Revue littéraire - 30 novembre 1849

REVUE LITTERAIRE.




LES THEÂTRES, LES LIVRES ET L'ACADEMIE.




S’il est un temps où l’on doive s’interdire les partis pris, les prévisions et les systèmes, c’est assurément celui-ci. Dans le domaine de la littérature comme dans celui de la politique, dans la région des idées comme dans celle des faits, au théâtre comme dans le monde, l’imprévu domine, et il semble qu’en l’invoquant naguère, nous obéissions à un secret pressentiment. Après une longue phase de monotonie et de stérilité, voici quelques indices de mouvement et de vie. Après des semaines et des mois passés à déplorer l’affaissement des talens éprouvés, à appeler la révélation des talens nouveaux, voici que, presque au même moment, le succès réhabilite deux noms long-temps compromis dans les voies de l’industrialisme littéraire ou du paradoxe socialiste, et met en lumière une renommée juvénile, renfermée hier encore dans les limites un peu vagues de cette Bohême où la jeunesse et l’esprit peuvent s’arrêter un instant, pourvu qu’ils profitent, pour en sortir bien vite, du succès même qu’ils obtiennent en la décrivant. Que s’est-il donc passé ? D’où vient cette bonne fortune inespérée, ce regain subit des vieilles gloires, cette floraison soudaine de célébrités nouvelles ? L’art se trouve-t-il tout à coup dans des conditions meilleures ? A-t-il vu s’apaiser les anxiétés publiques qui lui faisaient une si rude concurrence ? Ses premiers efforts pour sortir de son état de détresse et d’inquiétude nous présagent-ils la fin d’inquiétudes plus sérieuses, de détresses plus graves que celles de la littérature et du théâtre ? Quel que soit le sens de ces indices de rajeunissement et de verdeur, il y a lieu de s’en réjouir ; mais il convient d’éviter un optimisme complaisant non moins qu’un dénigrement systématique. D’abord, n’y a-t-il pas matière à une observation piquante ou triste, quand on songe que quatre grands ouvrages, sinon d’une valeur égale, au moins d’une importance réelle et d’un intérêt incontestable, ont pu être donnés, pendant la même semaine, par quatre théâtres, dont aucun n’est le Théâtre-Français ? A qui faut-il s’en prendre de cette bizarrerie ? Est-ce la faute de notre temps ou de la Comédie-Française ? Devons-nous y voir le résultat de ces influences fâcheuses sur lesquelles il est de bon goût de se taire, vu simplement un nouveau symptôme des tendances d’un siècle où tout se nivelle, et où la confusion des rangs gagne, de proche en proche, jusqu’aux hiérarchies dramatiques ? À cette première remarque, nous en ajouterons une autre c’est que ce réveil soudain du théâtre serait plus significatif encore, si des publications antérieures de feuilletons ou de romans n’avaient pas à prélever leur part sur plusieurs de ces pièces ; si, dans cette transformation du récit en drame, les conditions distinctes, souvent même contraires, des deux genres avaient pu être également observées, et si, en passant du journal au théâtre, il n’avait pas dû arriver fatalement, ou que la forme primitive subsistât assez complètement pour nuire à l’effet scénique, ou qu’elle disparût assez pour que l’œuvre y perdît quelques-unes de ses qualités originales.

Le Comte Hermann du moins est, à ce qu’on assure, à l’abri de cet inconvénient ; si nous ne l’affirmons pas d’une manière plus positive, M. Dumas ne doit en accuser que lui-même, ses habitudes littéraires, et cette fécondité désastreuse qui, l’empêche, dit-on, de se rappeler le chiffre exact de ses livres. Bien que ses antécédens autorisent notre méfiance, et qu’on puisse toujours se demander si tout est bien nouveau dans les nouveautés qu’il nous donne, nous croyons cependant qu’on peut accepter le Comte Hermann comme un drame sui generis, écrit tout exprès pour le théâtre, et arrivant sur la scène sans avoir préalablement trempé dans les bas-fonds littéraires. Il est donc juste de le distinguer de cette série de tableau plus ou moins dramatiques, taillés en plein drap du feuilleton, et n’ayant d’autre mérite que de substituer à l’intérêt frivole des aventures et des surprises l’intérêt plus puéril encore des coups de théâtre et des machines. D’ailleurs, en supposant même que le Comte Hermann ne soit pas une œuvre entièrement nouvelle, qu’on y retrouve au moins la trace de drames antérieurs, il suffit d’un peu d’habitude pour reconnaître que, par ses proportions, sa donnée, sa marche rapide, la coupe des actes, la pensée dans les détails et dans l’ensemble, c’est bien réellement au théâtre, qu’était destiné l’ouvrage de M. Dumas.

Ce n’est pas là, nous l’avouerons encore, le seul mérite du Comte Hermann. Si l’on y rencontre quelques caractères trop conformes à la tradition du mélodrame ; si le médecin Fritz, malgré les prétentions de l’auteur à en faire le représentant du matérialisme scientifique opposé au spiritualisme chevaleresque du comte, n’est au fond qu’une variété du traître, exactement copiée d’après la poétique du genre ; si cette poétique violente se reconnaît encore dans plusieurs des ressorts qui amènent les principaux effets, on doit convenir que ces effets sont saisissans, que l’intérêt est réel, l’émotion vive, l’action nouée avec force et dénouée avec habileté. Le caractère du comte Hermann, en dépit de son langage emphatique, a vraiment de la grandeur ; on y sent tasser çà et là un souffle de Schiller, un reflet du marquis de Posa. Au troisième acte, lorsque le mélodrame n’a pas encore envahi la scène, et qu’Hermann mourant unit de ses mains défaillantes son neveu et jeune femme, dont il a deviné l’amour, les larmes coulent sans que le juge le plus sévère ait à discuter cette situation pathétique, cette victorieuse lutte de la passion et du dévouement dans un noble cœur. C’est là aussi malheureusement que doivent s’arrêter nos concessions.

Nous savons bien que l’art n’est pas l’orthodoxie, et qu’à moins d’abdiquer ou de s’amoindrir, il ne saurait se plier toujours aux lois d’une morale rigoriste. Cependant n’y a-t-il pas dans la morale des notions d’un ordre assez élevé, assez absolu, pour que ce qui les froisse ne puisse plus nous être offert comme un idéal d’héroïsme et de vertu ? Les amis de M. Dumas dans leurs prédictions complaisantes, et M. Dumas lui-même dans une préface que lui a dictée son mauvais génie, nous annonçaient que le comte Hermann était sur Antony corrigé, un d’Alvimar converti, que le spiritualisme le plus pur, le plus chrétien, ressortirait de l’ensemble et de la conclusion du drame Nous y voyons, au contraire, dominer ce fatalisme emporté qui a été la muse de M. Dumas jusque dans ses meilleurs ouvrages. Il ne suffit pas, pour qu’un personnage nous soit donné comme type de l’esprit religieux et chevaleresque des temps passés, qu’il abuse d’une phraséologie mystique, où le nom de Dieu revient sans cesse, pas plus qu’il ne suffit, pour que nous acceptions Marie de Staubach comme une angélique créature, qu’elle invoque à tout propos les anges et les séraphins. Le suicide d’Hermann rompt l’harmonie et dément l’héroïsme chrétien de ce rôle. Nous comprenons très bien qu’au troisième acte, croyant n’avoir plus que quelques jours à vivre, il marie d’avance son neveu Karl à la femme qu’il aime. Là, rien ne ternit le sacrifice ; l’ame, purifiée par les approches de la mort, brise ses entraves mondaines, et prélude à sa liberté céleste en se dépouillant de tout sentiment trop humain ; mais nous ne comprenons pas qu’Hermann, revenu à la vie et à la santé, croie pouvoir réunir, en se tuant, les deux amans que le devoir sépare. Et remarquez que ce moyen ne satisfait personne, et ne résout rien. Le spectateur ne peut pas admettre que Karl et Marie, unis au comte Hermann par mille liens d’affection et de reconnaissance, osent, même quelques années plus tard, goûter un bonheur acheté si cher, s’exposer à retrouver, jusque dans les baisers de leurs lèvres, la trace du poison qui a brisé une si noble vie. Comment M. Dumas, si habile à agencer, à accidenter un drame, n’a-t-il pas trouvé moyen d’adoucir ce dénoûment, d’épargner au comte Hermann un suicide, en jetant, par exemple, plus d’intérêt sur le rôle de Franz, le frère de Marie, en donnant à Marie une affection plus vive pour ce frère, et en amenant, par des combinaisons dont son habileté dispose, le comte Hermann à remplacer Franz dans un duel dont l’auteur nous laisse ignorer les suites ? Ce double dévouement, cette manière de rendre le frère à la sœur, en réunissant l’amante à l’amant, ne seraient-ils pas préférables ? N’ennobliraient-ils pas davantage le caractère du comte ? Non, rien n’excuse le suicide d’Hermann, amené d’une façon si brutale. Puisque M. Dumas se rencontrait ici avec un des plus beaux romans de George Sand, qui ne passe cependant pas, que nous sachions, pour un moraliste trop rigide, il n’eût pas dû oublié que Jacques, quand il renonce à lutter contre des déceptions qu’il a prévues, quand il se résigne à disparaître de ce monde pour cesser d’être un obstacle entre Octave et Fernande, enveloppe du moins d’un voile sa résolution suprême, et qu’en suivant sa trace sur les pics glacés où il va se perdre, le lecteur peut douter encore. Quelle différence entre le vague de ce dénoûment et le poison, du comte Hermann !

Si nous insistons sur cette remarque, c’est que les époques agitées, où flottent dans le doute et dans le vide les notions du bien et du mal, sont justement celles où l’on doit le plus obstinément maintenir les principes invariables et sacrés. Où en serions-nous, s’il fallait regarder une pareille œuvre comme inspirée par un spiritualisme sincère à une imagination purifiée, par cela seul que deux amans, brûlant l’un pour l’autre d’une flamme criminelle, résistent à l’entraînement de leur cœur, et ne déshonorent pas tout-à-fait l’homme généreux à qui ils doivent tout ? M. Dumas, nous en sommes sûr, ne s’est pas ajouté lui-même de ce qui manquait à son drame pour réaliser cette perfection morale que signalaient si complaisamment ses amis et sa préface : Est-ce dépravation d’esprit ou de cœur ? Non ; c’est quelque chose de moins coupable et de plus triste : c’est une sorte de naïveté bizarre, un contentement de soi si intrépide, que, ne vivant, ne conversant jamais qu’avec lui-même, il prend volontiers pour des lois universelles et absolues ce qui n’est, hélas ! Que l’amélioration très relative de ses anciennes allures dramatiques. C’est une illusion du même genre qui lui fait probablement regarder comme digne de Schiller et de Goethe, du chaste ou poétique langage de Thècla et de Mignon, le mystique pathos qu’ont sans cesse sur les lèvres le comte Hermann, Karl et Marie. Un style pareil suffirait à gâter un chef-d’œuvre ; ce ne sont que « chastes créatures de Dieu s’élevant vers le trône de l’Eternel, — anges gardiens prêts à recevoir deux ames pareilles à deux blanches colombes, et à les porter ensemble sous les regards du Tout-Puissant. » Jamais on n’entendit retentir, dans un cliquetis de métaphores vulgaires, plus de foudres, d’éclairs, de vagues tumultueuses ; jamais on ne vit reluire sous un miroitement de phrases prétentieuses plus d’étoiles, de perles, d’azur, de lacs, de chérubins, de larmes et de diamans. J’entendais dire que c’était là de la couleur ; c’est tout au plus de l’enluminure.

Ce style, nous le retrouvons encore, mais revu et augmenté, dans cette malencontreuse préface dont il faut bien dire quelques mots, puisque l’auteur en a fait le programme de ses intentions dramatiques, et que, sans ces quatre pages, il eût été possible aux profanes d’ignorer toujours le sens véritable du Comte Hermann. M. Dumas, qui, dans son drame, invoque avec une obstination si verbeuse les anges gardiens de ses personnages, eût bien dû songer un peu au sien, et le prier de lui épargner une étourderie qui a failli engloutir dans une immense risée le succès et l’émotion de la première soirée : nous n’abuserons pas de cette préface, dans laquelle l’auteur s’est montré à son insu plus impitoyable envers lui-même que ne l’eussent été ses plus acharnés ennemis. Nous ne relèverons pas cette suite de divagations incroyables d’où résulte clairement un fait : c’est que Dieu n’a permis la chute successive de Napoléon, de Charles X et Louis-Philippe que pour que M. Dumas arrivât à écrire le Comte Hermann, d’après cette vérité que M. Dumas proclame : « l’art est tout, » et à laquelle il ajoute tout bas, dans le langage de Louis XIV : « l’art, c’est moi. » Non ; de pareilles remarques sont trop faciles, pour qu’il y ait du mérite à les faire ; de semblables ridicules sont trop visibles pour qu’il soit piquant de les signaler. L’épigramme se tait, la malice rend les armes devant cette vanité colossale, et nous n’aurions rien dit de cette préface, s’il ne s’y révélait le symptôme particulier d’une maladie générale, et si l’on n’y trouvait, sous un travers individuel, un enseignement utile.

Dans la préface du Comte Hermann, comme dans une foule d’incidens de la vie littéraire de M. Dumas, on rencontre, sous une forme moins déguisée encore et plus naïve que chez tout autre, ce personnalisme, cette habitude constante de n’étudier qu’en soi seul les divers phénomènes de la vie intellectuelle et morale. Cette traduction permanente de l’ensemble du monde idéal par ses propres idées, cette façon de ramener à ses propres impressions tout ce qui émeut, attriste ou charme l’humanité, cette contemplation de soi dans les autres, a eu, hélas ! sur les destinées de notre siècle, une influence plus funeste et plus grave que celle que nous nous proposons de constater ici. En élargissant notre point de vue, peut-être y trouverions-nous en germe l’explication de bien des malheurs, la solution de bien des problèmes : le rapetissement progressif des caractères, l’absence de dévouement, d’héroïsme de courage sincère, le salut de tous sacrifié, jeté au vent, livré aux plus capricieux hasards, pour satisfaire l’intérêt, l’ambition ou la vanité de quelques-uns. Mais, en bornant nos aperçus aux questions qui nous préoccupent d’ordinaire, n’est-il pas permis de chercher, dans ce personnalisme opiniâtre, la raison d’un fait que nous avons souvent déploré : la stérilité, la décadence de l’art dramatique dans notre siècle ? Qu’on ne s’y trompe pas ; qu’on ne s’empresse pas trop de sourire de la direction un peu frivole que nous donnons à une question aussi sérieuse. Tout se tient, tout se lie dans la physionomie morale d’une époque, et peut-être la sublime modestie de Turenne s’explique-t-elle par la simplicité sublime de Corneille.

Nous n’hésitons pas à le dire : si notre siècle, riche en génies, en facultés d’un autre genre, a vu dégénérer et décroître l’art dramatique ; si le théâtre moderne attend encore le talent original qui doit lui rendre la splendeur et la vie, c’est que le poète dramatique doit, avant tout, vivre hors de soi, s’absorber dans l’harmonie générale de l’humanité et de son temps, et en résumer les traits caractéristiques dans une œuvre qui est à tous, mais qu’il fait sienne par la concentration puissante de son génie. Cela est si vrai, qu’une sorte d’ombre et de mystère couvre le berceau des poésies dramatiques, effaçant la renommée des hommes dans le rayonnement des œuvres. Quels sont, dans les temps modernes, les trois plus grands poètes, les trois plus sérieuses gloires du théâtre ! Shakspeare, Corneille, Molière. Le premier dont la biographie est à peine connue, même en Angleterre, qui a exercé des professions infimes, dont la vie est entourée d’un nuage, que tout l’éclat de ses chefs-d’œuvre n’a pu dissiper et de qui Walter Scott a pu dire, en nous le montrant respectueusement incliné devant les courtisans d’Elisabeth : « L’immortel saluait les mortels. » Le second envers qui Dangeau se crut quitte en inscrivant un soir sur ses tablettes : « Le vieux bonhomme Corneille est mort par ses comédies. Le troisième enfin, qui demeura jusqu’à trente-huit ans égaré, perdu dans les rangs obscurs et aventureux d’une troupe de comédiens de province, et que Louis XIV trouva assez chétif pour pouvoir, sans danger pour son ombrageuse grandeur, condescendre et se familiariser avec lui. Eh bien ! Ces trois poètes n’ont été si grands que parce que, grace à leur origine, à leur position, aux tendances de leur caractère et aux allures de leur siècle, ils ont put tenu dans le monde une place aussi petite, y laisser une trace aussi faible que devait être immense et glorieuse, plus tard, la place de leurs ouvrages et la trace de leur génie ; parce qu’ils ont pu disparaître, s’effacer, s’oublier constamment dans l’étude de leur modèle, et qu’aucun ombre de personnalisme ne venait se placer entre leurs regards et cette grande famille humaine qui devait leur fournir des types ineffaçables et immortels. On pourrait dire que c’est à Racine que la corruption commence à poindre, ou du moins à se laisser pressentir, si un pareil mot pouvait convenir à propos de cette muse enchanteresse. Ce qui est vrai, c’est que, chez. Racine, on sent déjà, on devine le poète, le poète moderne, avec quelques-unes de ses faiblesses. C’est avec Voltaire que le personnalisme s’installa décidément, sur le théâtre ; aussi est-ce avec lui que décroît et tombe la véritable poésie dramatique, car ses tragédies, on l’a remarqué depuis long-temps, ne sont pas des drames ; ce sont des plaidoyers habiles, éloquens, pathétiques, personnifiés dans des caractères faux, et empruntant à des intrigues romanesques une sorte d’entraînement factice.

Et cependant Voltaire chez.qui le bon sens dominait tout quand la passion ne l’aveuglait pas nous paraît aujourd’hui, à distance, un modèle d’abnégation et d’oubli de soi-même, quand nous le comparons aux poètes de notre siècle. Voyez lord Byron, le premier en date et en génie ! Comme ses facultés, si brillantes quand il teint de ses couleurs les aspects de la nature, les enivremens de la jeunesse, de l’amour et de la beauté, perdent de leur force et de leur éclat, quand cet esprit si personnel veut mettre en jeu des passions vraies et des caractères réels à travers les péripéties du drame ! Le génie de Goethe est plus compréhensif ; il sait mieux s’abstraire de lui-même, ou, s’il s’y replie dans une sorte de contemplation solitaire, c’est pour faire de cette étude, patiente un moyen d’arriver à des notions générales ; ce n’est plus lui, c’est l’humanité que Goethe observe en s’observant. Aussi, bien qu’il manque de jet et de mouvement dramatique, a-t-il écrit pour le théâtre des œuvres qu’on n’oublie point, et pourtant qu’il y a loin, comme vérité humaine, de Gœtz de Berlichingen à Richard III, de Faust à Hamlet ! Mais c’est en se rapprochant encore plus de notre époque que l’on apprend jusqu’où peut aller cette disposition maladive, si énervante pour l’intelligence en général, pour le génie dramatique en particulier, et qui accoutume le poète à ne plus regarder au dehors, à s’enfermer dans sa pensée, à faire de son ame quelque chose de pareil à ce miroir enchanté des contes de fées, où les princes amoureux croyaient sans cesse voir l’objet de leurs tendresses. Hélas ! de qui le poète aujourd’hui est-il amoureux, si ce n’est de lui-même ? Nul n’a poussé cet amour plus loin que M. Dumas,’et quand nous l’avons vu, l’autre soir, résumer en quelques lignes emphatiques la synthèse de notre époque, chercher dans nos orages, nos agitations et nos malheurs, une auréole pour le Comte Hermann, et nous donner ce drame émouvant, mais incomplet, pour la révélation d’une nouvelle forme dans l’art, d’une phase nouvelle dans le culte du beau, nous avons compris comment M. Dumas avait failli compromettre, par sa préface, le succès de sa pièce, et comment, avec d’incontestables facultés dramatiques, il ne laissera, après tout, au théâtre rien de solide et de durable.

C’est encore un talent bien personnel que celui de Mme Sand, quoique doué d’un sentiment plus élevé, plus pur, plus exquis. Ce sentiment, on le retrouve jusque dans ses œuvres les plus défectueuses ; il a survécu heureusement à ses écarts les plus déplorables. N’est-ce pas une des surprises, des rares bonnes fortunes de notre triste époque littéraire d’avoir vu fleurir sur les gouffres révolutionnaires, au milieu des secousses d’une ame égarée par les passions et le sophismes de son temps, ces trois gracieuses et naïves fleurs des champs, la Mare au diable, François le Champi, et la petite Fadette ? Ces trois fraîches pastorales, qu’on dirait écloses, sous un sourire de printemps, dans une imagination calme et recueillie, sont venues fort à propos remplir la lacune que menaçaient d’établir dans le talent et la renommée de Mme Sand ses romans socialistes. Peut-être un observateur ombrageux pourrait-il trouver encore à la chicaner sur cette prédilection pour les mœurs champêtres, pour les vertus et les grandeurs abritées sous le chaume, voire pour ce patois berrichon que Mme Sand a toit de préférer à cette langue française qu’elle parlait autrefois si bien. Peut-être se cache-t-il dans tout cela un peu de dédain ou d’antipathie pour les mœurs, les caractères et la langue de ces classes élevées qui n’ont jamais joué un très beau rôle dans les inventions de l’éloquent écrivain. Pourtant on se sent désarmé devant cette fraîcheur délicieuse d’inspiration et de couleur, cette émotion communicative qui va du paysage au personnage, et les unit, pour ainsi dire, dans un pittoresque et harmonieux ensemble. Ce commerce si intime et si sincère avec la nature, ces facultés descriptives toujours vraies, toujours renaissantes, cet art si réel et si caché d’éviter toute afféterie, toute fadeur dans des sujets où la moindre dissonance rappellerait Berquin et Florian, toutes ces charmantes qualités des trois récits dont nous parlons étaient assez difficiles à transporter sur le théâtre, et l’on pouvait craindre que cette vague senteur des traînes et des prairies ne disparût dans cette périlleuse épreuve qui n’admet rien que de précis et de nettement accusé. Pourtant le succès de Français le Champi a été très réel. Ce pauvre Champi, cet enfant trouvé, revenant au moulin de sa bienfaitrice, d’où il a été chassé autrefois par la jalousie d’un mari brutal et libertin, y rapportant l’aisance et la santé, son trouble en face de cette femme qui ne l’aime que comme un fils et qu’il ne croit aimer que comme une mère, ses innocentes roueries pour déjouer les manœuvres de la méchante Sévère, la coquetterie inquiète de Mariette, le personnage de Jean Bonn in, ce type du paysan à la fois bête et madré, dont la finesse et le bon sens rustique se révèlent peu à peu sous sa grosse enveloppe de bêtise, tout cela forme un ensemble qui n’est pas précisément un drame, mais qui intéresse, attache, attendrit. Il y a même dans la gaucherie de ces scènes un peu décousues, dans la simplicité de ces effets obtenus par des entrées ou des sorties un peu complaisantes, quelque chose qui s’accorde bien avec le ton général du tableau, une absence de métier qui ne déplaît pas, une saveur rustique qui ne manque pas de charme. En somme, si ce succès n’est pas très concluant, s’il ne prouve pas encore que Mme Sand soit un poète dramatique, on doit se féliciter qu’une œuvre si calme, si reposée, Si étrangère au mouvement et aux combinaisons ordinaires, ait été accueillie avec tant d’intelligence, de sympathie. Seulement, nous croyons que Mme Sand, après avoir popularisé par le théâtre un de ses trois charmans récits, ne doit pas pousser plus loin cette veine, que cette étude du vieux patois de nos campagnes, bien que curieuse et habilement faite, lasserait à la longue, et qu’après tout l’auteur d’André et de Valentine n’a pas assez à se plaindre de la langue française pour lui garder si long-temps rancune.

Si nous voulions poursuivre jusqu’au bout notre théorie du personnalisme appliqué au théâtre moderne, nous le retrouverions encore dans le drame de M. Gozlan et dans la Bohême de M. Mürger. M. Gozlan possède un talent original, une individualité fort tranchée qu’il s’occupe peu de dissimuler lorsqu’il a à faire parler ou agir des personnages dramatiques. Grande dame et fille du peuple, escroc et homme du monde, tous ses héros ont un langage paradoxal, recherché, ciselé, aux arêtes vives et saillantes, que l’on sent être le style habituel de l’ingénieux écrivain. Nous ferons un autre reproche à son drame de la Jeunesse dorée : c’est qu’il ment à son titre ; au lieu d’aborder hardiment et de front un sujet si réellement pris dans le vif de nos mœurs modernes, il ne nous donne qu’une série de romanesques aventures où l’on reconnaît les fâcheux résultats de l’association d’un esprit distingué, inventif, oseur, avec un dramaturge d’une habileté vulgaire. Certes il y avait un drame bien vrai, bien actuel à écrire avec la jeunesse dorée comme avec la Bohême, qui l’avoisine en maints endroits et parfois s’y entremêle. M. Gozlan n’a fait que côtoyer la première ; M. Mürger a-t-il tiré meilleur parti de la seconde ? En apportant ses impressions personnelles dans son premier ouvrage de théâtre, en déteignant sur ses héros, en leur donnant tout ce qu’il a de verve, de fantaisie, d’humour, d’heureux hasards d’imagination et de jeunesse, a-t-il trouvé dans cette familiarité intime avec le sujet et les incidens de sa pièce des élémens de vie et de succès durable ? Nous ne le croyons pas ; tout se borne pour cette fois à quelques causeries, brillantes, à quelques séances de bohêmes civilisés, plus riches de saillies que d’argent, transportées avec entrain de la mansarde dans le feuilleton, et du feuilleton sur la scène. Aussi en est-il un peu de cette pièce connue des mœurs qu’elle retrace : il y a beaucoup d’esprit, mais rien n’y tient ; on y meurt d’inanition entre deux bons mots ; on y passe son temps à courir après le superflu en manquant du nécessaire ; la broderie est charmante ; il ne s’agit plus que de la coudre à l’étoffe ; par malheur, l’étoffe n’existe pas. Et puis quelle étourderie d’avoir voulu mêler à la peinture de cette bohème que l’on connaît si bien une esquisse de ce monde que l’on connaît si peu ! quelle inconséquence, chez un fantaisiste, d’opposer une millième fois la grisette à la grande dame, d’humilier la coquetterie de l’une devant le dévouement de l’autre, de recommencer l’éternelle histoire de la consomption et du suicide par amour ! J’attendais mieux de M. Mürger, j’espérais quelque chose d’entièrement jeune, de tout-à-fait original de ce talent original et jeune, et je m’aperçois que sa muse me chante, sur un moins joli air et d’une voix moins délicate, la chanson de Bernerette. Bernerette ! voilà la fraîcheur, voilà la grace, voilà les enchantemens de la pauvreté amoureuse, de la jeunesse rayonnante de poésie et d’espérance ! Si M. de Musset est déjà un ancien, tant pis pour les jeunes ! ils ne font pas autrement que lui, et ils ne font pas aussi bien.

N’importe ! il y a quelque chose de si attrayant et de si aimable, même dans un semblant de jeunesse, de mouvement et de nouveauté ; il y a tant de charmes pour nos esprits fatigués d’agitation et de tristesse dans ce tableau de gaieté et l’insouciance, dans ce premier sourire de la vie à vingt ans, dans cette Impression de voyage à travers un pays bizarre dont tout le monde parle et que peu de gens connaissent, que l’on a accueilli cette Vie de Bohême avec une curiosité bienveillante ; quelques mots heureux ont fait le reste, et le tout a réussi. On a su gré à l’auteur même de ne pas avoir assez d’expérience pour faire une bonne pièce c’est un avantage sans doute ; toutefois nous n’oserions pas conseiller à M. Mürger d’en abuser trop souvent.

Ce n’est pas là, on le comprend, que nous pouvons nous arrêter et nous complaire : c’est déjà beaucoup, d’y sourire un moment avant de passer outre ; mais, dans ce temps si fertile en contrastes, en disparates de toutes sortes, ou trouve quelque plaisir, quelque variété piquante, à passer d’un extrême à l’autre dans les régions de l’intelligence, et, après avoir salué du regard ce rayon de poésie adolescente à travers-, la brume matinale, à revenir à quelque livre sérieux, à quelque œuvre d’une lecture substantielle et féconde, telle qu’on en écrit loin, bien loin de la Bohême. Cette complaisance de l’esprit moderne pour ses fantaisies et ses caprices, cette tendance même à s’y attarder un peu trop et à rester adolescent dans l’âge de la virilité donne, selon nous, plus d’importance et plus de prix encore aux travaux où se révèle le goût des fortes études, des recherches patientes, le désir sincère de faire profiter notre société et notre époque des enseignemens de l’histoire, des découvertes de l’érudition dans les archives du passé. Nous devons compter au nombre de ces publications trop rares le tableau de la France au temps des Croisades, par M. de Vaublanc[1]. L’auteur de ce livre ne dissimule pas ses sympathies pour ces temps chevaleresque qu’ont trop calomniés nos dédains et trop justifiés nos folies. En consacrant douze années de travail et d’étude à cette peinture de la France au XIIe siècle, en s’efforçant de faire jaillir la lumière du fond de ces lointains souvenirs, de nous montrer ce qu’étaient alors la société, la civilisation renaissante, l’état des sciences et des arts, le culte de la royauté, le véritable esprit chevaleresque, M. de Vaublanc n’a pas prétendu nous ramener violemment vers les siècles écoulés, nous contraindre à déplorer ou à maudire les progrès qu’ont faits depuis ce temps la société et l’humanité : il a voulu seulement replacer sous leur véritable jour les faits défigurés par les diverses écoles philosophiques ou révolutionnaires, constater que la féodalité ne fut pas la barbarie, que cette forte et puissante nourrice pouvait seule allaiter le genre humain redevenu enfant, et que c’est sous le souffle fécond de l’esprit féodal et chrétien qu’a pu naître et grandir cet esprit moderne, ingrat héritier, si enclin à oublier son origine. Cette tâche, dans la mesure et le ton qu’a constamment observés l’ingénieux et savant écrivain, n’a rien que de salutaire, surtout dans une époque trop semblable au dissipateur insensé qui se hâte de jeter au vent son patrimoine et laisse croire que ses ancêtres ne possédaient rien pour se dispenser d’avouer qu’il gaspille tout. Telle ne sera jamais la pensée de l’homme sage en tournant ses regards vers le passé et en les ramenant sur le présent. Comme M. de Vaublanc, il se dira qu’il y a une distinction capitale à faire, et que l’héritier spirituel honore ses aïeux, même quand il ne songe pas à les ressusciter.

C’est encore le fruit de longues et patientes recherches qu’a publié M. René de Bouillé sous le titre d’Histoire des Ducs de Guise. Ainsi que l’historien le remarque avec justesse, on avait droit de s’étonner que cette maison de Lorraine, si puissante, si illustre, si intimement mêlée à tous les événemens de son temps, résumant elle-même, dans sa physionomie vivement caractérisée, ce qu’offrent de plus dramatique ces dramatiques époques, n’eût pas encore les honneurs d’une histoire particulière, d’une monographie de famille, et ne figurât que dans des tableaux détachés on dans les histoires générales. Sur les pas de l’érudition bénédictine, M. René de Bouillé vient de combler cette lacune. Il nous rend, dans un cadre spécial, ciselé avec un soin d’archéologue, d’érudit et de grand seigneur, ces vigoureuses et énergiques figures, ces gigantesques factieux, comme il les appelle, ces hommes dont la destinée étrange fut de contrarier la royauté en se faisant les champions de l’absolutisme, de donner l’exemple de la résistance en défendant les bases primitives du pouvoir, et de préparer, par des luttes sanglantes, par des ambitions implacables, la réaction de la monarchie contre la noblesse féodale, œuvre habile mais dissolvante, à laquelle préluda Louis XI, qu’accomplit Richelieu, qu’acheva Louis XIV, et qui ne fut, en réalité, que le premier désarmement de la monarchie elle-même, bientôt menacée par les idées envahissantes et les préliminaires de révolution. Ce caractère des Guise, derniers représentans du moyen-âge, apparaissant dans le lointain de l’histoire, debout sur des ruines qu’ils défendent et qu’ils multiplient par leurs efforts mêmes, types d’une société qui meurt et dont ils accélèrent l’agonie en essayant de la sauver, ce caractère singulier, mis en relief par tant de grandes actions, d’émouvans épisodes et de péripéties tragiques, donne à leur histoire un intérêt à la fois politique et romanesque dont M. de Bouillé s’est emparé avec bonheur, et qui désigne son livre aux sympathies de tous les lecteurs sérieux. Nous ne lui adresserons qu’une critique, c’est d’avoir fait parfois de l’érudition trop consciencieuse, trop détaillée, d’être trop resté ou trop devenu bénédictin, de n’avoir pas assez profité de ses avantages d’homme d’esprit, d’écrivain ingénieux, des ressources mêmes que lui offrait sa science, pour condenser davantage ses récits, pour les concentrer de temps à autre, et les fixer en une forme vive, concise, où un trait résumât le groupe, où un mot résumât l’idée.

Pouvons-nous songer à cette faculté précieuse de concentration et de netteté, à ce talent de ramener à quelques lignes essentielles et ineffaçables les flottans horizons de l’histoire, sans que le nom de M. Mignet arrive irrésistiblement sur nos lèvres ? L’éminent écrivain vient de conquérir un nouveau titre, à cette renommée si pure, si incontestée, que lui a faite un talent demeuré sobre, littéraire et délicat au milieu des séductions et des ivresses de son temps. L’éloge de M. Rossi restera parmi les morceaux les plus achevés qui soient sortis de cette plume, dont la parcimonie ingénieuse devrait faire rougir tant de prodigues. Que de richesses et d’écueils, que d’intérêt et de péril dans la biographie de cet homme illustre, cosmopolite de la liberté sage, de la civilisation élégante, pèlerin enthousiaste de toutes les conquêtes de l’intelligence moderne, devenant le martyr de ce qu’il a cru, la victime de ce qu’il a aimé, et trouvant mort glorieuse dans l’excès criminel et insensé de tout ce qu’avait recherché sa vie ! Ne dirait-on pas ces sublimes inventeurs du moyen-âge tués par une découverte pour laquelle leur siècle n’était pas mûr, et condamnés par le fanatisme avant d’être discutés par la science ? Quel tact, quelle sûreté de main ne fallait-il, pas pour apprécier sans injustice les idées qui avaient occupé une pareille vie, pour en séparer sans violence les passions qui avaient causé une semblable mort ? Cette tâche si délicate et si périlleuse n’a servi qu’à faire mieux ressortir l’art exquis et profond du panégyriste, l’élévation et la finesse de son esprit, la pénétrante justesse de ses réserves, et cette équité magistrale qui ne consent jamais à destituer le l’intelligence et la liberté, parce que l’on commet en leur nom des crimes ou des folies.

Selon nous, il y a là une mesure, un point difficile, mais important à fixer, et que doivent soigneusement maintenir tous ceux qui, comme M. Minet ont mérité, par la sage économie, par l’habile distribution de leurs facultés éminentes, que l’on adoptât l’autorité de leur exemple et de leur parole. Sans doute, pour les esprits extrêmes, prompts le l’abattement ou à l’aigreur, c’est chose tentante aujourd’hui que de remonter vivement le courant, de rompre avec le présent par peur de l’avenir de renier ce qu’on a affirmé, d’affirmer ce qu’on a nié, de chercher enfin, d’une main toute tremblante des secousses révolutionnaires, à renouer la chaîne des sociétés et des intelligences au vieil et fragile anneau qu’ont brisé les révolutions. La tentation est grande, nous l’avouons : le parti serait-il sage ? y gagnerait-on un retour impossible vers ce qui n’est plus, une halte inespérée sur un sol bouleversé par les orages ? Non ; ce serait seulement fournir aux passions qui ont tué M. Rossi, et qu’a flétries M. Mignet le prétexte qu’elles invoquent sans cesse pour combattre une réaction par des violences nouvelles ; ce serait donner aux idées progressives un motif pour n’épargner rien à qui leur refuse tout. La vraie sagesse, l’élévation réelle, dans un temps comme le nôtre, consiste à la fois à lutter contre des entraînemens trop grossiers pour jamais séduire les esprits d’élite, et à se préserver de ce vertige qui, en face de tant de gouffres ouverts, fait aisément prendre l’horizon pour l’abîme. Heureux ceux qui conservent, dans ces instans d’étourdissement et de crise, le regard assez net, le pied assez ferme, pour distinguer ce qu’il est si facile et si périlleux de confondre ! Heureux surtout ceux dont la vie, le talent et les ouvrages forment, dans leur ensemble harmonieux et mesuré, l’éloquente réfutation de tout ce qui égare l’esprit moderne et de tout ce qui peut le décourager !


ARMAND DE PONTMARTIN.

  1. 4 volumes in-8o, chez Techener, place du Louvre, 12.