Revue littéraire - 28 février 1861

Revue littéraire - 28 février 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 263-264).


JOSEPH DROZ ET SES ECRITS[1]

La vie d’un homme de bien racontée par un homme de bien, tel est le mérite, tel est aussi le charme de la notice consacrée par M. de Bonnechose à la vie et aux écrits de M. Droz ; elle accompagne heureusement la nouvelle édition de son principal ouvrage, l’Histoire du règne de Louis XVI. Dans un cadre étroit, qui ne pouvait guère dépasser les bornes d’une introduction, M. de Bonnechose a rendu attachante et instructive l’étude dans laquelle il fait revivre M. Droz au milieu de tous ses contemporains, en le suivant dans les voies si diverses où il s’est successivement engagé : tour à tour soldat, professeur et écrivain, moraliste, économiste et historien, ami de la philosophie et plus tard chrétien fervent, entré dans la vie active aux débuts de la révolution française et ayant survécu de deux ans à la ruine de ces institutions constitutionnelles qui semblaient en être le couronnement. H. de Bonnechose aime à peindre la société dans laquelle M. Droz passa les années de sa jeunesse, accueilli avec faveur dans ces libres réunions de gens du monde et d’écrivains que rapprochaient le goût des choses de l’esprit, les liens de la sympathie et de l’estime. Moins préoccupé de lui que des autres, il était digne d’avoir des amis ; il en eut plusieurs et les choisit de manière à les conserver jusqu’à la fin. Au lendemain des journées néfastes que la convention et le directoire avaient fait traverser à la France, lorsqu’elle n’entendait plus que le bruit des armes, qui semblait couvrir toutes les autres voix, on aime à rencontrer ces hommes de lettres, — Cabanis, Ducis, Andrieux, Picard, Lémontey, — rapprochés les uns des autres, détachés de toute ambition bruyante, jaloux de perpétuer par leurs entretiens et leurs ouvrages les dernières traditions des brillans salons du XVIIIe siècle.

Ce fut dans cette douce atmosphère que M. Droz écrivit son premier ouvrage important, l’Essai sur l’art d’être heureux. Nul ne pouvait mieux développer cette théorie du bonheur qui semble échapper aux préceptes. Sa vie bien réglée, exempte de passions, de mécomptes et d’infortunes, éclairée d’un rayon de renommée sans être troublée par l’ambition, remplie par les joies pures d’un amour partagé, lui permettait de chercher dans sa propre histoire le fondement d’une science sur laquelle il se faisait peut-être illusion. Sans méconnaître la grande part que l’homme peut avoir à la direction de sa destinée terrestre par le bon emploi qu’il fait de sa liberté, il ne faut pas non plus se dissimuler que les plus savans calculs, les efforts les plus persévérans ne suffisent pas à la félicité d’ici-bas et ne protègent pas contre les rigueurs du sort ou les terribles surprises du malheur. Aussi M. Droz avait-il donné l’exemple plutôt que les préceptes d’une vie heureuse ; ramené à ces proportions, son traité n’en avait pas moins une valeur que M. de Bonnechose a finement appréciée, et il ouvrit sous des auspices favorables la voie au jeune écrivain.

Un nouvel ouvrage, le Traité de la philosophie morale, dans lequel M. Droz examine en historien les nombreux systèmes des grands moralistes, et en fait ressortir les plus salutaires règles de conduite qui sont comme le résumé de la sagesse antique, appela sur l’auteur les suffrages de l’Académie française. Après l’avoir couronné, elle pensa qu’elle pouvait lui ouvrir ses rangs. M. Droz, en obtenant un tel honneur, n’avait pas seulement recherché une récompense, mais une charge, et il reprit avec plus d’ardeur la tâche qu’il s’imposait de donner à ses contemporains de nouveaux enseignemens. Son Traité de la morale appliquée à la politique était, comme il le disait lui-même, le legs d’un homme qui avait vu des révolutions ; il le faisait paraître sous le gouvernement de la restauration, à une époque où un tel écrit ne semblait plus être une satire et répondait aux nobles espérances, aux vues loyales d’une nouvelle génération qui faisait alors l’apprentissage sérieux des libertés publiques, inaugurées par la charte de 1814. Ce furent les mêmes pensées saines et élevées qu’il transporta dans son Manuel de l’économie politique, resté justement populaire, et dans l’ouvrage qui perpétuera le plus sûrement son nom, l’Histoire du règne de Louis XVI. C’est dans ce grand travail, préparé pendant vingt-cinq ans, que M. Droz a recherché, par l’étude attentive et impartiale des événemens et des hommes, si l’on pouvait prévenir ou diriger la révolution française. Il y a démêlé avec une rare sagacité les fautes de tous les partis qui précédèrent de si près les crimes du parti terroriste, et il les a jugées sans aucune faiblesse, écartant d’une main ferme cette commode et menteuse excuse de la nécessité inventée à l’usage des lâches ou des scélérats, et rendant ainsi sans cesse aux acteurs la liberté de leur conduite, qui fait la moralité de l’histoire. M. de Bonnechose, qui a lui-même, dans sa remarquable histoire de l’Angleterre, suivi les destinées plus heureuses du peuple anglais, était mieux préparé que tout autre à faire apprécier l’ouvrage de M. Droz. Sa notice s’achève par des pages pleines d’émotion, où il raconte comment l’expérience de la vie, attristée par ces séparations douloureuses qui font sentir au cœur de l’homme le besoin d’une croyance, ramena M. Droz, dans ses dernières années, aux doctrines et aux pratiques de la foi chrétienne. Toujours préoccupé du bien de ses semblables, M. Droz leur laissa pour ainsi dire son testament dans les Aveux d’un philosophe chrétien et dans ses Pensées sur le christianisme. Aujourd’hui plus que jamais, il était opportun de ramener l’attention sur une vie si utilement employée et si honorablement écoulée, dans laquelle l’homme et l’écrivain se complètent pour donner les plus fortifians exemples contre les abaissemens de l’esprit et les défaillances du caractère.


ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.


V. DE MARS.

  1. Notice sur Joseph Droz, par M. de Bonnechose, suivie d’une nouvelle édition de L’Histoire du règne de Louis XVI ; Paris, veuve Jules Renouard.