Revue littéraire — 31 juillet 1843

THÉATRE-FRANÇAIS

Mademoiselle de Belle-Isle a marqué, dans la carrière de M. Alexandre Dumas, une seconde phase qui se continue heureusement. La vive imagination de l’auteur de Henri III s’est rajeunie au moment où on la croyait épuisée ; elle s’est retrempée à des sources nouvelles, et, si l’on peut ainsi parler, elle a refait sa fortune en se déplaçant. C’est là le beau privilége de ces riches organisations : elles triomphent des excès où les autres meurent. Les intelligences aussi fécondes en ressources que celle de M. Alexandre Dumas se tirent toujours d’affaire ; mais combien leur exemple est désastreux pour ce grand nombre de talens auxquels il est interdit de rien créer de durable sans des efforts de travail et de patience, et qui, séduits par les succès de l’audacieux écrivain, abusent de leur facilité, gaspillent des facultés précieuses, et arrivent, sans avoir produit une page qui mérite l’admiration ou même l’estime, à une décrépitude précoce, et, dans la force de l’âge, à une véritable impuissance ! N’est-ce pas l’histoire du grand seigneur jeune et prodigue qui entraîne des jeunes gens, bien nés du reste et dans l’aisance, mais fort au-dessous de son nom et de sa fortune, à imiter son luxe extravagant et ses dépenses folles ? Quand la première jeunesse est passée, et la fougue amortie, le grand seigneur se range, vend quelques domaines pour payer ses dettes, ou au besoin se marie, et, cela fait, se trouve encore dans une assez belle opulence, tandis que ses compagnons, complètement ruinés, sont obligés de faire faillite.

Que de faillites dans les lettres depuis quelques années ! que de gens, passablement riches au début, qui ne font plus honneur à leur signature ! Si, au milieu de tant d’espérances avortées, de tant de promesses évanouies, il fallait attribuer à chacun la part de responsabilité qui lui revient, celle de M. Alexandre Dumas ne serait pas la moindre. La critique aurait beau jeu en feuilletant tous ces volumes écrits à la hâte, comme si un maître terrible avait le fouet levé sur l’écrivain, et le forçait d’écrire toujours, sans lui accorder une heure de réflexion ou de repos. Mais plus on porterait un jugement équitable et sévère contre toutes ces productions hâtives, contre cette littérature bâclée, où l’inspiration ne se montre qu’à de rares intervalles et semble n’apparaître que pour faire regretter plus amèrement son absence, plus il faudrait admirer chez M. Dumas cette vigueur de talent qui survit à tout, cette verve originale qui reparaît à un moment donné, et cet esprit délié, jamais à court, qui produisit Mademoiselle de Belle-Isle, et d’où sont sorties hier encore les Demoiselles de Saint-Cyr.

Je l’avouerai franchement, le titre de la nouvelle comédie m’avait fait peur. La présence de l’auteur d’Antony à Saint-Cyr n’était pas rassurante. Je dois le dire, les allures de l’école à laquelle appartient M. Dumas ne me semblent pas en harmonie avec cette maison paisible, bâtie au bout du parc de Versailles, dont Mme de Maintenon écrivit elle-même la règle, et où elle venait passer de douces heures dans le recueillement et la piété. L’école moderne, avec cette hardiesse et cette crudité de langage qu’elle a inaugurées au théâtre, et qui sont devenues son cachet particulier, ne me semble pas à sa place sous les vertes allées où se promenaient Mme de Maintenon et Racine, au milieu d’un groupe de ces chastes jeunes filles pour qui on avait fait Athalie. Qu’on me pardonne la comparaison, à l’idée de notre jeune école dramatique faisant invasion dans les parloirs, les cellules et les jardins de Saint-Cyr, je me figurais une représentation d’Esther, celle par exemple où assistait Mme de Sévigné, derrière les duchesses, et où le roi daigna s’approcher d’elle et lui parla, troublée par l’arrivée tout-à-fait inattendue d’un mousquetaire après dîner qui avait la parole haute. J’en ai été quitte pour la peur. M. Dumas a compris que, pour être convenable en ce lieu, il serait forcé de n’être pas lui-même, et serait gauche et gêné. Aussi n’est-il entré à Saint-Cyr que par une porte dérobée, et ne s’y est-il arrêté que juste le temps qu’il lui a fallu pour enlever ses deux héroïnes, Mlle Charlotte de Mérian et Mlle Louise Mauclair. Il n’y a donc que le premier acte qui se passe au couvent.

Le vicomte de Saint-Hérem, ami du duc d’Anjou, pénètre à Saint-Cyr avec une clé du prince, qui, déjà Philippe V, veut, avant de partir pour son royaume, régler ses affaires amoureuses, et lui a donné la mission délicate de réclamer ses lettres à Mme de Montbazon. C’est dans un pavillon du couvent que le duc et son confident le vicomte se donnent rendez-vous. Mais être jeune, riche, galant, et avoir dans sa poche une clé de Saint-Cyr ! On devine ce qui arrive. Saint-Hérem, pendant qu’il est chargé de mettre fin à une intrigue pour le compte du prince, en commence une autre pour son propre compte. C’est de Mlle Charlotte de Mérian, la plus jolie des pensionnaires, celle qui joue Esther, qu’il est amoureux. Il le lui a dit d’une voix émue, il le lui a écrit d’un style brûlant, et sa passion n’est que trop partagée ; mais la pudeur a retenu l’aveu sur les lèvres de la jeune fille, la pudeur, et peut-être aussi le sentiment de son infériorité sur un point : Saint-Hérem est riche, et elle est pauvre. Quoique noble, elle n’a pour toute fortune que la protection de Mme de Maintenon, et, ce qui paraît bien peu de chose alors, l’amitié de Mlle Louise Mauclair, qui n’a pas été admise à Saint-Cyr à cause de ses quatre quartiers, mais parce qu’elle est la fille d’une sous-maîtresse. Louise est remuante, adroite, ambitieuse ; elle a ce qui manque à Charlotte pour réussir ; peut-être ne possède-t-elle pas, comme son amie, ce qui rend digne du succès. C’est à la nuit tombante que la scène s’ouvre. Saint-Hérem a demandé un rendez-vous à Charlotte dans une lettre qu’elle ne veut pas ouvrir, et que l’espiègle Louise décachète en riant, et dont elle lui fait lecture à haute voix. Dès les premiers mots, ces deux caractères sont parfaitement posés, et lorsque les deux amies se retirent, on les connaît presque comme si on eût vécu avec elles dans l’intimité. Le vicomte de Saint-Hérem arrive ; il est véritablement épris, on le voit tout d’abord. Le duc d’Anjou ne se fait pas attendre. Il demande ses lettres, qu’on ne lui remettra que le lendemain. Il dit alors qu’il viendra les chercher lui-même à l’hôtel du vicomte, incognito, sous le nom du comte de Mauléon, et là-dessus il s’esquive en bon prince. Saint-Hérem est en proie à toutes les perplexités des amoureux. Viendra-t-elle ? ne viendra-t-elle pas ? Si elle vient, elle sera avec son inséparable compagne. Comme il voudrait avoir en ce moment un ami qui pût occuper Louise Mauclair ! Il se met à la fenêtre, et par un de ces hasards comme il n’y en pas dans la vie, mais comme on en trouve chez Molière, le personnage dont on a besoin vient à passer. C’est M. Hercule Dubouloy, fils d’un fermier-général, camarade du vicomte. Il va se marier dans deux heures ; le contrat est déjà dressé, et la future est à son poste ; et si Dubouloy est en ce moment dans la rue, c’est qu’il va au-devant de la corbeille de noces qui n’arrive pas. Saint-Hérem lui jette la clé, le supplie de s’en servir, Dubouloy monte, et le rire avec lui ; la comédie attendait dans la coulisse pour faire son entrée. Saint-Hérem explique à son camarade le service qu’il exige de lui ; l’autre, qui est pressé, s’en défend le plus drôlement du monde, mais il est engagé malgré lui : le vicomte, qui aperçoit Charlotte toute seule dans le jardin, saute par la fenêtre pour aller la joindre, au moment où Louise entre par la porte, et se trouve en présence d’Hercule Dubouloy. La scène entre ces deux personnages qui ne se sont jamais vus, et qui ne font que s’entrevoir dans l’ombre, est d’un comique parfait. Les protestations d’amour de Dubouloy à une personne qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit pas, et qu’il a pour mission de retenir pendant une demi-heure, sont très plaisantes et lorsque, pressé par le temps, il s’écrie : Mademoiselle, maintenant que je suis sûr de mon bonheur, permettez que je me retire, le public le salue par un rire de bon aloi. Il n’est pas au bout de ses tribulations. On ne sort pas quand les portes sont closes, et la porte extérieure est fermée. Que faire ? Saint-Hérem rentre avec Charlotte, et, devant le fâcheux accident, ces jeunes têtes battent la campagne. Charlotte, se croit perdue ; Saint-Hérem propose le double enlèvement. Charlotte résiste, Louise y pousse ; Dubouloy, qui veut sortir avant tout, y consent de grand cœur, et lorsque la résistance de Charlotte est vaincue, et que les deux couples se précipitent pour s’échapper, un exempt de la prévôté paraît, arrête les galans, delicto flagrante, et les conduit à la Bastille.

Ce premier acte, plein de mouvement et de gaieté, engage à merveille l’action. Le vicomte et son ami ne passent qu’une nuit à la Bastille, mais lorsqu’ils franchissent le seuil de la prison le lendemain matin, ils sont mariés, Saint-Hérem avec Charlotte de Mérian, et Dubouloy, que son père, sa fiancée et tout le beau monde de la finance ont attendu toute la nuit, avec Mlle Louise Mauclair, qu’il a vue pour la première fois dans la chapelle de la Bastille, à la lueur des bougies qui éclairaient l’autel nuptial. On a usé de violence morale à leur égard ; on leur a dit de choisir du mariage ou de la prison, et on ne leur laissait pas ignorer que Mme de Maintenon était derrière la toile, et que la prison serait longue. Saint-Hérem rentre à son hôtel. C’est là que se passe le second acte. Il est furieux ; il se croit trompé par Charlotte, qu’il soupçonne d’avoir tout avoué à Mme de Maintenon, et d’avoir combiné avec la vieille favorite le plan habile qui a déjoué le sien, et qui a fait d’un homme à bonnes fortunes la dupe d’une pensionnaire. Il n’avait donc voulu que séduire Charlotte de Mérian, et ne l’aimait pas. Il avait voulu la séduire, mais il l’aimait ; il l’aime encore, et il y a là une donnée neuve au théâtre, une donnée vraie, dans la situation de cet homme qui ne veut plus, dès qu’on le lui impose, d’un cœur qu’il désirait la veille ardemment, et qui se croit mystifié, parce qu’on le force d’accepter ce qu’il voulait avoir la gloire de ravir. Pendant qu’il exhale sa colère, le comte de Mauléon arrive pour chercher ses lettres. Une idée traverse l’imagination de Saint-Hérem, il suivra le prince en Espagne, il fuira cette Charlotte qui l’a si indignement trompé, et ce Paris et ce Versailles où il va être si ridicule. Le prince souscrit volontiers à ce voyage, et se retire pour faire place à Dubouloy. Dubouloy ignore le sort de son ami, et de ce qui s’est passé la nuit dernière, il ne connaît que son aventure, dont le récit égaie fort l’auditoire. Il vient tout exprès pour se couper la gorge avec Saint-Hérem, parce qu’il s’imagine qu’il est cause de sa disgrace ; quand il apprend la vérité, sa colère tombe, et il accepte avec joie la proposition de suivre le vicomte en Espagne. Tout cela est d’un dialogue vif, animé, plein de traits, qui vous emporte sans que vous ayez le temps de réfléchir. Le second acte n’est pas fini ; Saint-Hérem ne veut pas partir pour l’Espagne avant d’avoir eu une explication avec Charlotte.

La scène est belle. En effet Charlotte est innocente de la trahison qu’on lui impute, et elle se justifie avec naïveté et chaleur. Chose singulière, il faut ici reprocher à M. Dumas d’avoir fait trop bien parler son héroïne. Elle est si pathétique et si attendrissante, elle montre tant de douleur et laisse deviner tant de passion, elle a tant de noblesse dans sa colère contenue, que, sans être amoureux, on est convaincu de son innocence, tandis que Saint-Hérem, qui l’aime et qui doit être plus accessible, s’obstine à ne pas y croire ; et lorsque Charlotte indignée s’écrie éloquemment : Une fille noble doit avoir sa parole d’honneur comme un gentilhomme ! eh bien ! je vous jure que je l’ignorais, Saint-Hérem, c’est là le sentiment qu’on éprouve, devrait se jeter à ses genoux, lui demander pardon. Je sais bien que nos don Juan ne le feraient pas !

En France, chez les jeunes générations, le respect de la femme, autrefois si profond, diminue et se perd. Dans ce pays où les femmes étaient si honorées et placées si haut, on en est venu, à leur égard, à une espèce de mépris brutal qu’on a érigé en suprême bon ton. La délicatesse des anciennes mœurs en amour fait place à une grossièreté systématique dont on se fait honneur, dont on se pare : c’est de la force d’ame. Eh bien ! je dis que Saint-Hérem, dans la scène qui nous occupe, est un homme de ce temps-ci et non pas du siècle de Louis XIV, et que l’auteur a commis un anachronisme de sentiment. Je vais prendre un exemple à côté du vicomte de Saint-Hérem, le marquis de Sévigné. Si l’on se souvient des lettres où la célèbre marquise raconte les amours de son fils avec Ninon de l’Enclos et la Champmeslé ; si l’on n’a pas oublié l’histoire de cette correspondance si souvent réclamée, enfin rendue et brûlée, on peut avoir une idée de cette politesse de formes, de cette réserve délicate, de ces ménagemens infinis dont les hommes de ce temps-là se servaient toujours à l’égard des femmes, et dont ils ne se dépouillaient pas même dans leurs intrigues avec des courtisanes. Oh ! d’après ces détails si courts, mais si frappans, et qui s’échappent de la plume d’une mère, je suis sûr que si Ninon ou la Champmeslé eussent dit au marquis de Sévigné : Monsieur, je vous jure que cela est ainsi, Sévigné l’aurait cru. Et le vicomte de Saint-Hérem ne croit pas de la bouche de sa femme, d’une vertueuse femme qu’il aime, ce que le marquis de Sévigné aurait cru de la bouche d’une courtisane !

Si M. Dumas, n’ignorant pas qu’il commettait une invraisemblance qu’on peut appeler historique, a voulu passer outre, pour se donner le plaisir de faire une belle scène de plus, c’est une peccadille. La faute serait autrement grave, si l’auteur, ayant voulu représenter dans Saint-Hérem un homme de tous les temps, avait regardé comme une chose très naturelle et usitée à toutes les époques que, lorsqu’une femme donne sa parole d’honneur, on ne la croie pas.

Le troisième acte se passe à Buen-Retiro, dans un bal masqué que Philippe V, sous le nom du comte de Mauléon, donne à sa cour. Le petit-fils de Louis XIV s’ennuie sur son trône d’Espagne, et, pour se distraire, il donne des fêtes qui lui rappellent Marly ou Fontainebleau. C’est le vicomte de Saint-Hérem qui est son grand-maître des cérémonies, et qui tient la liste des invitations. Or, le duc d’Harcourt, l’ambassadeur de France, prie le roi, d’après des instructions de Mme de Maintenon, d’accorder l’entrée du bal à deux Françaises de distinction qui désirent garder l’incognito. Le roi ne refuse pas ce qu’on lui demande, et donne des ordres en conséquence au vicomte de Saint-Hérem. Le grand-maître des cérémonies et Dubouloy, qui ne l’a pas quitté, se livrent à toutes les conjectures pour savoir quelles peuvent être ces deux dames mystérieuses, admises à la cour contre toutes les lois de l’étiquette, et ils ne se disent pas, ce qui pourtant devrait aussitôt se présenter à leur pensée, que ces deux inconnues pourraient bien être la vicomtesse de Saint-Hérem et Mme Dubouloy. Ils sont encore au milieu de leurs recherches, lorsque le duc d’Harcourt vient les prendre à part pour leur faire une confidence ; il vient leur apprendre que les deux grandes dames dont on parle déjà tant à Madrid, sont chargées d’une mission diplomatique importante, qu’elles sont jeunes, spirituelles, jolies ; mais ce qu’il y a de piquant, c’est qu’elles ne savent pas elles-mêmes la mission qu’elles viennent remplir à la cour. Quel est donc le but caché de ce voyage, auquel s’intéresse Mme de Maintenon ? C’est de plaire au roi, et de remplacer dans son cœur la princesse des Ursins dont on se méfie. (M. Dumas sait aussi bien que nous que la princesse des Ursins avait alors soixante ans.) Le succès est infaillible. Si l’une échoue, l’autre l’emportera nécessairement ; elles ont d’ailleurs des chances égales : elles sont également séduisantes, quoiqu’elles ne se ressemblent pas. — Les deux maris écoutent gravement la confidence, et ne se demandent pas pourquoi on la leur fait. Il faut avouer qu’ils se montrent un peu simples. S’il en était autrement, il est vrai, la jolie scène du bal n’aurait pas lieu, et nous y perdrions. Les dames arrivent, le visage couvert d’un masque, et au bras du roi qui galantise, comme dit Saint-Simon. Le roi, appelé ailleurs dans la fête, s’éloigne et remet les gracieux dominos aux bras de Saint-Hérem et de Dubouloy. Il y a échange. La vicomtesse prend le bras de Dubouloy, et Louise celui du vicomte. Sous le masque, les rôles ne sont plus les mêmes : comme on cache son visage, on déguise son ame. Louise est sentimentale et triste ; Charlotte, moqueuse et piquante. Les propos vont vite ; on tourmente ces pauvres maris, on fait mille allusions à leur aventure. Ils sont piqués au jeu, et deviennent de plus en plus galans ; enfin, chacun d’eux demande avec instance à sa belle promeneuse qu’elle daigne se démasquer un moment. Les belles dames se font beaucoup prier et finissent par consentir. Elles ôtent leur masque : ces coups de théâtre réussissent toujours. La fin de ce troisième acte est enlevée en un tour de main.

Dans le quatrième et le cinquième actes, l’intérêt se développe et va croissant. Le roi s’est épris de Mme de Saint-Hérem, dont il ignore le vrai nom. Le grand-maître des cérémonies s’est aperçu de cet amour, et il arrive, amoureux de sa femme comme toujours, et de plus jaloux, chez la vicomtesse, rue d’Alcala, où le roi doit venir aussi. Là il apprend de la bouche de Louise que c’est elle, elle seule, qui est coupable de la trahison de Saint-Cyr, et il apprend de la bouche de Charlotte de Mérian qu’elle n’est plus sa femme ; que, grace à Mme de Maintenon, le mariage a été cassé, et qu’elle est libre, parfaitement libre. Elle prend sa revanche ; c’est elle qui le fuit maintenant. Le vicomte est plus passionné que jamais, et la jalousie le dévore. Cela tourne au drame ; mais la comédie rentre en scène avec Dubouloy, qui, apprenant l’annulation du mariage de Saint-Hérem, conclut à l’annulation du sien. Ce quiproquo fait naître entre Louise et son mari une scène des plus gaies. Dubouloy est toujours marié, et il envie le bonheur de Saint-Hérem, qui ne l’est plus. Le roi vient au rendez-vous, et Saint-Hérem achève de perdre la tête. Charlotte comprend tout, devine tout ; elle est heureuse d’avoir reconquis le cœur de Saint-Hérem, mais on peut lui reprocher de tromper le roi, et il y a une scène où pour obtenir, — le mot est poli, — la signature du prince au bas d’un ordre qui enjoint à Saint-Hérem de quitter le royaume, elle a recours à des moyens qui ne sont pas d’une honnête femme ; elle sort de son caractère, et diminue l’intérêt qu’elle avait excité. On ne peut pas approuver non plus la scène où Saint-Hérem insiste auprès de sa femme pour lui persuader que le roi l’aime passionnément, en cherche des preuves de tous côtés et n’en trouve que trop ; ce mouvement n’est pas naturel. Un mari qui aime sa femme ne cherche pas à lui prouver qu’un autre l’aime autant que lui, surtout quand cet autre est un roi et un jeune roi. L’auteur, évidemment, est dans le faux.

Je ne puis laisser passer sans observation la scène du cinquième acte, où le roi, insulté par Saint-Hérem, brise sa canne pour ne pas en frapper un gentilhomme, et où le gentilhomme brise son épée. L’un et l’autre invoquent un exemple célèbre : Philippe V cite son aïeul Louis XIV, et le vicomte de Saint-Hérem le duc de Lauzun. La citation n’est pas exacte. Louis XIV jeta sa canne par la fenêtre au lieu de la briser, et le duc de Lauzun ne jeta ni ne brisa son épée, et comment l’eût-il fait ? Il devait être pénétré de reconnaissance envers le monarque qui se désarmait pour ne pas le frapper. Si M. Dumas était resté dans l’histoire, la scène eût été plus vraisemblable et moins mélodramatique.

Après l’insulte au roi, que va devenir Saint-Hérem ? Il n’a qu’un parti à prendre, c’est la fuite ; mais il ne veut pas partir seul, car il sait qu’il est aimé, il sait aussi que Charlotte n’a jamais cessé d’être sa femme, et que c’était pour le ramener à elle qu’elle avait eu recours à un pieux mensonge. La pièce va donc finir comme elle a commencé, par un enlèvement, avec cette différence qu’au premier acte il enlève sa maîtresse, et qu’au dernier acte il enlève sa femme. Heureusement l’enlèvement et la fuite ne sont pas nécessaires ; le roi écrit qu’il oublie, et qu’il pardonne, et que les deux époux sont libres de rentrer en France.

D’après cette imparfaite analyse, on peut voir ce qu’est la comédie des Demoiselles de Saint-Cyr. Ce qu’on ne saurait assez louer dans cette comédie, c’est l’esprit, le sel et le tour. M. Dumas a le rare talent d’entraîner et d’amuser son auditoire. Mais pourquoi tombe-t-il dans des fautes qu’il lui serait si facile d’éviter ? Louise Mauclair n’est pas une pensionnaire, elle a l’habileté consommée d’une femme du monde, et d’un certain monde. Le duc d’Anjou est étrangement défiguré, et il ne serait pas aisé de reconnaître dans ce personnage qui prodigue si lestement les mots d’heureux coquin et de mauvais sujet, le prince qui, d’après Saint-Simon, avait l’expression lente, mais juste et en bons termes. Il faut encore blâmer M. Dumas de n’être pas plus soigneux de la couleur historique. Il confond à merveille le siècle de Louis XIV et celui de Louis XV, voire même l’époque de la régence, voire même ce temps-ci.

Malgré toutes les fautes que nous venons de relever, cette comédie est très spirituelle et très attachante, et le public l’a applaudie chaleureusement. Pour être exact, il faut ajouter qu’au dehors les Demoiselles de Saint-Cyr ont eu à essuyer un rude feu, le double feu de la passion et de l’étourderie. Si l’on employait son temps à noter avec sévérité les négligences de style, à remettre dans son chemin cette langue qui marche si souvent au hasard, en tâtonnant et presque en aveugle, à blâmer énergiquement toutes ces imperfections que l’auteur laisse subsister dans ses ouvrages, pour ainsi dire, de gaieté de cœur, à la bonne heure ! mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entend. Le procédé qu’on a adopté est vraiment plus commode. Au lieu de faire de la critique éclairée et consciencieuse, on déraisonne bravement ; au lieu d’entrer dans la question, on marche bruyamment à côté. Toute bonne foi est absente de pareilles discussions, et si nous allions quelque temps encore de ce train-là, nous ne serions pas éloignés des saturnales de la critique.

Au fond, que reproche-t-on à M. Dumas et au Théâtre-Français ? On reproche à l’un d’avoir écrit, à l’autre d’avoir joué une comédie amusante. On oublie la moitié de notre répertoire comique. Voilà où mènent les mauvaises passions littéraires : cette semaine, pour les besoins d’une polémique acrimonieuse, la gaieté a été mise au ban du feuilleton. Au milieu de notre société si triste ou au moins si grave, au milieu de nos mœurs si monotones et si guindées, ne faudrait-il pas, au contraire, encourager les tentatives qui auraient pour but de relever la gaieté, qui est tombée trop bas, et de la faire refleurir sur une scène vraiment littéraire ? C’est dans cette voie, surtout à propos des mœurs de ce siècle, qu’il faut pousser le poète dramatique. La comédie est là. La pièce est bien jouée. Mlle Plessy, dans le rôle de Charlotte de Mérian, a de la dignité et de la passion, de la noblesse et de la grace ; et lorsque le vicomte de Saint-Hérem lui dit : Madame, vous jouez admirablement la comédie, toute la salle devrait applaudir. Mlle Anaïs, dans Louise de Mauclair, est vive, sémillante, malicieuse ; elle n’atténue pas, il est vrai, les défauts de son rôle : ce sont les qualités de son talent. M. Firmin est un vicomte de Saint-Hérem plein de chaleur et d’entraînement, et M. Regnier un Hercule Dubouloy toujours amusant et jamais grotesque. Quant à M. Brindeau, il joue un rôle si effacé, qu’il y aurait mauvaise grace à lui demander autre chose qu’une tenue élégante et une diction correcte, et il a l’une et l’autre.

Le succès des Demoiselles de Saint-Cyr a été complet ; mais, pour M. Dumas, il ne suffit pas de réussir. S’il veut tirer de la mine qu’il exploite en ce moment tout l’or qu’elle renferme, nous lui recommandons le soin et la patience, et nous lui conseillons de se lier avec le meilleur ami du poète, qu’il dédaigne trop, — le temps.


P. L…