Revue littéraire - 14 octobre 1849

REVUE LITTÉRAIRE.




LE THÉÂTRE. — LES ROMANS.




Le spectacle qui se présente à nos regards offre un phénomène particulièrement triste à l’observateur. La politique, qui, par nature, vit de tradition, qui malgré les passions dont elle se complique, suppose dans ses développemens une certaine logique, dans le but qu’elle poursuit une certaine fixité, la politique, à ne prendre même les choses que depuis ces derniers temps, déconcerte l’attention la plus vigilante par la brusque mobilité de ses changemens à vue. L’art, au contraire, empire naturel de l’esprit d’innovation et de l’audace entreprenante l’art, qui ne vit qu’à la condition de se transformer sans cesse, l’art reste immobile ! Là des révolutions sans cesse, ici un statu quo qui ne parait pas toucher à sa fin. Là une pensée impatiente d’avenir qui se cherche elle-même à travers les ténèbres de la guerre intellectuelle et le sang de la guerre sociale, ici une mémoire éprise du passé qui ne se lasse pas de tourner dans le cercle d’une énervante imitation. Nous n’avons en vue ici que la situation littéraire. Eh bien ! nous le demandons, non par boutade de pessimiste, mais en témoin attristé d’un fait qui saute aux yeux : quel signe de vie a donné la littérature depuis dix-huit mois ? Tout est changé ; a-t-elle changé ? La production s’est ralentie ; la qualité a-t-elle d’un degré élevé son niveau ? A-t-elle montré tant soit peu qu’elle vivait de la vie commune, que, lorsque l’arbre entier frémissait sous le vent des révolutions, elle aussi se sentait palpiter et frémir ? Nous serions trop heureux vraiment d’avoir à consigner ici l’espérance d’un pareil réveil ; il nous plairait infiniment plus d’entonner l’Alleluia que le De profundis. Mais quoi ! la réalité n’est-elle pas là ? Est-ce la faute de la critique, attentive à épier les moindres symptômes d’espérance, si, loin d’avoir à signaler la nouvelle arche qui porte les destinées et les germes précieux de l’art futur, elle n’aperçoit même pas une barque que ses yeux n’aient vue cent fois, qui n’apparaisse bariolée de couleurs que nos pères ont pu contempler plus fraîches, plus éclatantes, et qui ne soit chargée de marchandises de contrebande et de produits avariés !

Encore si, pour raviver l’émotion, nous avions à raconter quelque orage : mais non, pas même le plus petit grain qui rompe avec l’immobilité ordinaire. C’est bien toujours le même ciel grisâtre, la même atmosphère paisible, le même flot lourd et monotone. On a répandu le bruit qu’un trône avait été brisé en trois heures, qu’une forme de gouvernement avait été renversée en moins de temps qu’il n’en faut aux démolisseurs pour mettre bas la maison du plus modeste habitant ; qu’une guerre civile épouvantable s’était levée sur Paris et sur la France, que les vérités les plus fondamentales avaient été livrées à la double attaque du sophisme et des balles ; on a dit que ces événemens avaient eu lieu, que tous ces poèmes, que tous ces drames faits de paradoxes et de larmes avaient passé sous nos yeux, et il y a eu toute une classe, d’hommes qui s’est refusée obstinément à y croire, qui n’y croit pas encore, qui y croira Dieu sait quand ! C’est la classe, de ceux qu’on appelle et qui s’appellent eux-mêmes l’avant-garde de la civilisation, les éclaireurs du progrès, les écrivains d’imagination les poètes ! La tempête qui a renversé une monarchie et ébranlé tous les trônes de l’Europe n’a pas même fait réfléchir les rois du feuilleton. Ces respectables souverains tant ils se sentaient bien assis ! ont cru qu’il suffisait de la vieille expérience pour faire face à des nécessités nouvelles. Ils se flattent d’échapper aux réformes ; ils espèrent que leurs féaux sujets ne leur demanderont pas davantage, et leurs féaux sujets qui semblent avoir pris pour devise le mot d’Horace, nil admirari, ne paraissent pas jusqu’à présent leur avoir donné tout-à-fait tort.

Quant au théâtre, il semble bien décidément préférer l’ancien régime au nouveau. Il n’a pas eu à devenir réactionnaire ; c’était fait depuis long-temps. Loin de devancer l’avenir, ne se faisait-il pas, sous le roi Louis-Philippe, Athénien, Romain, contemporain de Louis XIV et de Louis XV, tout, excepté Français du XIXe siècle, témoin et peintre du règne de la bourgeoisie ? À la monarchie constitutionnelle il n’empruntait qu’un trait qu’il savait d’ailleurs fort mal s’approprier, je veux dire la recherche du mouvement allié à la sagesse dans un certain mélange d’élémens qui n’arrivaient qu’à former un tout des plus équivoques. Cette physionomie de la veille, il l’a gardée. Entrez à ce théâtre, dit, nous ne savons pourquoi, de la République ; ouvrez les yeux et prêtez l’oreille. Où donc, vous demandez-vous, où donc est la république ? Où se cache la révolution ? Ce ne sont que soubrettes et cornettes, que duchesses et paniers, que marquis et cheveux poudrés, que subtilités prétentieuses, bavardage raffiné, clapotage interminable, persiflage et papillotage d’un autre temps. M. Pierre Leroux aurait-il raison ? Les grands-pères revivraient-ils dans leurs petits-fils ? Les jeunes auteurs de ces antiquités seraient-ils par hasard de vieux courtisans de Versailles, reparaissant en pleine république et protestant à leur manière ? O illusion de ceux qui se croyaient à l’abri de toute illusion ! N’avions-nous pas en un moment la pensée que ce vent révolutionnaire, qui a brisé tant de choses fortes et menacé tant de choses saintes, dissiperait toute cette vapeur de parfums, emporterait cette odeur de boudoir, soufflerait sur cette poudre surannée de perruques centenaires ? Que nous étions ingénus !

Selon Dieu, nous comprenons à merveille qu’un mouvement qui s’est opéré au nom des intérêts matériels, au nom de questions de boire et de manger n’ait pas une bien grande fécondité littéraire. Pour communiquer la vie, la première condition c’est de l’avoir. Comment la pensée d’un temps à qui l’ame fait défaut inspirerait-elle la poésie ? La plus philanthropique question de pot-au-feu ne s’élèvera jamais à la hauteur d’une poétique, nous le savons, et il faut un grand fonds de confiance pour s’imaginer que la muse moderne trouvera son Ithaque ou son Italie dans la portion congrue. Le moment où le petit Ascagne peut enfin satisfaire son appétit et manger ses tables, suivant la parole de la pythonisse, serait en vérité une conclusion trop singulière à l’Enéide. Une Iliade et une Odyssée qui ne connaîtraient d’autres inspirations, d’autres récits, que la coupe joyeuse qui circule à la table du vieux Laërte et que les repas des guerriers sous la tente, ne seraient pas des poèmes dignes d’intérêt, même aux yeux des habitans du phalanstère. La gamelle ne saurait devenir un idéal. Et cependant, pour balancer ces excuses d’un art en défaillance, quels spectacles inspirateurs ! quelle lutte, à quelque point de vue que vous vous placiez, de l’ordre et du désordre, du vrai et du faux ! Que de lumières qui s’éteignent ou pâlissent ! que de phares qui s’allument ou du moins semblent poindre à l’horizon ! Êtes-vous de ceux qui espèrent au-delà même de toute raison ? Quel Eden doit vous apparaître à travers le brouillard de poussière et de sang qui s’élève entre le présent et l’avenir ! Êtes-vous de ceux qui se lamentent et qui regardent la société comme un navire près de sombrer ? Les traits de feu d’un Ezéchiel, la poésie en deuil d’un Jérémie, les terribles tableaux d’un Alighieri, ne sont-ils donc pas de mise, et pourraient-ils paraître exagérés, soit pour marquer au front la Jérusalem impénitente qui s’obstine à mourir, soit pour exprimer dignement cet enfer social d’où l’espoir même doit être banni ? Êtes-vous d’une plus douce humeur, d’une complexion plus accommodante ? Les travers de l’humanité vous frappent-ils plus que ses calamités ? La triste expérience des choses vous dispose-t-elle plus au sourire qu’aux larmes ? Du moins êtes-vous enclin à cacher les sérieuses convictions de votre esprit, la plaie saignante de votre cœur sous le voile transparent de l’ironie ? Eh bien ! pourquoi allez-vous demandant la comédie à tous les échos du passé, au XVIIIe et au XVIIe siècle, à la poussière des bibliothèques, au fantôme grimaçant d’un monde qui n’est plus ? Regardez, regardez à vos pieds, autour de vous, et voyez-la ; qui coule à pleins bords, cette comédie intarissable, cette ample comédie aux cent actes divers, dont les ondes reflètent toujours de nouveaux visages, sollicitant incessamment l’œil, et la main qui doivent saisir la mobile image, et fixer les fugitifs contours près de se confondre au souffle des révolutions nouvelles !

Si une partie du domaine littéraire pouvait tirer quelque renouvellement des événemens politiques, assurément c’était le théâtre. Que disaient avant février ceux qui maintenant gardent le silence ou continuent à suivre le chemin banal ? Nous ne l’avons point oublié : — Oh ! si l’on pouvait toucher aux abus et aux personnes, si tout ce qui est constitué voulait bien consentir à se laisser jouer par la comédie, que d’Aristophanes tout prêts à s’élancer, le rire sur les lèvres, le fouet de la satire à la main ! que de Shéridan destinés à illuminer la scène française d’un rayon plus pénétrant et plus âpre ! que de Beaumarchais n’attendant que l’occasion pour éclater en œuvres hardies et triomphantes ! — Cette liberté inattendue du fus atque nefas, elle arriva, on sait comment. Le public attentif et bienveillant, malgré les sombres distractions du dehors, prêta l’oreille, d’autant plus disposé à se montrer tolérant pour bien des licences qu’il y avait plus d’hommes et plus de choses dont il n’eût pas été fâché de tirer en riant quelque petite vengeance. Un auditoire presque tout entier de l’opposition et d’avance en complicité avec l’auteur, quelle bonne fortune pour la comédie politique ! quelle place admirable à prendre, si elle eût su s’en emparer ! À peine quelques théâtres répondirent-ils à l’appel, ceux-là que l’on nomme les petits théâtres. Je ne me demande pas si le succès fut réel, tant la masse avait besoin de trouver un aliment littéraire à ce besoin de critique qui l’agitait ! Avide d’allusions, le public alla battre de mains à des œuvres qui n’avaient lien de commun avec l’art, mais qui répondaient tant bien que mal à sa pensée. Quant à la grande scène, quel enseignement, quel parti tira-t-elle du mouvement extérieur, et de la disposition générale ? Si ce n’est un chant exprimant la pensée d’un autre âge, si ce n’est la Marseillaise faisant son apparition sous les traits d’une Hermione travestie en citoyenne, quel bruit vint avertir ces tranquilles échos que la liberté illimitée était enfin délivrée du vautour rongeur de la tyrannie ? Chose triste et piquante, assez ordinaire toutefois, il se trouva que ceux qui se plaignaient que la censure leur coupât les ailes n’avaient pas d’ailes. Quand la liberté de tout dire leur eut été laissée, ces bouches prodigues de promesses n’avaient rien de plus à dire que la veille. Comédie de plus donnée par la réalité parmi tant d’autres comédies non écrites !

Je n’en doute pas pourtant, il n’est pas jusqu’au plus épuisé des genres, jusqu’à la tragédie, qui n’aurait pu gagner au mouvement passionné du dehors. La politique prise sur le fait pouvait éclairer l’histoire. Nos pères peignaient par la divination du génie, aidée de l’étude des annales, les révolutions qu’ils n’avaient pas vues. Le sort nous a prodigué l’expérience. Nous avons pu toucher de près ce qu’ils ne faisaient que pressentir ; nous avons nous-mêmes mesuré l’abîme où ne plongeaient que leurs regards. Ce qui nous paraissait chez l’historien tableau trop distrait, peinture exagérée, boutade chagrine, s’est vivifié, réalisé, justifié. Pour peindre le passé éclairé par le présent, ce ne sont pas les couleurs qui manquent : le peintre seul fait défaut. Est-il permis du moins de l’entrevoir ? À défaut de Corneille, avons-nous un Rotrou ? Non, nous n’avons que des Jodelle. Je jette les yeux sur les derniers produits de la scène, et là j’aperçois, comme un point, parmi tant de chefs-d’œuvre qu’une semaine apporte et enlève, une pièce intitulée la Chute de Séjan. Je doute que l’ame ignoble du ministre de Tibère puisse devenir aisément la matière d’un drame. Il est peu probable que le talent s’aventurerait à tirer une tragédie de cette fange. Cependant, l’aventure tentée, l’étude approfondie des révolutions pourrait fournir plus d’un trait profond et accusé. À défaut de Jules César et de Richard III, il n’était pas exorbitant, d’après les données, d’espérer une forte étude dans le goût du Tibère de Marie-Joseph Chénier. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Une tragédie tatouée, peinte de toutes les couleurs, où Marion heurte Andromaque, où le Charles-Quint d’Hernani apprend la politique et la philosophie au Séjan de Juvénal, la fantaisie faussant l’histoire, Triboulet commentant Tacite.

O comédie, comédie qui nous presses et qui nous enveloppes, ô comédie, où n’es-tu point ?… Nous l’avons déjà dit, au théâtre de la République ! Ligue des Amans, Passe-temps de Duchesse, vieilles pièces, dites-vous en regardant l’affiche, pièces contemporaines du Vert-Galant de Dancour, ou tout au moins du Manteau de ce bon Andrieux ? Mais non : approchez un peu, et Voyez ! Quoi ?… de jeunes noms ? C’est singulier, un passe-temps de duchesse ! Comme s’il y avait encore des passe-temps et encore des duchesses, du moins à mettre en scène ! Voilà un art bien orgueilleux et qui tient fort à honneur de se détacher de la réalité. Quand nos aïeux voyaient sur l’affiche ces mots : Précieuses, Femmes savantes, Tartufe, ils savaient ce que cela voulait dire. Voyons pourtant. Ces vieux titres cachent peut-être de piquantes nouveautés. Voici bien une autre affaire ! Géronte, Scapin, Zerbinette, Valère, Harpagnon, la Gageure imprévue, l’École des Maris, le Caprice, Marivaux, Molière, Musset, ce que nous connaissions depuis deux siècles, depuis un siècle, depuis un an, les voici tous, héros et pièces ; les voici, hélas ! moins l’originalité profonde ou piquante ! Nous nous adressons ici sérieusement à la génération dont les auteurs de ces pastiches ont le tort d’exprimer trop fidèlement les instincts. Elle imite, elle ne fait qu’imiter, cela n’est un secret ni pour elle ni pour personne. Qu’elle apprenne donc de ses propres maîtres comment l’imitation peut devenir féconde. Voyons, messieurs, qu’est-ce que Plaute et Rabelais pour Molière ? Des instrumens d’optique dont peut s’aider avec avantage la vue la pus sûre et la plus perçante, une méthode d’observation en actes et en exemples. Les emprunts parfois sont plus directs, je le sais ; mais alors il s’agit de types qui restent et non de travers qui changent. Appartient-il à Plaute ou à Molière, à Rome ou à la France, au paganisme ou au christianisme, l’avare, cet avare éternel qui n’a ni religion, ni patrie, ni famille, qui traverse toutes les civilisations sans en être entamé, aussi incorruptible au temps que l’or qu’il entasse ? Quelle ombre de réminiscence intercepte le rayon direct à ce microscope d’une ténuité merveilleuse que Marivaux promène sur son temps, avec tant d’agrément, de finesse et presque toujours de sûreté ? M. Alfred de Musset a trempé son talent dans plus d’une source ; la jeune école, qui a bien ses raisons pour cela, ne se lasse pas de le répéter. Que Byron, Shakspeare, Hoffmann, aient en effet contribué à creuser sur le front de la muse du jeune poète d’un Spectacle dans un fauteuil le pli de la mélancolie, à jeter dans sa mobile humeur la fantaisie étincelante, à déposer sur ses lèvres le sourire mêlé de tristesse qui provoque tant de sympathie, cela peut être, et M. de Musset lui-même n’aurait aucun intérêt à le contester ; mais que les jeunes adeptes, si prompts à passer, par le temps qui court, de l’admiration au plagiats veuillent y regarder de plus près : ils se convaincront que ce poète, si long-temps méconnu par les gens qu’on nomme sérieux et par les prétendus amis de la tradition, et un vrai compatriote de Régnier et de Voltaire, et de plus un contemporain, qui ne cesse pas d’être lui-même ; jugement libre, même au milieu des aspirations éthérées et des lèves bizarres dont il s’empreint ou qu’il imagine ; esprit aimable, leste, malicieux, rieur, comme un véritable enfant du XVIIIe siècle, et pensif comme un enfant du XIXe ; poète qui unit dans un mélange singulier et embarrassant au premier abord le fou caprice à la passion sincère, la raillerie douce ou l’ironie plus pénétrante à l’idéal. Que la jeune littérature ne mette donc pas ses emprunts à l’abri d’une individualité déjà si nette et si distincte ; qu’elle n’attribue pas davantage notre sévérité à un parti-pris, contre les jeunes gloires : l’hommage que nous rendons avec tant de plaisir à son poète aimé déjouerait un tel sophisme d’amour-propre. Nous ne cherchons que ce qui est vrai, nous n’aspirons qu’aux œuvres sincères, et c’est au nom de ce sentiment que nous lui déclarons qu’il est bien temps d’en finir avec le pastiche. La critique est ici parfaitement à l’aise ; elle n’a point à craindre de décourager le talent par des rigueurs prématurées. L’art même imparfait, l’inspiration même débile, ont des susceptibilités d’imagination, des délicatesses qu’il convient de ne pas froisser à l’excès, qu’il est bien de respecter au moins dans leur source ; mais le pastiche, dans ses étroites combinaisons, dans ses feintes habiles, dans ses calculs compassés, me parait avoir bien plutôt l’esprit rassis et l’imperturbable sang-froid du joueur. Pourquoi craindre de blesser des vanités et des intérêts ? Si le pastiche n’est par hasard pour quelques-uns que le début, le tâtonnement de l’inexpérience, ceux-là n’ont-ils pas tout à gagner à ce que des voix amies leur répètent qu’ils ne profiteront guère à consulter une sibylle épuisée qui ne répond que par des hémistiches brisés et des centons de collége, et qu’en fardant à outrance de leurs mains de vingt-cinq ans une vieille coquette qui eut jadis de l’esprit, de la grace et de la beauté, ils ne lui rendront pas sa jeunesse et ses fraîches couleurs ? L’érudition a sa place sérieuse, aimable parfois, mais à l’Académie des Inscriptions. N’y aurait-il pas une manière moins détournée d’y poser sa candidature ? Autrement, qu’on ne s’y méprenne pas. En visant au rôle de Sophocle, on manquerait même celui de Brumoy.

Est-ce au second Théâtre-Français, est-ce au Théâtre-Historique, est-ce sur les principales scènes du boulevard, que nous rencontrerons cette comédie vierge, si pleine de secrets non soupçonnés, qui, dans la solitude où elle se morfond, n’attend qu’un fiancé digne d’elle ? Il serait, disons-le à priori, permis d’en douter. En matière de théâtres non plus qu’en matière de journaux, multiplicité n’est pas synonyme de fécondité. S’il en était autrement, l’art et la politique n’auraient jamais été dans un état plus prospère. Nous avons vu se multiplier les feuilles quotidiennes ; une idée de plus s’est-elle fait jour ? La quantité des scènes depuis Corneille et Molière s’est démesurément accrue : en est-il sorti une œuvre de quelque valeur ? Deux ou trois petites questions se présentent ici, et le moment est peut-être venu de les poser aux législateur. La multiplicité des théâtres est-elle un fait naturel ou factice ? Si elle est un fait naturel, comment se fait-il qu’elle soit improductive sous le double rapport de l’art et du revenu ? Si elle est un fait factice, dès-lors stérile, pourquoi s’obstiner à le perpétuer ? Toute argumentation languit auprès des réponses trop péremptoires du budget. Certains théâtres ont trouvé une singulière façon d’établir l’équilibre ; ils compensent le passif financier fort surchargé par un actif littéraire qui est à peu près nul. Saurait-on mieux s’y prendre pour donner des alliés contre soi aux adversaires du régime protectionniste appliqué aux choses de l’art ? Que répondre, en vérité, quand on vient vous dire : Le même fait qui appauvrit le budget appauvrit la scène ? On établit une concurrence qui nuit aux théâtres existans par eux-mêmes sans rendre viables ceux qu’on institue et qu’on soutient arbitrairement. On place follement au pied des deux ou trois arbres survivans qui pourraient être vigoureux des plantes parasites qui leur soutirent une partie de leur sève sans devenir elles-mêmes pour cela ni plus fortes ni plus saines. On tue l’émulation ; on entretient l’incurie, la négligence ; on détruit dans le contrôle qui accueille ou repousse les pièces cette sévérité éclairée qui seule maintient le niveau. Sous prétexte d’encourager, on énerve. Loin que rien y gagne, si ce n’est la médiocrité, tout y perd, la richesse publique et le talent. À ces considérations fort graves je crois qu’on pourrait en ajouter d’autres qu’on a le tort de trop négliger. Ne soyons pas dupes de ces mots brillans et sonores : Encourager l’art. Il n’y a pas de plus beau texte ni de plus populaire. Frappez à tort et à travers sur cette cymbale retentissante, et vous serez sûr d’attirer la foule et de provoquer les plus bruyans bravos. Ouvrez la bouche timidement pour pressentir vos humbles observations, vous serez traité d’iconoclaste. Cependant il serait bien temps d’envisager sérieusement et en face ces mots dont tant de gens abusent et qui abusent tant de gens. Ici, comme en d’autres sujets, il se pourrait bien que les ennemis fussent surtout les faux amis et que le langage de la flatterie impliquât au fond plus de mépris que d’estime. D’abord n’est-ce pas traiter l’art un peu légèrement que de réclamer pour lui une tutelle ? Est-il, donc tellement enfant, qu’il ait besoin de lisières ? est-il si faible, qu’il ne puisse faire un pas sans s’appuyer sur les béquilles que vous lui présentez ? Ou bien est-ce le public qui est si sot et si peu expert en ce qui concerne ses plaisirs qu’il faille les lui offrir officieusement, que dis-je ? officiellement les lui imposer ? En ce dernier cas, prenez-y garde. Comme on ne s’amuse pas par ordre, comme il est bien possible de forcer les gens à payer une fois sous forme d’impôt pour la danse, pour le chant et pour le spectacle, qu’ils n’aiment pas, mais non de les obliger à payer une seconde fois pour aller s’y ennuyer, il arrivera que l’art que vous vouliez encourager se mettra à tâter les dispositions, à flatter les penchans, à courtiser les instincts de la foule, — à moins qu’il ne préfère rester pur, mais solitaire. Dans la première hypothèse, vous pouvez peut-être combler votre déficit pécuniaire, mais vous créez un déficit moral que rien ne comblera ; vous ayez de vos mains élevé une école d’immoralité, de scandale ; dans la seconde, vous avez beaucoup dépensé pour ne rien faire, et encore nous nous servons à tort de cette expression adoucie. « Tout oisif, a dit Rousseau, est un citoyen dangereux. » La maxime est bien plus vraie appliquée aux choses qu’aux hommes. Ce qui ne sert à rien fait du mal. C’est souvent une bien cruelle sympathie que celle qui encourage les artistes à se multiplier, cruelle pour eux, cruelle pour le public. La véritable humanité n’est pas plus ici avec les déclamations de la philanthropie que le véritable intérêt de l’art avec le fastueux étalage des prétendus Mécènes littéraires. On a encouragé l’éclosion artificielle d’une foule de médiocrités : qu’arrive-t-il ? Ces médiocrités qu’eût rebutées le premier obstacle, si on les eût abandonnées à elles-mêmes, pressées par le besoin auquel les réduit le manque du succès qu’on avait oublié de garantir, s’adressent à l’état : peut-on les blâmer ? se plaignent si on ne fait rien pour elles, se plaignent encore si on fait trop peu, accusent la main qui a aidé à les conduire là, et en conscience peut-on dire qu’elles aient tout-à-fait tort ? L’encouragement factice, et, par la force même des choses, insuffisant, a produit son fruit naturel, le découragement ; le travail superflu a amené la mendicité. De là des souffrances réelles et incessantes : souffrances d’amour-propre, souffrances de misère ; de là la grande armée du paupérisme et du mécontentement augmentée des nouvelles recrues que lui envoient chaque jour l’orgueil irrité et la faim non satisfaite. Nous avions donc raison de le dire : la question n’est pas seulement littéraire, elle est sociale ; elle est du ressort de la législation non moins que de la critique ; elle touche à toutes les sortes d’intérêts, et nous avons dû y insister quelque peu.

Le second Théâtre-Français s’adresse à un auditoire jeune et passionné, si passionné qu’il ne s’est pas contenté de goûter dans Lucrèce une œuvre recommandable, mais qu’il l’a applaudie à outrance comme un chef-d’œuvre. Pourtant, si ce n’est pour l’infériorité ordinaire des produits, nous ne voyons pas en quoi la seconde scène française diffère de la première. Sur une rive comme sur l’autre, nous rencontrons force jeunes preux qui ont conçu le projet singulièrement héroïque de monter à l’assaut du passé et d’entrer en vainqueurs dans des places prises : braves gens qui, pour s’attacher au char du triomphe, se mettent en tête qu’ils sont les triomphateurs ; honnêtes antiquaires qui, n’étant pas, tant s’en faut ! des Champollion, se donnent volontiers pour des Sésostris ! Est-ce par hasard dans la Jeunesse du Cid qu’il faut saluer l’ère nouvelle de la comédie et du drame ? Mais ce n’est encore là qu’une traduction médiocre, qui s’évertue assez gauchement à simuler la fantaisie ? Est-ce dans le Trembleur, petite pièce qui ne semble avoir été écrite que pour encadrer quelques épigrammes superficielles à l’adresse des alarmistes politiques ? Vraiment, ce serait prendre bien au sérieux un rien agréable ! Otez à la Farnesina les paillettes brillantes d’un style inégal et ces lambeaux d’un lyrisme où l’esprit a trop de part pour être jamais fort émouvant, que devient la pièce ? Ne fond-elle pas tout entière entre les mains de la plus indulgente critique, pour peu que celle-ci demande à la comédie autre chose que des images imprégnant un tissu sans consistance et des arabesques assez peu variée sur un fond qui se dérobe ? Au Théâtre-Historique mieux achalandé, à vrai dire, M. Dumas règne et gouverne. Naguère on y jouait la Jeunesse des Mousquetaires ; hier paraissait le Chevalier d’Harmental ; aujourd’hui nous avons la Guerre des Femmes. Les titres changent, la pièce est toujours la même. Quelle idée c’est donner à des spectateurs français de la tradition, de l’histoire de leur pays, qui finit la meilleure partie du vrai patriotisme, quelle peinture c’est leur tracer du génie et de la politique de Richelieu que de l’exposer pour ainsi dire au mépris populaire dans une courte et odieuse apparition ! Dans d’Harmental, dans la Guerre des Femmes, même insistance sur les côtés misérables, même absence de noblesse, même trait superficiel, même oubli, au point de vue moral comme au point de vue historique, de tous ces sentimens élevés toujours si sûrs de rencontrer la sympathie des hommes assemblés. Nous accueillerions avec grande joie l’espoir d’une conversion. Malheureusement il est avéré que M. Dumas vise de moins en moins à l’enseignement. Aucun de ceux qu’il amuse ne doute que le triomphe d’aucune idée ne vient troubler ou préoccuper ses veilles, et il y aurait, même à ses yeux, de la naïveté à le supposer. Le nouveau collaborateur de M. Dumas, le ciseau, n’est pas de nature à opérer cette transformation. Il ne fera pas ce que la plume n’a pas su faire. Nous ne saurions blâmer M. Dumas. Il est certain que, pour le but qu’il se propose, il est infiniment plus expéditif de couper des chapitres dans les romans et de les habiller en drames, sorte de toilette ou de déguisement qui ne coûte guère à un prestidigitateur aussi alerte, que de créer des œuvres originales, à la fois populaires et hautes, portant le cachet d’une vigoureuse maturité. L’auteur du Chevalier d’Harmental et de la Guerre des Femmes reste un metteur en scène fort habile ; mais il subit la fatalité de la position qu’il s’est faite. Ne pouvant se renouveler, il se répète. C’est un signe de vieillesse de se plaire qu’avec ses souvenirs. M. Dumas est-il donc si pressé de nous faire assister à la vieillesse d’un homme d’esprit ?

Contrairement au théâtre, pendant les dernières années, le roman avait pris les devants sur la révolution qu’il a en partie préparée. Tandis que le théâtre ne se plaisait plus guère que dans les boudoirs, le roman se faisait habitant des tavernes. Peintre à sa manière de la vieille société qu’il prétendait flétrir et d’un socialisme de fantaisie, il s’est montré un des plus actifs instrumens de novateurs ; on dirait qu’il s’était donné pour mission de prouver, même par le mal, que la puissance des lettres dans ce pays n’était pas encore périmée. Loin de raviver le roman socialiste, la révolution de février l’a fort assoupi. On pourrait presque dire qu’il a péri dans son triomphe. Il ne faut pas s’en étonner. Le roman humanitaire, si indépendant d’allure, si frondeur, à un maître, et quel maître, grand Dieu ! un despote tantôt lui permettant tout, tantôt rempli de défiance à son égard, selon que le vent souffle au dehors. Le roman socialiste attaque en public la tyrannie du capital, mais en particulier on le soupçonne fort de courtiser ce maître impérieux, étrange tyran, en vérité, qui ne fait sentir sa tyrannie que par son absence. Il se met donc en frais de complaisance pour retenir ce cher despote, qui parle de le quitter s’il ne se modifie pas. S’il n’améliore pas sa marchandise, du moins il la change ou la dissimule. C’est ce qu’on le voit faire depuis que ces dix-huit mois ont servi de leçon aux lecteurs, naguère si accommodans. Ou il a fait volte-face, ou il s’est adouci. Il y a eu moins de romans socialistes, et ceux qui s’obstinent à l’être le sont d’une façon plus bénigne sans comparaison. Ainsi M. Sue, qui se présente d’abord, sans se démentir, s’est fort effacé. Ceux qui chercheraient les Mystères de Paris dans les Péchés capitaux seraient loin de compte. M. Sue a gardé sa prédilection pour la peinture du mal ; il a établi son quartier-général au cœur même de tous les vices ; il se complaît au milieu des trésors que prodiguent à sa verve enluminée l’orgueil, l’avarice, la luxure, etc. Quand M. Sue était entièrement laissé à ses propres instincts sans arriver jamais à la proportion, à la mesure de l’art, ses qualités énergiques se faisaient jour du moins librement dans leur incontestable puissance. En s’abandonnant à une prédication moins directe et moins violente des idées qui lui sont chères, M. Sue a-t-il gagné quelque chose en délicatesse ? Son énergie, retenue d’un côté, n’a-t-elle pas de plus en plus dégénéré en grossièreté ? C’est une question que nous posons à ses lecteurs. M. Dumas, que nous rencontrons ici encore, si ce n’est par quelques péchés de jeunesse que nous croyons peu systématiques, comme Antony, a donné peu de gages jusqu’à présent au socialisme. Ce n’est pas qu’il ne lui soit venu en aide à certains égards. L’exaltation du bien-être matériel n’est pas, que je sache, un trait moins accusé chez l’auteur de MonteCristo que chez le peintre de Rodolphe ; mais, en fait de chimères, M. Dumas, esprit d’un vol moins ambitieux, même dans ses rêves, paraît s’être arrêté jusqu’ici au magnétisme, qui lui tient lieu du phalanstère. Alexis a remplacé pour lui Fourier et Saint-Simon. Il a laissé a d’autres la psychologie, et il s’est installé dans l’histoire. Seulement, il faut en convenir, M. Dumas, dans le roman non plus que dans le drame, n’a la main heureuse pour le choix ou l’exécution de ses personnages. Ce défaut, déjà plus d’une fois reproché à l’auteur des Mousquetaires, n’a jamais été si sensible que dans ses dernières publications. Le régent, Dubois, Louis XV, voilà les héros qu’il affectionne, héros de chroniques et de scandales, sur lesquels, il est vrai, l’imagination peut broder, et qui, par le manque de sérieux, conviennent merveilleusement au talent du narrateur. Certes, nous n’avons aucun goût à défendre le roi du Parc-aux-Cerfs. Que l’auteur des Mille et un Fantômes le monstre égoïste et vil, c’est assurément son droit, bien que l’opportunité de ces peintures cent fois faites ne nous apparaisse pas fort clairement ; mais est-il conforme aux lois du goût et à celles de la vérité de prêter à ce roi bien élevé un langage de la plus triste vulgarité, en même temps qu’empreint d’un certain genre d’esprit faussement naïf et prétentieusement trivial qui date exclusivement de M. Dumas et de son école ? Le rapide, le sémillant conteur survit peut-être encore dans ses derniers romans ; mais, outre le contraste plus que jamais pénible de tant de légèreté et d’insouciance, d’une telle absence de conviction en face du mouvement environnant, il n’échappe à personne que cette verve si agile perd, sinon de sa souplesse, du moins de sa vigueur, que les qualités deviennent moins brillantes à mesure que les défauts deviennent plus accusés, que les caractères sont inférieurs en relief sans gagner en finesse, que le style se dépouille de jour en jour de ce qu’il avait de force et de véritable éclat pour accorder davantage au délayage, à la banalité, au clinquant. Comment en serait-il autrement ? comment la forme n’accuserait-elle pas par sa décadence l’insuffisance et l’inanité du fond ? Nous en sommes convaincu : ce n’est qu’en se retrempant soit dans la vérité morale, soit dans la réalité contemporaine, que le roman peut avoir quelque chance de se régénérer. Le roman a été tour à tour le calomniateur et le courtisan de ce temps ; il lui resterait à en être le peintre.

À défaut de grandes compositions, qui annoncent ce retour de l’art à ses destinées véritables on est heureux de rencontrer du moins çà et là des œuvres gracieuses, qui ne soient inspirées ni par le sophisme ni par l’industrialisme littéraire. C’est une de ces consolations malheureusement trop rares que nous donne l’auteur de Valentine dans la Petite Fadette.

Sans prétendre appliquer à l’art les classifications de la botanique, sans essayer de compter rigoureusement les âges du génie, comme le géologue fait pour la terre, il est aisé de distinguer nettement dans le talent de George Sand trois momens ou au moins trois faces bien tranchées. D’abord c’est l’écrivain d’imagination qui domine, c’est le poète dans le sens le plus élevé et le plus séduisant du mot. Certes, je ne nie pas qu’il y ait une pensée, une pensée de protestation déjà, dans Indiana et dans Jacques ; mais l’imagination évidemment y garde le pas sur le parti pris et passe bien avant le souci sérieux de la thèse. Alors Mme Sand avec un juste sentiment de ses forces, se donnait elle-même pour un pur romancier. Quand on l’accusait de toucher, pour les envenimer, aux grandes thèses sociales elle n’était, disait-elle avec bonhomie, qu’un pauvre artiste : de quoi venait-on de lui parler ? Quand on lui reprochait d’en vouloir au mariage, elle répondait qu’elle n’en voulait qu’aux maris. Sans doute, les gens sévères se demandaient déjà, et non sans colère, on s’en souvient, si tant de haine contre le prêtre implique une bien vive sympathie pour le culte, si ce dénigrement perpétuel et systématique du magistrat s’accorde avec une tendresse fort sincère pour l’institution, si, tout mari étant nécessairement un être féroce ou stupide, le mariage doit se tenir pour très satisfait ; mais l’art, qui prédominait sur le paradoxe, couvrait, effaçait tout. Le talent merveilleux de l’écrivain avait su s’arrêter en général à ce point où le sophisme n’est plus seulement une faute contre le droit sens, mais une tache, une corruption qui se mêle à l’essence même du beau pour la ternir et l’altérer. Lélia seule faisait exception. Là, une philosophie effrénée s’alliait à un art souvent accompli dans les détails, mais confus dans l’ensemble, et désordonné dans ses développemens La critique fit preuve selon nous, d’une imprévoyance fâcheuse en se montrant trop accommodante pour un si déplorable symptôme. C’est en effet à Lélia, non moins qu’à la funeste influence de l’auteur du livre de l’Humanité, que se rattache pour l’éloquent écrivain ce que nous nommions sa seconde période, cette période où ce qui n’était jusque-là chez lui que l’accessoire devient le principal, où la prétention philosophique usurpe les droits de l’art, où l’idée, comme on dit, non pas l’idée simple, vraie, morale, éternelle, dont les titres sont imprescriptibles, mais l’idée paradoxale, dissolvante, systématique, illuminée, passagère, manquant à la fois de calme et de mesure, envahit tout et unit par corrompre et par égarer l’imagination de l’artiste au lieu de la nourrir et de la maîtriser. C’est le temps des romans socialistes où tout personnage est un type déifié des idées nouvelles ou un type sacrifié des vieux erremens, où des ouvriers communistes, déblatérant contre les abus, un bâton à la main, le long des grandes routes, sont invariablement amoureux de marquises qui ont lu Jean-Jacques à la dérobée pour se mettre à la hauteur de leurs poursuivans ; où les riches ont nécessairement tous les vices et les prolétaires toutes les vertus ; où, à moins d’être né ébéniste, serrurier, menuisier, ou de se faire volontairement garçon de moulin comme Henri Lémor, il faut renoncer à toute chance d’avoir un peu de cœur et quelque talent en partage ; c’est le temps des métempsycoses, des hallucinations mystiques, des visions transcendantales et translumineuses, le temps, en un mot, du Meunier d’Angibault, du Compagnon du tour de France, de Consuelo et de la Comtesse de. Rudolstadt. Voilà le roman tel que le pratiquait Mme Sand avant février : plein encore d’échappées éblouissantes, presque toujours fidèle à cette grande tradition de style maintenue par l’écrivain avec une constance si digne d’éloges au milieu de ses transformations, mais discoureur sans fin et sans raison, perdu dans ses rêves, continuant plus d’une fois à l’ennui et portant au cœur un germe mortel dans l’idée fausse, dans le sentiment exagéré, dans le ton déclamatoire. Pourtant, admirez comme un véritable artiste revient toujours, ne fût-ce que par exception et par boutade, à l’art pur, à la verité simple, à la vérité vraie ! Au lendemain d’un interminable roman humanitaire, George Sand renouait la chaîne interrompue d’André, la tradition de ces nouvelles d’autrefois si exemptes de toutes velléité d’apostolat, et laissait échapper un de ses chefs-d’œuvre les moins contestés : la Mare au Diable. C’est à cette veine heureuse qu’appartient la Petite Fadette.

Sauf la préface qui respire une certaine lassitude politique, sauf une étrange dédicace dont il faut se contenter de sourire, nulle trace de politique dans la petite Fadette. Nous en félicitons sincèrement Mme Sand. Autant nous croyons à l’avenir de la comédie politique, autant nous croyons peu à celui du roman métaphysique et social. De même que la Mare au Diable et François Champi, la Petite Fadette est tout simplement, une pastorale. Comme ces fleurs qui croissent au milieu des ruines, mêlant la grace de leurs couleurs, la suavité de leurs parfums à la poussière des débris, la pastorale se plaît, on l’a dit souvent, à fleurir au milieu des révolutions. Reposer sa pensée sur ce qui reste toujours beau, toujours jeune et toujours pur, en face des misères, de la décrépitude et des bouleversemens qui affligent, courbent, agitent l’humaniité ; c’est à la fois pour l’art un des plus naturels instincts, et pour le témoin des temps désastreux un des plus vifs et des plus doux besoins. La pastorale offre donc à la fois l’opportunité immortelle de la nature et l’attrait piquant du contraste. Le roman de Mme Sand a, cette fois, un avantage incontestable au point de vue de l’art. Il s’adresse à toutes les classes, à toutes les opinions, et je dirai presque à tous les âges. Il ne choque ni une vérité ni un préjugé. Il est vrai de la vérité morale la moins changeante, et c’est dans la famille qu’il va chercher ses inspirations. Intéresser à l’amitié de deux enfans, de deux jumeaux, au simple amour d’une fille des champs, voilà ce qu’a su faire Mme Sand dans la Petite Fadette. Nous en indiquerons au moins la donnée. C’est une tradition accréditée dans quelques campagnes que l’amitié de deux jumeaux, de deux bessons, comme dit l’auteur, empruntant le langage des paysans du Berry, dégénère souvent en une sorte de fièvre, de langueur, de véritable maladie en un mot. Mme Sand a trouvé les nuances les plus délicates pour peindre ce sentiment pur comme l’amitié, tendre et ombrageux comme la passion, inquiet, jaloux et exigeant comme l’est l’amour à l’âge des vives impressions et des premiers attachemens. La Petite Fadette rappelle à plus d’un égard, et sans la plus légère trace d’affectation, la fable des Deux Pigeons. De même que dans l’apologue charmant où deux pigeons s’aiment d’amour tendre, ce qui n’empêche pas l’un d’eux de s’ennuyer au logis (conciliez cela !), il se trouve, après un certain temps, que l’un des deux bessons a moins que l’autre besoin de son frère, et ne pense pas toujours comme lui que l’absence soit le plus grand des maux : tant il est vrai que c’est la loi de nature, entre pigeons et enfans, entre frères et soeurs, entre amans et maîtresses, que, dans cet échange d’affection et de tendresse où il semblerait que tout dût être égal, l’un donne plus que l’autre de sa vie et de son cœur ! Pour attrister, irriter le cœur malade du pauvre Sylvain, Mme Sand place entre lui et son frère Landry un tiers, un tiers bien redoutable pour les amitiés fraternelles, l’amour. Cet amour, celle qui d’abord le ressent et qui bientôt l’inspire, c’est la fille de la vieille sorcière du lieu de la fadette du pays, une enfant n’ayant d’abord ni la beauté qui doit, avec l’âge, s’ajouter à sa grace, ni la fortune qui viendra plus tard, une enfant partout moquée, haïe, persécutée pour sa famille, pour son humeur fantasque, pour sa malice, pour sa laideur et pour sa misère. Personne comme Mme Sand n’a peint l’enfance. Je ne crains pas de dire que la plume qui a tracé les jeunes et pures amours de la petite Consuelo et d’Anzoleto adolescent n’avait rien fait encore en ce genre qui égalât ces figures, si poétiques dans leur simplicité, Sylvain, Landry, Fanchon Fadette ; j’y ajouterai le petit Sauteriot, ce frère malingre de l’héroïne. L’écueil de ce genre de tableaux, c’est, on le sait, l’exagération fade, la niaiserie prétentieuse. Mme Sand a su soutenir à ce point où la vérité et l’art se rencontrent : elle n’a pas transformé la réalité, on dirait même, tant son tableau est naturel, qu’elle ne l’a pas idéalisée ; mais elle a choisi, trié chaque trait d’une main sûre et délicate. Rien de plus poétique que les scènes si franchement et si simplement passionnées pendant la fête du village, ou, à la nuit tombante, dans les prés, ou des retraites enchantées, entre ces deux enfans qui ignorent leur propre secret. Avec une exaltation naïve et rêveuse inconnue avant le sentiment chrétien, avec une retenue de sens qui ne se rencontre pas toujours dans les peintures de Mme Sand, la petite Fadette et ses innocentes amours rappellent, par la grace des descriptions et par la fraîcheur du coloris, la naïve, la savante pastorale de Daphnis et Chloé. Il y a dans ce récit d’un paysan du Berry un tour vieilli et charmant qui remet en mémoire, sans nul effort, le naïf français d’Amyot venant s’ajouter à l’art habile de Longus.

En achevant ce charmant récit, on est amené presque inévitablement à reconnaître que cette veine, trop rarement exploitée par l’auteur de Mauprat, n’est pas seulement la plus pure de son talent, qu’elle serait aussi, pour lui, la seule sûre désormais. Mme Sand devrait y songer. Ses romans prétendus philosophiques, sur lesquels sans doute elle faisait le plus de fond, sont déjà oubliés ; ils n’ont pas cinq ans, et ils sont déjà plus vieux que l’Histoire des deux Indes. Pour nous, quand nous lisons des écrits comme la Mare au Diable, nous ne pouvons nous défendre d’une triste réflexion sur les faux jugemens que le talent porte de lui-même. Si un rayon de vérité pouvait encore pénétrer dans la nuit que Mme Sand a faite volontairement autour d’elle ; si on n’était sûr à l’avance qu’il y aura toujours des voix empressées, qui ont toutes chances d’être écoutées, pour traiter avec gravité et respect ses plus tristes écarts et pour pousser sans cesse à les renouveler un esprit qu’elles cherchent avec trop de succès à accaparer, la tentation ne serait-elle pas bien vive de lui dire : Laissez là, ne reprenez du moins que par exception le roman à grandes passions, à grandes aventures ; laissez là surtout le paradoxe d’emprunt, le sophisme de seconde main, non pour leur erreur, non pour leur péril, mais pour le tort qu’ils font chez vous à l’art, cette vocation, la seule vraie, de votre génie. L’imagination et le cœur, dit-on, ne vieillissent pas. Pourtant, êtes-vous bien sûre de trouver toujours sur votre palette les couleurs brûlantes d’autrefois ? La clarté fausse à laquelle vous marchez conservera-t-elle toujours le pouvoir d’animer votre poésie, le don d’échauffer votre verve ? Croyez-nous donc, ô artiste, que la vérité inspire mille fois mieux que le mensonge : ne plaidez plus, contez ! Contez, et on ne se lassera pas de vous entendre. Contez, et la nature et l’observation, qui ne puisent pas comme des idées d’un jour, qui ne s’effacent pas comme des systèmes de fantaisie, vous inspireront des œuvres durables comme la source à laquelle les vrais poètes les empruntent. C’est pure duperie à vous que de confier l’art au triste esquif qui porte la fortune des modernes théories. Allez, on lira encore André quand, depuis long-temps, l’Humanité de M. Leroux ne sera plus feuilletée que par quelques rares érudits qui se résoudront à écrire gravement l’histoire de nos folies. Nous ne vous demandons qu’une chose, et qui, pour vous, n’a rien d’injurieux : restez ce que Dieu vous a fait. – Mais cela est-il encore possible ?

Dans ce champ de la vérité morale, de l’observation des passions et des caractères, on est toujours sûr de rencontrer M. Jules Sandeau. On s’accorde à rendre cette justice à l’auteur de Marianna : en décrivant avec une liberté absolue le jeu puissant, les ressorts énergiques de la passion, il a toujours su cacher, et cela sans la moindre apparence de pédantisme, la leçon sous le récit. Le talent de M. Sandeau a, si l’on peut dire ainsi, deux cordes toujours également prêtes à résonner sous ses doigts : l’une est le cœur humain dans ses replis profonds et dans ses mouvemens impétueux, l’autre est cette observation fine et douce dont le Docteur Herbeau est un délicat modèle. Ce n’est pas au drame sérieux, c’est bien plutôt à cette comédie souriante qu’appartient la Chasse au Roman. Le roman ! qui ne l’a poursuivi une fois au moins dans sa vie ? Quelle jeunesse ne s’y est laissé prendre, que dis-je ? ne l’a appelé de tous ses vœux ; sauf à en revenir les mains écorchées et le cœur saignant ? C’est cette poursuite acharnée de l’aventure, de l’épisode passionné, que M. Sandeau a voulu peindre dans l’aimable récit qu’il nous donne. Ses personnages sont tracés d’une main ferme, élégante, et Valentin, son héros, est un type qui ne manque pas d’agrément. Toutefois nous pensons que M. Jules Sandeau aurait pu, sans faillir à son but, sans manquer à l’intention critique qui le guidait, prêter à ce jeune homme un peu moins de facilité à être dupe et un degré un peu plus élevé de poésie. L’auteur de Fernand est assez riche pour ne pas craindre de se mettre en frais à cet égard. Ce qui fait le charme de ce récit, écrit avec le soin qui distingue tout ce qui sort de la plume de M. Sandeau, c’est que l’auteur de la Chasse au Roman traite avec indulgence, et même avec une sorte de complaisance très aisée à concevoir, ces rêves que sa raison condamne. Il ne rit pas de ces maladies de l’imagination, il se contente d’en sourire. Il y a une grande injustice à accuser M. Sandeau de bafouer l’illusion. Sa morale n’a pas tant de sécheresse, et celui qui renseigne ne craint pas d’avouer à quel prix il a acquis le droit de donner des conseils ; la façon enjouée dont il les présente est une preuve de plus de sa sincérité. Moitié moqueur, moitié complice, il peint des erreurs qu’il pardonne, et son imagination se charme encore de ce que sa prévoyance doit blâmer. Si l’auteur de la Chasse au Roman n’a plus vingt ans, on sent qu’il les a eus, et que lui-même s’en souvient. Rien n’est mieux fait que le souvenir mélancolique de l’illusion pour tempérer, l’ironie de l’âge mûr.

Les Mémoires d’un Notaire offrent peu de rapports avec ces romans dont la donnée est si simple ; ils nous ramènent à ces œuvres fortement intriguées où dominent le mouvement et l’action. L’auteur, M. a de Pontmartin, prétend, dans ce livre, avant tout intéresser, et il y réussit. Son ouvrage, rempli d’heureux détails, mêle souvent la vigueur du récit à la grace des descriptions, à l’éclat des peintures. Toutefois le spirituel écrivain, habitué à exercer ici même les fonctions de la critique (avec quel charme et quelle sûreté, les lecteurs de la Revue le savent), nous pardonnera notre franchise : il faut toute la souplesse d’un talent aussi ingénieux pour dissimuler, même en partie, l’invraisemblance du fond sur lequel se détachent d’élégantes broderies. Une vengeance, qui dure quatre-vingt-dix ans, de père en fils, pour punir un mari dont la femme est morte de chagrin, c’est là une bien sombre légende, une bien longue horreur. Les Mémoires d’un Notaire ne se recommandent pas moins par des qualités d’une rare distinction De courtes, mais vives échappées de paysage, une peinture fine et pénétrante de la société polie, un récit aussi rapide qu’attachant, rachètent ce qu’il y a d’exagéré ou de faux dans le choix du sujet. Même en se hasardant sur ces cimes escarpées du roman d’aventures, l’auteur sait encore prouver qu’il n’abandonne jamais entièrement les sentiers plus unis, les routes plus droites et plus vraies d’Octave, et qu’il est toujours prêt à y revenir.

Une réflexion, par laquelle nous terminerons, plane, pour nous, sur toutes remarques provoquées par notre situation littéraire. Il est fâcheux de le dire : les écrits que nous avons eu à louer appartiennent tous à des écrivains antérieurs à la génération la dernière venue. De celle-ci, nous n’avons pas même eu depuis long-temps constater des promesses. Pas un roman émané d’elle qui se distingue dans la foule, pas une tentative au théâtre qui annonce un salutaire ennui de la routine. Ce qui est encore plus triste, rien, qui soit, parmi le mal qui abonde, regardé en face, flétri ou raillé ; on dirait que ce n’est pas l’esprit, que c’est, hélas ! le cœur qui manque. Nous ne savons si Molière, à l’heure qu’il est, court les tréteaux, si Beaumarchais observe du coin, de l’œil l’immortel ridicule qui survit, en y trouvant son compte, à toutes les révolutions si l’auteur de Gil Blas, nous épiant dans l’ombre, prépare son roman de mœurs ; mais il est assurément bien patient et bien modeste, l’artiste qui se cache pour nous observer ! Peut-être sera-t-il donné à ces écrivains de l’avenir, à ces messies si vivement attendus, d’atteindre du premier coup à la virilité de l’esprit, qui, de notre temps ; n’a été que le privilège de très peu d’hommes, presque tous étrangers à la littérature proprement dite. Que ce soit une décadence ou une transformation, un avril qui sourit à peine ou le plus maussade des hivers, sur cela la pensée peut hésiter ; mais les devoirs de la critique nous paraissent indiqués plus nettement que jamais ; C’est le cas pour elle de se montrer fidèle à son double rôle, rôle de censure et de répression par lequel elle indique les fautes à éviter et accuse les fautes commises, rôle d’initiation par lequel elle éclaire et montre du doigt aux nouveaux arrivans les fautes à parcourir. Ces deux rôles impliquent eux-mêmes deux conditions à remplir : l’inflexibilité pour les œuvres sans franchise qui ne trahissent la vanité de l’écrivain, le paraître et non l’être ; la bienveillance et l’encouragement pour les œuvres où se font jour à quelque degré l’inspiration non feinte, l’indépendance de la pensée. Se réjouir conviendrait mal, on en tombera d’accord. S’affliger à l’excès conviendrait encore moins. Prêcher le découragement, quand il est partout, serait mal prendre son temps. Au milieu de tant de signes attristans, il faut se dire que c’est après tout une condition heureuse pour l’art d’être condamné, par la force même des choses et par son intérêt bien entendu, à faire un retour vers la sincérité, qui seule peut lui donner le succès. Jamais il n’a été acculé, par une démonstration plus triomphante, à cet aveu qu’il n’y a pour lui nul moyen d’arriver au beau sans d’abord revenir au vrai. L’art ne peut être seul à méconnaître, quand elles frappent tous les yeux, ses conditions vitales, dans la société nouvelle. C’est ce qui nous dit encore de ne pas désespérer.


HENRI BAUDRILLART.