Revue littéraire - À propos du Marchand de Venise
Après cent cinquante ans d’hésitation ou de résistance, — et aussi d’un peu de mauvaise volonté, — sommes-nous enfin à la veille de comprendre Shakspeare ; et ce que n’avaient pu, depuis deux siècles bientôt, ni traducteurs, ni adaptateurs, ni commentateurs, ni acteurs, la persistance et l’heureuse obstination d’un seul homme seraient-ils sur le point de le faire ? On entend bien que je parle ici du directeur de l’Odéon. Non content, en effet, de nous avoir rendu Macbeth ou Othello, c’est ce qu’il y a dans Shakspeare, sinon de plus anglais, mais assurément de plus shakspearien, qu’il s’est donné la tâche, quelque peu hasardeuse, de nous faire goûter ; c’est le Soir des rois, c’est le Songe d’une nuit d’été, c’est Beaucoup de bruit pour rien, c’est le Marchand de Venise ; et bien loin de composer, comme ses prédécesseurs, avec les habitudes ou les préjugés du public, c’est ce qu’il y a de plus contraire peut-être aux traditions de notre répertoire qu’il nous a fait applaudir sur la scène du « second Théâtre-Français. » Le Soir des rois, élégamment traduit ou adapté par M. Auguste Dorchain, sous le titre de Conte d’avril, n’avait guère qu’à moitié réussi ; le nom respecté de Shakspeare avait mal défendu le Songe d’une nuit d’été contre la paraphrase que M. Paul Meurice en avait tirée ; mais, depuis lors, Beaucoup de bruit pour rien, imité d’assez près et assez heureusement par M. Louis Legendre, avait presque conquis le public français à ce qu’il y a de plus romanesque dans la comédie de Shakspeare ; et, ce qu’avait commencé Beaucoup de bruit pour rien, le succès du Shylock de M. Edmond Haraucourt, librement inspiré du Marchand de Venise, pourrait bien l’avoir achevé l’autre soir. Nous en félicitons également le poète, qui, s’il a pris sans doute quelques libertés avec le texte de Shakspeare, n’en a pas pris beaucoup plus que les Anglais eux-mêmes ; nous en félicitons le directeur de l’Odéon, dont le goût, l’expérience et la dévotion pour Shakspeare ont vraiment su faire passer jusque dans le décor et dans la mise en scène quelque chose de la poésie pénétrante et subtile de l’original ; — nous en félicitons aussi les auteurs de Germinie Lacerteux et de la Bête humaine : M. Edmond de Goncourt et M. Émile Zola.
Car, si le froid, comme on l’a très bien dit, est agréable pour se chauffer et s’il ne l’est même que pour cela ; ainsi, la fréquentation des cuisinières est bonne pour créer dans nos esprits bourgeois un préjugé vaguement favorable aux duchesses, et le naturalisme, en général, pour nous faire sentir le prix de son contraire. Lassés que nous sommes aujourd’hui de cette Lugubre parodie de la vie réelle que l’on nous donne depuis vingt-cinq ou trente ans pour en être la fidèle image, c’est le naturalisme, on n’en saurait douter, qui nous a rendus heureusement aveugles aux invraisemblances dont se choquait encore, dans la comédie de Shakspeare, si romanesque et si poétique à la fois, la logique trop exigeante, et un peu courte aussi, de nos pères. Il est doux, de rêver, et d’extravaguer au besoin, avec les amoureux de Shakspeare, sous d’autres cieux et dans d’autres jardins que le parc de Montsouris ou les Buttes-Chaumont. Assez de « crémeries » et « d’assommoirs ; » plus de concierges ni de blanchisseuses, de Jupillon ni de Coupeau ; toutes les Gervaises pour une Portia, toutes les « buées » pour un clair de lune, et tous les fiacres pour une gondole ! C’est parce que le naturalisme, en supprimant le romanesque et la poésie dans l’art, nous les a rendus d’autant plus nécessaires qu’ils se rencontrent rarement dans la vie, c’est pour cela que, comme autrefois les très naïfs et très rudes spectateurs du théâtre du Globe, nous sommes prêts à suivre Shakspeare par tous les chemins où l’inépuisable fantaisie de son imagination le mène.
Mais, d’autre part, comme en habituant nos oreilles à des grossièretés inouïes jusqu’alors sur une scène française, le naturalisme nous a rendus insensibles à ce qu’il y avait dans Shakspeare de plus révoltant pour l’ancienne politesse, c’est grâce encore à lui que si l’invraisemblance des aventures de Bassanio nous amuse ou nous enchante, les plaisanteries hardies de Lancelot ne nous indignent plus : elles nous font seulement sourire. Si le langage des bouffons ou des valets de Shakspeare n’est pas toujours celui de la bonne compagnie, si de la bouche même de ses héroïnes il sort quelquefois des serpens et des crapauds parmi les perles ; non, nous ne sommes presque plus capables désormais de nous en apercevoir. Nous avalons comme de l’eau les calembours ou les obscénités qui remuaient, il y a quatre cents ans, le gros rire des bateliers de la Tamise. Et, puisqu’il n’est pas enfin de mal en ce bas monde qu’un peu de bien, dit-on, ne compense, si c’est une part du génie de Shakspeare que d’avoir mieux connu qu’aucun poète les rapports réels et les justes valeurs des choses, il n’était pas inutile, pour le mieux apprécier, que nous eussions passé par l’expérience du naturalisme.
On connaît assez le Marchand de Venise, l’histoire du contrat de Shylock et celle des coffrets de Portia. Drame ou comédie, les traducteurs et les commentateurs ne s’accordent pas tous sur le nom qu’il convient de donner à la pièce, mais il suffit qu’immédiatement au-dessous des grands drames, de Jules César et de Cléopâtre, d’Othello, de Macbeth, du Roi Lear ou d’Hamlet, ils l’aient tous mise au rang des chefs-d’œuvre de Shakspeare. « En ce qui touche le plan, dit Hallam, je ne crois pas que le Marchand de Venise ait été surpassé dans les annales d’aucun théâtre » ; et Schlegel dit de son côté que, « très populaire (je pense qu’il veut dire très propre à intéresser le moins savant et le plus naïf des publics), très frappante à la représentation, la pièce est en même temps pour les connaisseurs une merveille de l’art. » On trouvera d’ailleurs dans le livre de M. Mézières : Shakspeare, ses œuvres et ses critiques, avec une excellente analyse de la comédie, le spirituel résumé de beaucoup de belles choses que les Allemands en général y ont vues ou cru voir. L’un, c’est Ulrici, y a découvert la démonstration de cette belle maxime : « que ce n’est pas le droit strict, mais la bienveillance mutuelle qui fait le lien des sociétés humaines : Summum jus, summa injuria. » L’autre, c’est Gervinus, en a prétendu faire « un réquisitoire en règle contre l’argent, l’idole du monde et l’amorce des sots. » Je ne dis rien de ceux qui, sans égard au titre du Marchand de Venise, réduisant la pièce tout entière au rôle de Shylock, et le rôle de Shylock à la réplique célèbre : « Est-ce qu’un Juif n’est pas nourri des mêmes alimens, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? » ont essayé d’en faire une sorte de plaidoyer en faveur de la tolérance et des droits de l’humanité : je crois seulement qu’ils se trompent. Enfin, si l’on est curieux de connaître les sources où le poète a puisé, — car peut-être sait-on que Shakspeare n’inventait rien, non plus que Molière, dans le sens où l’on entend aujourd’hui ce mot ; mais il démarquait ; et d’une ballade populaire, qui courait les tavernes de Londres, en y mêlant un conte impudique, il composait un chef-d’œuvre ; — les notes et préfaces des traductions de François-Victor Hugo et de M. Émile Montégut contiennent toutes les indications que l’on puisse désirer.
Mais ce qui pourrait être plus intéressant, — puisque le Marchand de Venise est réputé le chef-d’œuvre de la comédie de Shakspeare, — ce serait d’essayer de dire, non pas précisément en quoi consiste la comédie de Shakspeare, mais l’espèce de plaisir, très certain et pourtant très vague, presque diffus, très vif et cependant indéterminé, très complexe surtout, et très composite, si je puis ainsi parler, dont elle est pour nous l’occasion ou le prétexte autant que la cause. Ce que nos pères goûtaient jadis dans le Marchand de Venise ou dans Beaucoup de bruit pour rien, — qu’aussi bien ne goûtaient-ils guère, — c’en était quelques scènes et quelques caractères, celui de Shylock, par exemple, où, retrouvant quelques traits de celui d’Harpagon, ils en abusaient aussitôt pour donner la préférence à Molière. Mais nous, c’est autre chose aujourd’hui que nous y goûtons ; et, qui pourrait le dire, il aurait, sans presque y songer, retracé l’instructive histoire de toute une révolution de la critique et du goût.
Vérone, Venise, Messine, la poésie des lieux : voilà ce que nous en aimons d’abord ; et la poésie des noms : Rosalinde et Portia, Troïlus et Cressida, Obéron, Titania, Orlando, qui suffisent tout seuls à renouveler confusément en nous quelque chose des impressions qu’ils éveillaient dans l’âme de Shakspeare lui-même. Car il ne connaissait sans doute autour de lui ni de Titania, ni de Troïlus : il n’avait jamais vu ni Venise, ni Vérone ; mais ces noms, en sonnant harmonieusement à son oreille, évoquaient avec eux pour lui tout un long cortège d’impressions fortes et exquises, — des formes, des couleurs, des parfums, qu’il fixait dans sa prose ou qu’il concentrait dans ses vers. Autant, en effet, qu’à l’Angleterre d’Elisabeth et des premiers Stuarts, j’oserais dire de l’auteur du Marchand de Venise qu’il appartient à l’Italie de la Renaissance. Ou plutôt encore, dans le temps qu’il a vécu, les littératures nationales de l’Europe n’existaient pas, ne vivaient pas d’une vie qui leur fût propre, n’étaient enfin que l’expression locale d’une littérature universelle dont l’Italie conduisait le chœur. Et je ne sais pas si l’Italie de Shakspeare est la vraie pour les historiens, — j’aurais même des raisons de croire le contraire, — mais elle l’est devenue pour nous. Vérone c’est Juliette, et Othello c’est Venise. Léonard ou Raphaël, Corrège, Titien ou Véronèse n’ont pas déterminé plus définitivement pour nous la grâce ou l’élégance, l’opulence ou l’éclat de la beauté italienne que Shakspeare n’en a fait la psychologie passionnelle. Et c’est, comme je disais, ce que nous aimons d’abord en lui : la sensation qu’il nous donne de l’Italie de la Renaissance, la poésie du décor et du nom, — puisqu’il y a des noms harmonieux et des lieux poétiques. Médan n’en est pas un.
On remarquera que ce genre de plaisir est peut-être d’autant plus vif qu’il est plus vague et plus diffus, et c’est encore ce que nous aimons aujourd’hui dans la comédie de Shakspeare. Puis-je ici me servir d’une expression à la mode ? Oui, sans doute, puisque j’essaie de définir un plaisir nouveau. La comédie de Shakspeare agit sur nous par suggestion ; elle provoque et détermine en nous des états d’âme très généraux, très divers, et surtout très instables ; elle nous fait passer tour à tour et tout entiers dans des sensations très mobiles, très changeantes, et très fortes. Telle est l’une au moins des raisons de ces changemens de décor qui rendraient la représentation du Marchand de Venise ou de Beaucoup de bruit pour rien matériellement impossible, si l’on voulait se conformer aux indications du poète. Mais si l’on pouvait s’y conformer, comme on comprendrait mieux encore le plaisir que nous éprouvons à suivre cette mobilité de la scène et, si je puis ainsi dire, ce vagabondage de l’action ! De là encore, — dans la comédie de Shakspeare, et notamment dans le Marchand de Venise, — de là ce mélange du tragique et du comique, dont autrefois nos romantiques ont si peu compris le véritable objet quand ils l’ont voulu rapporter à l’imitation de la vie quotidienne, où les larmes, disaient-ils, sont toujours près du rire, et le drame, par conséquent, voisin du vaudeville. Mais ni le Marchand de Venise, ni Beaucoup de bruit pour rien, ni le Songe d’une nuit d’été ne sont des imitations, même lointaines, de la vie : ils en sont des transpositions ; et bien loin que dans la comédie de Shakspeare le mélange des genres imite la réalité, il la défie, au contraire, et, en la travestissant, il s’en moque. Et de là procède, enfin, ce que l’on pourrait appeler le caractère musical, non-seulement des drames, mais aussi et surtout des comédies de Shakspeare. Comme la musique, en effet, c’est par enveloppement et par insinuation qu’elles opèrent, et dans le plaisir qu’elles nous procurent, il y a quelque chose de plus que de la volupté, il y a de la sensualité. Les musiciens ne l’ont-ils pas bien su, qui se sont inspirés si souvent, qui s’inspireront bien souvent encore des drames de Shakspeare, précisément parce que le contour en est inachevé, que le dessin précis de l’intrigue ou des caractères n’y limite pas la puissance du rêve, et que la vertu de suggestion latente en est inépuisable ? Mettez donc Andromaque ou Bajazet en musique !
Une autre cause encore ou un autre élément du plaisir que nous donnent les comédies de Shakspeare, c’est qu’elles sont de leur temps, et ce temps, en Angleterre, comme chez nous d’ailleurs et comme en Espagne, c’est celui de la confusion ou de l’indétermination des genres. Il nous plaît, dans le Marchand de Venise, de voir non-seulement le drame y côtoyer la comédie, et la féroce lamentation de Shylock alterner avec les madrigaux de l’heureux amant de Portia ; mais encore la tragédie s’y mêler à l’opérette, comme quand Portia, sous la robe de l’avocat Bellario, tire des griffes du juif le noble Antonio ; et des scènes de grand opéra, comme celle des coffrets, succéder à des scènes de pur vaudeville, telles que celle de Lancelot avec son bonhomme de père. Même une certaine inexpérience, une certaine gaucherie de facture nous y semble faire un heureux mélange avec la subtilité, la préciosité, l’euphuisme du style ou le raffinement, l’ampleur, la profondeur de la pensée. C’est à peu près ainsi que, dans les tableaux des très vieux maîtres de la Flandre ou de l’Italie, je ne sais quelle faiblesse ou quelle puérilité de l’exécution, qui laisse transparaître en quelque sorte à nu l’intensité du sentiment, en double aujourd’hui pour nous l’intérêt et le prix. Nous les aimons, de connaître si peu les roueries de l’art, et, — fatigués que nous sommes de voir autour de nous tant d’habileté de main concourir d’ordinaire avec si peu de génie, — nous les aimons, ces primitifs, d’avoir été si délicieusement maladroits. Shakspeare aussi est un primitif. Cinquante ou soixante ans plus tard il eût fait comme les autres, il eût réglé sa fantaisie, il eût cherché la perfection dans la mesure, il eût séparé, dans ses drames ou dans ses comédies, ce que la libre esthétique de son temps lui a permis d’y embrouiller. Mais serait-il encore Shakspeare ? Et nous, lui sachant un tel gré d’avoir effectivement vécu dans le temps de l’enfance de son art, qui dira que nous ne lui préférerions pas Marlowe, par exemple ? l’auteur du Juif de Malte à celui du Marchand de Venise ? Et au fait, de nos jours mêmes, en Angleterre, ne s’est-il pas trouvé des critiques ou des poètes pour proclamer cette préférence ?
Cet avantage n’est pas le seul dont son génie soit redevable à son temps, et placé comme il était, sur les confins de deux âges, il doit encore à cette situation d’avoir pu fondre ensemble les souvenirs du moyen âge et les promesses de la renaissance. Puisqu’il n’est ici question que de ses comédies, je ne dirai donc rien de cette veine d’épopée qui circule dans ses drames historiques. Mais n’est-ce pas l’esprit des vieux fabliaux, l’esprit de Chaucer, celui des Contes de Cantorbéry, qui respire et qui court dans les Joyeuses Commères de Windsor ou dans le Soir des rois ? l’esprit subtil et chevaleresque de nos1 cours d’amour et de notre poésie provençale, nuancée seulement d’un peu d’italianisme, dans ces madrigaux si savans, si « souefs, » si précieux, qu’échangent entre eux ses Florizel et ses Perdita, ses Béatrice et ses Bénédict, ses Bassanio et ses Portia ? ou bien enfin l’esprit de nos Romans de la Table-Ronde, dans cette adoration mystique et sensuelle à la fois de la femme, d’autant plus ardemment désirée que la conquête en est plus difficile, et d’autant plus respectueusement traitée que l’estime qu’on lui a inspirée d’elle-même en a fait un plus rare et un plus pur joyau ? La comédie de Shakspeare, dans la littérature anglaise, a clos le cycle du moyen âge.
Mais, en même temps aussi, tous ces thèmes qu’il empruntée cette poésie du passé, voyez de quel accent personnel et moderne Shakspeare les a marqués ! La femme, qui n’était guère jusqu’alors, comme encore dans le Roman de la Rose, que l’expression symbolique de son sexe, devient une personne : elle s’individualise ; elle apparaît maîtresse pour la première fois dans la littérature européenne, unique et souveraine maîtresse de son sort et de sa volonté. Les caractères se précisent ; et, pour autant qu’on connaisse les dates des comédies de Shakspeare, on a fait justement observer qu’ayant toujours, dans ses comédies, subordonné l’intrigue à la peinture des caractères, les caractères, à mesure qu’une comédie nouvelle s’ajoute aux précédentes, y sont moins singuliers, moins capricieux, et partant plus humains. Le Marchand de Venise en est un admirable exemple, où, sans intention de moraliser, les caractères de Shylock et celui du noble Antonio forment entre eux un si parfait, un si vivant contraste. Et ne sait-on pas que s’il y a quelque part une comédie allégorique ou philosophique, dans l’histoire du théâtre moderne, c’est la Tempête ; et que c’est Shakspeare seul dont le génie l’a pu réaliser ?
Si je voulais insister sur ce dernier point, ce serait l’excuse des commentateurs ; ce serait aussi un trait de ressemblance entre Shakspeare, et… dirai-je les symbolistes ou les décadens ? Je le dirais, si je ne craignais d’être mal compris. Il est certain au moins que, comme eux, Shakspeare est plein d’intentions dont le sens nous échappe ; il est certain aussi qu’après tant de commentaires la Tempête demeure une irritante énigme ; et, plutôt que de croire qu’en suivant sa fantaisie Shakspeare n’ait rien voulu dire du tout, on se demande au contraire, avec tout son génie, s’il n’a pas voulu faire porter à son art plus de pensée peut-être que la forme dramatique n’en saurait exprimer. On remarquera qu’à leur manière, — qui n’est pas bonne, à notre avis, — c’est ce que disent aujourd’hui ceux qui ne voient dans Shakspeare que le prête-nom de l’auteur du Novum organum. Tant de « philosophie » les étonne de sa part, et puisque Bacon en faisait profession, c’est à lui qu’ils trouvent plus naturel d’en rapporter l’honneur. Il est d’ailleurs assez curieux que la question se pose, non pas du tout à l’occasion des grands drames, dont le sens est assez clair, — à l’exception pourtant d’Hamlet, — que je m’accuse de n’avoir pas encore compris, — mais à l’occasion de ses comédies, du Marchand de Venise ou du Conte d’hiver, de Cymbeline et de la Tempête.
Ce qu’en tout cas on ne saurait nier, c’est que dans un temps comme le nôtre, où, sous l’action de diverses causes, les genres semblent retourner vers cette indistinction primitive dont les âges classiques les avaient laborieusement tirés, et où les arts échangent entre eux leurs moyens, comme si chacun d’eux avait plus d’ambition que de ressources, la « philosophie » de Shakspeare ne fasse pour nous un grand attrait de ses comédies. On ne la voit pas toujours, mais on y sent circuler une pensée latente ; et, jusque dans l’extrême invraisemblance ou dans la vulgarité de quelques-unes de ses intrigues, on est averti par un mot, tout à coup, qui fait lumière, qu’une intention supérieure a présidé au choix, à l’arrangement, au désordre apparent de ces élémens grossiers ou disparates. « Voici, — dit un personnage du Conte d’hiver, en parlant de Perdita, — voici la plus jolie fille de basse extraction qui ait jamais foulé la pelouse : il n’est pas un de ses mouvemens, pas une de ses expressions de physionomie qui n’ait une touche de quelque chose de plus grand qu’elle-même, et de trop noble pour ces lieux. » C’est ce que l’on pourrait dire de la comédie de Shakspeare. Elle aussi, elle a quelque chose de « plus grand » qu’elle-même et je ne veux pas dire de « trop noble » pour son objet, mais enfin quelque chose de « plus noble » au moins que le nom, les moyens habituels, et la tradition de la comédie ne comportent.
Autre mérite encore de la comédie de Shakspeare : elle est optimiste ; le rire même en est consolateur ; et si nous essayons d’en tirer la moralité, le poète nous enseigne qu’en ce monde, plus tôt ou plus tard, tout finit par s’arranger. Ce n’est point la leçon qui se dégage de la comédie de Molière, dont l’amertume dans le rire, comme elle en fait la puissance, pourrait bien faire aussi la véritable originalité. « Beaucoup de bruit pour rien, » telle semble être au contraire la devise accoutumée de la comédie de Shakspeare. Il n’y a pas pour lui de situation si désespérée, — pas même celle du noble Antonio, — ni si sombre, qu’on ne puisse l’éclaircir, la dénouer, et la pacifier d’un mot. Lorenzo a enlevé la fille et les bijoux du juif : il épousera la fille, et la dot la suivra. Bassanio a donné la bague de Portia : c’est Portia qui la lui rendra. Les vaisseaux eux-mêmes d’Antonio retrouveront le chemin du port. Et Shylock, que deviendra-t-il ? Il ne lui en coûtera, pour avoir voulu suivre jusqu’au bout l’exécution de son contrat sanguinaire, qu’une moitié de ses biens, et la promesse, quand il mourra, d’en laisser l’autre à sa fille. Qui croirait que la vie fût si accommodante ? Mais on peut toujours l’espérer ; — et l’espérance, plus d’une fois, n’a-t-elle pas créé son objet, comme le besoin crée son organe, l’idée nouvelle des vocables nouveaux, et le désir même, les occasions ou les moyens de se satisfaire ?
A la vérité, si Shakspeare est l’auteur du Marchand de Venise, on dira qu’il est l’auteur aussi de quelques drames qui finissent moins bien, dans des larmes et dans le sang, comme Hamlet, par exemple, ou comme Othello. Et, en effet, il faut distinguer non-seulement les genres, mais les époques aussi, comme l’a fait, dans sa très remarquable étude sur Macbeth, M. James Darmesteter. « De la fougue à l’angoisse, et de l’angoisse à l’apaisement ; enivrement, désespérance, sérénité ; d’abord la terre, puis l’enfer, puis un coin du ciel ; des éclats de joie, le de profundis, puis un grand coup d’aile : in excelsis : » ainsi pourrait-on, suivant lui, se représenter la marche ou le progrès du génie de Shakspeare. Ceci revient à dire qu’étant parti de l’optimisme de la jeunesse, qui n’est guère que la joie animale de vivre, le poète a fini par aboutir à l’optimisme philosophique. Naturellement les tragédies appartiennent à la deuxième époque : les comédies sont de la première et de la troisième, le Marchand de Venise est de 1596 ; Beaucoup de bruit pour rien de 1598 ; le Conte d’hiver est de 1610, la Tempête de 1611 ou de 1613. Sur une scène comme la nôtre, où le rire fut souvent mauvais, et quelquefois inintelligent, il me semble que cet optimisme n’est pas, lui non plus, l’un des moindres attraits de la comédie de Shakspeare ; et je serais étonné qu’il ne fût pas de quelque chose dans le succès des récentes adaptations du Marchand de Venise et de Beaucoup de bruit pour rien.
Ajoutez que ce sont enfin des comédies d’amour, si l’on peut ainsi dire ; et, ce que l’amour a de plus fort et de plus subtil, qui jamais, dans aucune langue, l’a mieux exprimé que Shakspeare, — si ce n’est peut-être Racine ? Mais Racine, dans son Andromaque, dans son Bajazet, ou sa Phèdre, n’a peint que les angoisses, les tortures ou les fureurs sanglantes de l’amour malheureux : Shakespeare, dans ses comédies, a peint l’amour confiant, heureux et triomphant, celui de Jessica pour Lorenzo, de Portia pour Bassanio ; C’est ce que devait un jour essayer Marivaux, et pour bien des raisons, il n’y a réussi qu’à demi. L’amour, chez Marivaux, ne se distingue pas des contrefaçons de lui-même, et il est toujours de si bonne compagnie que l’on doute volontiers de la sincérité. C’est l’imitation de la passion, ce n’est pas la passion même. Musset aurait plus approché du but, étant poète ; mais, comme Racine, il est habituellement tragique. Ils n’en ont pas moins l’un et l’autre insensiblement accoutumé le public français à comprendre ou à goûter les comédies d’amour de Shakspeare ; et c’est pourquoi sans doute où l’on eût échoué voilà quarante ou cinquante ans, il semble qu’on soit à la veille de réussir aujourd’hui. Notre éducation est faite maintenant. Pour nous intéresser désormais, il n’est pas nécessaire que l’amour soit malheureux, ou qu’il soit ridicule ; c’est assez qu’il soit sincère ; comme les peuples heureux, et quoi que l’on en dise, les amans heureux aussi ont une histoire ; mais il n’y a que les poètes qui soient capables de nous la conter.
C’est en effet la grande raison qui résume, qui domine, et qui passe toutes les autres : Shakspeare est Shakspeare, et, puisqu’il s’agit du Marchand de Venise, je ne puis résister au plaisir de citer ce duo du cinquième acte, si bien traduit par M. Edmond Haraucourt :
- O mon âme, vois-tu l’horizon nébuleux
- Frémir comme un chœur blond de sylphides dansantes
- Qui vont en secouant leurs robes sur les sentes ?
- Un frisson de parfums berce les bois troublés
- Et court sur les coteaux en caressant les blés.
- …….
- Par une telle nuit, du haut des murs de Troie,
- Troïlus exhalait sa peine vers la joie
- Et pleurait vers la tente où riait Cressida.
- Par une telle nuit, quand Thisbé regarda
- Le sentier qui menait vers l’arbre aux figues blanches,
- Elle aperçut, rampant parmi l’ombre des branches,
- La grande ombre d’un grand lion noir, et s’enfuit…
- Vois-tu son voile blanc ?
- Par une telle nuit
- Didon, seule, et mourant d’un mal inguérissable,
- Écoutait le sanglot des vagues sur le sable ;
- Et tant qu’elle put voir, au bord de l’inconnu
- Le dernier des vaisseaux qui fuyaient, son bras nu
- Secoua vers les mers le vain rameau de saule.
- Par une telle nuit, les cheveux sur l’épaule,
- La sombre Médœa vint cueillir le poison
- Qui devait rajeunir les baisers de Jason.
Par une telle nuit filait une gondole, Où l’amant trop heureux emportait son idole Et cette idole avait le nom de Jessica.
Mais, à ce propos, pourquoi dit-on que ce cinquième acte est inutile à l’action ? Parce qu’on a déchiré le contrat de Shylock et d’Antonio ? C’est oublier, me semble-t-il, que les amours de Bassanio et de Portia sont la cause du contrat, et que, par conséquent, si nous ne savons pas ce que les amans deviennent, la pièce n’est pas terminée. Puisqu’il y a deux intrigues dans le Marchand de Venise, il n’eût pas suffi d’en dénouer une. Mais je dirai de plus que, s’il n’y en avait pas deux, il n’y en aurait pas une, puisqu’il aurait fallu trouver alors une cause tout autre au contrat d’Antonio. Et on prouverait au besoin que cela ne se pouvait pas, puisqu’on aurait gravement altéré le caractère de Shylock et celui d’Antonio. Dans la conception de la pièce, il est même probable que Shakspeare a introduit l’histoire de Portia justement parce que c’était la seule à son avis qui justifiât le contrat. De fort bonnes raisons justifieraient également la présence, au dénoûment, de Lorenzo et de Jessica. Mais si peut-être, comme nous, le lecteur la trouvait assez justifiée par le duo que nous avons cité, nous pouvons garder nos raisons.
Ce que j’ai tâché de montrer, c’est qu’il y a vingt-cinq ou trente ans, quand Eugène Scribe régnait encore, et avec lui la superstition de la pièce « bien faite, » on se fût plaint que ce cinquième acte était inutile, ou tout au moins que les quatre autres le faisaient acheter chèrement. J’ai tâché de montrer aussi le progrès que le goût public avait accompli depuis lors. Est-ce bien un progrès ? On pourrait longuement discuter sur ce point, et ce serait le cas de redire qu’il y a progrès et progrès. Car, au fond et en réalité, si nous aimions surtout dans la comédie de Shakspeare ce qu’elle a de conforme, ou, comme on disait jadis, d’analogue, à une espèce de dilettantisme qui serait beaucoup mieux nommé de son vrai nom d’indifférence, il ne conviendrait pas de s’en féliciter. En effet, ce serait alors un signe qu’il nous importe peu comment on nous amuse, pourvu qu’on nous amuse ; et que la comédie de Shakspeare ou le dernier des vaudevilles, c’est à peu près tout un pour nous. Il n’y a pas de définition plus précise de la corruption du goût. Et en voici la perversion. Ce serait si peut-être nous aimions la comédie de Shakspeare pour l’inexpérience qu’on a vu qui s’y trahissait, pour l’absence d’art dont il faut bien dire qu’on y rencontre fréquemment la preuve, pour l’incertitude enfin et pour le vague ou pour l’obscurité de la pensée. En ce cas le danger serait plus grand encore. Si l’on ne peut pas demander à une comédie de prouver quelque chose, encore faut-il au moins qu’elle ait un sens : et, de réduire l’art à nous procurer des sensations qui ne nous laissent d’elles-mêmes que le souvenir confus de les avoir éprouvées, c’est assurément lui faire jouer un rôle étrange dans la vie, — qui ne serait pas sans quelque rapport avec celui de sir Pandarus de Troie. L’imagination, la fantaisie, le caprice ont leurs droits, mais la raison aussi a les siens. La comédie de Shakspeare n’est pas toujours raisonnable, et, si je l’ose dire, je crains que ce grand poète n’ait quelquefois extravagué. Ce n’est pas pour cela qu’il faudrait l’applaudir.
Mais ce que je crois plutôt encore, ce que j’aime mieux croire, et ce qui serait la plus consolante explication de la faveur avec laquelle nous accueillerons peut-être demain sur une scène française une adaptation du Conte d’hiver ou de la Tempête, c’est qu’en dépit de bien des différences, il y a plus d’une analogie secrète entre le temps où nous vivons et celui de Shakspeare. Aujourd’hui comme alors, la littérature est plutôt européenne que nationale, on pourrait dire cosmopolite, et les frontières ne sont pas tombées, mais la facilité des communications les a rendues presque idéales : on ne vit pas à Londres, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, on n’y pense pas, et, en vérité, c’est à peine si l’on y parle autrement qu’à Paris. Aujourd’hui comme alors les genres sont confondus ; et il est vrai qu’ils étaient alors dans l’indistinction de ce qui commence, tandis qu’ils seraient plutôt aujourd’hui dans la confusion de ce qui finit, mais ce n’en est pas moins une raison pour nous d’aimer dans la comédie de Shakspeare ce que nous ne trouvons ni dans la comédie de Molière, ni dans la tragédie de Racine : le rire mêlé parmi les larmes, la passion dans la comédie, le roman et la poésie, le plaisir de penser et celui de sentir à la fois. Nous sommes devenus capables de plaisirs plus complexes ; et pour jouir de nos sensations nous n’avons plus besoin, comme autrefois, qu’on les disjoigne. Enfin aujourd’hui comme alors, ayant ou croyant avoir épuisé ce qu’il y avait de fécondité dans l’ancien idéal, et lassés de ranimer des formes vides où la vie, quand par hasard on l’y met, semble se refroidir, se glacer et se figer, nous cherchons du nouveau ; et nous ne l’avons pas encore trouvé : mais nous le trouverons sans doute, et dans cette recherche hasardeuse quel plus glorieux exemple peut-on se proposer que celui de Shakspeare ?
Remercions donc le directeur du « second Théâtre Français » de ce qu’il a fait, de ce qu’il fait tous les jours encore pour s’efforcer, non plus comme jadis d’accommoder Shakspeare au goût français, mais au contraire, et comme nous le disions, pour convertir le goût français à ce qu’il y a de plus shakspearien dans Shakspeare. On ne pourrait lui en faire une critique ou un reproche que si l’excès de sa piété l’empêchait de rendre ce qu’il doit à Corneille, à Molière, à Racine, au besoin même à Marivaux, à Regnard et à Beaumarchais. Mais tout le monde sait qu’à l’Odéon, depuis quelques années, le répertoire national, presque plus en honneur qu’à la Comédie française, y sera bientôt mieux joué : j’en avertis les « grands comédiens. » Et quant à l’art prétendu nouveau, qu’il est du devoir aussi d’un directeur de l’Odéon d’aider à se produire, on ne dira pas qu’il y manque, puisque s’il n’a pas joué le Père Lebonnard, il nous annonce trois actes de l’auteur de l’Ecole des veufs, et qu’à la même place où nous parlons du Marchand de Venise, nous rendions compte, l’année dernière, tout justement à la même époque, de la récente représentation de Germinie Lacerteux.
F. BRUNETIERE.