Revue littéraire — 31 janvier 1843

THÉÂTRE-FRANÇAIS — Reprise de PHÈDRE.

On sait qu’un jour l’un des sévères instituteurs de Port-Royal gourmanda vivement Racine pour avoir lu un roman en cachette ; or, ce roman, on le sait aussi, était Théagène et Chariclée, que le jeune écolier lisait dans le texte grec. Il me semble qu’avec ce seul fait l’on pénètre dans l’ame de Racine, et l’on y assiste à la naissance des pensées qui s’y développèrent avec tant de grace. Racine, sous les grilles du collége et du sein d’une religion austère, était entraîné par les premiers instincts de son cœur vers les riantes régions du monde antique. Autour du sombre monastère où les jours de l’étude s’écoulaient pour lui, la nature l’appelait par ses voix païennes. Vénus, la Vénus de Lucrèce, notre mère éternellement jeune et belle venait lui jeter son sourire à travers les hautes fenêtres du couvent. L’enfant répondait au sourire de la déesse, mais furtivement et sans trop se laisser distraire des graves pratiques qu’on accomplissait sous ses yeux. Dans son cœur, il y avait place pour les deux cultes entre lesquels se partage la race humaine. Après s’être enfoncé dans les pages de Tertullien et de l’Imitation du Christ comme un promeneur solitaire s’enfonce dans les ténébreuses galeries d’un cloître, il prenait joyeusement sa volée à travers les pages de Théocrite vers une Tempé au ciel transparent.

Les œuvres de Racine offrent toutes le mélange des deux sentimens qui se partagèrent son ame, l’amour inné de la beauté antique et le dévouement sincère aux lois de la morale chrétienne. À ces deux sentimens qui prirent, chez lui, leur essor dans les studieuses années de l’enfance, les jours dorés de la jeunesse en ajoutèrent un troisième, le culte soumis et tendre de l’élégance exquise que faisait alors régner sur l’esprit français le plus galant des monarques. De là dans ses tragédies je ne sais quelle lumière brillante qui ne vient ni du soleil qu’arrêta Josué, ni du soleil dont Phèdre est la fille, mais plutôt, comme on le disait alors, des beaux astres dont Louis XIV avait peuplé sa cour. Rien ne saurait donner une idée plus exacte des pièces de Racine que les fêtes même de Versailles. Imaginez-vous dans ce grand parc, autour de ce splendide palais où la royauté eut son Olympe, l’assemblage des plus étranges merveilles de l’art avec les beautés les plus simples et les plus touchantes de la nature : des arbres portant à leurs branches, comme des fruits de feu, des milliers de girandoles, des bassins de marbre au milieu desquels l’eau s’élève en aigrettes diamantées, des portiques lumineux au bout des allées profondes, des statues, des festons, des colonnes, et, à côté de ces effets si cherchés, quelque effet bien autrement propre à remuer le cœur, naissant tout simplement du rayon tombé d’une étoile sur la pâle verdure d’un gazon. Les créations de Racine présentent ces mêmes contrastes. Comme Versailles paré pour une fête, elles ont leurs sources artificielles de clarté et leurs ornemens d’une recherche magnifique ; mais, comme le parc, elles ont au-dessus d’elles un ciel pur et profond.

Phèdre, ainsi que toutes les autres tragédies de Racine, réunit les trois sentimens qui existent chez ce grand poète ; mais, il faut le reconnaître, l’amour de l’antiquité y domine, et y domine d’une façon triomphante. Les sentimens modernes se produisent d’une façon malheureuse dans le rôle d’Hippolyte. Ce caractère, entièrement antique, présentait cependant avec la religion des âges nouveaux de merveilleux rapports peu remarqués, quoique très saisissans, dont il eût été facile de tirer parti. Le commerce mystérieux plein d’ardentes et secrètes joies qu’entretiennent au fond des monastères les filles consacrées au ciel avec celui qu’elles nomment leur divin époux, ce commerce qui va jusqu’à tromper, tant sa puissance est souveraine, les instincts de notre nature terrestre, l’Hippolyte d’Euripide l’a connu, c’est avec Diane qu’il l’entretient. Comment ce jeune homme si robuste, dont les belliqueux plaisirs fatiguent les chiens et les coursiers, éprouve-t-il une complète tranquillité de sens sous un climat comme celui de la Grèce ? Comment ces prairies et ces bois dont Euripide dépeint la fraîcheur avec tant de poésie, ce ciel où rayonne un jour doré, ce sol fécond en fleurs et en sources d’eau vive, plein de murmures et de soupirs comme le sein même de Vénus, ne disent-ils rien à son cœur ? C’est qu’il porte au fond de son ame, ainsi que la vierge vouée au Seigneur, une image qui en bannit toutes les autres images ; c’est qu’il a sous les chênes des forêts les mêmes visions que la religieuse devant son prie-dieu. Dans cette admirable scène que le tragique français n’a point conservée, où l’on rapporte à Thésée Hippolyte mourant, Diane apparaît à son favori pour lui donner de mélancoliques consolations. Certes, ce n’est point là une mort semblable à celle d’une recluse ou d’un moine, car chez l’inspiré chrétien la mort est reçue avec des transports d’enthousiasme, tandis qu’elle cause toujours une tristesse sereine et profonde à l’ame païenne ; mais cependant il y a une évidente ressemblance entre la scène qui se passe dans le palais de Thésée et celle qu’ont vue les murs de mainte cellule : c’est le même secours arrivant du ciel pour soutenir la créature humaine dans le redoutable passage de la lumière de cette vie à la lumière d’un autre monde. Racine ne s’est point servi des idées de sa religion à l’égard d’Hippolyte pour comprendre ce qu’il y avait de sympathique avec ces idées dans le fils de l’Amazone ; il les a employées au contraire à repousser entièrement un caractère imprégné de la plus intime essence d’une religion étrangère. Au lieu d’être l’amant radieux d’une déesse, Hippolyte n’est qu’un froid chevalier ayant une dame qu’il honore d’un culte respectueusement glacial. Figurez-vous un poète qui, voulant mettre sainte Thérèse en scène, remplacerait les sublimes désordres de son amour spirituel pour le fils de Dieu par un commerce d’une galanterie réservée avec un jeune seigneur des environs de son couvent : vous aurez ce qu’a fait Racine. Aucun acteur, eût-il le génie de Talma et la figure d’Antinoüs, ne saurait tirer quelque chose de ce personnage inerte. Plus il chercherait à se rapprocher de l’antique, plus il ferait paraître choquant le caractère qu’il voudrait rendre. L’habit de soie, le chapeau à plumes, tout le costume de carrousel des acteurs d’autrefois n’était que la traduction exacte et saillante d’un semblable rôle. Racine lui-même l’a si bien compris, qu’il a chargé le titre de sa pièce de transporter d’avance sur un autre personnage l’intérêt appelé par le tragique grec sur le fils de Thésée. La pièce antique se nommait Hippolyte, et la pièce moderne se nomme Phèdre.

Phèdre, voilà le rôle où le poète a mis toute son habileté et toute sa passion, voilà le rôle qui ressemble à ces gigantesques armures, œuvres d’un artisan divin, qu’un mortel entre une génération tout entière est assez fort pour porter. Jouer Phèdre comme Phèdre a été comprise par Racine, c’est avoir reçu une étincelle de cet amour sacré pour la poésie antique dont sont sortis les figures de Titien et les vers d’André Chénier. Avec les magnifiques élans de son amie vers les grands spectacles de la nature mêlés aux emportemens victorieux de ses sens, avec l’entourage splendide et mystérieux de sa famille immortelle, la fille de Minos entr’ouvre au fond de notre cœur ces abîmes de rêverie profonds et lumineux comme les flots de la Méditerranée, où nous font descendre les chants d’Homère. L’Hippolyte d’Euripide est, avec le Prométhée d’Eschyle, une de ces antiques tragédies où l’on sent circuler l’air des grèves et l’air des forêts. Si la pièce de Racine est dépouillée d’une partie du merveilleux mythologique, si elle n’offre point, comme la pièce grecque, une action qui commence par l’apparition de Vénus, et finit par l’apparition de Diane, elle est cependant illuminée par endroits de clartés tombées du ciel de la fable. Le dragon que Neptune fait sortir de ses cavernes marines pour amener la mort d’Hippolyte, rappelle aux spectateurs dans quel monde on est transporté. Le récit de Théramène conserve au dénouement de la tragédie française le caractère de religieuse terreur répandue sur l’œuvre d’Euripide. Mais c’est surtout dans le personnage de Phèdre que l’inspiration païenne est puissante et visible. Si un peintre voulait rendre la Phèdre de Racine, il devrait placer au-dessus d’elle, dans un coin lumineux du tableau, l’ardente image de Vénus. Ce vers sublime qui, par un phénomène presque unique, tomba de l’écrin d’Horace dans celui de Racine, sans rien perdre de son éblouissant éclat, ce vers gravé en caractères de feu dans toutes les mémoires :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée,

renferme le sujet de toute la pièce. S’il n’est qu’une fois sur la bouche de l’actrice qui joue Phèdre, il doit être toujours dans son cœur.

C’est aux entrées que les grands acteurs se reconnaissent. Il faut qu’au moment où ils paraissent pour la première fois sur la scène, l’action soit commencée depuis long-temps dans leurs ames, que les spectateurs lisent sur leurs traits tout un passé de joie ou de souffrances. On sait quelle douce clarté baigne les yeux de Mlle Rachel quand elle fait son entrée dans Ariane, comme ses mains se joignent avec grace dans un geste de bonheur, comme sa démarche est légère, comme elle ressemble, tant elle a sur le front de jeunesse heureuse, à quelque nymphe sortie, par une matinée de printemps, de l’eau transparente d’une fontaine ou de la verte écorce d’un chêne. Quand elle paraît dans Phèdre, si pâle avec son long manteau de pourpre, ses voiles flottans et sa tunique étincelante d’or, on a sous les yeux une apparition telle que pouvait en éclairer le ciel de la Grèce ; un de ces fantômes antiques qui ne sont point, comme les nôtres, les hôtes des ténèbres, mais conservent au contraire jusque dans l’atmosphère glaciale de terreur au sein de laquelle ils s’avancent je ne sais quel éclat en harmonie avec la clarté du soleil. Mlle Rachel nous a rappelé les vers où Virgile nous montre la reine de Tyr prête à monter sur son bûcher ; elle nous a rappelé aussi les chants où Homère évoque Circé et Calypso.

Le premier acte de Phèdre est celui qui se rapproche le plus de la tragédie grecque. C’est l’acte de la confidence à Œnone. Jamais souffle plus franchement païen n’anima des vers échappés à la lyre d’un poète moderne. Mlle Rachel nous a fait comprendre combien étaient près de la nature ces grands poètes d’il y a deux mille ans, Catulle, Properce, Tibulle, dont les œuvres, comme dit Montaigne, rient encore d’une fraîche nouvelleté, car on sentait dans l’accent de cette jeune fille, qui n’a peut-être jamais prononcé leurs noms, l’inspiration dont ils s’enivrèrent. Cet amour dont parle Pétrone, cet amour dont la terre embrasée crie le nom à travers les herbes épaisses

…… Humus Venerem molles clamavit in herbas,

cet amour que Titien nous fait entrevoir sous le feuillage éclatant et sombre de ses arbres, respire sur les lèvres de la tragédienne à ce magnifique endroit où elle décrit, dans des vers limpides comme une ode grecque, fougueux comme une élégie romaine, toutes les tumultueuses ardeurs des sens :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,

Un trouble s’éleva dans mon ame éperdue,
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Chose étrange ! le pieux Racine, en lutte avec Euripide sur un sujet antique, va risquer sur notre théâtre, au second acte de sa pièce, une situation devant laquelle a reculé un poète qui croyait en Vénus. Dans la pièce grecque, la confidente, ou, pour mieux dire, la nourrice, reçoit seule l’aveu de Phèdre. Hippolyte ne voit point la femme de son père rougir et trembler devant lui. C’est une esclave qui se charge de faire entendre au fils de Thésée des paroles indignes d’une reine. Phèdre, quand elle apprend que son amour est repoussé, se décide, comme Didon, avec une résignation farouche, à quitter la vie ; seulement, par une fatale inspiration d’implacable vengeance, elle cache dans ses vêtemens un billet accusateur qui doit être l’arrêt de mort d’Hippolyte. Avec ce goût un peu brutal de la muse latine, Sénèque, après avoir déjà fait de sa Phèdre une sorte de furie amoureuse, Sénèque hasarde cette situation monstrueuse, dont tout le génie du monde ne fera jamais disparaître le côté choquant et contre nature, d’un homme qui repousse les attaques d’une femme. Une ancienne édition de ses tragédies nous offre, en tête de cette scène, l’argument qui suit, écrit par un naïf commentateur dans un latin que je traduis littéralement : « Phèdre livre assaut avec toutes ses forces à la pudeur du jeune homme, et ne parvient pas à s’en emparer. » Toute la mâle simplicité du style biblique n’a pu sauver ce qu’il y a de ridicule dans le chaste effroi de Joseph et dans son pieux respect pour la couche de Putiphar. Dans les scènes de cette nature, le rôle de la femme sera toujours révoltant, le rôle de l’homme toujours grotesque. Eh bien ! Racine cependant s’est écarté d’Euripide pour imiter Sénèque; et comme il sentait mieux que tout autre, lui le poète du goût délicat par excellence, ce que pouvait amener de blessant une situation pareille, il s’est cru obligé de voiler sous toutes les recherches du langage le sauvage éclat qu’une flamme aussi impétueuse devait jeter dans cette déclaration. De là ces vers délicieux, mais d’une grace trop savante dans leur tour, qu’aurait pu débiter à Louis XIV, lorsqu’il avait vingt ans, une femme de la cour habillée en Pomone ou en Flore pour une mascarade galante :

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint les dieux et tel que je vous voi.

Mlle Rachel, en récitant ces vers, a trouvé des modulations pleines d’un charme sans mignardise. Sa voix conserve, même en descendant à ses notes les plus douces, quelque chose de vibrant et de métallique. Quand elle arrive à ce passage où Racine lui-même, emporté par le mouvement naturel de la pensée, laisse éclater tout entière dans ses vers, qui se brisent sans rien perdre de leur divine harmonie, la passion qu’il veut rendre ; quand elle s’écrie :

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur,
J’aime !…

on a sous les yeux un des plus beaux spectacles que l’art puisse jamais offrir. On sait comment Mlle Rachel dit le « je crois » de Polyeucte ; le pendant de ce mot est le « j’aime » de Phèdre. L’esprit des deux éternelles religions de ce monde est dans ces deux cris de l’ame.

On a exprimé quelque part une bizarre idée ; on a dit qu’à partir de l’instant où Hippolyte perd son épée, le caractère de Phèdre et celui d’Hermione se confondent tellement, que Mlle Rachel, en redevenant tout à coup l’amante de Pyrrhus, est tombée dans un écueil presque impossible à éviter. Nous sommes persuadé que, Phèdre et Hermione eussent-elles présenté en effet des points de ressemblance, Mlle Rachel aurait su varier sa manière de jouer ces deux rôles ; mais, en vérité, peut-on faire de bonne foi un semblable rapprochement ? Est-il, au contraire, douleurs plus différentes que celle de la rivale d’Aricie et celle de la rivale d’Andromaque ? Hermione, dont l’amour de jeune fille est dédaigné par un homme en qui elle voyait déjà un époux, Hermione éprouve une de ces amères douleurs qui puisent dans la conscience même de ce qu’elles ont de légitime une incessante irritation. Phèdre, portant au fond de son ame un amour incestueux qu’elle maudit elle-même, éprouve un de ces craintifs chagrins dont les fureurs sont à chaque instant domptées par les épouvantes des remords. Mlle Rachel, dans le rôle de Phèdre, ne s’est pas plus rappelé Hermione que Racine lui-même ne s’en était souvenu. Au troisième et au quatrième acte, elle a été non pas la jeune fille dont le cœur ignorant de la vie ne connaît qu’un seul sentiment, celui auquel elle s’abandonne, mais la femme qui, depuis long-temps initiée à tous les mystères de l’existence, entend dans son ame remplie de souvenirs s’élever les voix de mille passions opposées. Regret altier de la dignité perdue, retour plein de terreur vers le passé enseveli dans la couche nuptiale, il n’est point d’émotions que ne renferme le cœur de Phèdre, tout s’y trouve, jusqu’à des élans subits de tendresse maternelle :

Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
Pour mes tristes enfans quel affreux héritage !

Mlle Rachel a eu dans son organe une corde pour chacun de ces sentimens. Lorsqu’elle a voulu rendre cette jalousie entièrement opposée à celle d’Hermione, cette jalousie que Phèdre déteste elle-même comme son funeste amour, quels accens inattendus elle a trouvés ! Il y a dans Racine un mouvement qui tout à coup, au milieu d’un passage rempli d’une furie antique, entraîne l’ame au degré le plus élevé de touchante tristesse où puisse jamais parvenir l’élégie moderne :

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence,
Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence,

Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux,
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.

Ces vers divins, que depuis long-temps cependant nous nous répétions sans en être émus, accoutumés que nous étions à leur douceur enchanteresse, Rachel les a dits avec tant de grace et de puissance, qu’une odeur nouvelle et charmante s’en est exhalée ; nous sentions qu’ils refleurissaient. Et à cet endroit où Phèdre s’écrie, après l’éloquent tableau de ses crimes :

Misérable ! et je vis, et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue,

la tragédienne a été si belle, qu’il a passé sur la salle tout entière un de ces souffles mystérieux qui tirent des grandes assemblées les murmures que les vents font sortir des vagues.

Au cinquième acte, sans manteau, sans diadème, entourée de longs voiles blancs qui laissent découverts les noirs bandeaux dont son front pâle est encadré, elle a produit sur les cœurs une impression religieuse. Elle est morte sans convulsion, à la façon dont se dessèche et meurt une fleur des rives de l’Ylyssus. Malgré les Euménides dont sont peuplés leurs enfers et la lumière heureuse qui circule sous les ombrages de leur Élysée, les anciens ne placent d’habitude aux portes de la mort ni terreurs désespérées, ni joies triomphantes. En ce moment, on dirait que le fond réel de leur religion, c’est-à-dire la croyance dans un repos éternel au sein de la nature, leur apparaît d’une façon visible sous toutes les allégories dont eux-mêmes s’étaient plu à le cacher. Qu’existe-t-il de plus horrible pour une imagination chrétienne que la récompense dont Jupiter honore la vertu de Philémon et de Baucis : sentir sa vie passer lentement dans le tronc et les branches d’un arbre ? Cette fin, dont la plupart d’entre nous ont peine à supporter l’idée, est le type de la mort chez les païens. Ces deux admirables vers :

J’ai voulu devant vous, exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts,

expriment on ne peut mieux la façon dont Phèdre doit mourir. Apaisée par les aveux expiatoires qu’elle fait à son époux, elle descend d’un pas calme les sentiers silencieux, pleins d’une ombre croissante, qui conduisent aux lieux où l’on ne sent plus battre son cœur. Je crois qu’on aurait tort de prendre pour un sentiment entièrement étranger aux croyances antiques ce besoin de réconciliation avec la vérité et la vertu éprouvé devant le trépas. Si la Phèdre d’Euripide ne l’a pas ressenti, c’est à un caprice du poète qu’il faut s’en prendre, non pas à une inspiration farouche de sa religion ; car, dans la tragédie grecque, Thésée, par un mouvement en rapport inverse, mais tout-à-fait exact, avec celui de Racine, supplie son fils mourant de calmer ses remords en prononçant sur lui des paroles de bénédiction. Le repentir de Phèdre ne doit en rien altérer la sérénité toute païenne de sa mort.

Un des plus grands charmes de la tragédienne, c’est la parfaite harmonie de ses mouvemens. On dirait une statue de marbre qui vient d’être animée. Galatée dut marcher ainsi. Voltaire a dit quelque part avec ces hardiesses inattendues d’image et de pensée qu’on trouve à chaque instant sous l’attrayante limpidité de son style : « Mlle Clairon est devenue sans contredit le plus grand peintre de la nation. » Mlle Clairon venait de jouer dans Tancrède, de sorte que le poète dont elle avait fait triompher la pièce était mu peut-être en sa faveur d’une fort excusable partialité ; mais tout le public donnerait aujourd’hui volontiers à l’actrice qui joue Phèdre le brevet de peintre que Voltaire décernait à l’actrice qui jouait Aménaïde. Beaucoup ont pâli devant les fresques florentines ou médité devant les bas-reliefs du Parthénon qui n’entendent point comme cette jeune fille la science des expressions et des attitudes.

Ce dont on ne saurait jamais être trop reconnaissant envers Mlle Rachel, c’est de ce qu’elle a fait circuler dans notre vieille poésie je ne sais quelle sève qui nous enivre, comme la sève printanière des poésies les plus récentes. Grace à elle, Phèdre a paru devant nous telle qu’elle était sortie du cerveau de Racine et telle peut-être qu’elle ne s’était jamais produite sur notre scène. La jeune tragédienne vient d’acquérir victorieusement à son répertoire l’œuvre la plus parfaite du théâtre classique ; maintenant qu’elle est parvenue au but qu’on lui désignait depuis si long-temps, des voix inquiètes et curieuses se mêlent déjà aux voix qui applaudissent pour lui demander vers quels nouveaux horizons vont se diriger ses pas. C’est là le côté mélancolique de tous les triomphes ; il n’est point de trône ici-bas où il soit permis de se reposer. Au lieu de se débattre contre cette condition de la gloire, un artiste doit l’accepter avec courage. Que Mlle Rachel en soit convaincue, le moment des plus puissans efforts est venu pour elle. Les conquérans ne conservent leur royaume qu’à la condition de l’étendre chaque jour. Les conseils vont lui arriver de toutes parts, impérieux et opposés. Il faut qu’elle sache se garder également et de ceux qui voudront offrir son talent en holocauste à tous les caprices du drame moderne, et de ceux qui, ne voyant en elle qu’une apologie vivante des préceptes d’Aristote, voudront la pousser dans les catacombes où dorment les alexandrins oubliés.


G. de Molènes.