Revue littéraire - 14 novembre 1849

REVUE LITTÉRAIRE.




LES THÉÂTRES ET LES LIVRES.




Ne semble-t-il pas que nous soyons arrivés, en littérature, à un de ces momens toujours trop rares au gré des jeunes ambitions ? Les rangs sont éclaircis, les places vides ; l’heure de la lassitude, de l’épuisement et de l’abandon a sonné pour la plupart de ces talens superbes, en qui s’étaient résumées les idées, les rêveries, les espérances, les vanités d’une autre époque, et qui obstruaient, disait-on, les avenues au point d’arrêter au passage tout talent nouveau, d’opposer une barrière à toute célébrité juvénile. Ces obstacles, s’ils ont existé jamais, n’existent plus aujourd’hui, et les jeunes ne peuvent plus alléguer pour excuse des lenteurs de leur avènement l’impénétrable phalange groupée naguère sur les degrés du temple. Des fautes sans nombre, un oubli trop fréquent de la vraie mission de l’art entre I’indifférence publique et des prétentions excessives, une tendance funeste à s’isoler du mouvement de son temps pour chercher dans la contemplation de ses propres mérites une satisfaction solitaire et maladive, une absence de sens moral qui se traduisait en complaisances coupables pour la fantaisie et le caprice personnels, tout cela, tristement couronné par une révolution, a fini par ouvrir de grands vides dans ces rangs où les débutans et les disciples assuraient ne pouvoir s’introduire. À l’œuvre donc, vous à qui l’avenir appartient, si vous savez le conquérir ! Sous des difficultés trop visibles, sous l’âpre et rude appareil des austérités et des ennuis révolutionnaires, peut-être le moment est-il plus favorable qu’on ne le pense, mieux préparé qu’on ne le dit. La stérilité même de ce qui est dispose à accueillir, à attendre, à encourager ce qui sera les tristes expériences du passé peuvent devenir profitables et salutaires au présent. S’il est vrai d’ailleurs, ainsi que l’indiquent les souvenirs de nos soixante dernières années qu’après chaque grande secousse et la halte forcée que l’art subit au milieu de ces crises, de nouveaux signes de vie se manifestent dans le domaine de l’imagination en même temps que le calme extérieur se rétablit dans la société, s’il est vrai qu’à la suite de chacune de nos révolutions, et comme pour en fixer l’impression vive et rapide, des tentatives plus ou moins heureuses soient venues prouver que ces événemens gigantesques ne sont pas entièrement perdus pour l’esprit humain, et qu’il retrouve alors dans ses agitations et ses souffrances mêmes une sorte de douloureux éveil, pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ? Maintenant que le bruit de la lutte commence à s’apaiser que, repoussées par la raison et la lassitude publiques, les doctrines destructives se condamnent à une sorte de propagande, souterraine et prennent des allures aussi dangereuses peut-être, mais moins officielles et moins apparentes, maintenant que le monde, dégoûté de miasmes, demande à respirer quelques bouffées d’air pur, pourquoi ne s’accomplirait-il pas dans l’art quelque chose d’analogue à ce qui s’est passé après la grande révolution, après les déchiremens de l’invasion et de la guerre, après les événemens de 1830, dans ces trois mouvemens successifs de l’esprit moderne d’où sortirent Chateaubriand et Mme de Staël, puis l’école poétique de la restauration, et enfin ce dernier groupe de grandes et belles œuvres, soleil couchant que l’on put prendre pour une aurore, et qui peut encore, dans ces années d’attente trompée, tant de splendeur et d’éclat ? Pourquoi, puisque le même choc a eu lieu dans les événemens et les intelligences, n’en jaillirait-il pas la même étincelle, n’en surgirait-il pas la même flamme ? En désespérer, ce serait manquer de respect envers une époque et une génération qui n’ont pu encore faire leurs preuves, et il est à la fois plus consolant et plus poli de les attendre que de les décourager.

En invoquant ces tentatives, ce curieux éveil d’un art nouveau, d’une inspiration originale, nous avons au moins un motif et une excuse : c’est l’impossibilité, pour la critique la plus bienveillante, de se contenter des œuvres qui passent en ce moment sous ses yeux, et où l’on retrouve presque toujours, altérées et affaiblies par un inutile essai d’alliance, les tendances d’écoles autrefois ennemies, aujourd’hui oubliées. C’est ainsi que M. Adolphe Dumas ramenait, l’autre soir, en plein Théâtre-Français, et au milieu d’une inexorable indifférence, la vague incohérence des contrefaçons byroniennes et l’écho posthume des mélopées d’un autre âge. C’est ainsi que, samedi dernier, une énorme tragédie, shakspearienne d’intention, classique de fait, cachant à peine, sous quelques détails d’érudition archaïque et de familiarité romaine, l’antique appareil de ses tirades et de ses prétentions au beau vers, est venue peser de tout son poids, six heures durant, sur un auditoire majestueusement ennuyé. Ce que nous relèverons tout d’abord dans le Testament de César, ce sont ces élémens contradictoires, empruntés aux traditions et aux systèmes les plus divers, et qui, sous prétexte de conciliation, ne produisent qu’une confusion stérile et fâcheuse. Et puis, pourquoi ce titre, le Testament de César ? Est-ce pour éviter le parfum de collége, le soupçon de tragédie rhétoricienne qui se fût peut-être exhalé de ce titre plus net et plus exact, la Mort de César ? Est-ce pour déplacer les conditions de réussite, et les amener sur le terrain de l’allusion, le plus antipathique à tout succès sérieusement littéraire ? Si c’est là ce que l’auteur a voulu, nous devons l’avertir qu’il s’est trompé. Rien dans sa pièce ne donne prise à ces applications contemporaines que le moment eût rendues piquantes, et qui eussent pu suffire à la vogue de quelques soirées. Rien surtout ne justifie ce titre, qui nous promet un drame tout autre que celui auquel nous avons assisté. En effet, pour qu’on pût l’intituler le Testament de César, il eût fallu que la succession du grand homme fût le véritable sujet, que sa mort occupât tout au plus le prologue ou les premiers actes, et que l’intérêt principal se fixât sur les luttes sanglantes, écloses de ce sanglant cercueil, sur le tableau de ce colossal héritage, disputé par trois hommes, représentant trois idées différentes : Brutus, c’est-à-dire la république, le culte d’une forme vieillie, voilant une chimère sublime ; Antoine, c’est-à-dire l’action brutale, la bravoure soldatesque, coupant avec l’épée le nœud gordien des révolutions ; Octave, c’est-à-dire l’égoïsme adroit et réfléchi, profitant des fautes des autres, et recueillant seul la moisson que les autres, ont semée. Certes, il y avait là un sujet bien vaste, bien digne de l’attention des penseurs, et auquel mille circonstances accessoires eussent donné, une sorte d’actualité ; mais, de bonne foi, est-ce là ce qu’on trouve dans le nouveau drame du Théâtre-Français ? Suffit-il, pour qu’il ait le droit de s’appeler le Testament de César, que ce testament soit dérobé, brûlé, échangé, repris dans le tiroir d’une armoire, et au milieu des péripéties d’une scène de vaudeville ? Non ; ce n’est là qu’un épisode, ce n’est pas le sujet de la tragédie nouvelle ; ce sujet, c’est tout simplement la Mort de César, la tragédie de Voltaire, celle que rêvait autrefois tout rhétoricien bien appris. Si nous signalons cette distinction, frivole en apparence, c’est que nous y retrouvons des symptômes caractéristiques de notre temps : une manie d’attacher à l’extérieur, à l’annonce, au paraître, une importance qu’il serait plus utile de placer dans l’œuvre même ; une envie permanente de duper le public, de l’attirer en lui promettant autre chose que ce qu’on lui donne. Jules César ! la Mort de César ! Fi donc ! c’était bon pour Shakspeare et Voltaire : qu’y a-t-il là qui puisse piquer la curiosité ? Mais le Testament de César ! c’est plus neuf ; cela fait travailler l’esprit du spectateur ; il discute d’avance avec lui-même la valeur et la portée de ces trois mots, et, en les discutant, il y vient. C’est tout ce qu’il faut ; de nos jours, on n’en demande pas davantage.

C’est dans ce même sens de prétention stérile et de programme trompeur, que nous demanderons ce que signifie l’épilogue, qui ne sert qu’à exagérer encore des dimensions déjà excessives. Brutus, vaincu à Philippes, préludant à sa mort par quelques alexandrins, et mettant en vers le mot célèbre : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » fournit-il un dénoûment nouveau ? Est-ce une nouvelle face du drame ? est-ce une lueur jetée sur les événemens qui suivirent ? est-ce une leçon donnée aux républicains de la veille ? Nous avouons ne pouvoir déterminer l’utilité de cet épilogue. La tragédie finissait mieux par la mort de César et la harangue d’Antoine, où l’auteur avait eu au moins le mérite de traduire Shakspeare avec fidélité, parfois même avec bonheur.

Revenons donc à Shakspeare et à Jules César, puisque c’est là, en effet, toute la pièce nouvelle, et que le plus grand éloge qu’on pusse en faire est de dire qu’on y retrouve un reflet lointain de ce sublime modèle. C’est ici le lieu de signaler le défaut principal du Testament de César, ou plutôt des œuvres conçues et écrites dans le même système. Ces œuvres ne sont d’aucun temps ni d’aucun genre. Elles empruntent au théâtre anglais quelques-unes de ses libertés, au théâtre français quelques-unes de ses traditions, à l’érudition à la curiosité modernes quelques traits de couleur locale, quelques incidens de la vie privée chez les anciens ; au milieu de tout cela, qu’oublient-elles ? Tout simplement l’homme, le cœur humain, l’éternelle alliance de l’humanité et de l’histoire, se commentant, s’expliquant l’une par l’autre ; double enseignement, livre immortel dont chaque page doit sans cesse être lue, méditée, traduite par le poète dramatique. On nous apprend ou plutôt on nous redit que l’on se mariait à Rome en partageant un gâteau de pure farine, ou que l’on vouait les gladiateurs à la mort en inclinant le pouce gauche ; mais on ne nous apprend rien de nouveau, on ne nous redit rien de vrai sur cet inépuisable sujet d’émotions et d’études qu’on appelle l’ame humaine. On nous fait pénétrer dans le gynécée de la matrone ou dans la salle de bains, de la courtisane : on ne nous fait pas faire un pas de plus dans ce mystérieux dédale, qu’on nomme le cœur de l’homme, et où chaque découverte est mille fois plus féconde que les recherches patientes de l’archéologue et de l’érudit. On aime mieux être anecdotier comme Suétone qu’historien et moraliste comme Plutarque et Tacite. Aussi, qu’arrive-t-il ? Malgré tout cet étalage, qui devrait seconder si puissamment l’illusion, l’optique théâtrale, on est, en définitive, moins vrai que nos vieux tragiques, oublieux souvent de la couleur locale, gênés presque toujours par les entraves d’une mise en scène de convention, par les exigences matérielles de l’unité de lieu, par l’exiguïté de leur cadre, mais qui, à travers tous ces obstacles, ne perdent point de vue le but du poète, la peinture de l’homme aux prises avec ses passions et ses devoirs, et nous offrant, dans cette lutte, le plus dramatique et le plus sérieux des spectacles. Et en même temps que l’on manque à cette vérité, relative, un peu abstraite, qui ne nous montre qu’un épisode, un chapitre des sentimens humains, mais en en saisissant toutes les grandeurs comme Corneille, ou toutes les délicatesses comme Racine, on n’atteint pas davantage à la vérité de Shakspeare, parce qu’au lieu de chercher, comme lui, dans l’agrandissement du cadre, dans l’oubli de lois trop rigoureuses, un moyen de serrer de plus près l’éternel modèle, de nous montrer, sous tous ses aspects, familiers ou grandioses, le personnage historique ou poétique, de refléter dans les développement du drame les incidens mêmes et les contrastes de la vie humaine, ou n’y cherche qu’un amusement puéril, un frivole éclat de mise en scène, une ressource telle quelle pour rompre ou pour déguiser l’uniformité traditionnelle. Voilà ce que nous reprochons à la plupart des ouvrages représentés depuis quelques années sous le nom de tragédies, et qui ne révèlent, selon nous ni une innovation utile, ni un retour salutaire. Faut-il en conclure que le Testament de César soit une œuvre sans valeur ? Assurément non. Dans un moment où tant de talens distingués s’atténuent et s’amoindrissent, c’est déjà une preuve de force que cette faculté, même incomplète, de remonter à Plutarque, à Shakspeare, de puiser à ces sources intarissables de beauté et de vérité, et de faire circuler parfois, au milieu de scènes froides ou fatigantes, le souffle entraînant, irrésistible, de ces admirables maîtres. Si l’auteur n’a pas su concentrer l’intérêt, créer un lien visible et puissant entre ces tableaux que soutient la grandeur des personnages, des intérêts et des noms, quelques parties soigneusement étudiées révèlent le goût et l’intelligence de l’antiquité. Si l’intervention conjugale de Porcia et de Calpurnie amène des scènes glaciales, le rôle de Cythéris, la courtisane, a de l’entrain et de la grace, et répand sur le premier acte, fort étranger du reste à l’économie générale du drame, un parfum d’élégie antique qui fait penser aux voluptueuses héroïnes de Properce et de Tibulle. Enfin, si le personnage de Cléopâtre touche, dans la pièce nouvelle, à la caricature, si l’escamotage des testamens st tout-à-fait indigne de cette grande et sérieuse page de l’histoire, il y a, au troisième acte, dans les hésitations de Brutus, dans son dialogue avec César, dans le contraste de cette nature stoïque, séparée, par son stoïcisme même, de la vraie cause de l’humanité, avec cette physionomie de César, si compréhensive, si profondément humaine, des traits de caractère et de vigueur qu’on ne saurait contester. Sans doute César, dans ces passages remarquables, a trop l’air de rédiger d’avance le rôle que lui assignera la postérité ; il abuse du vocabulaire de la philosophie moderne, fort inconnu de son temps, pour préciser ce qu’il veut être, et faire de ses discours le programme de sa destinée ; mais enfin, il suffit, pour justifier l’auteur, que ce langage et ce rôle nous offrent, à distance, une sorte de vérité rétrospective. D’ailleurs, lorsqu’arrive la catastrophe, lorsqu’Antoine paraît sur le théâtre et qu’en présence du corps ensanglanté de César il commence à haranguer le peuple, lorsque nous retrouvons, dans sa harangue, cette admirable gradation, ce crescendo sublime, une des plus belles créations de Shakspeare, nous nous sentons enfin dans le vif et le vrai de l’histoire, et, saisis par le génie du poète (c’est de Shakspeare que je parle), nous oublions tout ce qui n’est pas de lui.

On le voit, sans condamner absolument la pièce nouvelle, il nous est impossible d’y découvrir le filon nouveau, l’inspiration originale, qu’attend encore le théâtre moderne, qu’on serait heureux d’y applaudir, qu’on y appelle avec tristesse, en songeant que, dans quelques semaines, notre siècle aura cinquante ans. Irons-nous demander à l’Odéon cette perle, cachée encore sous les sombres flots de l’inconnu ? hélas ! au lieu de ces tentatives généreuses où une verve, une fraîcheur juvéniles, nous dédommageraient peut-être des inexpériences de l’âge, l’Odéon ne nous offre que des pièces d’une allure lourde et vieillie, écrites par des auteurs qui préludent depuis vingt-cinq ans à leur gloire poétique En vérité, nous ne saurions en dire davantage de l’Héritier du Czar. Les œuvres jeunes manqueront-elles donc toujours à ce théâtre de la jeunesse ?

C’est encore la musique, c’est l’activité intelligence des théâtres lyriques qui nous console le mieux, en ce moment, de ce qui manque à nos théâtres littéraires. À quoi faut-il attribuer cette supériorité trop évidente ? Est-ce à une certaine fatigue, à un affaissement général de l’esprit humain, qui lui fait chercher dans les arts les plus vagues un soulagement à ses douleurs ? Les misères de la réalité donnent-elles un charme nouveau à ce qui favorise le plus les caprices de la rêverie ? Doit-on tenir compte de cette tendance naturelle à l’homme qui, dans les temps où toute idée positive est un sujet d’innombrables dissidences, le pousse irrésistiblement vers les terrains neutres où toute division personnelle se fond et s’absorbe dans une jouissance idéale ? Cet élément de réussite, s’il est réel, n’entrerait pour rien dans le succès du Prophète, dont la reprise, vient d’avoir lieu avec tant de bonheur et d’éclat. En effet, comme on l’a déjà remarqué, l’œuvre de Meyerbeer, par une bizarre coïncidence, peut donner lieu à un triste retour vers les coupables folies de notre époques à un rapprochement inévitable entre le prétendu apostolat de nos socialistes, et celui des anabaptistes du XVIe siècle ; mais la partition de Meyerbeer n’a pas besoin que l’on cherche ainsi, dans les événemens contemporains, le commentaire de cette sombre page du passé. Chaque représentation fait mieux apprécier, mieux comprendre les beautés sévères, le sens profond de cette œuvre magistrale, dont la tristesse majestueuse sied bien à notre époque, et qui a trouvé dans Mme Viardot une touchante interprète.

C’est un plaisir moins austère, une mélodie plus accessible, que l’on va demander au Théâtre-Italien. Ce théâtre a rouvert ses portes, et le public, jusqu’à présent, ne lui a pas fait défaut. I Capudetti, Lucia, l’Italiana in Algeri, nous ont tour à tour, montré des artistes déjà connus et applaudis, auxquels est venue s’adjoindre une nouvelle cantatrice, Mlle Elena d’Angri. La voix de Mlle d’Angri est un contralto peu caractérisé, manquant de timbre et de douceur dans les notes élevées, mais qui, dans le medium et les notes bases, a de la langueur et du charme. Elle réussit moins dans les morceaux qui exigent de l’agilité, du brio et de la verve, que dans les andantes, dans les passages où la voix peut s’attarder pour caresser la mélodie, en faire ressortir les demi-teintes et la recouvrir d’une sorte de voile harmonieux et transparent. Mais hélas ! où est le talent si pur, la voix si enchanteresse de Mlle Alboni ? Qui nous rendra ces sons si veloutés, si doux, cette caresse chantée, ce mélange de force et de grace, aussi étonnant dans le Brindisi de Lucrezia que dans le duo de Semiramide ou la cavatine de Cenerentola ? En général, ce qu’on regrette de ne pas trouver dans la troupe italienne de cette année, c’est la jeunesse ; c’est quelqu’un de ces talens qui en sont encore aux promesses, dont le public parisien aime à saluer l’avènement, à encourager les progrès, et qui, au milieu de leurs gaucheries naïves, vous attirent et vous plaisent par ce grain charmant, par ce timbre frais et pur dont rien n’a altéré encore la sonorité. Il y a dans le roman de Metella un passage que devraient méditer les impresarii : c’est celui où Olivier, mis en présence de cette beauté célèbre qui a servi de modèle à tous les artistes et de muse à tous les poètes de l’Italie, se souvient tout à coup de quelque vermeille figure de dix-huit ans, et prononce tout bas cet arrêt inexorable : « Elle n’est plus jeune ! » Trop de voix, trop de talens, parmi ceux ne nous avons retrouvés au Théâtre-italien, nous ont fait penser à Metella. N’importe ! dans un moment comme celui-ci, on doit encouragement et concours aux efforts, à la persévérance de ces artistes éminens ; on doit aussi rendre justice à l’activité de l’Opéra-Comique dont l’heureuse veine continue, et qui, pour alterner avec le succès de la Fée aux Roses et les triomphes de Mme Ugalde, vient de nous donner un joli petit acte : Le Moulin des Tilleuls. En écrivant la musique de ce léger opéra, M. Maillard, l’auteur de Gastibelza, a passé de M. Hugo à Berquin. La distance est grande ; mais sur un fond très fade d’amours champêtres, de reconnaissances sentimentales, qui rappelle à la fois les bergers de Florian et les grognards du Gymnase, le compositeur a brodé une musique élégantes, pleine de fines ciselures, et où un délicat travail d’orchestre fait mieux ressortir encore la race des mélodies.

Si l’on ne savait que Rose et Colas et autres pastorales du même genre étaient chantées et applaudies au moment où s’agitait le grand drame de notre première révolution, on s’étonnerait qu’il puisse y avoir en même temps, chez le même peuple, des esprits faciles et accommodans qui vivent à l’aise dans cette atmosphère fleurie, parfumée, bocagère, et des imaginations funestes, lugubres, subversives, qui nourrissent, dans le rêve de leur orgueil farouche, je ne sais quel idéal de destruction et de néant. Quelle étrange sensation l’on éprouve lorsqu’au sortir d’une de ces soirées paisibles, inoffensives l’on ouvre un livre de M. Proudhon ! Nous l’avouons, une de nos nombreuses rancunes contre les misères et les inquiétudes de notre temps, c’est que ces misères soient assez douloureuses, ces inquiétudes assez profondes pour nous forcer de prendre au sérieux cet insigne mystificateur, qui ferait bien rire, si ses théories ne se formaient d’élémens propres à faire couleur tant de sang et de larmes. En réfutant ce logicien du mensonge, en discutant ce dialecticien de l’impossible, il semble qu’on lui fasse un honneur dont il n’est pas digne ; et cependant il le faut, car, dans ces pages imprégnées de poison, il y a un danger positif, incessant, prêt à passer de la région des idées dans celle des faits. C’est un des malheurs et des châtimens des époques comme la nôtre, qu’on se trouve réduit à donner une place, dans ses discussions et dans ses haines ce qui n’obtiendrait, en temps de calme, que le sourire du mépris, et que les esprits soient forcés de perdre à réfuter d’effrontés sophistes le temps qu’ils pourraient employer à accréditer des pensées utiles.

M. Proudhon intitule son nouvel écrit : Les Confessions d’un révolutionnaire. C’est là, on le comprend aisément, un de ces titres fastueusement humbles, tels que les affectionne l’orgueil moderne, et où l’aveu n’est autre chose que l’expression à peine voilée d’un excessif contentement de soi. Enfermé dans sa superbe chimère, comme dans un cloître dont il est le moine blasphémateur et athée, M. Proudhon a, dans son style, dans l’apparente rigueur de ses déductions, dans l’audace affectée et tranchante de ses paradoxes sacrilèges, je ne sais quel enivrement bizarre, quelles fumées vertigineuses qui montent au cerveau dans la solitude, lorsqu’on en a exilé Dieu, et que l’on n’est plus que le sauvage interlocuteur du néant. Pour lui, point de lien possible, même avec l’erreur, même avec le mal, même avec les complices de sa mission destructive. Pour lui, tout homme, même un socialiste, qui veut élever une idée sur les ruines des autres idées, est un apôtre de superstition ; tout homme, même un démagogue, qui veut établir un pouvoir sur les débris des autres pouvoirs, est un agent de despotisme. Ce qu’il lui faut, c’est la table rase, le vide absolu, seul air que puisse respirer cette poitrine desséchée par la fièvre du sophisme et de l’orgueil. Loin de nous l’idée de nous en plaindre. Il est bon qu’on sache jusqu’où vont ces féroces prédicateurs d’anarchie, qui, à force de nier et de haïr tout ce qui peut régler la conscience et la raison humaines, finissent par prendre ombrage même de ceux qui pourraient les aider à tout détruire, du moment qu’ils leur supposent l’envie de remplacer ce tout par quelque chose, et de ne pas les laisser jour en paix de la destruction et du chaos. Grace à ce suprême effort de la logique dans l’absurde, Louis Blanc leur est aussi suspect que M. Guizot, Ledru-Rollin aussi odieux que M. Thiers. Les hommes du National et de la Réforme, de l’hôtel-de-Ville et du Luxembourg, sont des réactionnaires aussi bien que les plus énergiques défenseurs de l’ordre. On le voit, nous avons lieu de remercier M. Proudhon. En démolissant, à l’aide de sa dialectique railleuse, les radicaux, les socialistes, les démagogues, il abrége singulièrement notre tâche : il ne nous laisse plus à réfuter que lui-même. Que dis-je ? par ce veto magistral qu’il oppose à tout ascendant d’une intelligence individuelle sur d’autres intelligences, il nous autorise d’avance à tourner contre lui son propre langage, à puiser, dans chacune de ses pages, la réfutation de son livre, et à profiter de ce qu’il nous ordonne de ne rien croire, pour ne pas croire un mot de ce qu’il écrit. Nous devons l’avertir que nous sommes décidé à user de la permission, et qu’il serait très inconséquent s’il y trouvait à redire. Si son orgueil s’en offense, sa logique doit s’en accommoder : or, qu’y a-t-il de supérieur à l’orgueil de M. Proudhon, si ce n’est sa logique ?

Encore une fois, cela est-il sérieux ? Faut-il discuter ce long monologue où éclate, plus nettement que tout le reste, le personnalisme le plus effréné ? Faut-il y voir le déplorable indice d’un nouveau progrès, d’une nouvelle phase dans les empiétemens de l’esprit égaré par la vanité ? Aux grandes et belles époques, l’individu, l’écrivain disparaît presque et se cache dans les vérités qu’il défend, dans les pensées qu’il proclame, dans l’ordre harmonieux et immortel auquel il concourt par les généreux efforts de son génie. Plus tard, aux époques qui se corrompent ou s’amoindrissent, l’individu se montre plus complaisamment et occupe une plus grande place dans son œuvre. Au lieu de faire des grandes pensées et des sentimens vrais de l’homme une sorte de centre magnifique vers lequel tendent sans cesse les facultés de son esprit et de son cœur, il fait de son cœur et de son esprit l’éblouissant foyer où se fond et s’absorbe, pour y briller d’un plus vif éclat, tout ce qui honore l’ame et l’intelligence humaines. C’est le moment des confessions, des monographies, des confidences, telles que notre siècle et le siècle dernier nous en offrent de célèbres exemples. Arrive enfin le dernier degré, l’échelon suprême de cette spirale d’orgueil, celui où l’homme, enivré de lui-même, dédaignant de se faire le point de ralliement, le résumé glorieux des sentimens et des idées de son temps, s’isole de tout ce qui n’est, pas lui, creuse un abîme entre sa pensée et le reste de l’humanité, ne veut d’autre temple que des décombres, et aime mieux régner : sur la solitude que sur la foule. De Bossuet à Rousseau, de Rousseau à Lamartine, de Lamartine à M. Proudhon, n’y a-t-il pas, dans ces usurpations successives de l’esprit individuel sur l’ame universelle, une gradation instructive et effrayante ? Peut-être est-il permis de le remarquer ; peut-être, au contraire, vaudrait-il mieux ne pas faire à M. Proudhon l’honneur de le traiter comme un anneau de plus dans la chaîne de nos travers, et ne voir en lui qu’une exception monstrueuse ont un prodigieux charlatan. Peut-être conviendrait-il de chercher sa pensée véritable dans la dernière page de son livre, invocation à la douce, pure et chaste ironie, sa compagne fidèle, qui le protége, assure-t-il, contre toute espèce de préjugé entre autres contre l’adoration de lui-même. Dans cette page significative, l’auteur, après nous avoir dit fort généreusement qu’il ne manque à notre génération ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte, affirme avec regret qu’il lui manque un Voltaire. Ce n’est que trop vrai : Voltaire nous manque. M. Proudhon aurait-il par hasard la prétention de le remplacer ? Ceci changerait la question, et nous présenterait M. Proudhon sous un tout autre aspect. Seulement, s’il fallait accepter les Confessions d’un. Révolutionnaire comme la continuation de Candide, si tant d’atticisme, d’esprit et de grace devait aboutir à tant de fiel et de boue, s’il fallait nous résigner à voir une succession pareille tomber en de pareilles mains, à reconnaître que M. Proudhon est à notre siècle ce que Voltaire était au sien, ou que notre siècle est au siècle, dernier ce que M. Proudhon est à Voltaire, jamais Voltaire et notre siècle n’auraient subi de plus sanglant affront.

Quel temps que celui où de telles doctrines, consignées dans de tels l’ivres conduisent un homme plus près de l’assemblée nationale que de Charenton ! Il y a là un indice que la critique ne doit pas passer sous silence ; on en trouve un aussi dans cette mine souterraine que viennent de se creuser les idées socialistes, à qui ne suffit plus le grand air des journaux. Au moment où nous écrivons, elles multiplient à l’infini ces prétendus almanachs où se résument sous une forme plus ou moins populaire, les articles du Peuple et de la Vraie République. Il y en a par centaines : Almanach démoc-soc, Almanach satirique, cabalistique, satanique, fatidique, prophétique, Almanach du peuple, des Opprimés, des Proscrits, des Citoyennes, des Travailleurs, des Prolétaires, des Victimes. On ouvre ces petits livres, qui ne semblent devoir contenir que des vérités usuelles ou des prédictions atmosphériques, et on y trouve, en petit format, de grosses injures contre tout ce que respectent les hommes de bon sens et de bon goût. Ce qu’il y a de triste, c’est que des plumes exercées, des écrivains que devrait dégoûter ce cloaque de l’outrage à tant la ligne, n’ont pas dédaigné, dit-on, de mettre la main à cette lourde et grossière pâte, gonflée de tout le levain des haines et des mensonges communistes. Que dire, hélas ! de ce nouveau genre de saillies aristophanesques, de cette Ménippée faubourienne, de ces réimpressions illustrées des premiers-Paris de l’insurrection et de la révolte ? Que dire de ces dessins informes, de ces bons mots d’estaminet, de ce nouvel impôt levé sur Athènes par des fanfarons de barbarie ? Si ces petits livres renferment la comédie de notre temps, elle n’est pas gaie ; s’ils en marquent la température, elle n’est pas saine. J’aimais mieux Molière et Mathieu Laensberg.

ARMAND DE PONTMARTIN.