Revue littéraire — Les Rapports de la science et de la Littérature au XIXe siècle

Revue littéraire — Les Rapports de la science et de la Littérature au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 908-919).
REVUE LITTÉRAIRE

LA SCIENCE ET LA LITTÉRATURE AU XIXE SIÈCLE

La littérature n’a jamais été tout à fait indépendante des sciences : le poète, au moment même où il laisse à son imagination le plus de liberté, se conforme à la représentation du monde que lui fournit, telle quelle, la physique de son temps ; et le moraliste, au moment où il croit uniquement travailler sur les données de l’observation intérieure et dégager les leçons de l’expérience, est bien obligé de tenir compte de la façon dont il voit que la science autour de lui explique la formation des idées, des sentimens, des passions. Le mathématicien Descartes et le géomètre Pascal ont mis l’empreinte de leur esprit sur notre littérature classique. Toutefois il est certain que les littérateurs du XVIIe siècle n’ont pas cru que les sciences dussent leur être d’aucun secours pour faire un bon poème épique, une tragédie raisonnable ou un livre de maximes. Au XVIIIe siècle, les écrivains s’intéressent aux progrès des sciences, parce qu’ils en attendent des argumens à l’appui de leur philosophie ; mais il ne leur vient pas à l’esprit que le travail même du littérateur puisse, sur certains points, se confondre avec celui du savant. Pendant la première moitié du XIXe siècle, et tant que règne le romantisme, la séparation entre la littérature et les sciences est aussi complète que possible : et c’est même un des traits curieux et caractéristiques du moment que l’absolue insouciance de la plupart des écrivains d’alors pour un mouvement scientifique qui sous leurs yeux se faisait chaque jour plus considérable. Dans la seconde

[1] moitié du siècle il n’en est plus de même, ou plutôt c’est le contraire qui a lieu. A l’indifférence a succédé l’engouement, et la littérature s’est faite tributaire des sciences. Quel a été pour elle le résultat de cette dépendance, et y a-t-elle gagné ou perdu davantage ? Que restera-t-il de l’effort qui a été fait pour rapprocher les procédés de l’écrivain des méthodes du savant ? Faut-il craindre que l’esprit scientifique, en pénétrant la littérature, ne l’altère et ne réduise quelque jour jusqu’à entière suppression ce qu’il y avait en elle de valeur artistique ? Ou faut-il espérer que la littérature s’assimilera l’esprit scientifique, au point d’en faire un élément, entre les autres, de la production de l’œuvre d’art ? Tel est le sujet d’une consciencieuse dissertation que M. Robert Fath intitule : De l’influence de la science sur la littérature française dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il y passe successivement en revue le roman, la poésie, le théâtre, la critique, et, par des exemples bien choisis, il montre comment tous ces genres ont été peu à peu transformés par l’influence de l’esprit scientifique. Laissons de côté la critique, comme l’histoire et comme tous les genres qui ayant l’érudition pour moyen sont eux-mêmes voisins des sciences ; et, nous bornant aux genres qui sont le domaine propre de l’invention littéraire, examinons à notre tour une question dont l’historien des lettres ne saurait méconnaître l’importance.

Que le XIXe siècle soit dominé par le mouvement scientifique, c’est un point sur lequel il est difficile de ne pas être d’accord ; au surplus, les savans et surtout les non-savans l’ont proclamé assez haut pour qu’il soit inutile d’y insister. Ce qui frappe l’esprit de la foule, ce sont les applications industrielles de la vapeur et de l’électricité : et on ne peut en effet s’empêcher de voir qu’elles rendent chaque jour le monde plus inhabitable. Mais c’est ailleurs, dans l’acquisition de connaissances et de méthodes nouvelles que s’est fait le véritable progrès. Il a été magnifique, et c’est chose curieuse d’en suivre le prolongeaient dans la littérature. A mesure que, grâce à une grande découverte, à une intuition de génie, une science nouvelle se constituait et accaparait l’attention, aussitôt elle provoquait dans les genres littéraires des nouveautés correspondantes. C’est d’abord l’astronomie qui est révolutionnée par les idées de Laplace ; et, de toute évidence, montrer à l’homme la place exacte qu’il occupe dans le système du monde, cela ne saurait être sans conséquence au point de vue de la littérature. « Enfin plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile qui cachait à ses yeux le système du monde. Alors il s’est vu sur une planète presque imperceptible dans le système solaire dont la vaste étendue n’est elle-même qu’un point insensible dans l’immensité de l’espace. » Il n’y avait pas si longtemps encore que Buffon, dans son Histoire naturelle, prenait l’homme pour point de départ de ses classifications. Quoi d’étonnant que la littérature se conformât à l’exemple qui lui était donné par les savans eux-mêmes ?

Jusqu’au XIXe siècle, ce qu’on avait appelé du nom de science ce n’étaient guère que les mathématiques ; mais voici qu’avec Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, ce sont les sciences naturelles qui s’organisent, et leur objet, l’étude des êtres vivans, rejoint celui de la littérature. La discussion sur « l’unité de composition organique, » où Gœthe intervient, s’impose à l’attention de tous. C’est d’elle que s’inspire dix ans plus tard Balzac, dans sa Préface de la Comédie humaine, pour comparer l’humanité à l’animalité et assimiler le travail du romancier à celui du naturaliste. « Il n’y a qu’un animal. Le Créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend la forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences... Sous ce rapport la société ressemble à la nature. La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différens qu’il y a de variétés en zoologie ?... Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. » Une conception analogue inspirera à Leconte de Lisle ces lignes de la Préface des Poèmes antiques : « L’art et la science, longtemps séparés par suite des effets divergens de l’intelligence, doivent désormais tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure, l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée. C’est à la science de lui rappeler le sens de ces traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. » Et vers la même époque Flaubert écrit dans le même sens : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science. elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique... Jusqu’à présent on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur... Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. Nous manquons de science avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages : la philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’elle subsiste sont des verres de couleur qui empêchent de voir clair parce que : 1° on a d’avance un parti pris, 2° parce qu’on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment, et 3° parce que l’homme rapporte tout à soi : le soleil est fait pour éclairer la terre, on en est encore là. » La forme est embarrassée, mais les idées sont claires et ce sont aussi bien celles auxquelles se référera le romancier de Madame Bovary.

C’est aux environs de l’année 1865 que se place pour l’influence des sciences le moment décisif et que s’opère la grande poussée scientifique. C’est l’année où paraît l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard ; l’Origine des Espèces de Darwin vient d’être traduite ; Taine a déjà donné, outre ses Essais dont la deuxième série parait cette année même, son Histoire de la Littérature anglaise, et il a exprimé la plupart des idées qu’un peu plus tard on retrouvera systématisées dans le livre de l’Intelligence. La physiologie et la médecine sont alors les sciences qui s’imposent tout particulièrement à l’attention et influent sur la direction des esprits ; l’expérimentation y remplace l’observation, et après avoir été longtemps un art où régnait en maître l’empirisme, la médecine va de plus en plus, grâce à Claude Bernard et à Pasteur, devenir une science. Théorie de l’évolution, déterminisme de tous les phénomènes, nécessité pour quiconque veut généraliser d’avoir collectionné les petits faits, utilité d’étudier les formes anormales de l’activité, telles sont les idées qui se trouvent soudain jetées toutes ensemble dans la circulation. Elles opèrent parmi les littérateurs de subites conversions, et, par exemple, celle de Dumas fils, dont les Préfaces révèlent un goût parfaitement inattendu et une ferveur surprenante pour l’expérimentation. Il écrira un peu plus tard dans la Lettre à Cuvillier-Fleury : « Français ayant à parler surtout à des Français, pour commencer, j’avais à savoir ce que des âmes françaises donnent dans leurs combinaisons avec leurs lois et leurs mœurs particulières. Je résolus de solliciter la production des faits que je voulais observer quand ils ne se présenteraient pas tout seuls, et de tâcher d’en assigner la loi, d’en déterminer les causes et de reconnaître la manière dont ces causes agissent, ce qui est la véritable méthode d’expérimentation. » La gaucherie même avec laquelle l’auteur de la Femme de Claude manie ce jargon scientifique témoigne assez d’une bonne volonté éperdue de se mettre à la mode du jour. C’est alors que la littérature à prétentions scientifiques fait son apparition. Les romanciers naturalistes se donnent pour mission de mener sur la société de leur temps une enquête vaste et méthodique. M. Zola croit, de bonne foi, que le roman peut être expérimental. On connaît assez la confusion qu’il a commise sur ce point et on n’a pas oublié ces stupéfiantes affirmations : « Nous autres naturalistes, hommes de science. » M. Sully Prudhomme, dans la Justice et le Bonheur, fait du « long poème » un instrument d’investigation philosophique. M. Paul Bourget qualifie tel de ses romans d’être une planche d’anatomie morale. Les savans eux-mêmes sont frappés d’avoir à constater les progrès que font leurs idées dans les esprits et d’en retrouver tant d’échos dans la littérature. Ils s’en applaudissent. « Si je vous disais, s’écriait Pasteur, que vous trouveriez encore dans Buffon des phrases comme celle-ci : « Cherchons une hypothèse pour ériger un système ! » Comprenez-vous le progrès maintenant, lorsque de nos jours un romancier se croit tenu de nous dire : « L’expérience est mon guide. » C’est là ce que j’admire et qui me fait dire que la philosophie des sciences fait partie intégrante du sens commun. » Le fait est que depuis cinquante ans l’écrivain s’est cru obligé de parler le langage de la science et de donner même à ses raisonnemens, même à ses fictions, un support scientifique.

Nous nous sommes tenus jusqu’ici aux théories, aux programmes et aux promesses des préfaces ; et sans doute c’est autre chose de faire dans une préface de solennelles déclarations, autre chose de s’y conformer dans son livre ; sans doute aussi les écrivains ne se sont pas fait faute, au cours de leur œuvre et chemin faisant, de redevenir tout uniment des hommes d’imagination et de sensibilité. Toutefois il serait fort injuste de prétendre que ces professions de foi scientifique n’aient été que pour impressionner la galerie. Bien au contraire. Le zèle des écrivains est indiscutable. Et si beaucoup d’entre eux n’arriveront jamais à s’approprier le tour d’esprit scientifique, ce ne sera pas faute d’y avoir tâché. Du moins leur respect ou leur superstition de la science s’accuse par le choix de leurs personnages et de leurs sujets, par la nature des questions qu’ils abordent et par la qualité du style dans lequel ils les traitent. On lire le savant de son laboratoire pour l’amener sur la scène et le faire entrer dans le roman : Pierre Chambaud, le héros de Un beau mariage travaille à liquéfier les gaz, et Desroncerets, dans Maitre Guérin, se ruine pour la statilégie. Jacques Vignot, du Fils naturel, est un économiste, Claude, de la Femme de Claude invente des engins de guerre, et Rémonin, de l’Etrangère, est chimiste. Et que de médecins ! Depuis le médiocre Bovary jusqu’au sublime docteur Pascal, et, depuis les grotesques des Morticoles jusqu’aux pontifes de l’Évasion et de la Nouvelle Idole, on peut dire que toutes les variétés de l’espèce ont été épuisées. Quelquefois ridicules et plus souvent sublimes, encensés plus souvent que bafoués, il leur arrive de soulever des colères, mais nul ne songe à traiter sans conséquence des personnages aussi importans. Ils ont beaucoup d’adulateurs et quelques ennemis, comme c’est l’habitude des puissans du jour. Ils parlent avec assurance et on les écoute avec déférence. Ils ont, auprès des familles, hérité de ce rôle de confidens qu’y jouait le directeur de conscience au temps où les questions de conscience primaient toutes les autres, et qui avait passé au notaire du jour où la question d’argent avait passé au premier plan. Et n’est-il pas remarquable que, dans la littérature de ces cinquante dernières années, le type le plus étudié et le mieux venu, le plus solidement campé et le plus vivant, soit celui d’un pharmacien ? Pour ce qui est des ingénieurs, n’essayons pas d’en faire le compte : ils sont trop ! Mais voici que les gens du monde se mettent à parler au théâtre le langage de l’amphithéâtre : Olivier de Jalin, devenu le Cygneroi de la Visite de Noces, soumet l’amour à une étude physiologico-philosophico-chimique. Pareillement, les Goncourt font dans leurs romans la « clinique de l’amour. » Tel récit n’est que l’illustration d’un cas médical ; tel autre est un chapitre de préhistoire et tel autre de géophysique. On a besoin d’un effort de mémoire et surtout de bonne volonté pour se dire que la littérature peut encore avoir ici quelque chose à faire. Jadis, le vieil enfant qu’était La Fontaine eût pris un plaisir extrême à entendre conter Peau d’âne ; mais on ne conte plus les contes de fées ; car, entre les mains des folkloristes, ils sont devenus, eux aussi, objet de science. Nous autres, le seul merveilleux dont on ait bercé notre enfance a été celui des problèmes de l’aéronautique et de la navigation sous-marine. Encore les enfans d’aujourd’hui reprochent-ils aux « Voyages extraordinaires » de Jules Verne d’être trop extraordinaires et de mêler trop de rêveries à trop peu de données positives.

Tous ces exemples, et tant d’autres qu’il serait facile d’y ajouter, montrent assez quel prestige ou quelle espèce de fascination la science a exercée sur les écrivains pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle. Reste à savoir comment, sous cette influence, la littérature s’est trouvée modifiée dans sa conception générale d’abord et ensuite dans quelques-uns de ses résultats particuliers. La transformation a été profonde, et on n’en imagine guère de plus complète, puisque c’est en grande partie à l’action de l’esprit scientifique que la littérature doit d’être passée du mode romantique au mode réaliste. Service inappréciable, d’ailleurs. Le romantisme a été pour la fantaisie individuelle une période bénie. C’a été le triomphe du subjectif dans l’art. Non seulement le romantique ne s’intéresse qu’à lui seul et croit que le monde entier fait cortège à sa personne, mais il estime qu’il trouve en lui-même la mesure de toutes choses. Qu’on ne lui parle ni de la réalité, dont les indications ne sauraient prévaloir contre les exigences de sa faculté Imaginative, ni de la nature humaine, dont les lois ne sauraient être une contrainte aux impulsions de sa propre sensibilité. Il suffit qu’il ait éprouvé une émotion pour avoir le droit de la traduire, et tout ce qu’on peut lui demander, c’est de l’exprimer telle qu’il l’a éprouvée. L’histoire elle-même doit lui renvoyer l’écho de ses passions ; et, s’il lui arrive d’avoir à décrire les mœurs d’un autre temps ou le décor d’un autre pays, il les invente. Mais, tout au contraire, le propre de la science est que ses résultats, une fois obtenus, sont acquis une fois pour toutes ; ils s’imposent à tous, et il n’appartient pas à l’individu de les rejeter. Les principes de la certitude scientifique sont en dehors et au-dessus du bon plaisir de chacun de nous et ils ne nous laissent d’autre alternative que de les ignorer ou de nous incliner devant eux. Or, le premier des résultats obtenus par la science au XIXe siècle, ç’a été, comme nous venons de le voir, de replacer l’homme à son rang dans l’ensemble de la nature et de détruire l’illusion qu’il avait d’être au centre de tout. Le second a été de lui montrer depuis combien longtemps avant sa venue existait cette nature soumise à des lois que n’a pas dérangées son apparition. Tout ce qui est en son pouvoir, c’est, par de longs efforts et de pénibles balbutiemens, de s’essayer à déchiffrer ces lois qui ne l’avaient pas attendu pour régir la série des êtres animés. La plus générale de ces lois est que tout phénomène est déterminé par ses conditions, en sorte que le devoir de l’artiste est d’abord de se rendre compte de ces conditions. Qu’il s’agisse des sociétés disparues ou de la société actuelle, il n’a droit de nous en rien dire, s’il ne s’est livré d’abord à une enquête minutieuse et menée suivant les mêmes procédés, soit qu’elle porte sur les mœurs de l’antique Carthage ou sur celles d’Yonville-l’Abbaye, et sur l’âme d’un Hindou primitif ou sur celle d’un Parisien de la décadence. Après quoi ce n’est pas à lui, c’est à une autorité supérieure qu’il importe de décider du degré de vérité auquel il aura pu atteindre. La littérature redevient ainsi impersonnelle et objective.

C’est là le point. C’est ce qui domine la question. C’est ce qui permet de dire que, si la science a par ailleurs nui à la littérature, elle lui a, tout compte fait, été plus utile que nuisible. Elle l’a, par son intervention, utilement secondée dans l’effort qu’elle commençait de faire pour reprendre plus nette conscience d’elle-même. Mais cette intervention était nouvelle, et aucune nouveauté ne va sans engouement, sans indiscrétion, sans applications intempestives ; celles-ci n’ont pas manqué de se produire. C’est surtout le roman qui a servi de champ d’expérience aux littérateurs épris des méthodes scientifiques. Les romanciers naturalistes se sont attachés avec ténacité à des formules qu’ils comprenaient mal. Ils ont notamment pris au pied de la lettre ce qui avait été dit par Taine avec une exagération voulue et en manière de boutade. Et sans doute la science ne doit pas être tenue pour responsable d’erreurs qu’il faut mettre sur le compte de l’insuffisante préparation des esprits ; mais elle en a été l’occasion et le point de départ. La première consiste dans une espèce de recul de la notion elle-même de l’art. De cette idée juste qu’une généralisation suppose d’abord la réunion d’un nombre considérable de petits faits est issue la méthode du « document humain, » connue surtout pour l’abus qu’on en a fait. Le romancier s’est transformé en un fiévreux preneur de notes. Il ne s’est pas aperçu que la note figée sur son carnet n’était plus qu’une chose morte, comme l’insecte piqué par l’épingle de l’entomologiste. Il a déversé dans ses livres ses carnets de notes : de là tant de niaiseries, tant de détails inutiles où s’éparpille l’intérêt, où disparait l’impression d’ensemble. Hanté par le dogme d’après lequel le romancier travaille sur la réalité présente comme l’historien travaille sur la réalité passée, il ne s’est plus soucié que de fournir quelque jour à l’historien la plus grande somme possible de renseignemens sur la société de son temps. Le champ de sa vision s’est ainsi trouvé restreint à l’actualité, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus superficiel, de plus changeant et de plus décevant. Surtout il s’est habitué à considérer que la valeur d’une œuvre littéraire dépend du nombre des matériaux utilisés et s’apprécie d’après son contenu. C’est, en quelque manière, le contraire qui est vrai, puisque le mérite de littérature n’y apparaît qu’avec le travail de la forme. C’est par elle-même que vaut une œuvre littéraire, non par la réalité dont elle est significative. L’envisager surtout comme un signe, c’est méconnaître ce qui chez elle est essentiel, ce qui fait qu’elle est une œuvre d’art.

En second lieu, le botaniste a rempli tout son office quand il nous a instruit des lois qui régissent la croissance et le développement des plantes, et le naturaliste a rempli le sien quand il a fait rentrer dans ses classifications les espèces animales ; il se peut d’ailleurs que, lorsqu’on parle de la plante humaine ou de l’animal humain, l’expression ait une autre valeur que celle d’une simple métaphore ; il n’en reste pas moins que l’homme ne devient lui-même qu’en se différenciant de la plante et de l’animal. Le chimiste ne connaît que les propriétés de la matière et le physiologiste que les modifications de l’organisme ; il n’en reste pas moins que le caractère d’humanité commence au point précis où s’arrête l’empire des nécessités physiologiques. On peut avoir disserté longuement des fonctions de nutrition et doctement des facultés génésiques, sans avoir encore rien dit de l’homme. C’est ce que n’ont pas même soupçonné les romanciers naturalistes, au surplus dupes d’eux-mêmes plutôt encore que de la science, et égarés moins par le souvenir de leurs graves lectures que par le tour de leur imagination. Ils ont su mettre au jour tout ce qui nous rapproche de la brute, les instincts et les appétits, tout ce qui sommeille dans les profondeurs de notre nature et tout ce qui s’agite dans les parties basses de notre être. Ils ont échoué au seuil des régions proprement intellectuelles et morales, ou plutôt ils ne se sont pas souciés d’y pénétrer, persuadés que la réalité cesse d’elle-même si elle cesse d’être vulgaire et grossière.

Le médecin étudie la marche des maladies, afin de savoir du moins pourquoi il ne peut l’enrayer ; il les décrit, il leur donne un nom à défaut de leur trouver un remède : et c’est une satisfaction pour lui, si c’est une duperie pour le malade. Le psychologue, pour définir l’esprit et marquer les limites de son activité normale, décrit les formes rares, curieuses, extrêmes, extraordinaires de cette activité, et inventorie les cas anormaux. En compulsant les traités de médecine, ceux de psychologie, de physio-psychologie, d’anthropologie et de quelques autres sciences annexes, ce qu’y ont trouvé les romanciers, ç’a donc été tout uniment le répertoire des cas pathologiques. Leur sensibilité d’hommes qui n’étaient point endurcis par l’habitude professionnelle en a été vivement remuée, en même temps que leur imagination de littérateurs à peine échappés du romantisme a été séduite par tout ce que cette flore malsaine avait pour eux d’étrange, de fantastique et de troublant. Ils se sont complu parmi ces déformations, ces aberrations, ces déviations et ces perversions ; et, avec une exacte « soumission à l’objet, » ils ont donné de toutes ces monstruosités une image aussi fidèle que complaisante. De là ce personnel où le roman moderne n’a pas encore cessé de recruter ses types, détraqués, hystériques, névrosés, hallucinés, maniaques, aliénés, dégénérés, personnel d’hôpital et de Salpêtrière. Mais on n’entre pas dans un livre comme on entre dans une clinique et on ne lit pas un roman comme un tome de la Gazette médicale. À la clinique, on s’attend à rencontrer des malades ; dans les traités spéciaux, on s’attend à trouver la description de cas morbides ; c’est ce qu’on y est venu chercher. Ce qu’on cherche, au contraire, dans l’œuvre des romanciers c’est ce qu’aussi bien ils ont promis d’y mettre, les résultats d’une large et impartiale enquête, le tableau de la société telle qu’elle est. Comment ne pas voir alors que le but est manqué, que l’enquête est viciée, que l’image est faussée ? Toute société, si saine qu’elle soit, a ses blessés et ses infirmes : elle en fait le compte, elle ne leur refuse ni ses secours ni sa pitié, mais elle ne peut s’hypnotiser dans la contemplation des maux qui, par bonheur, ne sont que les maux de quelques-uns ; elle ne cesse pas de se mouvoir afin de se mettre à l’unisson de ses ataxiques, et ne se condamne pas aux ténèbres sous prétexte que l’un des siens est atteint de photophobie : elle continue d’aller, de lutter et de vivre. Elle tient à l’écart et loin de notre vue ses malades, car elle sait que de toute sorte de manières le spectacle de la maladie est mauvais et dangereux. Or, ceux que toute société organisée tient à l’écart, ce sont ceux que le roman naturaliste a fait venir sur le devant de la scène : ce qui, dans la réalité, est à l’arrière-plan, c’est ce qu’il a eu soin de mettre au premier plan ; ce qui est l’exception morbide, c’est ce dont il a fait le tout de notre société. Les romanciers naturalistes nous donnent à juger de l’organisme tout entier par ses parties malades : leur déposition est celle d’un voyageur décrivant une ville dont il n’aurait visité que les hôpitaux et les maisons de fous. Le résultat a été celui que l’on sait : à force de ne peindre que des névrosés, ils ont fait croire à l’universelle névrose ; à force de ne présenter que des dégénérés, ils ont contribué à répandre la théorie de la dégénérescence contemporaine. Et, de la sorte, ce n’est pas assez de dire qu’ils ont détruit les proportions, renversé les rôles et faussé l’ensemble ; mais, en outre, ils ont diminué d’autant la valeur et la portée de leurs études, qui, en devenant de plus en plus spéciales, ne cessaient de devenir plus vides d’intérêt humain !

Voici une dernière conséquence des mêmes erreurs initiales. Au spectacle de nos misères et de nos déchéances, une tristesse nous étreint, tristesse qui n’a en soi rien de noble et de généreux, mais qui est bien plutôt déprimante, étant faite delà honte que nous éprouvons à nous reconnaître dans un portrait désobligeant. De là vient cette impression d’amertume, de malaise et de dégoût de l’humanité qu’on emporte de la lecture des meilleurs romans de cette école. La désespérance des romantiques était déclamatoire et sa déclamation même servait à nous mettre en garde contre elle : le pessimisme des naturalistes se présente avec des airs de déduction rigoureuse. Mais, d’ailleurs, il n’y a on lui rien de scientifique : car la science n’est ni pessimiste ni optimiste : elle constate des phénomènes, elle dégage des lois : c’est notre sensibilité qui intervient pour gémir, s’indigner et maudire.

Abus du document, étalage de grossièreté, recherche des phénomènes morbides, affectation d’humeur morose, ce sont quelques-unes des tares que la littérature a contractées au voisinage de la science. Aussi bien le procès du roman naturaliste a-t-il été suffisamment instruit. Est-ce à dire que, de son long effort, rien ne doive subsister ? Nullement. Et parce que la littérature a été souvent mal inspirée par des théories scientifiques mal comprises, est-ce à dire qu’elle doive désormais tenir la science pour ennemie ? Pas davantage. Les rapports sont établis et il n’appartient à personne de les briser. La science continuant de se développer, ce serait pure sottise au littérateur d’en ignorer les découvertes ou d’en tenir les résultats pour non avenus. Il suffira qu’il sache dans quelles mesures et à quelles conditions il peut en profiter.

Que le littérateur évite d’abord de se prendre pour un savant. Le moindre accident auquel il s’exposerait en cédant à cette illusion fâcheuse serait encore de se faire moquer de lui. Qu’il écoute plutôt sur quel ton les savans parlent de la science des littérateurs ! Au reste, s’il fait des romans ou des pièces de théâtre, au lieu de disséquer des corps et de se pencher sur le microscope, c’est apparemment que son tour d’esprit et le genre de ses études l’ont préparé à devenir romancier ou auteur dramatique plutôt que médecin ou chimiste. Quand il traite de sujets scientifiques, et faute d’apercevoir la complexité des questions, il a une tendance à tenir pour résolus les problèmes que la science avec tout son effort a réussi seulement à poser ; il s’empare des hypothèses qui séduisent son imagination, et en tire avec assurance des déductions qui le mènent tout droit à l’absurde.

Eût-il réussi à s’approprier la matière des livres de science, l’écrivain n’aurait encore rien fait de ce qui concerne son métier. Mettre en vers la loi de Mariotte, ou découper en actes les traités des spécialistes, comme le faisait hier M. Brieux dans les Avariés, est pareillement vain. La vulgarisation scientifique est une besogne qui peut avoir son utilité, mais qui n’intéresse ni la science, ni la littérature. La science a son objet et ses méthodes, que la littérature ne parviendra jamais à s’assimiler : inversement, certains élémens lui sont tout à fait étrangers, et ce sont justement ceux qui constituent la littérature. Le savant constate l’enchainement des phénomènes et toute sa science n’aperçoit rien au delà ; du point de vue où il se place, il n’en découvre pas la laideur ou la beauté. De même, attentif aux conditions par lesquelles ils sont déterminés, il aperçoit leur caractère de nécessité, mais il ne les juge ni bons, ni mauvais. Les idées de bien ou de mal, comme les notions de beauté et de laideur, sont pour le savant des notions vides de sens et dont il a le droit de ne tenir aucune espèce de compte. La science est en dehors de l’esthétique et de la morale ; mais esthétique et morale, c’est toute la littérature.

En raison même de ces différences essentielles, la science, si loin qu’elle étende son domaine, ne saurait devenir par elle-même un danger pour la littérature. On a dit que, dans un monde conquis par les découvertes scientifiques, il ne reste plus de place pour la poésie. C’est s’abuser étrangement sur le pouvoir même de la science. Dans aucun ordre de recherches, elle n’atteint le dernier mot ; elle recule le mystère, elle ne le supprime pas, et l’humanité restera jusqu’à sa dernière heure aussi ignorante du problème de ses origines et de sa destinée, en proie au même tourment de l’infini qui est la source de toute grande poésie. Sans dépasser même le cercle de la réalité immédiate, elle ne cessera de se heurter aux mêmes interrogatoires : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » Et l’homme, qui n’est pas toute intelligence, continuera d’avoir mêmes besoins de sensibilité et d’imagination. Ne croyons pas davantage que le sentiment littéraire doive nécessairement reculer chaque fois que l’esprit scientifique fait un pas en avant, et ne mettons pas au compte de la science les fautes de l’utilitarisme et de l’industrialisme. Le danger, très grave à vrai dire, ne commencerait pour notre littérature que le jour où les jeunes gens cesseraient chez nous de recevoir une éducation littéraire, je veux dire une culture gréco-latine. Jusque-là, et à condition qu’elle s’exerce d’une façon très générale et de loin, l’influence de la science peut s’exercer utilement sur la littérature. La science peut servir de contrôle à l’imagination, elle peut faire contracter à l’écrivain de bonnes habitudes intellectuelles, rigueur, sévérité, modestie. C’est dire que le rôle de l’esprit scientifique devrait être, dans la littérature de demain, analogue à ce que fut, dans la littérature du XVIIe siècle, le rôle de la raison.


RENE DOUMIC.

  1. Robert Fath, l’Influence de la science sur la littérature française dans la seconde moitié du XIXe siècle, 1 vol. in-8, Lausanne (Payot et Cie) ; Paris (Fischbacher).