition d’un autre dans la langue, de ce qui fut que de ce qui est, de ce qui meurt que de ce qui vit. Rien de ce qui a été français ne peut cesser de l’être pour lui; le choix, qui d’âge en âge ou de génération même en génération, renouvelle un vocabulaire, ne lui est pas permis; et bien loin d’être une espèce d’amplification du Dictionnaire de l’usage, il serait plutôt le contraire, il devrait l’être, et comme qui dirait une protestation par alphabet contre les caprices, les bizarreries, la folie même de la mode. Et, de là, cette conséquence que, si la base du Dictionnaire historique de l’Académie française est manifestement trop étroite, il n’appartient pas à l’Académie de prétendre l’élargir, — puisqu’elle ne le pourrait qu’en manquant à son institution, qui n’est pas de faire l’histoire de la langue, mais de suivre l’usage, de l’épurer tout en le suivant, et de le légitimer enfin, en l’adoptant.

Parlerai-je maintenant du choix des exemples? des conditions qu’ils doivent réunir pour faire autorité ? de la difficulté qu’il y a de les déterminer et de les contrôler? des mille précautions qu’il faudrait prendre, et que l’on ne prend point, pour être assuré qu’en citant Pascal, ce n’est point Arnauld, ou Nicole, ou l’abbé Bossuet que l’on invoque, et que l’on nous impose. Le Dictionnaire historique invoque quelque part l’autorité de Rabelais, en son Pantagruel, livre V, chapitre XII. Or, d’abord, il n’y a pas de cinquième livre de Pantagruel, mais un quatrième seulement, et, ce quatrième-livre, c’est une question fort débattue que de savoir s’il est de Rabelais. Le Dictionnaire invoque ailleurs l’autorité de Calvin, dans son Institution chrétienne, et il se réfère, comme d’ordinaire, en l’invoquant, à l’édition de 1561. Mais, dans cette édition, les infidélités abondent, qui altèrent jusqu’à la doctrine, et à ce point que l’on s’est demandé si le texte en avait seulement passé sous les yeux de Calvin. Le Dictionnaire cite Molière. Où est le texte de Molière? Dans l’édition de 1734, ou dans celle de 1682, ou dans celle de 1673? Le fait est qu’on ne saurait le dire ; et, quant aux éditions originales, il n’y a rien de plus constamment ni de plus diversement incorrect. Le Dictionnaire cite les Sermons de Bossuet. D’après quelle édition? celle de dom Déforis, ou celle de Versailles, ou celle de M. Lachat? Car encore diffèrent-elles étrangement entre elles, et les manuscrits de Bossuet, que nous avons, surchargés de variantes, et de ratures, et d’additions, bien loin d’éclaircir la lecture, l’embrouilleraient plutôt. Et Massillon? dont les Œuvres n’ont paru qu’après sa mort dans une édition si manifestement incorrecte? et Rousseau, qui corrigeait si diligemment ses épreuves, mais que ses éditeurs n’ont pas moins cru devoir corriger à leur tour? Or, notez qu’il s’agit, dans les exemples d’un Dictionnaire, non-seulement d’un mot, mais d’une lettre de plus ou de moins. Est-ce Massillon qui recommandait de « rapprocher les exemples à la règle ? » Rousseau écrivait-il : « Vous accueillirez » ou « vous accueillerez ? » Mais qui ne sait à combien de lectures, de recherches, de voyages même au besoin, de pareilles vérifications nous engagent? Et tout intéressantes ou même importantes qu’elles soient, qui ne conviendra que, sans être au-dessous de personne, cependant elles ne sont point de la compétence naturelle d’un écrivain dramatique ou d’un historien même? il peut y avoir des bibliographes à l’Académie française — plus de bibliophiles que de bibliographes — il y en a eu, il y en a, mais ce n’est point comme bibliographes qu’ils sont académiciens, ou du moins ne l’ai-je pas ouï dire.

Enfin, la classification des sens ou des différentes acceptions des mots n’est guère plus heureuse dans le Dictionnaire historique de l’Académie que le choix des exemples. Pour y avoir voulu « faire marcher de front, — Ce sont les propres expressions du rédacteur de la préface, — L’histoire philosophique et l’histoire positive des mots, » on a encore ici tout brouillé et tout confondu. Grâce à cette combinaison, nous trouvons en effet, dans le Dictionnaire, de soi-disant sens propres ou premiers qui n’auraient commencé d’être employés, si nous l’en voulions croire, qu’au XVIIIe siècle, par exemple, tandis que le XVIe, au contraire, et le XVIIe, auraient fait constamment usage du même mot dans le sens figuré. Je ne sais d’ailleurs si, dans une langue telle que la nôtre, qui n’est pas née d’elle-même, si l’on peut ainsi dire, mais du concours de plusieurs autres, l’histoire philosophique des mois doit être l’objet d’un Dictionnaire, et, particulièrement, d’un Dictionnaire historique. Pour l’historien d’une langue donnée, le sens propre d’un mot n’est pas même celui qu’il avait dans la langue dont on l’emprunte, et encore bien moins celui que l’on lui trouve, ou que parfois on lui prête, en le décomposant en ses élémens ; c’est le sens avec lequel il est entré pour la première fois dans la langue. Car si l’on fait une fois commencer l’histoire d’un mot français avec celle du mot latin dont il est dérivé, quelle raison aura-t-on de ne pas poursuivre et remonter jusqu’au grec, jusqu’au sanscrit, jusqu’à la prétendue langue mère indo-européenne? Mais, sans insister, sans demander quelle est la compétence de l’Académie française dans ces questions qui confinent à tout ce qu’il y a de plus obscur dans la science encore à peine ébauchée des étymologies, qui ne voit du moins qu’à partir du moment où un mot est entré dans la langue, son histoire, en dépit de la philosophie, ne saurait plus s’écrire qu’avec des textes et qu’avec des exemples? Et les textes, où sont-ils? Ces exemples, où les trouve-t-on? Justement dans ces périodes lointaines de l’histoire, qui ne relèvent pas de l’Académie française; et non-seulement dans les grands écrivains de l’époque classique, mais encore dans les écrivains du moyen âge; non-seulement dans les écrivains, mais dans les chartes, mais dans les diplômes, mais dans les « documens d’archives, » ainsi qu’on les appelle ; mais dans les débris enfin des anciens dialectes et jusque dans la formation des langues sœurs ou dans la corruption de la langue mère. Est-ce l’affaire de l’Académie française, et, pour préciser les idées par un nom, lorsque jadis elle s’associa Raynouard, était-ce le rénovateur futur de la philologie romane, ou l’auteur applaudi de la tragédie des Templiers? Or, il existe une autre compagnie, une autre « classe de l’Institut, » destinée, depuis qu’elle existe, à ce genre d’études ou de recherches : c’est l’Académie des Inscriptions et belles-lettres. Si l’Académie française n’avance point dans son Dictionnaire historique, c’est qu’elle sent bien qu’elle n’est point faite pour ce labeur, ni ce labeur pour elle. Otez-le-lui, confiez-le à l’Académie des Inscriptions: celle-ci le mènera plus loin en vingt ans que l’Académie française en plus d’un siècle. Car, c’est là qu’il se trouvera des érudits : — Des indianistes et des sémitisans, des hellénistes et des latinistes, voire des celtisans et des germanisans, — pour décider du titre, en quelque sorte, et de l’aloi d’une étymologie. C’est là qu’il s’en trouvera, pour résoudre ou pour éclaircir ces difficultés bibliographiques ou philologiques, d’où dépendent, comme on l’a vu, la valeur et l’autorité des exemples qui doivent être l’illustration d’un Dictionnaire historique. C’est là qu’il s’en trouvera qui possèdent enfin la littérature du moyen âge, — Langue d’oc et langue d’oil, — Comme à l’Académie française la littérature classique; et qui seuls en sauront tirer ce qu’elle peut rendre de services à l’histoire de la langue. L’Académie française, au surplus, n’en voudra-t-elle pas convenir elle-même? si le Dictionnaire historique n’était pas pour elle un legs du passé, jamais, au grand jamais, dans le siècle où nous sommes, l’idée ne lui serait venue de l’entreprendre. Et quant aux inconvéniens qu’il pourrait y avoir à en abandonner le dessein commencé, pour qu’ils fussent de quelque gravité, tout le monde avouera qu’il faudrait que le Dictionnaire fût un peu plus avancé.

Que fera cependant l’Académie française? Car encore n’admettrions-nous pas, comme disait Sainte-Beuve, il y a tantôt vingt ans, avec une irritation mêlée d’irrévérence, « qu’elle fût un lieu tout de loisir, ni une institution de luxe, qui se croit quitte moyennant un ou deux bals publics de réception par an. » Demanderons-nous là-dessus avec lui que l’Académie, conformément d’ailleurs à un article de ses statuts, publie, « au moins quatre fois par an, » des observations critiques sur les ouvrages importans de littérature, d’histoire et de sciences ? Sainte-Beuve, qui ne croyait pas à grand’chose, croyait cependant à la critique officielle, à la littérature d’état, il croyait à Mécène, il croyait à Auguste. Mais pour nous, qui n’y croyons plus, nous dirons seulement qu’autant que le Dictionnaire historique de la langue française conviendrait à l’Académie des inscriptions, autant un autre travail, celui de l’Histoire littéraire de la France, conviendrait au contraire à l’Académie française. Compétente en effet jusqu’ici pour l’Histoire littéraire, c’est-à-dire tant qu’il ne s’agissait que de la littérature du moyen âge, l’Académie des inscriptions le devient chaque jour de moins en moins, c’est-à-dire à mesure que l’on approche de l’époque classique. C’est ce qu’il nous reste à montrer maintenant; et que la continuation de l’Histoire littéraire de la France, non moins urgente peut-être, ne ferait pas moins d’honneur à l’Académie française que l’achèvement même du Dictionnaire historique.

L’Histoire littéraire de la France, entreprise au siècle dernier par les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, interrompue par la révolution, et reprise par l’Académie des Inscriptions, en est maintenant au trentième volume; — Et bientôt à la fin de l’histoire du XIVe siècle. Il y aurait beaucoup à dire, et du plan que les bénédictins eux-mêmes avaient cru devoir adopter, et des additions ou corrections que leurs successeurs, tout en le suivant, ne pouvaient cependant se dispenser d’y faire. Mais les uns et les autres, ce savant dom Rivet tout d’abord, et, depuis lui, les Daunou, les Fauriel, les Paulin Paris, les Littré; — pour ne nommer que les morts, parmi lesquels j’ai mes raisons d’ailleurs de ne point mettre Victor Le Clerc; — ils ont rendu tant de services que, si leur œuvre n’est pas tout ce qu’elle pourrait être, nous avons bien le droit de le dire, mais non pas celui d’insister. Contentons-nous donc d’observer qu’à mesure que l’on avancera dans la continuation de l’ouvrage et que les défauts en apparaîtront mieux, il ne sera pas difficile seulement, mais vraiment impossible de modifier le plan primitif, et qu’il faudra que l’on prenne son parti de le remanier tout entier. La question qui se pose est précisément de savoir si l’ouvrage, en changeant d’aspect ou de forme, ne devra pas aussi changer de nature, et si ce changement, en l’enlevant à la compétence de l’Académie des inscriptions, ne le remet pas, pour vingt raisons, sous la juridiction de l’Académie française.

Car, d’abord, au lieu que l’on ne faisait point de choix parmi les auteurs ni les œuvres, il en faudra faire un désormais, et l’on a déjà commencé. Les motifs en sont évidens. Depuis tantôt un demi-siècle, année moyenne, s’il est permis d’appliquer ainsi la statistique à la littérature, il se publie deux cent cinquante ou trois cents romans. Tous ces romans auront-ils un jour leur place dans l’histoire littéraire du XIXe siècle, et la Société des gens de lettres, avec son bureau, y entrera-t-elle tout entière? Année moyenne, au XVIIIe siècle, sur les cinq ou six théâtres de Paris, il se donnait à peu près trente ou quarante pièces nouvelles: j’en ai compté quarante-cinq en 1732, l’année de Zaïre, et cinquante et une en 1735, l’année du Préjugé à la mode, qui furent pourtant deux grands succès. Est-ce que tous les auteurs de ces tragédies, et de ces comédies, et de ces opéras comiques, et de ces parodies, — qui d’ailleurs valent bien nos anciens Fabliaux, — auront une notice dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle? Je ne dis rien du XVIIe siècle : entre autres ouvrages dont on manque, et que personne, pour cette raison sans doute, ne semble songer à nous donner, il faut compter au premier rang une Bibliographie des écrivains du XVIIe siècle. Mais, pour le XVIe, trente volumes ne suffiraient pas à en épuiser les richesses, ni surtout le fatras, si l’on commettait par hasard l’imprudence d’y vouloir être complet. Il faudra donc choisir? et comment choisira-t-on? d’après quels principes ou quelles règles? C’est ce que l’Académie des Inscriptions n’est pas faite pour décider; c’est même ce qu’il serait dangereux de lui laisser décider, car, n’ayant pour mission que de déterminer la valeur ou l’intérêt historique des œuvres, elle est devenue, et elle le prouve assez chaque jour, comme indifférente à leur valeur littéraire; et c’est au contraire ce qui rentre, ainsi que nous le disions tout à l’heure, dans la compétence naturelle de l’Académie française.

Je ne demande au lecteur que d’y vouloir bien réfléchir un instant. Que signifie la distinction que l’on faisait jadis, et à laquelle il faudra bien, bon gré malgré, que l’on en revienne, entre l’histoire littéraire d’une langue et l’histoire de sa littérature? Ceci, tout simplement : qu’à une certaine époque, et comme à un signal donné, le sentiment de l’art, absent jusqu’alors des œuvres, s’y insinue, s’y mêle pour la première fois, elles transforme. On écrivait sans art, comme Comynes et comme Marguerite; et tout d’un coup, voici que l’on écrit avec art, comme Rabelais. On écrivait en vers avec son naturel, comme Marot et comme Saint-Gelais; la poésie n’était jusqu’alors qu’un jeu, qu’un divertissement, comme la musique, ou la danse, ou l’amour; et, tout d’un coup, voici qu’avec Ronsard, la poésie devient son propre but à elle-même, son principe et sa fin. Sur cette indication, suivez l’histoire de la prose française : Montaigne, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Buffon, Rousseau, Chateaubriand, que font-ils, que de conquérir à l’art d’écrire une province qui jusqu’alors lui avait échappé : la théologie, le droit, l’économie politique, la science? Dans l’histoire de toutes les langues, l’histoire de la littérature commence avec l’histoire de l’art; et l’histoire de l’art d’écrire, c’est celle des victoires du talent sur l’érudition. Chez nous, c’est au XVIe siècle que la distinction s’opère. Avant le XVIe siècle, il y a des éclairs de talent, il y en a de génie même, et, pour cette raison, dans toutes nos histoires de la littérature, il est parlé de Villon, de Comynes, de Froissart, de Thibaut de Champagne, au besoin du sire de Couci, de Joinville, de Villehardouin. Mais, à dater du XVIe siècle, et du XVIe siècle seulement, la langue devient enfin capable d’atteindre constamment au style, et non plus seulement par hasard ou par fortune. Une phrase n’est plus désormais quelque chose d’indécis et de flottant, d’amorphe, pour ainsi dire, de vague en son contour et d’inorganique en sa constitution, mais quelque chose de vivant, d’articulé, d’individuel. Et le livre à son tour, indépendamment de l’instruction ou du plaisir qu’il nous apporte, nous procure un plaisir encore, difficile à définir, mais non pas impossible, un plaisir rare et nouveau, plaisir d’espèce unique, qui est le plaisir littéraire. Cette distinction capitale, entre l’œuvre littéraire et celle qui ne l’est pas, cette distinction sans laquelle, selon le mot célèbre, tout est encore dans l’imperfection de ce qui commence, ou déjà dans la corruption de ce qui finit, c’est à l’Académie française, autant qu’il soit en elle, de la maintenir et de la perpétuer. Peut-être même, en y regardant bien, pourrait-on soutenir et démontrer que l’académie de Richelieu, non plus que celle des derniers Valois, n’a été créée ou inventée pour autre chose. Et c’est encore pourquoi, à dater du XVIe siècle, l’Histoire littéraire de la France, ayant cessé d’appartenir à l’Académie des inscriptions, ne saurait être continuée que par l’Académie française.

De ce choix même résultera sans doute une disposition toute nouvelle de l’ouvrage, moins savante peut-être, moins érudite, plus littéraire. Les articles y seront proportionnés à l’importance des hommes et des œuvres dans l’histoire des idées ou de l’art ; parce qu’un homme aura beaucoup écrit, il n’usurpera pas dans l’Histoire littéraire la place de ceux qui ont moins écrit, mais mieux ; et les Raymond Lulle du XVIe ou du XVIIe siècle n’y rempliront pas des volumes presque entiers. Mais on voudra surtout que cette histoire soit une histoire, qu’elle en ait le mouvement et le cours, que la continuité de son progrès imite la succession des événemens et des œuvres ; qu’est-ce en effet qu’une histoire qui ne se suit pas, qui ne marche pas, qui ne vit point ? l’Académie des inscriptions n’a pas de ces scrupules, et peut-être, en y réfléchissant, qu’elle aurait tort de les avoir. Instituée jadis pour composer des devises, et pour fournir à Quinault des sujets d’opéra, tirés de la fable ou de l’histoire, l’Académie des Inscriptions fait aujourd’hui des recueils, — Recueil des inscriptions sémitiques, Recueil des historiens des croisades, Recueil des historiens de la France, — elle amasse des matériaux, elle les dégrossit, elle ne les met pas, elle n’a pas à les mettre en œuvre. Est-ce pourquoi, dans l’Histoire littéraire, et notamment depuis quelques années, on ne voit plus très bien quel plan suivent les rédacteurs, ni même s’ils en suivent un ? Mais c’est aussi pourquoi, tout au rebours de l’Académie française, qui n’achèvera jamais son Dictionnaire historique, on peut prévoir le temps où l’Académie des inscriptions renoncera d’elle-même à continuer plus loin l’Histoire littéraire de la France. Car, la manière dont le Dictionnaire historique est engagé l’éloigné, à mesure qu’il avance, de ce que devrait être un Dictionnaire historique ; mais tel est le plan de l’Histoire littéraire, si vaste et si étendu, qu’il ne sera plus, quand on approchera du XVIe siècle, un jour ou l’autre, que l’absence même de plan.

Oserai-je ajouter, enfin, que si quelques-uns des plus rares écrivains de ce siècle ont fait, font encore partie de l’Académie des Inscriptions, ce n’est pas cependant à titre d’écrivains, mais d’érudits, comme Guizot, comme Michelet, et qu’ainsi l’Académie en corps ne semble guère compétente à traiter de l’histoire de la littérature française? Nous ne voyons personne à l’Académie française qui ne fût capable, qui ne dût l’être au besoin, de parler et de bien parler de Montaigne ou de La Rochefoucauld, parce que les Essais ou les Maximes font nécessairement partie de l’éducation générale d’un philosophe ou d’un historien, d’un auteur dramatique ou d’un poète : ils ne font point partie de l’éducation spéciale d’un indianiste ou d’un assyriologue, et l’on s’en passe très bien pour parler des Sargonides, ou du Bhagâvata-Pourâna. De même que d’ailleurs l’habitude littéraire émousse le sens philologique, il arrive, il est arrivé fréquemment que le sens littéraire, aussi lui, ne s’avivât point dans les exercices de la philologie. J’en pourrais rappeler de mémorables exemples. N’est-ce pas un philologue et un philologue « éminent, » — je le cite ici parce qu’il n’est pas Français, — qui a déclaré « qu’une langue littéraire était un monstre dans la nature? » et, d’une manière générale, aux yeux des philologues, les grands écrivains, ceux qui se font une langue à eux, personnelle et originale, que l’on admire et que l’on imite, ne sont-ils point des espèces de perturbateurs, qui dérangent insolemment «l’évolution» logique de la langue de tout le monde? Si Rabelais n’était point né, si Ronsard n’avait pas existé, si Montaigne n’était point venu, si Pascal ne l’avait pas suivi, un philologue ne peut s’empêcher de songer en lui-même que peut-être parlerions-nous encore la langue de Christine de Pisan et d’Alain Chartier, si méchamment mise à mal par ces grands écrivains, trop peu respectueux des « formations populaires; » et qui, voulant dire ce qu’ils avaient à dire, sans autrement se soucier de la grammaire et des grammairiens, le disaient en effet précisément comme ils l’avaient voulu. Mais on voit combien il serait dangereux de donner aux philologues les Pascal ou les Montaigne à juger; sans compter qu’ils n’y tiennent guère, et que, — Dieu leur pardonne! — ils seraient capables, si personne au moins ne les voyait, d’échanger les Pensées pour un bon glossaire du patois bourguignon.

Pour toutes ces raisons, que l’on leur confie donc le Dictionnaire historique de la langue, et que l’Académie française, au lieu d’eux, continue l’Histoire littéraire de la France. A l’Académie des inscriptions, c’est une commission, composée de trois ou quatre membres, et aidée, je crois, de quelques auxiliaires, qui rédige l’Histoire littéraire; mais je ne sais si les articles sont lus ou discutés en séance; et il est de fait que Raimond de Brettes ou Jean de Vicogne n’intéresseraient que médiocrement les numismates de la Compagnie. Mais à l’Académie française, qui pourrait dire, qui oserait dire qu’il se désintéresse de Molière ou de La Fontaine? et ainsi l’Histoire littéraire, rédigée, comme elle l’est, par une commission, profiterait, par surcroît, des opinions motivées de la Compagnie tout entière. Qu’y aurait-il de plus conforme à l’esprit de son institution? Quel meilleur service pourrait-elle rendre aux lettres? ou quel plus sûr moyen trouverait-elle de perfectionner son Dictionnaire lui-même de l’usage? « Les meilleurs auteurs de la langue française, dit l’article 25 des Statuts, sont distribués aux académiciens pour observer tant les dictions que les phrases qui peuvent servir de règles générales; » mais, de plus, et maintenant qu’ils sont, comme l’on dit, « entrés dans la postérité, » l’Académie nous donnerait, avec l’histoire, son jugement aussi sur nos « meilleurs auteurs. » Et peut-être enfin par là, selon le vœu de Sainte-Beuve et de beaucoup d’autres, « se maintiendrait-elle en communication régulière avec l’air du dehors, » sans renoncer aux traditions qui sont sa force et sa raison d’être. Car, quelles contradictions ne soulèveraient pas ses jugemens, — si par exemple elle nous disait ce qu’elle pense du moliérisme, — et plus intéressantes, à coup sûr, que la discussion de ses choix, où les questions de personnes sont trop mêlées, et surtout depuis quelque temps, pour que l’on ait le courage d’y intervenir?

Nous n’avons eu d’autre objet, en faisant cette proposition, et en essayant d’y intéresser l’opinion, dont les Académies relèvent, que l’intérêt même des lettres, ou peut-être aussi celui des Académies elles-mêmes. Si cependant elle était repoussée, comme nous avons lieu de le craindre, et sans avoir été discutée seulement; si les raisons dont nous l’avons appuyée paraissaient également faibles à l’Académie des Inscriptions et à l’Académie française, comme il est vraisemblable; et, comme il est certain, si, trop habituées qu’elles sont l’une et l’autre à ne voir uniquement discuter que leurs choix, elles nous trouvaient l’une et l’autre indiscret et fâcheux, nous n’aurions plus alors qu’un souhait à former. Ce serait, avant de mourir, de voir le Dictionnaire de la langue française passer la lettre B. Et ne pensez pas que ce souhait fût si modeste, car, si les dieux l’exauçaient, je me tiendrais assuré de mourir au moins nonagénaire.


F. BRUNETIERE.

  1. Pour être tout à fait exact, il faut dire qu’on avait publié jadis un demi-volume du Glossaire, qui en forme dix. aujourd’hui; et pour être juste, il faut remercier M. Favre de n’avoir pas reculé devant la publication de tout l’ouvrage. Niort, 1875-1879.