Revue littéraire - 31 janvier 1840



REVUE
LITTÉRAIRE.

Il est fort question depuis quelque temps des comédies qu’on ne joue pas, et même de celles qu’on joue à peine. Les feuilletons spirituels abondent ; on livre des combats pour et contre ; on en cause partout durant huit jours : ce sont des succès qui rappellent les beaux salons littéraires dans leurs plus élégans loisirs. La pièce de M. Walewski, qui a fait tant de bruit hors de la scène et tant de chuchoteries dans la salle, vient de paraître avec préface et dédicace. Nous venons de la lire à tête reposée, et de tâcher de nous former un avis sur cette œuvre controversée, qui résume l’observation de plusieurs années que l’auteur a données au mouvement du monde. Mais, dès le premier mot à dire, nous nous sentons arrêtés par un scrupule. Sommes-nous, ou non, des critiques bien placés pour juger de la pièce ? Prenons garde de ressembler à notre tour à ceux qui ont voulu décider en des matières où ils n’étaient pas tout-à-fait compétens. Ce sont là les termes que l’auteur de la comédie sème à chaque page de cette préface, qui vient bien après une dédicace à Victor Hugo ; car elle est cavalière et de cette école autocratique, avec un certain parfum singulier d’auteur de qualité et d’homme du monde qui veut bien condescendre aux lettres. Qu’est-ce à dire que tout cela ? M. Walewski est un excellent gentilhomme qui, pour faire dans le monde un personnage plus considérable, a acquis un journal et l’a dirigé ; qui, pour compléter et rehausser encore ce rôle à demi littéraire, a songé à la scène française, et s’y est risqué. M. Walewski est dans le cas de nous tous, journalistes et littérateurs par goût, par convenances (qu’il le sache bien, car en bonne compagnie les nécessités même s’appellent des convenances), littérateurs à nos momens perdus (et nous en perdons beaucoup) ; il ne faut pas qu’il s’imagine que nous soyons plus contraints au métier que lui ; nous sommes tous des amateurs, et il est étrangement venu à nous dire : « La presse qui semblait devoir, au moins par générosité, accueillir avec indulgence un homme du monde et lui faire les honneurs de la république des lettres, la presse, c’est-à-dire une partie de la presse, s’est montrée peu courtoise. » La presse ne devait et ne doit rien à M. Walewski que de le juger comme un de ses pairs, et, depuis sa préface, comme un de ses pairs qui laisse trop voir la peur maladroite d’avoir dérogé.

De la dédicace et de la préface il résulte que l’auteur a reçu force complimens et cartes de visite pour sa pièce : avant la représentation, c’était le suffrage (je copie textuellement) des hommes les plus éminens dans le monde littéraire, dans le monde politique et dans le monde social ; depuis la représentation et pour contrecarrer les impertinences qu’en ont dites des critiques mal placés, « les juges réels de la pièce, ceux qui vivent parmi les choses et qui les voient, viennent tour à tour, auprès de l’auteur, s’inscrire en témoignage et lui apporter leur formelle adhésion. » Le moyen, maintenant, de refuser cette adhésion formelle et de prétendre à passer pour un juge !

Une chose entre mille a frappé M. Walewski depuis qu’il observe le monde, c’est le danger, dit-il, auquel se trouve exposée une jeune femme qui, jetée sans défense parmi les médisances des salons, peut voir, dès le premier pas, sa réputation compromise et son avenir perdu : il en a fait le sujet de sa pièce. Une autre chose l’aurait pu frapper aussi, ce me semble, c’est le danger d’illusion et le travers auquel se trouve exposé un galant homme qui, jeté, jeune et riche, au milieu de l’éclat et des politesses du monde, et s’avisant un beau jour de s’y vouloir faire une réputation d’auteur, se met à croire à tous les complimens qui lui arrivent, et aux cartes de visites sur lesquelles on lui crayonne des bravos. Il aurait pu en faire le sujet de sa préface, et l’aurait rendue moins hautaine et moins naïve, mais plus amusante.

J’admire et je vénère le talent d’un illustre poète, je crois aux grandes qualités de son cœur ; mais le cœur humain est là aussi, et je me risquerai à dire qu’une pièce de théâtre qui lui fera motiver au crayon un si chaleureux bravo, sera celle qui n’inquiétera jamais sa gloire. L’auteur de l’École du Monde, de cette pièce si usagée, en est-il donc à ne pas savoir encore cela ? — Il est vrai que c’est le cœur des littérateurs qui est fait ainsi ; celui des gens du monde l’est tout autrement.

La comédie de l’École du Monde est assez agréable à la lecture ; elle n’a rien qui choque ; on ne laisse pas de s’intéresser à Émilie ; les autres caractères y sont assez bien esquissés ; on n’y manque pas aux usages ; il y a dans le dialogue de la correction, une certaine élégance, quelques traits spirituels. L’auteur se plaint qu’on l’ait traité en novateur ; il ne l’est pas le moins du monde, et il n’a pas là-dessus à se justifier. On lui a contesté encore la vérité des mœurs qu’il s’est piqué de rendre et l’espèce de haute société où il s’est voulu tenir. C’est M. Janin, dans les très spirituels feuilletons qui récidivent depuis quelque temps sous sa plume de plus en plus heureuse, c’est lui qui a intenté et soutenu l’accusation. Le grand monde, l’espèce de grand monde où s’est confiné M. Walewski, existe-t-il dans cette pureté au milieu de nous, ou n’est-il qu’une convention scénique ?

La question, s’il m’est permis d’intervenir en si grave controverse, n’est pas là à mon sens. M. Janin, dans ses feuilletons sur la pièce de M. Walewski, a contesté la réalité de ce grand beau monde, comme dans sa lettre sur l’École des Journalistes il avait contesté la réalité du vilain monde des journaux. Je crois que l’un et l’autre existent plus qu’il ne l’a dit, et lui-même il le sait aussi bien que moi. Mais que fait M. Janin, quand il a un feuilleton à écrire ? Il considère son sujet en plein, sans tant de façon, rondement ; il voit ce qu’il en peut faire avec esprit, avec verve, avec bon sens à travers ; son parti pris, il va ; il s’agit, avant tout, que son feuilleton ait vie, qu’il se meuve, qu’il amuse ; son feuilleton, c’est sa pièce à lui, il faut qu’elle réussisse ; il ne l’écrit pas ce feuilleton, il le joue. Le plus ou moins de vrai et de réel dans le détail, que lui importe ? S’il a mis le doigt au milieu sur une idée juste et jaillissante, cela lui suffit. Il pousse au bout et il a gagné son jeu. Eh bien ! pour nous en tenir à M. Walewski, l’essentiel reproche à lui adresser, c’est de n’avoir pas fait en grand, avec son sujet, précisément comme M. Janin fait avec son feuilleton. Le mouvement dramatique, comique, voilà ce qui lui a surtout manqué. En petit comme en grand, ne l’a pas qui veut. Dampré est vrai, je le crois volontiers ; nous savons tous une quantité de Dampré qui ne sont occupés, en effet, qu’à ce genre de séduction et à tendre leurs filets soir et matin. C’est le Valmont des Liaisons dangereuses, un peu moins sensuel et moins pressé d’arriver, c’est le don Juan, plus civilisé et sans trop d’esclandre. Mais il ne s’agit pas de savoir si Dampré et la duchesse, et chacun des personnages pris un à un, et trait pour trait, peuvent être plus ou moins des copies d’un certain monde réel ; il s’agit de savoir si tout cet ensemble est comique, intéressant, saisissant. Vous seriez La Bruyère et vous peindriez Onuphre (lequel est une critique pointilleuse et un contre-pied de Tartuffe[1]) que vous n’en seriez pas plus comique à la scène pour cela. Il y a une manière pleine, franche et sensée de prendre les choses (même finement observées en détail) et de les confondre un peu en les créant, qui est le vrai procédé et le vrai mouvement dramatique.

Le monde est plein de détails plus ou moins piquans à noter, à relever entre soi, mais qui ne sont matière à drame ni à comédie. Le monde restreint, choisi par M. Walewski pour les évolutions de son œuvre, peut exister quelque part, et il existe plus ou moins ; mais il n’offre guère rien que de glacé. M. Walewski, en voulant y être fidèle de ton, a précisément compromis sa pièce ; quand Molière a voulu faire rire aux dépens des précieuses, il a eu grand soin de charger. D’ailleurs, les restes de l’hôtel Rambouillet étaient encore menaçans du temps de Molière, et voilà pourquoi il en voulait, avant tout, déblayer la scène, afin d’y établir son franc-parler. Ici, rien de moins menaçant pour le gros du public que ce coin de monde de Dampré, de la duchesse et du commandeur : n’étant ni plus menaçant ni plus amusant qu’il ne l’est, il n’y avait nulle urgence de s’en occuper.

De cette objection générale sur le peu de vérité scénique, si l’on passait à la vérité réelle, et, pour ainsi dire, biographique des personnages, il y aurait beaucoup à dire. Il est faux, par exemple, que Dampré ait pu attendre si longtemps pour s’expliquer avec Émilie ; avec ces sortes d’assiégeans, les années entières ne se passent pas dans des manœuvres si discrètes et si respectueuses. Cet hiver de retraite d’Émilie, pendant la maladie du général, était une trop belle occasion pour que Dampré la manquât. Ce retard admis, la scène dans laquelle le fat se démasque, l’impudence qui lui fait tirer argument de son tort même et de son manége prolongé près de la femme compromise, pour en arracher un succès, la menace misérable qui termine, tout cela est vrai, bien vu, animé : « C’est la seule scène de la pièce, » disait à côté de moi une femme.

Les scènes assises, dont il a été tant question, sont clairsemées de petits traits, de petites épigrammes anecdotiques qui ne seraient piquantes que si on en savait les personnalités, et qui ne peuvent, dans aucun cas, passer pour plaisantes. Nulle verve, nulle saillie, ni imprévu de détail ; toutes les surfaces semblent exactement frottées et polies. La plus grande invraisemblance dans une pièce si exacte d’étiquette est cette lettre remise à Dampré en pleine soirée chez la marquise, et décachetée devant tout le monde. Et que deviendrait la mince action de la pièce sans cela ?

M. Victor Hugo, à qui l’École du Monde est dédiée, prépare, nous assure-t-on, un nouveau recueil de poésies, qui suivra de près le résultat de la prochaine élection académique. Tout fait espérer que le retard apporté à cette élection aura été favorable au poète dans l’esprit de plusieurs académiciens, auxquels il ne manquait que de laisser tomber d’anciennes préventions et de le mieux connaître. La seconde place vacante à l’Académie par la mort de M. l’archevêque de Paris a suscité jusqu’ici peu de compétiteurs : il semble qu’on ait senti qu’une haute décence venait ici se mêler à la littérature et la dominer en quelque sorte, pour restreindre les choix. M. Molé paraît indiqué dans l’opinion comme le plus convenablement placé pour hériter de ce fauteuil, qui a gardé un je ne sais quoi imposant. Nous n’avons pas besoin de renouveler ici l’expression de nos vœux et de notre entière sympathie pour ce noble esprit, judicieux, élégant, ami des lettres, nourri par elles de bonne heure, et l’ayant prouvé par deux ouvrages que ses Mémoires, dès long-temps écrits, devront un jour couronner. M. Molé nous paraît offrir en lui véritablement cet heureux ensemble de considération personnelle, de politesse, de bon goût et de bon langage, qui désigne et qui, pour ainsi dire, définit avec une bienséance parfaite un membre de l’Académie française.

Les divers on dit littéraires et politiques, les propos courans sur les personnes et les choses sont devenus depuis quelque temps matière à des publications légères, périodiques, qui, sous cette forme nouvelle, ont assez réussi pour qu’on s’en occupe en passant et qu’on en relève l’espèce d’influence commençante. Il s’agit des Guêpes de M. Alphonse Karr, qui en sont à leur quatrième livraison du 1er  février. Dans les trois premières, l’auteur a su amuser avec malice sans être par trop méchant. Qu’il y prenne garde pourtant : l’écueil est là. Il est difficile en ce métier de persévérer sans passer outre ; on ne pique pas au premier sang, aussi long-temps qu’on veut, et il vient un moment où l’action l’emporte et où l’on ne calcule plus. M. Karr a eu l’idée de dire dans ses Guêpes ce qu’on ne lui laisserait dire dans aucun journal, car tout journal a son genre de vérités particulières à l’usage des rédacteurs et des abonnés. Mais ce n’est pas tel ou tel journal qui a seulement ce genre de vérités restreintes, c’est la société elle-même qui ne peut jamais entendre qu’une portion de vérités, et, dès qu’on en est avec elle aux personnes, cette limite est bien vite atteinte. M. Karr a-t-il été toujours vrai dans ce qu’il a dit jusqu’ici ? S’il n’a guère pour son compte d’animosités bien vives, n’a-t-il pas eu déjà ses complaisances ? Et qu’est-ce que des Guêpes parfois complaisantes ? Nous n’en voulons que tirer une conclusion, c’est que, si isolé qu’on se fasse, si désintéressé de tout et si moqueur absolu, on tient toujours à quelque chose ou à quelqu’un, ce qui est heureux, mais ce qui gêne le métier. Je concevrais plutôt encore une indignation réelle, sincère, ardente, souvent injuste, une vraie Némésis ; mais ces guêpes, si acérées qu’elles soient d’esprit, pourtant sans passion aucune, ces guêpes-là ne peuvent aller long-temps sans se manquer à elles-mêmes. Comme tous les recueils d’épigrammes, même des meilleures, les Guêpes de M. Karr n’échappent pas à l’épigraphe de Martial : Sunt bona, sunt quædam mediocria, etc. ; il suffit qu’il y en ait de fort piquantes, en effet, et que l’auteur y fasse preuve en courant d’une grande science ironique des choses. On voudrait voir tant d’esprit et d’observation employé à d’autres fins. Et puis il y a fort à craindre que ces Guêpes ne pullulent ; on parle déjà d’imitations ; allons ! le Charivari ne suffisait pas ; nous aurons mouches et cousins par nuées.


Confession générale, par M. Frédéric Soulié[2]. — Le Diable de M. Soulié devient bien vieux ; mais, quoiqu’il se confesse aujourd’hui, ce n’est point pour se faire ermite. Ce démon, cette muse inépuisable du romancier, si l’on aime mieux, loin de pratiquer le silence et la retraite, abonde plus que jamais en interminables histoires. Ce sont encore et toujours des récits bien mélodramatiques, bien compliqués, des aventures bien invraisemblables, dont le public des cabinets de lecture peut s’amuser de plus en plus, mais où se complaisent un peu moins les esprits sensibles à la délicatesse de l’art. Je ne veux pas contester la verve de M. Frédéric Soulié, une certaine puissance habile qu’on s’accorde assez à lui reconnaître, et qui rencontre souvent des combinaisons intéressantes, des situations dramatiquement conçues. Sans nul doute, à quelques endroits, on oublie dans quel style tout cela est écrit, et le récit vous prenant de force, pénétrant comme dans votre chair et dans votre sang, vous attache brutalement à ce char qui court à toutes brides dans l’arène. Mais, dès qu’on a le moindre sentiment littéraire, l’illusion se dissipe vite, car la curiosité seule était en jeu.

Dans tous les livres de M. Soulié se retrouve l’empreinte d’une imagination féconde. Certes, l’auteur n’est pas avare de descriptions, de personnages, de situations ; au besoin, il amplifie les évènemens, les descriptions se dilatent et s’étendent, les situations se compliquent à l’infini ; puis le romancier mène à sa guise les personnages, les pousse au hasard de la passion, les tuant quand ils le gênent, les mettant dehors sans reparler d’eux quand ils deviennent une entrave. Les caractères ne lui coûtent pas davantage, il les prodigue ; mais les traits sont partout appuyés, et le crayon pousse incessamment au noir. C’est que la main se fatigue à la longue dans cette continuelle mise en œuvre, dans cette fécondité sans arrêt que rien ne contrôle, qui se produit la même sous toutes les formes, qui donne aujourd’hui en feuilletons ce qu’elle doit donner demain en romans, en romans ce qu’elle doit traduire demain en drames. C’est l’histoire du repas des langues d’Ésope ; seulement le public pourrait bien n’être pas toujours d’aussi bonne humeur que Xantus. Hélas ! les feuilletons passent, les drames attirent un instant la foule curieuse pour disparaître bientôt de l’affiche ; et, quand les feuilletons du journal sont devenus des volumes, ce sont souvent des histoires aussi vieilles et aussi ennuyeuses que les vieilles nouvelles, que les vieux articles politiques du journal. Il y a un autre malheur ; les volumes s’accumulent et demeurent comme les témoins accusateurs du passé. Alors arrive le jour où chacun se demande ce qu’est devenu l’art en définitive dans de pareilles conceptions, et si cette hâte besogneuse, si cet entassement multiple des mêmes choses sous tant de formes, sont exclusivement intellectuels ; si, enfin, c’est bien là de la littérature ? — On prétend en bonne économie politique que la création des machines n’est pas à regretter ; mais les lettres ne ressemblent pas à l’industrie, et là il faut, avant tout, admirer l’ouvrier patient, consciencieux, qui se consacre à son œuvre et ne remplace pas la perfection par le nombre. Le génie lui-même ne suffirait pas à une semblable prodigalité d’improvisation. Décidément, au train dont y vont nos contemporains, Lope de Vega ne sera bientôt plus une exception. Il est vrai que les maréchaux de France littéraires ne peuvent se contenter, comme les humbles, de quelques sentinelles sûres, et qu’il leur faut tout au moins un gros corps d’armée. Peu importe donc le choix des recrues. Cela fait bonne figure dans la plaine.

La Confession générale de M. Soulié n’a encore que deux volumes ; elle peut en avoir cent, et je ne vois aucune raison pour que cela finisse, si les acteurs futurs sont tous aussi verbeux qu’un certain M. Valvins, lequel, faisant son droit à Rennes, s’amusait (je ne comprends pas pourquoi) à écrire en dialogues entremêlés de descriptions et de jugemens philosophiques, la vie, les conversations, les aventures des personnes de sa connaissance. Un premier roman assez vulgaire sert de cadre à des épisodes qui sont autant de romans eux-mêmes : voilà, si je devine bien, le plan de M. Soulié, plan commode qui peut se dilater ou se resserrer, selon l’accueil fait au livre. Rien ne réussit comme le succès, disait spirituellement M. Janin. Cela est vrai, mais le succès ne réussit guère deux fois. Or, la Confession générale ne nous paraît qu’une contre-épreuve assez pâle des Mémoires du Diable. Asmodée, Asmodée, pourquoi donc sortir encore une fois de cette bouteille magique où vous avait enfermé Lesage ? Le confessionnal où vous vous cachez furtivement n’est pas si obscur qu’on ne découvre encore vos griffes. Vous n’avez fait que changer d’habit, et, comme vos histoires n’ont plus leur fraîcheur, et qu’il leur manque l’entrain vif des premiers récits, vous ne tardez guère à les mettre sur le compte d’un M. Valvins, qui n’en peut mais.

Dès l’abord on est en pleine révolution, et, avec son goût de détails sincères, M. Soulié n’épargne à ses lecteurs aucun juron sans-culotte. En 93, à Toulon, un soldat épouse la fiancée de son officier pour la sauver de la mort et la lui rendre bientôt. Mais l’officier disparaît. — Rejoignit-il la jeune fille plus tard ? Je ne sais, car le récit se brise, et l’explication est réservée pour les volumes à venir. En attendant, une vingtaine d’années se passe entre deux chapitres, et l’on est en présence d’une mère mourante et d’un jeune homme qui recueille son dernier soupir. Nous retrouvons là nos héros de tout à l’heure, nos héros de la révolution ; seulement Mme de Varneuil a eu un fils. L’enfant a grandi, il a été élevé, bien entendu, dans l’ignorance absolue du passé ; il n’en sait pas même autant que le lecteur, lequel ne sait pas grand’chose. Sa mère lui laisse quatre lettres de recommandation pour quatre personnages différens qui lui font tous le plus singulier, le plus disgracieux accueil. Tout ceci est plein de mystères, d’acteurs bizarres, inconnus, qui s’expliqueront plus tard. À cette date, le sans-culotte est devenu un riche baron ; le soldat dont Noël porte le nom, qu’il n’a jamais vu et qu’il croit son père véritable, a fait fortune et se prélasse dans son titre de général. Il y a aussi un vieil original podagre dont Noël, j’imagine, sera réellement le fils ; puis un évêque qui ne vaut pas celui de Gil Blas et qui figure aussi en cette affaire. Que veut dire cet imbroglio ? C’est un nœud gordien que M. Soulié dénouera longuement dans les tomes suivans, si son livre est lu, ou qu’il tranchera sans doute comme Alexandre si le public n’y prend pas goût.

M. Valvins, un ami de Noël, se charge de lui expliquer ces incompréhensibles rencontres, et, pour ce faire, il tire de ses cartons de volumineux manuscrits qui ne sont autre chose que l’histoire particulière de chacun des personnages. Comment ce M. Valvins en sait-il si long ? C’est ce que peut seul dire M. Soulié, lequel l’ignore peut-être lui-même à l’heure qu’il est, car tout ceci semble quelque peu écrit au simple et premier courant de la plume. Valvins raconte deux épisodes féminins, et encore nous laisse-t-il, pour le second, au milieu de l’histoire d’une blanchisseuse séduite par un étudiant. Voilà donc deux caractères de femmes, Victorine et Carmélite, une dame et une ouvrière. L’ouvrière sera intéressante et la femme du monde hideuse. Cela est de rigueur et de bon goût. Victorine n’a presque rien à envier à Mme de Tourvel, et Laclos lui eût fait place dans les Liaisons dangereuses. Afin de garder pour amant le fiancé de sa belle-fille, elle compromet la vie de trois honnêtes gens, l’honneur d’une enfant et la bonne foi de son mari, rien que cela. Pour ma part, j’aime mieux Carmélite ; c’est, jusque-là au moins, une bonne et spirituelle fille. Elle plaît assez, malgré les détails de lessive et de table d’hôte, les orgies d’étudians, les duels de toute sorte, les provocations continuelles, les interminables conversations que l’auteur a prodiguées à son sujet. M. de Balzac doit envier ces pieds flûtés, ces chevilles d’une attache admirable, ces hanches où bondissent les plis d’une robe courte ; car c’est presque le style du Lys dans la Vallée. M. Soulié se vante pourtant, dans la Confession générale, de ne point inventer des ingénuosités d’amour. C’est trop de modestie. Il est vrai qu’il ajoute d’amour bien élevé, ce qui rend la phrase plus juste. Quant à Poyer, l’adorateur de Carmélite, c’est une sorte de fier-à-bras, d’étudiant forcené, dont on n’aime guère les succès amoureux. Malgré ses étreintes de fer, et bien qu’il soit l’homme de cette femme, on n’en veut pas à Carmélite de son infidélité, qu’on ne fait toutefois que prévoir, car les volumes publiés s’arrêtent en pleine intrigue. Pour ma part, je souhaite bonne chance à Fabien, le rival de Poyer.

M. Soulié, employant à un endroit le mot désétouffer, prévient en note que l’expression n’est pas française. C’est un avertissement qu’il aurait fallu rendre plus fréquent. Malgré toute sa verve et tout son talent, M. Soulié écrit trop pour écrire bien.


Le Marquis de Létorière, par M. Eugène Sue[3]. — M. Sue a été doublement heureux dans ce livre : d’abord il n’avait point à parler de Louis XIV qu’il poursuit en presque tous ses romans d’une haine acharnée, peu intelligente et à la longue fort ennuyeuse ; puis il n’a pas songé aujourd’hui à faire de ses héros, comme d’ordinaire, des mannequins à ficelle qui paraissent remuer d’après la nature et d’après leurs passions, mais qui en réalité n’agissent que dans l’intérêt de quelque paradoxe philosophique, rêvé par l’auteur dans une de ses matinées de misanthropie. Par là, M. Sue n’a perdu aucun avantage, et il a évité deux graves défauts : le premier, de faire de quelques lignes caustiques de Saint-Simon, ou de quelque note bien sèche de Dangeau, une amplification déclamatoire ; le second, de développer en plusieurs volumes deux ou trois maximes moroses échappées bien avant lui à la mauvaise humeur de La Rochefoucauld ou de Vauvenargues.

Il est vrai que M. Sue pourrait prendre ici la critique en apparente contradiction. On lui a dit bien souvent : Pourquoi ces prétendues intentions philosophiques ? Faites plutôt de bons romans qui ne prouvent rien, qui n’aient point de prétention à la profondeur érudite, mais qui plaisent et amusent. Aujourd’hui M. Sue n’est pas ennuyeux à coup sûr, il n’est ni savant ni philosophe, et cependant, la lecture de son livre achevée, on est en droit de lui adresser la question de d’Alembert sur une tragédie de Racine : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Seulement d’Alembert disait une sottise, et l’objection de la critique serait au contraire fort sensée. D’admirables vers ne touchaient pas une nature sèche de géomètre, rien de plus naturel. Mais où est dans le livre de M. Sue la valeur littéraire ? quelles nuances délicates de sentimens ont été surprises par l’observateur ? quels caractères dessinés ? quelle éternelle vérité mise en relief sous une forme rajeunie et éclatante ? Nous nous intéressons fort peu, pour notre part, à la théorie de l’art pour l’art, comme on dit, ou à la théorie contraire de l’utilité sociale dans les lettres. En dehors de ces esthétiques transcendantes et fort peu applicables en réalité, la suprême condition demeure toujours : la beauté. Je ne m’imagine pas que M. Sue ait eu la prétention d’y atteindre et qu’il ait voulu donner le Marquis de Létorière autrement que comme un conte qui se laisse lire et dont quelques pages sont d’un assez bon comique.

On est tout d’abord sous Louis XV, sous ce roi « bon et spirituel, » comme dit M. Sue, qui, en homme de bon ton, aime son monde de la régence et ne regrette pas les temps durs et la tyrannie cruelle de ce monstre nommé Louis XIV. Notre marquis donc est un garçon charmant, spirituel, plein de séductions, mais qui n’a pas un sou vaillant pour soutenir un gros procès, lequel peut le rendre millionnaire. Toute la première partie du volume est prise par le récit de cette triste phase de misère et par les dons mystérieux, l’appui secret d’une grande dame qui veut demeurer inconnue. C’est là un bien vieux procédé, mais dont les romanciers ne se lassent pas, parce qu’il excite toujours la curiosité. Enfin Létorière fait un chemin brillant à la cour. Les faveurs et les succès mondains l’accablent ; pourtant il n’oublie pas la protectrice des premières années qui lui a assigné une date lointaine comme dernier terme de ces mystères. Le jour fixé arrive, et il se trouve que cette providence inconnue est précisément Mlle de Soissons que Létorière adore. L’important procès, qui dure toujours, pourra, s’il réussit, faire du marquis un riche héritier et sauver, pour ce mariage, les convenances aux yeux du monde. Létorière tient avant tout à cette solution judiciaire ; mais Mlle de Soissons veut que sa main ne soit pas à ce prix, et elle déclare sa volonté définitive à sa parente, la vieille douairière de Rohan, très stricte sur l’étiquette. De là un éclat et une rupture ; mais Louis XV est pour son favori, et un ordre du roi permet à Mlle de Soissons de se retirer provisoirement au couvent, jusqu’au retour de Létorière, qui va en Allemagne pour avoir raison de son procès. Là commence la partie vraiment comique du livre. Le marquis a pour juges trois bons Allemands : un vieux chasseur forcené qui vit dans son château délabré en baron du moyen-âge, un érudit qui a la manie des bouquins et des vers de Perse, enfin un mari ridicule soumis à une femme bizarre, qui cite la Bible à tout propos, comme un puritain. L’affaire était désespérée : Létorière la rend excellente et la gagne en courant le cerf chez le premier juge ; en citant Perse chez le second, en disant modestement des versets sacrés chez le troisième. Quelques passages de mauvais goût, quelques détails empreints d’exagération, déparent ces chapitres peu vraisemblables, mais très amusans.

Les romans de M. Sue finissent d’ordinaire fort mal. À son retour, Létorière trouve Louis XV mourant, et sa faveur tombe avec le maître. Je ne sais plus quel suppôt de la douairière de Rohan le provoque alors en duel et le tue. Quelques années après, Mlle de Soissons se console par le mariage.

Dix ou douze lignes des Mémoires apocryphes de Mme de Créquy ont servi de thème à cette histoire facilement racontée, et qui n’est pas assez prétentieuse pour que la critique y attache plus d’importance que l’auteur n’a prétendu lui en donner lui-même. C’est en somme un récit assez piquant ajouté à tous les romans qui le sont déjà. Mais cela suffit-il, et où est l’art ?


Chroniques chevaleresques d’espagne et de portugal, publiées par M. Ferdinand Denis[4]. — L’auteur d’Ivanhoë disait que la belle chronique de la Mort d’Albayaldos valait bien qu’on apprît l’espagnol, et Mme de Staël, comme Walter Scott, était saisie d’une vive admiration à la lecture des touchantes et dramatiques légendes du romancero. C’est qu’en effet l’âge héroïque de l’Espagne s’est continué, pour ainsi dire, jusqu’au seuil même de notre temps, toujours fécond en puissans souvenirs ; c’est qu’on trouve, sur cette terre des ardentes passions et des implacables vengeances, l’amour et la foi dans leur plus redoutable exaltation, en même temps qu’on y retrouve, près des mœurs chevaleresques, quelque chose de la dureté du monde antique. La civilisation, malgré l’effort, n’atteint jamais sa limite, et les plus grandes figures de l’histoire d’Espagne gardent toujours, dans leur héroïsme, quelque chose d’âpre et de fauve, comme les moines de Zurbaran. Il y a donc là, de même qu’en Portugal, de la terreur et des larmes au fond de chaque récit, et le drame est partout dans la chronique. L’Évangile et le Coran sont en présence. Le cachot de l’inquisition est creusé sous l’église, et, quand le monde mystique du moyen-âge est prêt à crouler, des mondes nouveaux se découvrent pour des merveilles nouvelles. Du Xe siècle au XVIe, des Infans de Lara à dona Lianor, il y a comme une succession non interrompue d’éclatantes infortunes, si terribles qu’elles furent pleurées, comme les infortunes d’Inez, par les statues de bronze et de marbre. Corneille, prompt à sentir la grandeur et l’héroïsme, avait puisé largement à ces sources fécondes. Mais en France, où l’on n’est d’ordinaire curieux des voisins que par accès et par mode, on était passé vite, à l’égard de la littérature espagnole, d’un enthousiasme exagéré à une indifférence injuste. Il fallait le génie de Lesage pour faire souvenir le XVIIIe siècle de Salamanque ; je ne parle pas de Gonzalve de Cordoue, fort innocemment défiguré par Florian : cet essai n’était guère de nature à nous intéresser, une fois sortis du collége, aux chevaliers et aux Arabes de la Péninsule. Depuis, la poésie du romancero a eu ses retours. M. de Châteaubriand a évoqué les Abencerrages, et l’attention s’est de nouveau tournée vers l’Escurial et l’Alhambra. M. Ferdinand Denis a donc rendu un service réel en restituant avec goût, sous une forme accessible à tous, à la science comme à la simple curiosité littéraire, les plus remarquables chroniques du Portugal et de l’Espagne. Une longue étude lui rendait familières les littératures qu’ont illustrées Cervantes et Camoëns, et il a apporté, dans le choix des légendes poétiques et des récits historiques, ce tact sûr que donne l’habitude d’un travail spécial. Les Sept Infans de Lara ouvrent le premier volume. C’est la chronique guerrière ; mais le mysticisme surgit bientôt, et Sainte Casilda offre à son tour l’un des types les plus élevés de la légende pieuse : de la sorte, du Xe siècle au XVIe, on rencontre tour à tour, serrés dans un même cadre, les rêves et les pieuses extases, les triomphes ou les désastres qui ont influé, pendant six cents ans, sur les destinées de deux grands peuples. M. Denis a su prendre, entre tant de souvenirs, ceux qu’un intérêt plus vif a rendus toujours présens ; et ces héros de l’amour ou des aventureuses conquêtes, dont l’Europe entière a adopté la mémoire, Inez, Fernand Cortez, don Sébastien, par exemple, sont aussi les héros de son livre. Il y a vraiment du charme à retrouver dans le récit original, tout empreint d’une couleur étrangère, et comme entourées de leur manteau castillan, ces nobles figures, tant de fois travesties dans des pastiches de seconde main. La traduction de M. Denis est rapide et concise ; il a fait souvent, au texte des historiens, des romanciers et des poètes, de nombreuses coupures, et ce procédé de dégagement nous paraît, en fait de chroniques et de poèmes du moyen-âge, d’une heureuse application. Nous ne doutons pas que cette publication ne fournisse au théâtre quelque canevas nouveau, car il y a dans toutes ces draperies mauresques de quoi tailler bien des costumes pour la scène. Les souvenirs de l’Espagne chevaleresque avaient inspiré le Cid, le Portugal a inspiré Pinto ; en voilà, sans doute, plus qu’il ne faut pour tenter bien des ambitions littéraires. Par malheur, le Tage ou le Guadalquivir ne roulent pas seulement des paillettes d’or, et je crains bien que tel qui voudrait atteindre à Corneille ne retombe tout simplement dans l’imbroglio de Bois-Robert ou de Scudéry, et ne se retrouve à 1630, tout en criant au progrès. Quand nous passons les Pyrénées pour en rapporter des études d’art, ne secouons pas toute discipline, parce que nous sommes en pays de guérillas ; on pourrait nous reprocher bientôt de faire du drame comme Cabrera fait la guerre.


Histoire des Français depuis les Gaulois, par M. Th. Lavallée[5]. — Notre histoire nationale est devenue à cette heure une chose commune et accessible à tous. Mais c’est trop peu de l’étudier : chacun veut l’écrire, ce qui, du reste, est assez facile, car au-delà de MM. Guizot, Thierry, Fauriel, Daunou, au-delà des maîtres dont on s’inspire en les louant, il y a Daniel, Velly, Hénault, Anquetil, que l’on copie, en ayant l’air de les dédaigner ; il est, en effet, de bon goût de ce temps-ci, quand on aspire à l’Académie des Inscriptions, de crier bien haut qu’en matière d’érudition, tout reste à faire, que les bénédictins n’avaient que de la patience, que le XVIIIe siècle ne savait rien, et que nous pouvons justement, comme Vico, appeler l’histoire la scienza nuovo (il faut cependant excepter M. Capefigue, qui n’a de sympathie et d’admiration que pour les morts, y compris M. Le Ragois). À l’aide de quelques citations des bollandistes, de dom Bouquet, et autres recueils dont on n’a consulté que les tables, on prend vite son vernis de savant. On ajoute des vues aux très innocens récits de ses devanciers, et l’on fait son histoire comme Vertot faisait son siège, comme au XVIe siècle on faisait un sonnet, au XVIIIe un bouquet à Chloris. Pour peu qu’on aime la variété, on peut même, sans qu’il y ait scandale, commencer, en manière d’introduction, par l’étude de quelques rois méconnus de l’Égypte et de la Perse, découvrir des olympiades, ou réhabiliter des Pharaons, et un beau jour, sans transition apparente, arriver des plateaux de l’immobile Asie sur la butte Montmartre, et dévoiler à bien des gens qui ne s’y attendaient guère nos origines obscures et mal comprises. Il y a, dans ces improvisations, dans cet accès facile pour tous, de quoi défigurer tout notre passé, de quoi nous ramener au chaos, tout en criant bien haut Fiat lux. Heureusement on rencontre encore çà et là, mais trop rarement, des hommes d’études sérieuses et dévouées, lesquels pensent avec raison qu’avant de juger les générations qui nous ont précédés dans la vie, il faut au moins apprendre à les connaître. Pour nous parler des morts, ils les évoquent, conversent longuement avec eux, et méditent dix ans avant d’écrire. M. Lavallée a sagement apporté dans son travail cette lenteur de réflexion, ce soin consciencieux du détail et de l’ensemble, et par là il est arrivé à donner un livre qu’on peut citer parmi les plus estimables travaux qui ont notre histoire pour sujet. La religion, la liberté, la patrie, lui ont inspiré, dit-il, la pensée première de son œuvre ; il l’a écrite avec foi, avec trop de foi peut-être, et il est parvenu à se faire lire avec intérêt ; c’est un succès que des historiens de plus haute réputation n’obtiennent pas toujours.

M. Lavallée a divisé son travail en grandes époques. La première comprend l’histoire de la Gaule avant et pendant la conquête romaine ; viennent ensuite les invasions barbares ; puis, avec le Xe siècle, commence une époque nouvelle, que l’auteur appelle l’âge héroïque de la féodalité. L’église aspire et atteint en quelque sorte à la monarchie universelle ; mais, dans l’éternelle vicissitude des choses humaines, l’église descend bientôt de ce rang suprême. La monarchie féodale, appuyée sur les états-généraux, domine la société du XIVe au XVIe siècle, et fait place à son tour, lors de l’avènement des Bourbons, à la monarchie absolue. On arrive ainsi à 89. Sur cette route, il conviendrait peut-être de déplacer quelquefois les jalons. Une ère nouvelle ne commence pas ainsi pour les sociétés à telle année, à tel quantième, et il faut quelquefois se défier des époques, presque autant que des mythes et des élémens ; mais, pour être juste, on doit reconnaître que les divisions adoptées par M. Lavallée sont en général exactes. Elles attestent un remarquable esprit d’ordre et de méthode ; et si parfois elles donnent au livre une certaine sécheresse, je préfère encore, et de beaucoup, cette rigueur qui marche au but par la ligne droite, aux ambages et aux détours sans fin d’un lyrisme érudit, qui vise à l’épopée à propos des capitulaires. La méthode, la clarté, telles sont donc les qualités dominantes du livre de M. Lavallée, livre consciencieux où il y a bien des parties estimables, d’abord une connaissance suffisante des documens originaux et des travaux modernes, et aussi une grande sobriété de détails, et une impartialité d’autant plus remarquable, que l’auteur paraît fort épris du passé et des splendeurs du moyen-âge. Après avoir blâmé, quand il y a lieu, M. Lavallée fouille, jusque dans les replis les plus obscurs, les grandes mémoires historiques, et regarde jusqu’au fond de tous les souvenirs pour voir s’il n’y a pas aussi quelque chose à louer. Louis XI n’est pas seulement pour lui le terrible ami de Tristan ; c’est aussi le politique habile et fort qui suit, même à travers le sang, la voie qu’il s’est tracée, pour acquérir à son pays, au prix de ses propres remords, la force et l’unité. L’auteur est juste envers les erreurs, les ambitions de l’église, bien qu’il ait fait, dès les premières pages, une très religieuse profession de foi, et son respect pour les hautes et mystérieuses destinées du catholicisme n’entrave en rien la liberté de sa critique ; mais, par malheur, M. Lavallée n’a point échappé complètement à l’influence des idées humanitaires. Il voit des élémens de progrès là où d’autres seraient disposés à ne voir que de tristes et lamentables désastres, et il se console volontiers de la honte de Courtray, de Crécy et d’Azincourt, attendu que ces impitoyables tueries de nobles et de barons tournaient, en dernière analyse, au plus grand profit des serfs et des vilains, qu’elles débarrassaient de maîtres incommodes. Je doute fort, du reste, que le lendemain de ces mémorables funérailles, ce système de compensation ait trouvé beaucoup de partisans, même parmi la pédaille des communes. En général, M. Lavallée n’est heureux ni dans l’idée ni dans la forme, quand il rencontre sur sa route « l’humanité en travail et en progrès. » Il est vrai qu’il a souvent occasion de la trouver hors de la voie droite et plus près de la perdition que du salut ; mais il ne se désole point pour cela, car le progrès arrive à son heure, et sous toutes les formes, et l’humanité finit par se ruer toujours à la porte de l’avenir. Nous engageons M. Lavallée à ne pas confondre en une même admiration les écrivains qu’il signale dans sa préface comme les sources habituelles de ses inspirations philosophiques, et je ne sais trop comment il ne s’est point perdu dans un labyrinthe inextricable, en suivant tour à tour Bossuet et M. Buchez, Herder et M. Ballanche, Vico et Saint-Simon. Si, comme nous l’espérons, M. Lavallée conduit jusqu’à nos jours son remarquable travail, il lui sera difficile, sans aucun doute, de dégager avec unité, d’après les systèmes divers de ces esprits élevés, la formule humanitaire et progressive de notre société moderne, surtout en la soumettant au contrôle des souvenirs officiels du Moniteur.

  1. La Motte le premier l’a très bien remarqué : « Molière est à la vérité un grand peintre, mais il lui est échappé de faux portraits. On peut voir dans La Bruyère un tableau de l’Hypocrite, où il commence toujours par effacer un trait du Tartuffe et ensuite en recouche un tout contraire. »
  2. Deux volumes in-8o, chez Souverain, rue de Seine.
  3. Un vol.  in-8o, chez Gosselin, rue Saint-Germaim-des-Prés.
  4. Deux vol. in-8o, chez Ledoyen, Palais-Royal.
  5. Trois vol. in-8o, chez Paulin, rue de Seine.