Revue littéraire - À propos d’une reprise de Zaïre

REVUE LITTERAIRE

A PROPOS D’UNE REPRISE DE ZAÏRE.

Il y a de cela cent cinquante ans passés ; et Voltaire en avait trente-sept. La Bastille et l’exil avaient déjà rendu son nom presque célèbre. Il avait publié sa Henriade, que la France, sur sa parole, avait prise pour un poème épique; son Histoire de Charles XII, que l’on s’arrachait comme un roman; et il achevait d’écrire ses Lettres philosophiques. Mais, parmi tout cela, plus amoureux que jamais du théâtre, les lauriers de Crébillon et d’Houdart de La Motte l’empêchaient de dormir, et, depuis tantôt quinze ans que son Œdipe avait paru sur la scène, il ne pouvait se consoler de n’en avoir pas vu se renouveler le succès. Or, cette année-là même, le 7 mars 1732, il venait de donner une tragédie d’Ériphyle, qui, comme son Brutus, comme sa Mariamne, n’avait qu’à moitié réussi, et, selon son usage, avant d’imprimer sa pièce, il la refaisait consciencieusement, acte par acte, vers par vers, quand, « pour pouvoir revoir son ouvrage avec moins d’amour-propre, et se donner le temps de l’oublier, » il s’avisa, vers le mois de mai, d’en entreprendre un autre. « La scène, écrivait-il à son ami Cideville, sera dans un lieu bien singulier; l’action se passera entre des Turcs et des chrétiens. Je peindrai leurs mœurs autant qu’il me sera possible, et je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique et de plus intéressant, et tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus cruel. Voilà ce qui va m’occuper six mois. Quod felix, faustum, musulmanumque sit. » La lettre est du 29 mai : le 25 juin. il annonçait à son ami Formont que Zaïre était achevée, et, le 13 août 1732, on en donnait la première représentation. Trois mois, au lieu de six, avaient suffi pour concevoir le sujet, en former le plan, l’exécuter, écrire la pièce, la répéter et la jouer. Auteurs ni comédiens ne travaillent aujourd’hui d’une telle vitesse.

Le succès en fut vif; et, de beaucoup d’autres succès que le théâtre réservait encore à l’auteur d’Alzire et de Mérope, de Sémiramis et de Tancrède, c’est celui dont il devait conserver toute sa vie, comme du dernier triomphe de sa jeunesse et du moins disputé, le plus lumineux el le plus cher souvenir. « Mes chers et aimables critiques, écrivait-il encore à ses amis Cideville et Formont, qui habitaient Rouen, je voudrais que vous pussiez être témoins du succès de Zaïre. Souffrez que je me livre avec vous en liberté au plaisir de voir réussir ce que vous avez approuvé. Ma satisfaction s’augmente en vous la communiquant. Jamais pièce ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là : vous auriez vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de ne pas être honni dans sa propre patrie. » Ce qui ne lui fut pas moins u doux » que les battemens de mains du parterre, ce fut de voir jouer sa tragédie, deux mois plus tard, à Fontainebleau, devant la reine et devant le roi.

Quelques envieux murmurèrent bien. On parodia Zaïre au Théâtre- Italien; et l’avocat Marais s’indigna de voir « la vraie croix sur le théâtre.» Piron, qui était peut-être un « bon garçon, » mais d’ailleurs un assez vilain homme, et qui se croyait l’égal de Voltaire pour quelques farces de la Foire, — à moins que ce ne fût pour un Callisthène qui est autant au-dessous, je ne dis pas de Zaïre, mais d’Œdipe que le Sapor du joyeux Regnard ou que l’Annibal de Marivaux, — Piron fit la grimace. Un autre Bourguignon, l’abbé Le Blanc, qui rêvait aussi lui de théâtre, et dont on dit qu’il nous reste un Abensaïd, écrivait de son côté au président Bouhier : « Zaïre, tant par le manège de son auteur que par celui des comédiens, a un succès prodigieux. Il y a plus; on commence à la croire une bonne tragédie, à l’applaudir. O sœclum insipiens et inficetum. » Ils se croyaient en ce temps-là d’excellens juges à Dijon; et ce n’était point pour avoir donné Bossuet à la France, mais pour avoir produit les Nicaise et les Bouhier. Enfin, on prétendit que le succès de la pièce était dû à Mlle Gaussin, à la voix touchante, au jeu naïf, aux « grands yeux noirs » de Mlle Gaussin. Elle avait débuté, l’année précédente, par le rôle de Junie dans Britannicus, et Zaïre était le premier de ces « rôles de tendresse » où, pendant plus de trente ans, elle allait faire couler tant de larmes. Mais les dames, pour qui Voltaire l’avait écrite, n’en continuèrent pas moins d’applaudir passionnément Zaïre; l’amoureuse tragédie fut traduite en anglais, on la joua sur les théâtres de Londres; et le bruit commença de courir qu’après un demi-siècle d’attente, Corneille et Racine avaient enfin un successeur, — pour ne pas dire un maître.

Telle fut l’opinion des contemporains de Voltaire, et telle était encore, cinquante ans plus tard, l’opinion des meilleurs juges. « Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d’œuvre de l’intérêt... Aurait-on cru qu’après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux passions de l’amour? Ah! c’est que jamais, parmi ses victimes, on n’a montré deux êtres plus intéressans que Zaïre et son amant... Quel moment, que celui où l’infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard à la main, entendant la voix de Zaïre!.. Mais prétendrais-je retracer un tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomène? «Ainsi s’exprime La Harpe dans son Éloge de Voltaire, en 1780. Et Condorcet, à son tour, quelques années plus tard, en 1789, dans sa Vie de Voltaire. « Cette pièce est la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, Voltaire ait montré un art, un talent et un style qui n’étaient plus qu’à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné n’avait arraché de plus douces larmes, jamais un poète n’avait peint les fureurs de la jalousie dans une âme si tendre, si naïve, si généreuse... Zaïre est dans toutes les opinions, comme par tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des âmes pures. » Voilà, je crois, ce qui s’appelle louer. On y peut joindre, si l’on le veut, ce qu’en a dit Chateaubriand dans son Génie du christianisme.

Nous ne partageons plus aujourd’hui cet enthousiasme; mais, à force d’indépendance et de largeur d’esprit, sommes-nous donc devenus tellement exclusifs, ou étroits, que nous ne puissions plus le comprendre? ou bien, depuis cent ans, comme je l’entends dire, la qualité de l’âme française a-t-elle si profondément changé que Zaïre ne soit plus pour nous qu’une occasion de critiques ou de plaisanteries faciles? Eh! oui, je le sais bien, — puisque personne ne l’ignore, — que l’intrigue en est plus ingénieuse que forte, et romanesque plutôt que tragique. Fondée qu’elle est d’ailleurs tout entière, comme celle de l’Atrée, du Rhadamisthe, de l’Electre du vieux Crébillon, sur une «reconnaissance» invraisemblable, suivie d’une sanglante « méprise, » je puis même ajouter que Voltaire n’a pas la gloire d’en avoir inventé les ressorts. Je sais aussi qu’en même temps que de Crébillon ou d’Houdart de La Motte, Voltaire, dans Zaïre, s’est inspiré de Racine, de Molière, de Shakspeare : d’Othello, du Dépit amoureux, mais surtout de Bérénice, de Bajazet, de Mithridate. Nos pères aimaient ces combinaisons nouvelles des données classiques, et dans cette manière d’imiter, ils ne voyaient pas de « plagiat, » mais plutôt un hommage aux maîtres de la scène. Il y a des comédies entières de Regnard, et ce ne sont point les moindres, — le Joueur, par exemple, ou le Légataire universel, — dont on ne citerait presque pas une scène qui n’en rappelle une autre, du Misanthrope, ou des Femmes savantes, ou de l’Avare, ou du Malade imaginaire. Et je sais enfin ce que l’on peut penser du style de Voltaire, de sa phraséologie pompeuse et sentimentale, de sa versification généralement harmonieuse, ou peut-être plutôt redondante, mais lâche, mais diffuse, une prose rimée, dont les rimes encore seraient pauvres. Mais, après tout cela, je persiste à redire que Zaïre est une jolie chose, un peu plus même que jolie, et je n’y saurais que faire, mais je vois qu’aussi souvent qu’on la reprend, le public est de mon avis. Il y court, il y pleure, des dames mêmes s’y évanouissent. Voltaire en eût-il demandé davantage? Et ce qui nous fait pleurer encore après cent cinquante ans ne vaut-il pas au moins que nous cherchions les raisons de notre émotion?

Laissons de côté ce qu’il peut y avoir de « turquerie » dans Zaïre, quoique cela fût pourtant quelque chose, en 1732, sur cette scène classique où, depuis près d’un siècle, on ne s’égorgeait plus qu’entre empereurs ou satrapes. N’étant pas difficile, je ne suis pas exigeant en fait de couleur locale; et, puisque Michelet prétend qu’Orosmane ne ressemble pas mal au m Saladin de l’histoire, chevaleresque et généreux, » quelques nègres avec cela, des sofas et des turbans, me sont une Palestine suffisamment authentique. Zaïre a bien d’autres mérites, et l’intérêt en est fait d’abord de celui que Voltaire y a pris.

Rien de moins commun en tout temps, on le sait, et rien de plus rare au dix-huitième siècle. L’âme héroïque de Corneille a pu passer dans celle de Rodrigue, mais vous ne croyez pas que le vieux Crébillon, dans son taudis de la rue des Douze-Portes, entre ses chiens et ses chats, s’intéressât beaucoup aux querelles des Atrides, ou Piron à Callisthène, Gresset à Edouard III, Marmontel à Denys le Tyran ? C’est ainsi que ni son Œdipe, ni sa Mariamne, ni son Brutus, Voltaire n’avait traité ces sujets lointains pour eux-mêmes, mais pour lui seulement, dans son intérêt de gloire et de popularité, comme il fera plus tard sa Sémiramis, son Oreste, sa Rome sauvée, dans l’intérêt de son amour-propre, justement irrité de se voir préférer Crébillon. Mais dans sa Zaïre, au contraire, comme dans son Alzire, comme dans son Tancrède, il a mis quelque chose de plus, quelque chose de lui-même, je dirais quelque chose de son cœur, si je ne craignais que le mot ne parût étrange. « Elle ne m’a coûté que vingt-deux jours, écrivait-il à Formont. Jamais je n’ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m’entraînait, et la pièce se faisait toute seule. » C’est que, pendant ces vingt-deux jours, il avait cru lui-même à sa fable ou à son roman. Pendant près d’un mois, en traçant le rôle de Zaïre et celui d’Orosmane, il avait lui-même oublié ses intrigues et ses affaires, l’impression de son Eriphyle, celle de ses Lettres philosophiques, la défense de son Charles XII, sa politique et ses rancunes, sa préoccupation même du parterre et du succès. Il avait vécu avec Lusignan, il s’était intéressé à l’histoire des croisades et, d’une manière tout intellectuelle, tout historique, tout extérieure, il avait failli comprendre la puissance du sentiment religieux. Nous le récompenserions mal de sa sincérité, si nous ne savions la reconnaître. Quand elle n’aurait que ce seul mérite, ce serait assez pour mettre Zaïre fort au-dessus de la plupart des autres tragédies de Voltaire. Elle est vivante ; et elle l’est parce que, si je puis ainsi dire, tandis qu’il n’y a personne dans Mariamne ou dans Eriphyle, il y a quelqu’un dans Zaïre.

Ne serait-ce pas aussi qu’il était amoureux alors ? j’entends comme il pouvait l’être, — modérément et à temps perdu, — mais enfin amoureux. N’ayant pas encore d’état de maison ni de domicile à lui, Voltaire, en 1732, logeait au Palais-Royal, chez Mme de Fontaine-Martel, une vieille femme, « riche et avare » qui donnait à souper, et chez laquelle, au dire de d’Argenson, « les affaires se commençaient. » Pourquoi ne serait-ce pas chez Mme de Fontaine-Martel que se serait nouée « l’affaire » de Voltaire et de Mme du Châtelet, dont les « commencemens » sont demeurés un peu obscurs ? Je me garderai de les vouloir éclaircir ; mais il ne faudrait anticiper que d’un an sur l’époque de leur liaison publique, et ne pouvons-nous pas faire cela pour la « belle Emilie ? »

Une indication plus certaine, et d’un intérêt plus général, est celle que Michelet a donnée dans un des derniers volumes de son Histoire de France : « l’âme française, dit-il, un peu légère, mobile, et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. » En effet, si c’est le temps de Zaïre, c’est aussi celui des comédies de Marivaux et des romans de Prévost, le temps de Manon Lescaut, des Sermens indiscrets, des Fausses Confidences. Timidement chez Marivaux, qui est encore trop du monde, presque honteusement ; plus librement avec Voltaire ; hardiment enfin chez Prévost, il semble, à ce moment du siècle, que la nature et la passion aspirent à se dégager des usages tyranniques, des conventions importunes, de la politesse élégamment hypocrite qui les règlent et qui les contiennent. Sous l’influence des femmes, chaque jour grandissante, pour elles, pour leur plaire et pour les glorifier, commence d’éclore toute cette littérature d’amour qui était enfermée dans la tragédie de Racine. « Tout le monde ici me reproche que je ne mets point d’amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu’il n’y ait rien… de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent pour leur plaire… » C’est lui qui le dit, et qui le dit bien. Ce qu’il y avait de « galanterie » dans son Œdipe ou dans son Ériphyle. Voltaire l’avait imité de Corneille, et surtout de Quinault, dont il savait les opéras par cœur ; ce n’était pas de « l’amour. » Mais il y en a vraiment dans Zaïre ; et ce qui fit en 1732 la nouveauté de la pièce en a fait depuis la durée. Car, c’est une erreur de croire qu’il n’y ait que les œuvres « bien écrites » qui passent à la postérité ; il y a aussi les œuvres fortement pensées ; et il y a surtout les œuvres vivement senties, pour ainsi parler. Amoureux lui-même ou non, Voltaire, en écrivant Zaïre a vivement senti, vivement exprimé le pouvoir de l’amour, et, dans une intrigue où d’ailleurs les moyens du vaudeville s’entrecroisent avec ceux du mélodrame, il a suffi de cela pour assurer sa tragédie de vivre. L’expression est souvent faible dans Zaïre, mais les sentimens y sont tout à fait justes, et le second, j’ose le dire, n’est guère plus fréquent que le premier.

J’ajoute qu’en y mettant la croyance en conflit avec la passion, et la religion avec l’amour, Voltaire a eu le bonheur de porter à la scène un de ces « cas de conscience, » dont il n’y a pas d’âme si grossière qui ne soit capable de ressentir le tragique intérêt. C’est ce qui manquait dans les tragédies de ses contemporains, et dans celles notamment de ce Crébillon qu’on lui a si souvent opposé, que je vois quelquefois qu’on lui oppose encore ; c’est ce qui manquait dans son Ériphyle, dans sa Mariamne, dans son Œdipe. Que nous importe Atrée ? Que nous importe Rhadamisthe ? Ce fils de Pharasmane, qui croit depuis dix ans avoir assassiné sa femme, la retrouve un jour à la cour de son père, qui prétend l’épouser ; il lui propose de l’enlever, elle y consent, quand surpris au moment du départ, Rhadamisthe succombe sous les coups ; et c’est son frère au lieu de son père, le galant Arsame au lieu du féroce Pharasmane, qu’on nous dit qu’épousera Zénobie. Voilà le sujet de Rhadamisthe, et le chef-d’œuvre de Crébillon ! Voilà ce qu’on applaudissait, et ce qui faisait entrer le grave Montesquieu lui-même « dans les transports des bacchantes ! » Mais que signifie cette aventure ? quel intérêt veut-on que je prenne à tous ces gens-là ? qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? et, qu’ils s’épousent ou qu’ils s’assassinent, qu’en sera-t-il de moins ou de plus ? C’est ce que Crébillon a oublié de nous dire ou de nous faire entendre, — et c’est aussi bien ce qu’il ignorait lui-même.

On ne saurait cependant trop le redire. Parmi beaucoup de moyens qu’il y a d’apprécier la valeur ou la portée des œuvres, et au besoin de les classer, — ce que font comme tout le monde ceux-là mêmes qui s’en défendent ou qui s’en moquent le plus, — s’il en est un qui ne trompe guère, c’est de les juger sur ce qu’elles contiennent d’intérêt universellement et éternellement humain. À très peu de chose près, les sentimens ont dans l’art le degré d’importance, et conséquemment d’intérêt, qu’ils ont dans la vie même ou dans l’histoire de l’humanité. Tel est le pouvoir du lieu-commun. On ne nous émeut point pour des rois d’Arménie qui ont passé sans laisser de traces, et dont les aventures n’ont d’autre raison d’être mises à la scène que de leur être autrefois arrivées. Ou plutôt encore, sans le savoir, sans le sentir, solidaires que nous sommes d tous ceux qui nous ont précédés comme de ceux qui nous suivront, une œuvre d’art n’est qu’un tour de force ou d’adresse, à moins qu’elle ne soit une opération financière, quand elle n’exprime pas quelque chose de cette solidarité.

C’est ce que les contemporains ont admiré, c’est ce que nous applaudirions encore dans Zaïre. Le cas est humain, il est fréquent, il est ordinaire et presque quotidien, de nous trouver pris, comme Zaïre elle-même, entre nos passions et notre conscience. Elle aime Orosmane, et elle sait, elle apprend, nous apprenons, et nous sentons comme elle qu’elle ne peut être à lui


.... sans renier son père,
Son honneur qui lui parie et son Dieu qui l’éclaire.


La fille de Lusignan pourrait-elle oublier qu’Orosmane, après l’avoir vaincu, a été pendant vingt ans le geôlier de son père? Osera-t-elle sacrifier, comme la Desdémone de Shakspeare, aux plaisirs de l’amour, la gloire et le renom de toute une race de héros? Et chrétienne enfin, consentira-t-elle, dans les honneurs obscurs et humilians du harem, à vieillir sous la loi musulmane ? Ce sont les questions qu’elle agite, et que nous agitons nous aussi, passionnément, avec elle, parce que nous savons bien, comme elle, que, dans la vie de l’humanité, famille, honneur, religion, ce ne sont pas des mots seulement, mais des choses, et pour des âmes un peu hautes ou un peu délicates, les principales, sinon les seules raisons qu’elles ont de vivre. En 1 732, ce conflit de l’amour et de la religion, personne encore n’avait osé le porter à la scène, pas même l’auteur de Polyeucte et de Théodore; et, pour le rendre intéressant, émouvant, tragique même ou au moins dramatique, personne, en tout cas, n’avait aussi heureusement choisi le temps, le moment historique, les circonstances et les personnages, que Voltaire dans sa Zaïre.

Car il n’y a pas jusqu’aux traits dont le futur auteur du Dictionnaire philosophique a su peindre ici la religion, qui ne fassent à son goût et à son imagination beaucoup d’honneur. Pourquoi Michelet dit-il que « le drame, avec ses sermons, avec son verbiage qui ne trompait personne, pour l’effet, est antichrétien? » et croit-il, peut-être, avec Condorcet, que le public en veuille à ces a fanatiques » de Lusignan ou de Nérestan de « venir troubler la si touchante union d’Orosmane et de Zaïre? » Il n’a donc pas vu qu’il n’y aurait plus de pièce? Mais je les aurais bien souhaités l’autre jour, l’historien et le « philosophe, » au deuxième acte de Zaïre; et ils auraient compris qu’en même temps que sur les époques de l’irréligion de Voltaire, ils se trompaient sur l’impression et sur l’effet de la tragédie. Si peut-être Voltaire ne l’a pas très bien vu, ni surtout très heureusement rendu, il a du moins pressenti ce qu’il pouvait y avoir de valeur « pittoresque » dans un judicieux emploi de la religion, de moyens nouveaux d’émouvoir, et de ressources enfin qu’une piété un peu janséniste avait seule interdites au drame ou au roman. A cet égard même, quoiqu’elles soient de Voltaire, Zaïre et Alzire ne sont pas tellement éloignées, ne diffèrent pas tant du Génie du christianisme, et si Chateaubriand n’a pas craint d’en faire l’éloge que l’on sait, il prenait sans doute un malicieux plaisir à louer dans Voltaire ce qu’il y trouvait de moins « voltairien,» mais il payait aussi une espèce de dette, et, en faisant les affaires de sa thèse, il faisait celles de sa conscience littéraire. Dans ce livre célèbre, n’est-ce pas, en effet, aussi lui, comme Voltaire, le sentiment, l’imagination, les sens mêmes qu’il a lâché d’intéresser à la vérité de la religion chrétienne? la supériorité du « merveilleux chrétien » sur les fictions du paganisme qu’il a voulu plaider? de la Jérusalem sur l’Iliade ou du Paradis perdu sur l’Odyssée, de la Phèdre de Racine sur l’Hippolyte d’Euripide, ou de la Zaïre de Voltaire sur l’Iphigénie de Racine ? et, il faut bien le dire, ce qu’il a prétendu démontrer, n’est-ce pas, sous l’influence de la morale évangélique, le perfectionnement de tout ce qui fait le plaisir ou le prix de la vie sociale : musique et peinture, beaux-arts et poésie, délicatesse et sensibilité, douceur des mœurs, humanité, passions même et amour ?

Je pourrais signaler d’autres mérites dans Zaïre, comme par exemple celui-ci, que tous les personnages en sont intéressans ou « sympathiques, » ce qui est rare dans la tragédie. J’y retrouve encore cette « humanité» que Voltaire appelle quelque part le a premier caractère d’un être pensant. » Mais ce que je tiens surtout à dire, c’est que les faiblesses de l’exécution, les négligences, l’air d’improvisation et de facilité, bien loin de nuire à sa pièce, lui donnent au contraire une grâce ou un charme de plus et en achèvent d’expliquer la séduction durable. Comme l’héroïne elle-même du poète, sa tragédie est forte de sa faiblesse, et véritablement, elle a des défauts qu’on préfère à ses qualités.

Lorsque l’on veut faire sentir l’éternelle beauté d’Andromaque et de Phèdre, ou ne les replace pas dans leur « milieu ; » on les en distingue; et on montre aisément que deux siècles aujourd’hui passés n’en ont pas altéré la ressemblance fidèle avec la vie. Mais, au contraire, dans Zaïre, ce qu’il faut apprendre à goûter, et ce que l’on y goûte en effet, c’est l’imitation des mœurs et du langage de son temps. Quoi qu’on en ait pu dire, soyez certains qu’il n’y avait pas beaucoup d’Hermiones, ou de Roxanes, ou de Phèdres à la cour du grand roi; cette violence de passions n’y était pas connue, cette révolution, cette hardiesse, et ce « front » dans le crime; on aimait plus modérément, avec moins de fureur, et surtout moins d’éclat, moins de bruit, plus de secret. Mais, c’est bien un chevalier français que le galant Orosmane, c’est le chevalier de Froulay, c’est le chevalier d’Aydie, et chez les Ferriol ou les d’Argental vous rencontreriez Zaïre sous les traits et le nom de Mlle Aïssé.


Vertueuse Zaïre, avant que l’hyménée
Joigne à jamais nos cœurs et notre destinée,
J’ai cru sur mes projets, sur vous, sur mon amour,
Devoir en musulman vous parler sans détour...


Ainsi s’exprimait peut-être encore ce «Sarmate, » Maurice de Saxe, quand il faisait sa cour à Adrienne Lecouvreur, et je crois entendre celle-ci lui répondre à son tour :


Ces noms chers et sacrés et d’amant et d’époux,
Ces noms nous sont communs; et j’ai par-dessus vous,
Ce plaisir si flatteur à ma tendresse extrême.
De tenir tout, Seigneur, du bienfaiteur que j’aime,
De voir que ses bontés font seules mes destins,
D’être l’ouvrage heureux de ses augustes mains;
De révérer, d’aimer un héros que j’admire...


Oui, c’est ainsi que l’on parlait, que l’on devait parler alors, et dans ces vers galans, faibles et harmonieux, Voltaire a fait passer le sourire heureux et aimable, les inflexions de voix caressantes, et jusqu’aux attitudes élégamment passionnées de ce moment du siècle. Par un reste de galanterie, on mettait alors encore de l’esprit dans l’amour, et on ne s’autorisait pas pour plaire du droit de sa passion, mais du désir que l’on avait de plaire, ce qui en donnait quelquefois les moyens. Tous élégans, tous charmans, tous sourians parmi leurs larmes, c’est un moment unique du XVIIIe siècle, celui qui fut la perfection même de la politesse des mœurs, du plaisir et de la joie de vivre que Voltaire, dans Zaïre, a fixé pour toujours. Et ce mérite, qui en est bien un, si vous étiez tenté de le croire vulgaire, je veux dire commun, si vous ne l’estimiez pas à son prix, qui est grand, sous ce vain prétexte qu’une œuvre est toujours de son temps, cherchez-le donc dans le Glorieux de Destouches, qui est aussi lui de 1732, dans le Wasa de Piron, dans l’Ériphyle de Voltaire lui-même !

Et c’est pour ces raisons, qu’unique dans l’œuvre de Voltaire, Zaïre l’est aussi dans son genre, et, marquant une époque dans la vie de son auteur, qu’elle en marque une aussi dans l’histoire de la tragédie. Comme ces enfans de grande famille dont la distinction même est faite, pour ainsi dire, de leur délicatesse et la grâce de leur fragilité, un sang plus rare coule plus lentement dans leurs veines, parce que leurs aïeux l’ont prodigué sur les champs de bataille, et ils savent eux-mêmes qu’ils seront les derniers de leur race; ainsi, ou à peu près, Zaïre paraissant sur la scène française après Corneille et Racine, Zaïre n’est plus qu’une ombre des chefs-d’œuvre qui l’ont précédée, mais elle est bien de la famille, et parce que nous sentons qu’elle en est la dernière, une sorte d’indulgence ou de pitié pour elle se mêle en nous au souvenir des grandeurs qu’elle évoque. Ce seront maintenant d’autres mœurs, plus voisines peut-être de la nature et de la vérité ; il faudra plaire à un autre public, moins choisi, moins délicat, moins difficile sur son plaisir; et ce sera un autre art, plus vivant, ou du moins on le dit, mais moins pur, moins aristocratique aussi. Avant de céder la place au drame, qui d(jà la déborde, la tragédie classique a voulu la lui disputer, et un instant elle a pu croire qu’elle y avait réussi, ou du moins qu’en échange de la force qu’elle lui emprunterait, le drame recevrait d’elle les leçons de décence, de dignité, de noblesse dont elle avait la tradition en garde. Ce n’est certes pas une œuvre médiocre que celle qui, comme Zaïre, lui a procuré cette illusion; c’est encore moins une œuvre indifférente; et c’est une œuvre enfin sans laquelle nous pouvons dire avec assurance qu’il manquerait quelque chose à l’histoire du théâtre français, — comme si, par exemple, la comédie de R gnard et de Le Sage ne s’interposait pas entre celle de Molière et celle de Beaumarchais.


F. BRUNETIERE.