Revue littéraire - 31 mai 1848

Revue littéraire - 31 mai 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 809-816).

consolant, parce qu’il y a eu, ce nous semble, quelque noblesse, et comme un sentiment de force intérieure et d’idéale puissance, dans cette reprise de possession littéraire au milieu de l’indifférence générale. Ce n’était pas, à Dieu ne plaise ! une protestation, une bravade de bel-esprit contre des intérêts trop sérieux et des inquiétudes trop légitimes ; c’était, pour l’illustre compagnie, une façon de prendre date, de constater que tout ce qui s’appuie sur le libre développement de l’intelligence n’a rien à craindre du contact des événemens, de s’associer enfin à ces événemens mêmes, non pas en s’y mêlant avec cette avidité d’aventures dont quelques imaginations égarées nous ont donné de fâcheux exemples, mais en y concourant, pour ainsi dire, par la continuation d’utiles et ingénieux travaux. Remarquons en effet, et il y a lieu d’insister sur cette vérité plus que jamais méconnue, que ce n’est pas par leur empressement à se porter tous sur un même point que les esprits d’élite peuvent servir une société qui se renouvelle, mais au contraire par leur fidélité à garder le poste que leur assignent leurs tendances, leurs prédilections et leurs études. Humble ou splendide, laborieuse ou facile, cette tâche indiquée à chacun par ses aptitudes est plus utile à l’ensemble dont elle maintient ou complète l’harmonie, que cette témérité remuante qui court, tête baissée, se jeter au plus fort du groupe et ajouter au pêle-mêle. Disons aussi que c’est là une des gloires de la littérature élevée, que ses travaux, inaperçus quelquefois au moment même où ils s’exécutent, reprennent leur importance et leur valeur, lorsque la perspective s’éloigne, et qu’une appréciation plus juste ou plus calme rend à chaque fait et à chaque homme sa proportion et sa mesure. Tout ce qui est du domaine des passions, des agitations matérielles, extérieures, provoquées par le choc ou l’attente des événemens, absorbe les contemporains, mais s’amoindrit et s’efface à distance ; seule, l’idée survit, semblable à ces plantes frêles, mais vivaces, qui reviennent, chaque printemps, couvrir de leurs fleurs les ruines de nos monument écroulés.

On pouvait d’ailleurs être sûr que des hommes tels que M. Ampère et M. Mérimée n’abuseraient pas de cette première audience, et que leur tact les garantirait également de ces excès académiques qui eussent été cette fois doublement intempestifs, et de cette négligence dédaigneuse qui eût fait l’effet d’une désertion. Leurs discours sont, au contraire, des modèles de ce genre que les exigences de notre époque doivent substituer à l’ampleur des anciennes formules, et qui, sans rien sacrifier de la correction et de l’élégance, admettra, dans sa simplicité concise, des appréciations plus nettes, plus directes, quelque chose de moins convenu et de moins factice. Ainsi modifiés, les discours et les actes de l’Académie, au lieu de garder ce caractère de solennité qui les isole de la vie réelle, sauraient se façonner et s’assouplir suivant le mouvement de la société elle-même, non pas pour l’entraver, mais pour le juger ou le servir ; et il serait curieux, instructif, de méditer ces calmes procès-verbaux, dressés par des esprits éminens et réfléchis, sur toutes ces questions entraînantes qui passionnent et irritent la foule. C’est alors que l’écrivain pourrait jouer un rôle d’autant plus utile, que l’époque serait plus agitée, et cela sans sortir de sa sphère, sans se rabaisser à ces luttes du carrefour et de la rue, où le cri a plus de puissance que le mot, où l’exagération bruyante a plus de crédit que l’humble et salutaire vérité.

M. Ampère avait à parler de M. Guiraud, et la tâche n’était pas facile, car peu de physionomies littéraires sont aujourd’hui plus effacées que celle-là. M. Guirand figura dans cette première pléiade de poètes monarchiques, précurseurs de la rénovation poétique plutôt que rénovateurs eux-mêmes, et qui confondirent volontiers une sorte d’idéal chevaleresque et chrétien aux perspectives lointaines et pâlissantes avec la vraie poésie moderne, fille de nos douleurs, de nos doutes et de nos rêves, inaugurée par lord Byron, et glorieusement continuée, parmi nous, par Lamartine, Victor Hugo et M. de Musset. M. Ampère a loué son prédécesseur avec cette ingénieuse réserve qui laisse à l’éloge tout son prix en lui maintenant toute sa mesure, et s’interdit la flatterie pour ne pas discréditer la louange. Plusieurs traits pleins de sentiment ou de grace ont soulevé les applaudissemens d’un auditoire plus nombreux et plus attentif qu’on n’eût pu l’espérer au surlendemain du 15 mai. Sans tomber jamais dans le discours d’apparat, M. Ampère a trouvé moyen de rendre hommage à M. de Châteaubriand, à la mémoire de M. Ballanche, et tout le monde a ressenti une émotion sympathique, lorsque le récipiendaire, s’abritant sous le nom glorieux de son père, a fait, pour ainsi dire, de sa modestie personnelle un tribut à son légitime orgueil filial. Nous comprenions en ce moment qu’il y avait en dehors de toute législation et de tout sophisme une noblesse idéale, une hérédité de génie et de vertu, « main tendue à travers la tombe, »suivant la belle expression d’un illustre poète, et à laquelle rien ne saurait ravir ni ses prestiges ni ses droits. « Mon discours, avait dit en commençant M. Ampère, a été écrit sous la monarchie, et je n’ai rien trouvé à y désavouer sous la république. » Et, en effet, cette sereine indépendance, ce droit d’inamovibilité intellectuelle, pouvait être revendiqué par un esprit tel que le sien, noble esprit vers lequel le jour arrive constamment par en haut, et que le beau préoccupe sans cesse sous quelque forme qu’il se révèle, sous quelque voile qu’il se cache !

« Je pourrais, venait de dire M. Ampère, signaler dans le roman des chefs-d’œuvre de vigoureuse et saine originalité ; l’amitié me le conseille, mais votre directeur ne me le permettrait pas ; » il était impossible de louer avec plus de délicatesse et de grace l’auteur du Vase étrusque et de Colomba. M. Mérimée, dans sa réponse, d’une brièveté spirituelle, a montré toutes ces qualités d’élégance, de relief et de netteté, qui ne l’abandonnent jamais. Cette façon d’écrire, à la fois si sobre, si savante et si simple, que M. Mérimée applique avec tant de bonheur à l’archéologie comme à l’histoire, aux questions d’art comme au roman, peut servir à caractériser d’avance ce nouveau style académique, tel que j’essayais tout à l’heure de le définir, et qui, perdant cette majesté de cérémonial peu en rapport avec nos mœurs, deviendrait la langue des hommes lettrés, résumant à propos d’un contemporain les idées et les intérêts de leur temps. Ce serait là, pour l’Académie, une condition de vie nouvelle, d’influence relative, qui la maintiendrait au niveau des époques les plus progressives et sauverait la littérature sérieuse d’un double écueil, de cet isolement immobile qui transformerait ses travaux en exercices stériles ou frivoles, et de ces tentations dangereuses qui, la jetant à la merci de tous les caprices du journalisme et du pamphlet, altéreraient en elle ce sentiment du beau et du vrai dont elle est gardienne et dépositaire.

C’est aussi en tenant compte de la véritable situation des esprits, violemment entraînés par une révolution, et en se préservant des traditions vieillies, non moins que des appels coupables aux passions démagogiques, que le théâtre peut conjurer l’abandon qui le menace et rendre à la société des services réels. Quelles marques de sympathie ne décernerions-nous pas aujourd’hui à un écrivain qui, sourd aux appels décevans et passionnés du dehors, comprenant que le but sacré clé l’art n’est pas de s’absorber dans l’agitation universelle, mais de la dominer par ses enseignemens et ses exemples, donnerait au théâtre une œuvre vraiment originale, vraiment actuelle, soit que, saisissant les aspects comiques qui fourmillent sous nos pas, il nous montrât le cœur humain avec ses éternelles faiblesses cachées sous des déguisemens nouveaux et de nouveaux subterfuges, soit que, préoccupé des côtés sérieux et tristes, il fouillât dans les douloureux secrets, dans les drames ignorés qui se dérobent souvent sous le tissu uniforme des conventions sociales ! Si nous n’avons pas, en ce moment, à proclamer une œuvre de ce genre, nous devons au moins mentionner la tentative que vient de faire un écrivain célèbre pour remettre en honneur cette tragédie intime, domestique, familière, qui, du moment qu’on en connaîtra bien toutes les ressources, doit remplacer définitivement la tragédie héroïque. Telle a été évidemment l’idée de M. de Balzac dans son nouveau drame de la Marâtre. Quelle que soit notre opinion sur l’ensemble des ouvrages de M. de Balzac, il serait injuste de ne pas reconnaître en lui cette persistance, cette force de volonté littéraire qui sait se suffire à elle-même et vivre de sa propre pensée, au moment où les circonstances paraîtraient devoir l’ébranler ou la distraire. Jusqu’ici, M. de Balzac avait peu réussi au théâtre. Humoriste inintelligible dans Vautrin et dans Quinola, pâle et inhabile dramaturge dans Paméla Giraud, il semblait, une fois en face du public, perdre ces éminentes qualités d’observation et d’analyse dont ses romans renferment d’incontestables preuves, sans rencontrer en échange cette habileté d’agencement, cette soudaineté d’émotions, cet art de faire grandir l’intérêt par la marche même du drame, que nous applaudissions de temps à autre chez des auteurs plus superficiels. La Marâtre est fort supérieure à ces premiers essais dramatiques : évidemment, M. de Balzac a songé cette fois à restaurer le drame de Diderot et de Mercier, en le faisant profiter de ce trésor d’observations et de découvertes amassées pendant une longue et laborieuse carrière. Il a essayé d’appliquer à l’optique théâtrale ce don de seconde vue psychologique, cette faculté opiniâtre et patiente de dégager l’inconnu de la réalité, qui est le caractère le plus original de son talent. Renoncer aux allures de cette comédie de convention qui se contente d’effleurer les surfaces, pénétrer dans les entrailles de la vie intime, prendre pour muse une sorte de Melpomène bourgeoise qui nous initie à cette réalité inconnue, souterraine, que creusent les passions sous les superficies les plus paisibles, nous faire assister au développement d’une action toute vulgaire, remplie, au dehors, des incidens familiers de la vie domestique, et recélant au dedans plus d’émotions, de péripéties et de douleurs qu’il ne s’en abritait autrefois sous un portique grec ou romain, voilà ce qu’a voulu M. de Balzac.

Ce titre même, la Marâtre, nous annonçait une de ces études d’intérieur où excelle l’auteur d’Eugénie Grandet, où des souffrances silencieuses et de sourdes révoltes s’agitent sous des apparences de quiétude et de calme ; mais ce titre, et ce sera là notre première critique, a l’inconvénient de nous faire pressentir autre chose que ce qu’il nous donne. Au lieu de nous peindre ce secret malaise qu’introduit dans une famille l’antagonisme presque inévitable entre les enfans d’un premier lit et les exigences d’une seconde femme, sujet qui, malgré sa simplicité, aurait pu suffire à défrayer tout un drame, la pièce de M. de Balzac nous offre le tableau d’une rivalité féminine, d’un duel acharné entre une femme mariée et une jeune fille, éprises toutes deux du même homme, l’une avec la fougue impitoyable d’une suprême et unique passion, l’autre avec une énergie toute virile et l’imperturbable astuce d’un diplomate en robe blanche. La qualité de marâtre n’ajoute rien à ce que cette lutte peut avoir de dissimulation ardente et de haine contenue. Les simples convenances sociales suffiraient pour établir entre deux femmes du monde cet échange de démonstrations caressantes ou polies, servant de masque et de voile à d’implacables ressentimens.

Si nous passons sur cette critique préliminaire, nous devons dire que, dans ses deux premiers actes, M. de Balzac a fait preuve d’un très grand talent. La crédulité sexagénaire de ce général Grandchamp, lion muselé par une femme artificieuse et dépravée ; la présence, au cœur du foyer domestique, de ce jeune homme caché sous un nom d’emprunt, fils d’un de ces traîtres dont la défection a causé la chute de l’empereur, et qui sont pour Grandchamp l’objet d’une haine féroce ; le double amour que ce jeune homme inspire à Pauline, la fille du général, et à Gertrude, sa seconde femme ; l’intervention du médecin et du procureur du roi, ces deux types dont M. de Balzac a fait si souvent ses fondés de pouvoirs ; enfin, l’innocente malice de cet enfant terrible qui peut, par un mot, jeter un jour soudain sur d’effrayans mystères, voilà, certes, des élémens dramatiques renfermant en germe des scènes émouvantes et de saisissans effets. Il y a dans les aspects de cette vie paisible, monotone, patriarcale, où le spectateur distrait ne peut surprendre qu’inoffensifs passe-temps et affectueux sourires, quelque chose de ce calme inquiétant, de cette anxiété secrète qui précède les orages et dispose à l’émotion. C’est beaucoup, c’est déjà un succès très réel que d’avoir su, sans tomber dans les vulgarités du mélodrame, prouver qu’autour d’une causeuse et d’une table de whist les passions humaines pouvaient jeter autant de vraie tragédie que dans le monde idéalisé où se meuvent les personnages historiques.

Malheureusement, la seconde partie du drame de M. de Balzac dément et altère l’effet de la première. Là nous retombons en plein mélodrame ; là nous retrouvons l’opium, le poison, toute cette pharmacie criminelle à laquelle le drame moderne semblait n’avoir pas laissé une seule goutte. Là les physionomies s’effacent ou se vulgarisent. Ce médecin et ce magistrat, posés d’abord en observateurs, en sentinelles à l’entrée de ce draine, où leur sagacité a tant de choses à prévenir ou à pénétrer, sont, dès le second acte, destitués de tout rôle actif ; ils rentrent dans leurs attributions banales, l’un en épuisant vainement les ressources de son art auprès de la jeune fille empoisonnée, l’autre en reparaissant, au dénouement, avec son cortège officiel de juges et de gendarmes. Les caractères principaux fatiguent à la longue, par suite de cette exagération familière à l’auteur, toujours disposé à pousser à bout les sujets qu’il traite. Il y a quelque chose de révoltant dans le personnage de ce jeune homme qui est venu apporter sous ce toit la douleur et la honte, qui n’y vit que sous le bénéfice d’un triple mensonge, et qui, ne respectant ni ses souvenirs, ni ses espérances, ni la jeune femme qui l’a aimé, ni la jeune fille qu’il aime, livre les secrets de son premier amour pour assurer les destinées du second. Et Pauline ! est-elle bien acceptable ? C’est là, nous le savons, une des thèses favorites de l’auteur ; dans les existences les plus contenues, dans les ames les plus voilées, il aime à faire voir d’immenses trésors de dissimulation et d’énergie, lentement amassés pendant de longues heures de réflexion et de solitude. Cette donnée n’est pas impossible, et elle a l’avantage de mettre en scène une héroïne très différente du type ordinaire de l’ingénue de comédie ; mais cette tendance à tout grossir, qui semble inhérente au talent de M. de Balzac, ne l’a-t-elle pas conduit trop loin ? Une indication juste et rapide n’eût-elle pas mieux valu que cette insistance à nous peindre, à propos d’une jeune fille de vingt ans, une physionomie aussi complète du machiavélisme féminin ? La loi des contrastes, si indispensable au théâtre, ne conseillait-elle pas d’ailleurs à M. de Balzac de caractériser autrement le personnage de Pauline, d’opposer à cette belle-mère si dissimulée, si ardente, si implacable, une de ces pures et douces figures qui, sous la plume de Shakspeare ou de Goethe, sous les traits d’Ophélia ou de Marguerite, n’ont jamais paru, que je sache, trop monotones ou trop fades ? En nous montrant cette jeune fille aimante et naïve, forte seulement de son amour et de sa candeur, et luttant sans trop de désavantage contre tant d’astuce et de jalousie haineuse, l’auteur n’eût-il pas obtenu un effet plus dramatique et plus moral que par cette lutte à armes égales ?

Enfin, la logique même des caractères et des événemens n’a pas été bien observée dans cette seconde partie. L’intérêt, après avoir reposé tout entier, pendant les quatre premiers actes, sur Pauline et son amour, se déplace à la fin et se porte sur cette Gertrude, odieuse tout à l’heure, et maintenant accusée d’un crime dont elle n’est pas coupable. L’énergie avec laquelle elle se défend, l’horreur qu’elle témoigne pour ce crime, n’est pas en rapport avec les prémisses de ce rôle tout d’une pièce, et qui, d’après la donnée primitive, semblait ne devoir s’effrayer ni d’un empoisonnement ni d’un meurtre. On le voit, l’auteur n’a pas tiré parti de tous les élémens dramatiques dont il pouvait disposer. Il n’a pas distribué avec assez d’habileté les différentes parties dont l’ensemble eût pu former un beau drame ; il a cédé à cette espèce d’emportement qui le saisit d’ordinaire à un certain moment de sa composition, et qui lui fait perdre de vue le point où il faudrait s’arrêter ; et ce crayon qui avait commencé son œuvre avec précision et finesse, s’écrasant tout à coup sur la pierre, a poussé au noir les lignes délicates de l’esquisse.

N’importe ! c’est là, nous le répétons, une tentative digne des encouragemens de la critique ; elle marque un retour aux véritables sources du drame, non pas de ce drame extérieur, accidenté, semé d’aventures et de coups de théâtre découpés dans un roman-feuilleton, et dont le succès dépend du jeu des machines et de la mise en scène, mais du drame réel, de celui que renferment dans leur sein la société et la famille, avec ces déchiremens secrets qu’y apporte la perpétuelle antithèse des lois et des mœurs, des conventions et des passions. En persévérant dans cette voie, M. de Balzac pourrait retrouver peut-être ses anciens succès de roman. Qu’a-t-il manqué aux couvres dramatiques de notre époque ? Cette observation pénétrante, cet art de creuser jusqu’au vif et au vrai, ce sentiment de la réalité fécondée par l’invention. Or, toutes ces qualités, M. de Balzac les possède ; il n’a, pour les faire réussir sur la scène, qu’à les dégager de ce luxe stérile, de cette végétation parasite qui les a trop souvent appauvries et étouffées dans ses livres.

On ne saurait trop le redire, cette société si subitement ébranlée, rejetée, en quelques heures, loin de toutes ses perspectives, entraînée par le mouvement rapide qui précipite chacune de ses journées en face de l’imprévu, si elle consent encore à s’arrêter un moment pour écouter ou lire, sera impitoyable pour la médiocrité, impitoyable surtout pour ces vieilleries grimaçantes qui essaient de cacher leur rides sous le vermillon et le fard. Nous avons éprouvé avant-hier un vif sentiment de tristesse en assistant, à la Comédie-Française, à la première représentation, ou plutôt à l’exhumation d’une de ces déplorables œuvres. La Rue Quimcampoix n’est autre chose qu’un mélodrame intitulé : le Comte de Horn, que M. Ancelot fit jouer, il y a douze ans, à la Gaieté ou à l’Ambigu, et qu’il s’est contenté de rajeunir au moyen de quelques accessoires épisodiques et d’une succession de lignes rimées qu’il est seul capable d’appeler des vers.

La critique n’a rien à dire de ce mélodrame délayé en hémistiches, où tout est à l’unisson, le style, l’invention et l’intérêt, où tout révèle, non pas la précipitation ou l’erreur d’un talent fourvoyé, mais cette caducité désastreuse d’un esprit suranné sans jamais avoir été jeune, ruiné sans jamais avoir été riche. De pareils ouvrages, dont une administration plus régulière eût peut-être réussi à préserver la Comédie-Française, aggraverait encore les chances fâcheuses qui pèsent aujourd’hui sur le théâtre en général. C’est en se prêtant à ces tristes roueries de vaudevillistes aux abois, qui trichent le public sans l’amuser, et transportent la Bohème en Béotie, que la littérature justifierait les reproches que lui adresse le socialisme moderne, en la traitant de corruptrice, de baladine, d’amusement frivole et dérisoire à l’usage des sociétés vieillies ; car il est bon qu’on sache qu’il y a aujourd’hui des hommes qui, pour refaire à priori ce monde moderne livré par leurs doctrines à tant de périlleux hasards, n’ont pas assez de cette égalité sociale qui n’est qu’un paradoxe, de cette égalité pécuniaire qui n’est qu’une folie ; ils en veulent encore à ces distinctions de l’art et de l’esprit dont on avait jusqu’ici respecté la suprématie idéale ; et sur ce livre de l’humanité où ils voudraient ne plus trouver que des pages blanches, ils effacent non-seulement ce blason passager qu’y traçaient la fortune et la naissance, mais ce blason immortel qu’y ont gravé Raphaël et Dante, Shakspeare et Molière, Mozart et Byron. Barbares rétrospectifs, aspirant au vide pour y fonder le monde de leurs maladives rêveries, c’est en tarissant les sources de l’émulation, de l’intelligence, de la civilisation, qu’ils croient pouvoir féconder ces sillons inconnus où rien ne germe encore sous leurs mains fébriles.

Sans nous arrêter à faire ressortir tout ce qu’il y a d’impie et d’insensé dans ces théories destructives, remarquons seulement que ce doit être là, pour la littérature, un avertissement salutaire. Ces idées absurdes, personne peut-être n’eût osé les accréditer, ou seulement les laisser poindre, si nous ne venions de traverser un temps où les lettres, il faut l’avouer, se sont faites trop aisément les complaisantes d’instincts sensuels et de coupables caprices, où le culte du beau et de l’idéal a été trop souvent oublié. Maintenant de pareilles fautes ne sont plus possibles, et, au milieu des ravages qu’exercent les derniers événemens dans le domaine de l’art et de la pensée, c’est là un bienfait dont il faut leur tenir compte. Au lieu d’amollir et d’énerver les esprits par une prospérité factice et les flatteries caressantes d’une société qui veut qu’on l’amuse, l’époque où nous entrons les rappellera à l’austère et intègre sentiment de leur véritable tâche. En leur offrant de funestes sophismes à combattre, des questions vitales à traiter, de généreuses initiatives à prendre, elle secouera cet engourdissement des années heureuses et des travaux faciles, et donnera aux intelligences droites une vie nouvelle, une nouvelle jeunesse. N’en avons-nous pas déjà sous les yeux de consolans exemples ? N’avons-nous pas vu, l’autre jour, un brillant et spirituel critique, M. Jules Janin, prendre en main cette cause de la littérature si brutalement attaquée, et, après avoir plaidé, avec une verve rajeunie, pour l’imagination et l’esprit, comme Cicéron plaidait pro domo suâ, payer à des souvenirs consacrés par le malheur et livrés aujourd’hui à l’insulte un noble et courageux hommage que tout Paris, le Paris civilisé, a lu avec émotion et reconnaissance ? Voilà comment il sied à la littérature de se défendre : qu’elle s’assainisse et se fortifie dans ces âpres et sévères enseignemens que donnent l’adversité, la controverse ardente, l’arène disputée, le danger même, cette auréole du courage dans les temps mauvais ; et ce plaidoyer en action sera une réponse péremptoire aux divagations des niveleurs. Grace au ciel ! ces rêveurs inquiets et malades auront à chercher long-temps encore avant de trouver quelque chose de plus utile aux hommes que la supériorité de l’intelligence mise au service de la vérité et de la raison.

Armand de Pontmartin.