Revue littéraire — 15 février 1841



REVUE
LITTÉRAIRE.

Les doléances sur l’épuisement des auteurs et sur la satiété du public sont passées en habitude. Il ne faut pas dissimuler le mal ; il ne faut pas non plus l’exagérer. La presse, dont la fonction est d’alimenter l’esprit public, répond à un besoin trop naturel, trop irrésistible, pour que la société puisse jamais s’y soustraire. Mais le goût des lecteurs change souvent, et chaque révolution littéraire fait des victimes. Lorsque la vogue a pris possession d’un des coins du vaste domaine des arts, la troupe servile des imitateurs s’y porte en foule : la spéculation s’y évertue jusqu’à ce qu’elle ait atteint le ridicule. Alors le public, long-temps ébloui, se laisse aller au désenchantement, et en traverse rapidement toutes les phases, depuis la fatigue jusqu’à la répulsion. À un engouement puéril succède une sévérité souvent excessive. Un cri de révolte est poussé, et aussitôt la vogue se transporte ailleurs, entraînant à sa suite la multitude indolente. Ceux qui sont froissés dans ce mouvement, auteurs ou libraires, se plaignent avec amertume et prédisent une ruine générale ; il n’y a pourtant pas autre chose qu’une crise de transformation. L’ardeur intellectuelle et commerciale, éteinte sur un point, va se ranimer d’un autre côté ; le centre d’activité s’est déplacé sans que le principe vital se soit affaibli de façon à causer des inquiétudes sérieuses.

La littérature romanesque, ou, pour mieux dire, la spéculation sur les romans, subit présentement une de ces crises ; elle est beaucoup moins favorisée que par le passé. Il y a cinq à six ans, on fabriquait en ce genre plus d’un volume par jour ; pendant l’année qui vient de finir, il a fallu un peu plus de deux jours pour l’enfantement d’un in-octavo. Le nombre des volumes publiés ne s’élève pas au-delà de cent soixante-quinze. Il est vrai que ce chiffre indique seulement la production de la librairie ; pour plus d’exactitude, il faudrait encore évaluer les innombrables romans émiettés en feuilletons. Est-il nécessaire de dire que les neuf dixièmes de ces compositions s’adressent à cette clientelle affamée des cabinets de lecture, qui absorbe sans déguster tout ce qui est papier imprimé ? Peu nous importe que la pâture accommodée pour les esprits grossiers soit plus ou moins abondante. Nous remarquerons seulement, et avec un regret sincère, que le roman destiné aux lecteurs qui conservent le respect d’eux-mêmes a été plus rare que jamais. Y a-t-il fatigue chez les hommes d’imagination, ou dédain capricieux, satiété momentanée de la part des gens du monde ? Il nous en coûte moins de nous en tenir à la seconde explication.

Nous ne croyons pas nous faire illusion en disant que la réussite la plus franche a été pour une œuvre que la Revue des Deux Mondes se félicite d’avoir obtenue de la plume trop discrète de M. Mérimée. Après Colomba, l’année dernière n’a pas eu, à notre connaissance, un succès éclatant à enregistrer. Elle a vécu sur une dizaine d’ouvrages, recommandables à des titres divers, et assez honnêtement accueillis. Nous serions entraînés trop loin si nous cédions au désir de les rappeler, en signalant les nuances variées de leurs mérites, et d’ailleurs nous craindrions que les oublis involontaires ne nous fussent reprochés comme des exclusions injustes. Il y a pourtant un grand fait à noter. M. de Balzac est détrôné ; il n’a plus le droit de s’intituler le plus fécond de nos romanciers. Son bagage de l’année dernière est des plus minces : six volumes seulement, en y comprenant même ce qu’il a repris dans l’inépuisable succession de M. de Saint-Aubin ! C’est une véritable abdication. Et pendant ce temps se dressait un rival, qui en douze mois, lançait au moins vingt-deux volumes ! Vous plaignez le téméraire qui ose risquer ainsi un volume par quinzaine, et vous tremblez de savoir son nom. Rassurez-vous. C’est un homme si merveilleusement organisé pour le drame, qu’il répand l’intérêt sur ses plus rapides ébauches : il est en frais de coloris pour rajeunir éternellement les Impressions effacées, et sa causerie est si entraînante, qu’on l’écoute encore lorsqu’il ne s’écoute plus lui-même. Pardonnez-lui donc les vingt-deux volumes de 1840. Il avait fait une gageure sans doute, et cette gageure, il l’a vertement gagnée. Mais il a un trop bon sentiment littéraire pour risquer à un pareil jeu une réputation des plus légitimes, et ce qui le prouve, c’est qu’il s’est ménagé le temps d’écrire une vive et attachante comédie, pendant de Mademoiselle de Belle-Isle, et qui, à ce titre, ne peut manquer d’être bien reçue par ce public d’élite qu’on ne trouve plus qu’au Théâtre-Français.

On entend dire assez souvent : Les poètes s’en vont en même temps que les rois ! C’est là encore un lieu commun dans lequel il y a du vrai, mais qu’il ne faudrait pourtant pas prendre à la lettre. On ferait une très respectable cohorte en rassemblant tous les poètes qui ont bravé, en 1840, le prosaïsme de notre public. Nous avons eu des Fleurs des Champs, des Fleurs des Savanes, des Fleurs de l’Ame, des Premières Fleurs, des Fleurs du Matin, des Fleurs du Soir, des Bluets, des Églantines, etc. À voir la physionomie sombre et rechignée de notre époque, se douterait-on qu’elle possède tant d’imaginations fleuries ? Il est fort rare que des syllabes comptées, soudées par des rimes et disposées d’une certaine façon, daignent s’appeler, comme anciennement, odes, sonnets, strophes, ou simplement poésies. Cela s’appelle aujourd’hui Grains de sable ou Gouttes de rosée ; le nom n’y fait rien, pourvu qu’on soit prévenu. La carrière poétique est devenue un terrain neutre, où tous les ages et tous les rangs se rencontrent ; la versification du collége se marie à la voix tremblottante de la vieillesse : à côté des auteurs qui font sonner leurs titres de comtes ou de marquis, vous en voyez d’autres qui affichent leur qualification de menuisiers ou de tisserands. Hélas ! combien de veilles stériles, d’ambitions déçues, de sacrifices sans récompense dans ce travail poétique d’une seule année ! Ne dirait-on pas que quelques poètes ont eu la franchise d’en convenir en intitulant leurs recueils : Heures d’insomnie, Nuits rêveuses, Inania, etc. ? Il est pénible de penser qu’il y a sans doute dans ce pêle-mêle du talent enfoui, de l’ardeur étouffée ; il y a peut-être quelque germe précieux auquel il ne manque, pour éclore et fleurir, que le rayon d’un regard sympathique, que le souffle échauffant d’une parole bienveillante. C’est là un malheur, mais qu’y faire ? Qui voudrait se condamner à lire, dans une seule année, cinquante volumes de poésie, car 1840 n’en a pas produit moins, sans compter les innombrables pièces détachées ? Et d’ailleurs, ces volumes, où sont-ils ? Qui les a vus ? Qui soupçonnerait leur existence, s’ils n’étaient pas officiellement inscrits dans le Journal de la Librairie ? La critique, même la plus dévouée, ne peut pas aller au-devant de tous ceux qui entrent dans la lice : elle réserve naturellement son attention pour les lutteurs déjà applaudis ou pour ceux qui se présentent sous les plus favorables auspices. Les Rayons et les Ombres, le Retour de l’Empereur, ont fait grand bruit, comme tout ce que donne M. Victor Hugo. On a remarqué Provence, par M. Adolphe Dumas, Béatrice, poème par M. Saint-Rémi Taillandier, et sans doute on ne tardera pas à s’occuper du poème mystique que M. Alexandre Soumet vient de publier sous le titre de la Divine Épopée.

La peinture du monde, la traduction des sentimens humains, exigent un mérite achevé. Le poète incomplet, le romancier médiocre, n’est dans la société qu’une excroissance incommode. Au contraire, avec une dose raisonnable d’intelligence, avec une honnête instruction et une certaine aptitude au travail, on peut, sinon briller, au moins se rendre utile et faire assez bonne figure dans une spécialité scientifique. Il ne faut peut-être pas chercher ailleurs que dans cette observation la cause du remarquable déplacement qui s’opère dans la littérature au profit des études positives, de la philosophie, de la science administrative, de l’érudition historique. En ces genres divers, il y a eu, en 1840, quelques-uns de ces ouvrages qui font date ; par exemple, en philosophie, trois expositions dogmatiques qui, de quelque point de vue qu’on les examine, annoncent chez leurs auteurs une grande force de pensée : le traité de M. Buchez, qui se déclare sincèrement catholique, celui de M. de Lamennais, qui croit l’être encore, et, à un rang inférieur, celui de M. Pierre Leroux, qui se pose en révélateur. La philosophie orthodoxe, ou, pour lui conserver son nom scholastique, la théologie, paraît enfin devoir rentrer dans les voies larges et lumineuses qu’elle avait trop long-temps négligées. Il y a peu d’années encore, le zèle mal entendu des ames pieuses inondait les villes et surtout les campagnes de ces petits livres qui ne servent qu’à développer un bigotisme étroit et tracassier, ou un mysticisme ridicule quand il n’est pas dangereux. Aujourd’hui, les publications des librairies religieuses semblent annoncer la reprise des grands travaux qui ont honoré le clergé français pendant la fin du dix-septième siècle et la première moitié du siècle suivant. La rareté des écrits originaux en ce genre s’explique par la réserve commandée à un corps qui ne doit pas manier étourdiment l’arme de la publicité. En fait d’écrits intelligens, émanés du clergé, nous ne saurions donc citer que les Institutions liturgiques de dom Guéranger, qui a entrepris de relever à Solesme une congrégation de bénédictins ; la Vie de saint Dominique, hommage rendu par l’abbé Lacordaire au patron de l’ordre qu’il prétend restaurer ; enfin, l’ouvrage de l’abbé Maret, qui a essayé de combattre les tendances philosophiques de l’époque dans un Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes. L’œuvre à laquelle se complaisent présentement les défenseurs du catholicisme est la restauration des grands monumens du passé, derrière lesquels ils se retranchent solidement, dans la prévision d’une lutte prochaine. Ainsi, l’année 1840 a conduit jusqu’au 130e volume la Collection choisie des Pères de l’Église[1]. Malgré cette collection générale, d’autres éditeurs n’ont pas reculé devant la réimpression séparée des œuvres complètes de saint Augustin, de saint Bernard, de la Somme théologique de saint Thomas etc. Nous signalerons encore l’achèvement de la collection des œuvres de saint Jean Chrysostôme, en grec et en latin, travail immense dans lequel M. Fix s’est montré savant helléniste et critique habile, en rectifiant et en complétant l’ancien texte des bénédictins. Le grand commentaire sur la Bible du jésuite Corneille de Lapierre, qui, dans l’ancienne édition, formait une douzaine de volumes in-folio, a été également remis sous presse. On a conduit à terme, et avec grand succès, dit-on, un cours d’érudition biblique et un cours complet de théologie[2], qui reproduisent et coordonnent les traités les plus estimés sur les divers points de la science sacrée ; collections parallèles dont l’ensemble ne fournit pas moins de cinquante volumes, de très grand format, à deux colonnes et en caractères compacts. Ces entreprises, qui paraissent colossales quand on les compare aux minces publications dont on fait tant de bruit dans la librairie exclusivement littéraire, s’achèvent sans échos dans la presse , périodique, sans aucune des combinaisons du charlatanisme, et par le seul concours de cette population catholique, qui est la base ébranlée, mais non détruite, de la société française.

La politique abstraite enfante peu de livres : la polémique assourdissante des journaux est trop nuisible à la discussion calme et réfléchie. L’année dernière, M. Alexis de Tocqueville s’est maintenu au premier rang en complétant ses belles études sur les institutions démocratiques. L’économie publique, les branches diverses de la science administrative, sont étudiées avec intelligence et donnent lieu à des livres utiles. La Revue en a signalé plusieurs à leur apparition ; elle consacrera bientôt une étude analytique à deux publications récentes : la continuation du grand ouvrage que M. Macarel poursuit sous le titre de la Fortune publique en France, et le Système financier de la France, par M. le marquis d’Audiffret.

C’est dans la carrière illimitée de l’histoire que se rencontrent aujourd’hui les intelligences actives. Nous n’exagérons pas en avançant que la moitié des écrits datés de l’année dernière pourraient se rapporter à quelqu’une des subdivisions de la science historique : il y a même, dans ce concert subit du public et des auteurs, quelque chose qui ressemble à de la vogue, et qui fait craindre pour la continuité du mouvement. Qu’on ne nous demande pas quels sont les tableaux de maître d’une composition assez savante, d’un assez riche coloris pour exercer une séduction sur la foule. L’Académie française a répondu pour nous en décernant une éclatante récompense à M. Augustin Thierry pour ses Récits des temps Mérovingiens. Quant aux compilations de documens, aux analyses de pièces, aux expositions de systèmes, aux recherches inédites, il y a eu surabondance, et les ouvrages estimables ont été si nombreux, qu’il faut renoncer à mentionner tous ceux qui mériteraient un souvenir. M. de Golbéry a couronné son intelligente traduction de l’Histoire Romaine de Niebuhr par un septième volume qui analyse et résume les derniers travaux de l’école allemande sur ce sujet inépuisable. De son côté, l’érudition française a maintenu son rang en ajoutant deux volumes aux mémoires de l’Académie des Inscriptions. Deux collections monumentales, les Ordonnances des rois de France et le recueil des Historiens de France, commencé par le bénédictin dom Boucquet, ont atteint chacune le vingtième volume. Il était digne de MM. Firmin Didot de relever la librairie française aux yeux de l’Europe savante en donnant une réimpression du Glossaire de Ducange[3] (Glossarium mediæ et infinæ latinitatis), dans laquelle le nouvel éditeur, M. Henschel, a intercalé les supplémens de Carpentier, avec ses propres additions et rectifications ; c’est là une entreprise glorieuse qui peut devenir une spéculation très lucrative tant elle arrive à propos. La nouvelle Collection des documens relatifs à l’histoire de France, dont l’impression est à la charge de l’état, a été augmentée, nous n’oserions pas dire enrichie, de plusieurs volumes. Les collecteurs qui nous paraissent avoir été le mieux inspirés dans le choix de leur labeur, sont M. le comte Beugnot et M. Bellaguet. Le premier a entrepris la publication des Olim du parlement de Paris, c’est-à-dire des registres des arrêts rendus par la cour du roi sous les règnes de saint Louis, de Philippe-le-Hardi, de Philippe-le-Bel, de Louis-le-Hutin et de Philippe-le-Long. On n’avait de la piquante chronique de Charles VI, écrite en latin par un contemporain, moine à Saint-Denis, qu’une paraphrase fautive donnée par Lelaboureur ; on en devra à M. Bellaguet un texte complet et une traduction exacte. Malgré l’intérêt de quelques-unes des parties de cette Collection de documens inédits, nous nous réservons d’examiner dans un article spécial si l’entreprise, fort dispendieuse dans son ensemble et trop souvent exécutée de manière à effaroucher les plus intrépides lecteurs, présente une utilité proportionnée aux sacrifices qu’elle impose aux contribuables.

Nous regardons comme très heureux pour notre pays tout ce qui tend à développer l’ardeur intellectuelle à distance du foyer central ; et sans nous prononcer sur le mérite des œuvres que produit la province, il y a dans l’émulation générale qu’on y remarque un bon exemple auquel on ne saurait trop applaudir. Presque toutes nos grandes villes ont des sociétés savantes et littéraires qui publient périodiquement leurs actes académiques. Parmi les recueils de ce genre, qui malheureusement ne nous sont connus que par les indications du Journal de la librairie, nous remarquons, pour l’année 1840, les Mémoires des académies de Lyon, Toulouse, Avignon, Dijon, Metz, Lille, Douai, des antiquaires de l’Ouest, etc. Les ouvrages qui depuis quelques années se sont adressés au patriotisme local, sont vraiment innombrables. Dans chaque pays, il se trouve aujourd’hui des esprits curieux, des ames tendres et rêveuses qui se laissent prendre à la poésie du passé. Les archives publiques, les mémoires privés, les œuvres d’art, les curiosités naturelles, les traditions, les usages, sont interrogés avec un zèle pieux, et avant peu il n’y aura pas en France une province, une ville, une ruine antique, un château ou une abbaye du moyen-âge, qui n’ait trouvé son historien. L’année dernière a été très féconde en travaux de ce genre. Plaçons au premier rang la grande Histoire du Languedoc, par dom de Vic et dom Vaissette, annotée et continuée jusqu’à nos jours par M. Du Mége[4]. Cet ouvrage, l’un des plus respectables monumens de la patience bénédictine, présente moins les annales d’une seule province que les élémens d’une histoire complète de la Gaule méridionale, et il reçoit un nouveau prix du travail de M. Du Mége, qui a recueilli et employé, non pas sans un contrôle sévère, les acquisitions récentes de la science archéologique. Nous citerons encore la volumineuse Histoire du Comté de Nantes[5], laissée en manuscrit par l’abbé Travers, et qui trouve de nos jours l’éditeur qui lui a manqué jadis. Dans une Histoire du Parlement de Normandie, qui ne fournira pas moins de six volumes, M. A.Floquet a su tirer une narration lucide et animée de l’effrayant amas de registres et de dossiers dont se composent les archives de l’ancien Échiquier de Rouen. Il est à croire que les auteurs et éditeurs des livres destinés à l’illustration de nos départemens sont encouragés par le succès, puisque leur nombre augmente sans cesse. N’est-ce pas un phénomène littéraire vraiment digne d’attention que cet éveil des provinces, tandis qu’une sorte d’engourdissement se manifeste à Paris ?

Pour parler convenablement des livres consacrés à l’histoire étrangère, il faudrait faire une station dans chaque pays, car il est peu de contrées européennes qui n’aient donné lieu à de remarquables publications. Une section vraiment riche par le nombre et par l’importance des ouvrages est celle qui est consacrée à l’histoire de la littérature et des arts. Rappelons en courant le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, dont les tableaux littéraires ont un charme particulier, parce qu’il sait faire aimer tous les personnages qu’il fait revivre ; une piquante Vie d’Horace, par M. Walckenaër ; le livre de M. Ampère, sur les origines de la littérature française, beau travail doublement couronné, par les suffrages de l’institut et par ceux des lecteurs éclairés. Les grands livres à figures, dont l’exécution exige le concours de plusieurs artistes, ne peuvent être produits que par des hommes assez bien placés dans la société pour faire le sacrifice de leur temps et d’une partie de leur fortune. Il se trouve encore des esprits sains et généreux qui préfèrent aux jouissances égoïstes des riches la passion des arts, passion ruineuse comme beaucoup d’autres, mais qui du moins n’est pas sans noblesse. Remercions M. Du Sommerard, dont le bel ouvrage sur les Arts au moyen-âge est une révélation d’autant plus précieuse pour nous qu’elle fait remonter au premier rang beaucoup d’artistes français oubliés depuis long-temps. M. le comte de Bastard poursuit de son côté un ouvrage qui présentera une histoire de l’art par les manuscrits. C’est une reproduction exacte et splendide des pages les plus célèbres des manuscrits anciens, avec leur luxe de coloris, leur dorure étincelante, avec toutes les coquetteries particulières à chaque époque. Chaque feuille de cet ouvrage fait tableau : le livre entier sera une riche galerie. Pour donner une idée de sa magnificence, il suffit de dire qu’il aura au moins douze livraisons d’un très petit nombre de feuilles, et que chaque livraison a dû être portée à un prix qui excède celui des ouvrages les plus volumineux et les plus splendides publiés jusqu’à ce jour.

Le plus grand, le plus utile travail bibliographique que la France ait produit après la Bibliothèque historique de Lelong et Fontette, la France littéraire de M. Quérard, va enfin être complété après dix ans de persévérance. Une pareille entreprise ne pouvait être conduite à bonne fin que par un accord de qualités assez rares dans les régions littéraires ; chez l’auteur, ce zèle imperturbable qui touche au fanatisme, chez l’éditeur, le désir d’attacher son nom à une œuvre vraiment utile ; chez l’un et chez l’autre, un désintéressement qui n’est plus de notre temps. M. Quérard n’a pas attendu que son immense répertoire bibliographique fut terminé pour en produire le complément indispensable. La France littéraire s’arrête aux dernières années de la restauration. Une continuation qui paraît sous le titre de la Littérature française contemporaine est une classification par noms d’auteurs de tous les écrits publiés depuis 1827 jusqu’aux derniers jours[6]. Il n’y a plus à en douter, M. Quérard a pour la bibliographie, tout ingrate qu’elle est, un fonds de passion inépuisable. Après le laborieux enfantement de dix énormes volumes, il trouve pour un nouvel ouvrage une patience plus ingénieuse, des soins plus caressans encore que par le passé. Peut-être même que, dans son désir de ne rien omettre, il a mentionné des écrits par trop insignifians : en multipliant les notices et les jugemens, il a oublié, selon nous, que sa tâche est, non pas de faire une histoire littéraire, mais d’en préparer simplement les matériaux. Au reste, le reproche d’être trop complet est un de ceux que les bibliographes acceptent facilement, et il ne nuira pas au succès de la Littérature contemporaine, qui deviendra le manuel de la librairie, de même que la France littéraire est devenue le guide des hommes studieux.

Ne l’oublions pas, l’arbre du savoir dont nous contemplons orgueilleusement les ramifications, tient pourtant à la terre par des racines humblement cachées : la spéculation commerciale, dès qu’elle est en souffrance, cesse de fournir la sève qui doit nourrir la cîme et conduire à parfaite maturité les fruits de l’intelligence. Les progrès, la dignité de notre littérature, et en même temps l’influence de l’esprit français tiennent par tant d’attaches aux opérations matérielles de la librairie, que nous ne nous lasserons pas de réclamer les mesures favorables aux diverses industries qui vivent par la presse. Un projet de loi sur la propriété littéraire, adopté depuis deux ans par la chambre des pairs, est soumis présentement à la chambre des députés. Aux termes de ce projet, le droit exclusif de publier leurs ouvrages serait garanti aux auteurs, écrivains, musiciens ou dessinateurs pendant leur vie, et à leurs héritiers ou représentans pendant trente années à partir du jour de leur décès. La majorité des gens de lettres et des libraires trouvent, assure-t-on, la proposition du gouvernement peu libérale. Les uns demandent que le terme de la jouissance posthume soit étendu à cinquante ans, d’autres, que le droit des auteurs soit illimité et perpétuellement transmissible. Les écrivains et les libraires oublient qu’ils ne sont pas seuls en cause, et qu’il faut aussi prendre en considération les intérêts de l’imprimerie, de la papeterie et des industries accessoires, qui gagnent à la concurrence dont les livres sont l’objet dès qu’ils tombent dans le domaine public. Il nous semble, au surplus, qu’à une époque où on voit tant d’auteurs survivre à leurs œuvres, les cinq premiers titres du projet n’ont pas toute l’importance qu’on leur attribue : au lieu de bâtir des châteaux dans l’avenir, il serait bien plus sage d’étayer au plus vite l’industrie qui menace ruine.

L’extirpation de la contrefaçon intérieure et étrangère, voilà le but qu’il faut se hâter d’atteindre, voilà le grand service à rendre à la librairie française. La reproduction frauduleuse des livres est plus active, plus audacieuse que jamais. « Personne n’ignore, disent les libraires de Paris dans un mémoire qu’ils ont récemment publié, que la contrefaçon inonde de ses produits nos villes du nord ; elle a établi à Kehl un dépôt destiné à l’approvisionnement des départemens du Rhin. Alger possède un autre dépôt, publiquement toléré, qui propage les éditions contrefaites dans le midi de la France. Les contrefaçons arrivent librement de Bruxelles à Paris, sous bande et par la poste[7]. » Or, le projet de loi soumis aux députés ne présente aucune disposition de nature à protéger les intérêts compromis. Dans la rédaction primitive, amendée par la chambre des pairs, la reconnaissance du droit international de propriété littéraire avait pour base la réciprocité absolue entre les parties contractantes ; c’était réduire un large principe aux proportions mesquines d’une convention de commerce ; l’impossibilité d’établir cette réciprocité rigoureuse entre des peuples dont les lois et les usages sont différens porta malheur à la proposition, qui fut rejetée comme impraticable. Ce résultat était à craindre : aussi disions-nous alors[8] qu’il appartenait à la nation française de donner l’exemple, en proclamant d’une manière absolue l’inviolabilité de la propriété littéraire et en s’engageant à reconnaître sans restriction les droits acquis par les auteurs étrangers dans leur propre pays ; que le principe une fois établi, il resterait à en tirer successivement les conséquences par des transactions diplomatiques. Cette opinion se trouve aujourd’hui corroborée par la demande formelle de la librairie. Déjà même le gouvernement est entré dans cette voie, qui seule conduira au but, pourvu qu’on y marche avec fermeté et persévérance. Dans le traité de commerce conclu entre la France et les Pays-Bas, à la date du 25 juillet 1840, M. Thiers a introduit un article ainsi conçu : « La propriété littéraire sera réciproquement garantie. Une convention spéciale déterminera ultérieurement les conditions d’application et d’exécution de ce principe dans chacun des deux royaumes. » Quand ce traité aura reçu, à Amsterdam et à Paris, la sanction des pouvoirs législatifs, la Hollande sera un premier marché fermé aux contrefacteurs ; les libraires français blessés dans leurs droits pourront y invoquer contre les délinquans la protection des autorités locales. Si les renseignemens parvenus à la commission des libraires sont exacts, presque tous les pays de l’Europe laisseraient voir des dispositions également conciliantes. Ainsi, chaque fois qu’on aura réalisé dans un traité une stipulation analogue, la librairie française regagnera un nouveau champ d’exploitation, de sorte qu’à la fin la contrefaçon, honnie, chassée de toutes parts, languira dans son repaire, où elle sera traquée, et ne tardera pas à y périr faute d’air et de mouvement.

En attendant ces heureux résultats, que la critique, pouvoir dépourvu d’initiative, continue son humble tâche, qui est de refléter son époque, de signaler les livres saillans à leur apparition, de mettre en lumière les faits nouvellement énoncés, la somme d’utilité qu’ils présentent, et d’indiquer, autant que possible, la place assignée à chaque ouvrage dans l’ordre scientifique auquel il se rapporte.


Économie politique des Romains, par M. Dureau de La Malle[9]. — L’économie politique, science toute moderne, n’est pas autre chose qu’une analyse des phénomènes sociaux, qu’une méthode à l’aide de laquelle on parvient à décomposer les forces qui entrent en jeu dans une communauté politique. Elle classe les divers genres de malaise qui affectent les nations, et fournit, sinon le secret de la guérison, au moins la chance de prévenir le trouble, en décrivant les symptômes par lesquels il s’annonce. D’après cet exposé, l’histoire économique d’un ancien peuple devrait être avant tout une application du procédé analytique moderne aux résultats constatés par les historiens, de telle sorte que le principe et le fait s’éclairassent l’un par l’autre. Le livre que M. Dureau de La Malle a décoré du titre sonore d’Économie politique des Romains, ne répond pas strictement à ce programme. On y trouve de fort curieuses recherches sur les poids et mesures des anciens, sur le prix vénal des denrées et des services, sur la force numérique des populations italiennes, sur les procédés agricoles et sur divers points de l’administration romaine ; mais on s’attend, sur la foi du titre, à un ensemble de solutions en harmonie avec le plan ordinaire des traités d’économie politique, et on est déçu. Il faut feuilleter la table des matières, et courir sans ordre au travers du livre, pour y recueillir des enseignemens sur la manière dont s’opéraient dans le monde romain la production des richesses, le mouvement des capitaux, l’organisation du travail, que le cours des siècles a souvent modifiée, les phénomènes de la circulation intérieure, les fluctuations du numéraire et les tâtonnemens dans la voie du crédit. L’auteur ne s’est pas aveuglé sur la légitimité de cette critique, et il croit se justifier en disant dans son avant-propos : « Si j’avais eu la prétention de traiter ce sujet à fond, ce livre n’aurait probablement jamais vu le jour. » Nous savons qu’un érudit ne peut jamais être complet dans toute la rigueur du mot, et que toujours quelques documens échapperont à ses recherches, quelles que soient son ardeur et sa clairvoyance ; mais rien ne l’excuse de n’avoir pas dessiné un cadre qui admît plus facilement les faits connus, et reflétât une lumière égale sur l’ensemble du sujet.

Si on oublie les promesses du titre pour ne chercher qu’une série de mémoires sur certaines habitudes économiques et administratives des Romains, on placera sans peine le traité de M. Dureau de Lamalle à la suite de celui que M. Bœckh a intitulé : Économie politique des Athéniens, ouvrage dont le plan est également irrégulier et insuffisant, mais qui n’en a pas moins assuré à son auteur une place des plus honorables dans le monde érudit.

Des dissertations fort étendues sur la relation des poids, mesures et monnaies avec le système métrique en vigueur aujourd’hui, étaient les prolégomènes nécessaires d’une histoire économique. M. Dureau de La Malle défend contre l’opinion imposante de M. Letronne l’ancienne évaluation de la livre romaine, fixée par Lanauze et Barthelemy aux deux tiers de notre ancienne livre française. Des recherches sur le prix des objets de consommation et les salaires conduisent à des résultats inattendus. On n’apprend pas sans étonnement que, pour l’époque comprise entre Claude et Titus, le prix du pain était à peu près à Rome ce qu’il est aujourd’hui à Paris et à Londres ; que le prix de la journée du travailleur libre, depuis la guerre du Péloponèse jusqu’aux premiers siècles de l’empire, n’était en moyenne que d’un tiers au-dessous du salaire actuel de nos journaliers, et que, si on calcule l’intérêt du fonds d’acquisition et les frais d’entretien courant, l’esclave était plus dispendieux pour l’entrepreneur que le travailleur libre de notre époque. Il n’est pas moins piquant de savoir que l’armée française dont le personnel est parfaitement pourvu, et dont le matériel est des plus riches, coûte pourtant moins cher à nos contribuables qu’il n’eût coûté en Grèce et en Asie, depuis le siècle de Périclès jusqu’à celui d’Alexandre, et dans l’empire romain, depuis César jusqu’à Justinien.

Le second livre a pour but d’établir le chiffre de la population romaine à diverses époques, et le rapport numérique de la classe libre à la classe servile. Cette série de mémoires dont l’Institut a, en quelque sorte, sanctionné les résultats en les consignant dans son recueil, détruit des erreurs accréditées depuis des siècles. Presque tous les savans qui ont écrit sur l’esclavage antique, et on en pourrait citer une vingtaine, ont avancé que le nombre des esclaves dans les régions gréco-romaines était beaucoup plus élevé que celui des hommes libres. Déjà un écrivain qui a le don trop rare de vulgariser les découvertes de l’érudition, M. Letronne, a prouvé, dans un mémoire dont l’autorité est parfaitement établie, que les assertions du sophiste Athénée, relativement au nombre des esclaves dans l’Attique, étaient évidemment erronées. M. Dureau de La Malle a voulu faire pour Rome ce que son savant confrère avait accompli pour Athènes ; mais il nous semble qu’il s’est jeté dans une exagération opposée en concluant ainsi : « L’Italie romaine eut, à toutes les époques de son histoire, une population libre plus forte, et moins d’esclaves qu’on ne l’a cru généralement ; et, loin de dépasser le nombre des individus libres, le chiffre des esclaves ne l’atteignit même pas, et resta constamment inférieur. » C’est en examinant son procédé, dont l’emploi exigeait d’ailleurs la patience la plus ingénieuse, que nous espérons démontrer à M. Dureau de La Malle qu’il en a forcé les résultats.

Aux termes d’un recensement officiel, fait l’an de Rome 529 (un peu avant la seconde guerre punique), l’Italie romaine, comprise alors entre le détroit de Sicile et la ligne tirée au nord des bouches du Rubicon au port de Luna, comptait sept cent cinquante mille citoyens en état de porter les armes. Le nombre des adultes mâles étant connu, il devient facile de savoir celui des femmes, des enfans, des adolescens et des vieillards. Il suffit de consulter les tables dressées par les savans modernes pour indiquer le rapport des âges ; car il paraît démontré que, dans tout état de société, les populations se développent d’après des lois invariables. M. Dureau de La Malle a établi ainsi la relation :


Hommes libres de dix-sept à soixante ans 
750,000
Femmes libres du même âge 
750,000
Hommes et femmes libres de la naissance à dix-sept ans, et de soixante ans jusqu’à la mort 
1,165,805
Affranchis 
50,000
Total de la population libre (225 ans avant notre ère) 
2,715,805


L’auteur s’est ensuite engagé dans les recherches les plus épineuses pour établir la production de l’Italie romaine en céréales, et la consommation présumée de chaque individu. En appréciant les circonstances accessoires avec une sagacité remarquable, il a trouvé que le territoire romain devait fournir annuellement 5,080,543,542 livres de blé poids de marc. Des textes que nous discuterons bientôt l’ont conduit à penser que la consommation individuelle devait être en moyenne de 1020 livres par année, c’est-à-dire un peu moins de 3 livres par jour. Or, la consommation de la classe libre étant prélevée, il restait en excédant assez de blé pour nourrir encore 2,262,677 individus. Ce dernier chiffre, suivant l’auteur, représente exactement le nombre des métèques ou étrangers, et des esclaves de tout âge et de tout sexe. D’après ce calcul, le total de la population romaine à cette époque eût présenté un peu moins de cinq millions d’ames (4,978,482), et la classe libre eût été à la classe servile dans la proportion de 27 à 22, c’est-à-dire qu’on aurait compté 2 esclaves ou métèques pour 27 hommes libres[10].

Le procédé de M. Dureau de La Malle est, nous le répétons, fort ingénieux ; mais il nous semble qu’il a été faussé par l’application, et que les résultats n’ont pas l’exactitude désirable. N’est-ce pas une grande exagération que d’attribuer à tous les individus indistinctement une consommation de trois livres de pain par jour ? L’auteur a oublié que les vieillards, qui mangent fort peu de pain, et que les enfans, qui n’en mangent pas encore, sont en assez bon nombre dans une population ; que les femmes absorbent moins d’alimens que les mâles, et que les enfans au-dessous de dix ans comptent pour un cinquième dans le dénombrement d’un peuple. On se rapprocherait plus de la vérité en accordant aux femmes les deux tiers de la ration des hommes, ou deux livres de pain par jour, et moitié seulement, c’est-à-dire une livre et demie en moyenne, aux enfans de tout âge, aux adolescens et aux vieillards. Nous croyons encore que la part faite aux esclaves par M. Dureau de La Malle est en général trop forte. Au passage de Caton, qui accorde en effet trois livres de pain par jour aux ouvriers ruraux[11], nous pourrions opposer d’autres textes, desquels il résulte que les esclaves recevaient ordinairement quatre à cinq mesures (modius) de blé par mois, ce qui représente approximativement deux livres par jour. Si la nourriture de ces malheureux avait été aussi abondante que M. Dureau de La Malle paraît le croire, il n’eût pas été nécessaire de passer au cou de ceux qui tournaient la meule une planche percée par le milieu, pour les empêcher de porter la farine à leur bouche. Il est permis de croire encore que les ressources alimentaires ont été augmentées par des importations commerciales ou par des réquisitions faites en pays étrangers après la victoire. En recommençant tous les calculs d’après ces bases, nous avons trouvé que la population totale de l’Italie romaine au IIIe siècle avant notre ère, devait excéder six millions d’ames, et que les esclaves étaient sans doute en majorité dans ce nombre. Deux siècles plus tard, lorsque l’empire s’était accru des Gaules, de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, l’Italie ne comptait plus que quatre cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans. Sur ce nombre, trois cent vingt mille individus, privés de tous moyens d’existence, recevaient les secours de l’état ; les domaines des grandes familles étaient devenus de petits royaumes ; la classe moyenne avait disparu, et les fortunes indépendantes étaient si rares, que, suivant l’expression du tribun Philippe, rapportée par Cicéron, on ne comptait pas dans toute la république deux mille propriétaires. Cet état de choses avait grossi le troupeau servile d’une façon si effrayante, qu’on fut obligé d’étendre le droit de cité à plusieurs peuples conquis, et de multiplier les affranchissemens pour recruter les légions. D’après ces considérations, que nous pourrions fortifier en les développant, nous nous éloignerions des conclusions de M. Dureau de La Malle, pour revenir à celles du savant anglais M. Blair, qui soutient que, depuis l’expulsion des rois jusqu’à la prise de Corinthe (de 509 à 146 avant J.-C.), il y eut au moins un esclave pour un citoyen, et depuis cette dernière époque jusqu’aux temps d’Alexandre Sévère, trois esclaves au moins pour un homme libre.

Le troisième livre de M. Dureau de La Malle traite plutôt de l’économie domestique des Romains que de leur administration politique. Il n’en est pas moins curieux. Dans ses recherches sur les causes de l’insalubrité de la campagne romaine, sur les procédés agricoles des anciens, sur le revenu des propriétés rurales, sur la patrie des végétaux nutritifs, sur la naturalisation en Italie de plusieurs races d’animaux, l’auteur a su joindre des observations vraiment utiles à des caprices d’érudition fort piquans. Nous ne lui reprocherons pas d’avoir été incomplet en parlant des diverses conditions de fermage et particulièrement du colonat, puisqu’il promet un travail spécial sur cette institution trop peu connue, qui a marqué la transition de l’esclavage antique au servage du moyen-âge.

Au début du quatrième livre, consacré aux institutions administratives et financières, nous retrouvons un mémoire, déjà inséré parmi ceux de l’Académie des Inscriptions, sur le caractère des lois agraires chez les Romains. Par quelle fatalité un pareil sujet est-il, en quelque sorte, de circonstance aujourd’hui ! Il est malheureusement vrai qu’il se trouve chez nous des fanatiques dont le dernier mot est le partage et l’égalisation des fortunes. Il ne serait peut-être pas inutile d’apprendre à ces tristes économistes ce qu’étaient les lois agraires des Romains, dans la crainte qu’ils ne crussent leur folle utopie autorisée par l’exemple des républicains de l’antiquité. Lorsque Rome jugeait à propos de déposséder un peuple vaincu, elle confisquait à son profit une partie des terres conquises : cette réserve devenait un domaine public sous le nom d’ager publicus. Or, les patriciens abusaient de leur crédit pour obtenir à perpétuité le bail de ces terres conquises ; la faible redevance qu’ils versaient annuellement dans les caisses de l’état devenait insensiblement moins onéreuse par la dépréciation journalière du numéraire ; après des siècles, elle était presque nulle, de sorte que ces fermiers du trésor étaient, sinon des propriétaires en titre, au moins les paisibles usufruitiers de ces vastes domaines qu’ils transmettaient héréditairement avec leur fonds patrimonial. L’usurpation était scandaleuse. La loi agraire de Licinius Stolo, renouvelée par les Gracchus, avait pour but de mettre un terme à ce désordre en déclarant qu’à l’avenir nul ne pourrait posséder plus de cinq cents jugères (cent vingt-six hectares) de ces terres publiques : la propriété particulière n’était aucunement menacée. Cette interprétation a été savamment développée par Heyne, Niebuhr, et récemment par M. Ch. Giraud d’Aix : nous l’adoptons pleinement, parce qu’elle est suffisamment justifiée par les textes, qu’elle est conforme à l’esprit et à la langue de la jurisprudence romaine[12], et qu’elle a pour elle la vraisemblance historique. Nous ne pouvons donc approuver M. Dureau de La Malle d’être revenu à l’opinion vulgaire, et de croire que la loi des Gracchus, applicable à tous les genres de propriété, avait pour but de réduire indistinctement les fortunes légitimes ou usurpées.

Nous regrettons enfin que l’auteur n’ait pas accordé une attention spéciale aux institutions de crédit. Quelques assertions, beaucoup trop absolues, ne jettent sur ce sujet qu’une lumière douteuse. Prenons pour exemple le passage suivant[13] : « Les dettes publiques, les banques, les emprunts de l’état, les moyens de crédit et toutes ces créations de propriétés imaginaires, dont la jouissance repose sur les impôts que nos arrière-neveux voudront bien consentir à payer un jour, sont des fictions qui étaient totalement inconnues aux anciens. » Sans doute, l’antiquité n’a pas connu ces rouages financiers qui fonctionnent chez nous avec assez de puissance, pour donner l’impulsion au système général du gouvernement ; mais il y avait à Rome, et dans les cités provinciales comme aujourd’hui à Paris et à Londres, des jours de besoins impérieux qui obligeaient les dépositaires du pouvoir à créer des ressources exceptionnelles. L’an 537 de Rome, les Scipions, qui commandaient en Espagne, firent savoir que leur armée était dans le plus complet dénûment. Le peuple fut convoqué en assemblée générale, et un magistrat fit la proposition d’un emprunt avec des garanties suffisantes : aussitôt trois compagnies se présentèrent. Quand le sénat romain, réduit aux extrémités, ne prenait pas d’engagemens à terme, il aliénait les terres du domaine public : c’était bien là encore une sorte d’emprunt dont la rente, au lieu d’être servie directement par l’état, était acquittée par le revenu dont il concédait la jouissance. M. Dureau de La Malle a cité, d’après Cicéron, plusieurs villes de l’Asie mineure qui, ne possédant ni trésors métalliques, ni propriétés foncières, n’avaient d’autres moyens pour se procurer de l’argent que les impôts et les emprunts. N’était-ce pas encore une sorte d’emprunt forcé que l’altération successive des monnaies, qui, pour ne parler que des espèces de cuivre, conserva à Rome le nom de livre à une pièce qui n’en pesait plus que la vingt-quatrième partie ? Sur tous ces points, l’auteur se montre suffisamment érudit ; mais on regrette de ne pas voir apparaître plus fréquemment l’économiste.

Il n’est pas non plus parfaitement exact de dire que les anciens n’ont pas connu les banques. Dans la sphère des intérêts privés, les vertus de l’argent ont inévitablement frappé les esprits tenus en éveil par l’appât du gain. Tout porte à croire que l’agiotage était fort actif parmi ces puissantes corporations financières, dont les ambitieux cultivaient soigneusement l’alliance. L’idée de fonder des établissemens de crédit dans un intérêt général appartient peut-être aux hommes d’état romains, et il semble même que la conception primitive fût plus loyale et plus féconde que les combinaisons progressives des modernes. Mécènes, dont M. Dureau de La Malle a apprécié dignement le génie politique, conseillait à Auguste de capitaliser le prix des domaines nationaux et de fonder une banque de circulation qui avançât des fonds à des conditions modérées à ceux qui devaient en faire un emploi utile dans l’industrie ou dans l’agriculture. Un projet plus libéral encore fut mis à exécution par Tibère. Les usuriers, alarmés d’une démonstration faite contre eux, avaient manœuvré habilement pour rappeler leurs capitaux engagés. L’argent était devenu excessivement rare, et la circulation si languissante, que le corps politique paraissait en danger. L’empereur voyant le mauvais effet de mesures violentes, attaqua les capitalistes par la concurrence. Il fonda de ses deniers une banque publique de prêt au capital de cent millions de sesterces (environ vingt millions de francs), et quiconque eut à offrir des garanties suffisantes obtint des avances pour trois ans et sans intérêt. Dans la constitution des cités provinciales, on trouve également trace de quelques établissemens de crédit. Il leur manqua sans doute la stabilité et la permanence pour être classés, comme les caisses modernes, au nombre des institutions nationales ; mais, dans leur mécanisme intérieur, ils en différaient peut-être beaucoup moins qu’on ne le suppose. Les anciens eurent de très bonne heure l’équivalent de notre monnaie de papier, c’est-à-dire des signes de confiance, des jetons de cuivre, de fer ou d’étain qui multipliaient fictivement les métaux précieux. Les Carthaginois faisaient apposer un timbre sur des pièces de cuir, et Eschine le philosophe dit à ce sujet dans son Dialogue sur les richesses : « À Carthage, on se croit riche quand on possède beaucoup de ces pièces ; chez nous, au contraire, celui qui en aurait un grand nombre ne serait pas plus riche que s’il possédait un tas de cailloux. »

Malgré les lacunes et les inévitables imperfections que nous avons signalées, le livre de M. Dureau de La Malle n’en conserve pas moins une utilité qui sera certainement appréciée. Nous désirons sincèrement que le succès fortifie l’auteur dans le désir qu’il laisse entrevoir d’aborder plusieurs points négligés. C’est d’ailleurs trop de modestie de sa part que de se contenter, comme il le dit lui-même, « de tirer des carrières de l’antiquité quelques pierres utiles à l’achèvement de l’ensemble. » Les savans apaisent trop souvent leur conscience littéraire avec de pareilles excuses ; mais le public se refuse à les admettre. Un encombrement de matériaux est pour la foule un épouvantail : la voie où il se trouve cesse d’être fréquentée, et, pour qu’on y revienne avec plaisir, il faut qu’une main intelligente ait relevé les blocs épars et construit un édifice.


Vita di Caterina de’ Medici. Saggio storico di Eugenio Alberi[14]. — Cette nouvelle biographie de Catherine de Médicis doit son principal intérêt à la communication faite à M. Alberi, des pièces diplomatiques et des correspondances confidentielles conservées dans les archives de Florence. La mémoire de Catherine gagne beaucoup à cette révélation tardive. La plupart des historiens nous ont montré jusqu’ici, dans la mère de Charles IX, une femme impérieuse, perfide, prompte au crime, dominée par une idée fixe, l’extermination de l’hérésie, et complotant le massacre des huguenots, sept ans à l’avance, dans une conférence qu’elle eut à Bayonne avec le farouche duc d’Albe. L’impression laissée par le livre de M. Alberi est bien différente. Suivant lui, Catherine, dédaignée par Henri II, qui était follement épris de la belle Diane de Poitiers, conserva, même après la mort de son mari, la contrainte et la défiance naturelles aux personnes qui ont long-temps souffert. Elle était naturellement ennemie des résolutions violentes, et si, pour le malheur de sa vie, elle fut obligée d’accepter la complicité du grand crime qui fait tache dans notre histoire, elle n’a pas encouru le reproche odieux de préméditation.

La cour de France, dit l’auteur italien, fort indifférente sur les principes religieux, eût accepté assez volontiers les conséquences politiques de la réforme. Elle sympathisait avec ces huguenots qu’elle était obligée de combattre. Au lieu de conspirer avec le duc d’Albe le massacre des hérétiques, la reine-mère, désespérée de ne pouvoir les appuyer ostensiblement, faisait jouer en leur faveur les ressorts secrets de sa diplomatie. Elle s’épuisait en promesses pour déterminer le duc de Florence, Cosme Ier de Médicis, à seconder les révoltés des Pays-Bas ; elle lui offrait de l’aider à conquérir la Corse sur les Génois, et lui faisait espérer le titre de grand-duc de Toscane, qu’il ambitionnait ardemment. Le rusé Florentin ne prêtait l’oreille aux insinuations de sa parente que pour les déférer secrètement à la cour de Madrid, et s’y faire un mérite de sa trahison. Bien loin de porter secours aux révoltés, Cosme fait passer au roi d’Espagne cent mille sequins pour soudoyer l’armée du duc d’Albe. Catherine ne tarde pas à être instruite de ces faits, et, dans le premier emportement de la colère, elle accable son frère de reproches ; mais elle sait que dans les évolutions politiques, les plus fiers tacticiens peuvent être conduits à miner la position où ils se retranchaient précédemment. Elle ne désespère donc pas de ramener le duc Cosme à ses desseins. Les sollicitations deviennent plus pressantes que jamais ; la négociation est conduite par un certain Galéas Frégoso, un des subtils Italiens disséminés alors dans les cours de l’Europe, où ils étaient les agens brevetés de toutes les intrigues. Nous allons transcrire ce qu’on lit à ce sujet, dans un message du 16 avril 1571, adressé par le duc de Florence, à son représentant à la cour d’Espagne : c’est un renseignement précieux dont il faut savoir gré à M. Alberi. « Notre envoyé en France fut entrepris par Jean Galéas Frégoso, qui voulut l’induire à donner aide au duc de Nassau dans la guerre de Flandres ; il a été de plus sondé par le comte de Nassau en personne, par l’amiral de Coligny, par Théligny son gendre au nom du roi, et enfin par le roi lui-même, qui a donné une lettre écrite de sa main à Galéas. » Le duc Cosme recommande à son ambassadeur de faire valoir à Madrid l’importance de cette révélation, et de solliciter le titre de grand-duc, qu’il pourrait obtenir par l’influence française, mais qu’il veut devoir uniquement au roi d’Espagne.

Les historiens, en général défavorables à Catherine, ont remarqué qu’en ordonnant la Saint-Barthélemy, elle avait agi contre ses intérêts personnels, et que sans doute elle avait cédé au transport d’un fanatisme aveugle. « On a peine à concevoir, a dit Voltaire dans son Essai sur les mœurs, comment la reine, à qui le parti huguenot était celui qui lui fesait le moins d’ombrage, put rendre une résolution si barbare. » La vérité des faits, judicieusement rétablie par M. Alberi, est que le massacre des huguenots, loin d’avoir été le résultat d’un complot tramé de longue main dans le conseil royal, ne fut qu’un audacieux guet-apens, qu’un violent coup de tête de la part des Guises, qui en recueillirent tous les avantages ; qu’au contraire, par une fatalité étrange, Charles IX fut obligé d’assumer aux yeux de l’Europe l’odieux d’un crime qu’il détestait, et qui venait d’annuler en un instant les résultats de la politique suivie par sa mère depuis douze années.

Le véritable ennemi des huguenots, dit avec raison M. Alberi, était le peuple de Paris, dont la dévotion naïve, aigrie à dessein par les manœuvres des princes lorrains et des agens espagnols, était dégénérée en une sorte de frénésie religieuse. Il avait déjà été conduit au dernier point d’exaspération, lorsqu’eut lieu la tentative d’assassinat faite sur l’amiral de Coligny, à l’instigation des Guises. Les protestans furieux se rassemblent autour de leur chef blessé dangereusement ; de leur côté, les Parisiens ne peuvent voir de sang froid l’attitude hostile des réprouvés qu’ils ont en horreur. Une collision est inévitable : quel parti prendra la cour ? La neutralité absolue serait une abdication : incliner vers la minorité protestante, ce serait blesser le sentiment national et faire trop beau jeu aux princes lorrains, chefs avoués du catholicisme. Pendant que les conseillers de la couronne sont dans une perplexité cruelle, le duc de Guise ne néglige rien pour émouvoir la population parisienne. Il met sur pied la milice bourgeoise, qui ne compte pas moins de soixante mille hommes bien armés et échauffés par le fanatisme. Cette milice est la force la plus vive du royaume : on ne peut sans danger la laisser dans la main d’un ambitieux ; pour la lui arracher, l’unique moyen est de le supplanter aux yeux de la foule, et d’accepter le plan infernal sur lequel il espère élever sa popularité. Le duc de Guise est donc mandé au dernier conseil, tenu pendant la nuit du 23 au 24 août 1572 ; des ordres lui sont donnés pour l’accomplissement du hardi coup de main qu’il a déjà préparé ; il avait cru dominer le mouvement ; par ces ordres qu’il reçoit, il descend au rôle d’exécuteur subalterne. La fatale consigne n’est que trop fidèlement exécutée. Dans la première ivresse du sang, le peuple parisien entonne un chant de triomphe ; les instigateurs du massacre sont portés aux nues, comme les vengeurs du ciel et les libérateurs de la France. Le roi a la faiblesse de vouloir ravir à son rival tout le mérite de ce triste succès ; il assemble solennellement le parlement, et réclame la responsabilité du coup d’état, en déclarant qu’il a cru devoir punir par un châtiment exemplaire une conspiration contre sa personne.

Cette démarche éclatante produisit l’effet que les conseillers de Charles en attendaient ; on crut aisément que la sanglante tragédie avait été concertée entre le roi et sa mère. L’ambassadeur florentin résidant à Paris se laissa d’abord prendre aux apparences. Le message qu’il expédia à son maître, sous l’impression des faits, a été retrouvé dans les archives de Florence par M. Alberi ; l’exaltation qui y règne en fait une pièce caractéristique. « Pouvait-on mieux attendre, dit-il, de ce vrai Charlemagne (di questo Carlo veramente magno), et de sa très glorieuse mère, et des deux Césars ses frères ? Que dire des princes de la maison de Guise et de ces autres seigneurs qui ont exécuté, avec autant de valeur que de prudence, les très saints ordres de leur bon roi, et qui n’applaudirait à ce peuple parisien qui s’est levé avec tant de joie, etc. ?… Soit loué le Dieu tout-puissant, qui me donne occasion de vous annoncer ces merveilleuses nouvelles, et soit béni le triomphant saint Barthélemy, qui, dans le jour de sa fête, a daigné prêter aux fidèles son tranchant couteau[15], pour l’accomplissement du sacrifice salutaire ! »

Cependant, continue l’auteur, à la suite de la crise fatale qui détruisait les résultats de sa courageuse persévérance, la reine-mère tomba dans une consternation profonde. Mais, chez les natures fortes, le découragement n’est jamais de longue durée ; le grand ressort, un instant relâché, reprend subitement une énergie nouvelle. Catherine se remit donc bientôt à l’œuvre, et renoua les trames politiques qui avaient pour but de fortifier la faction des huguenots, comme contre-poids au parti catholique. Les dépêches d’un nouvel ambassadeur florentin, beaucoup plus clairvoyant que son prédécesseur, témoignent fréquemment de ces dispositions. Il résulte de ces pièces que, deux mois après la Saint-Barthélemy, la cour prend des mesures pour prévenir un nouveau massacre, et fait punir ceux qui le méditaient. Le cardinal Orsini, envoyé en France pour présenter les félicitations du saint-siége, n’est pas admis en présence du roi. Il reçoit à la cour un accueil si froid, qu’il demande aussitôt son rappel : on le laisse partir et on donne ordre aux gouverneurs provinciaux d’éviter les démonstrations sur son passage. La conduite du siége de La Rochelle est confiée au maréchal de Biron, qu’on croit huguenot, ou tout au moins ennemi des Guises. D’autres agens étrangers, attachés au parti catholique, se plaignent également des machinations de la reine-mère pour rétablir la cause de la réforme.

La peine que M. Alberi a prise, pour laver la mémoire de son héroïne des soupçons qui pèsent sur elle, donne trop souvent à sa narration le ton du panégyrique. On sent que, dans le choix et dans le développement de sa thèse, il a été préoccupé du désir de justifier le génie italien, dont Catherine de Médicis est, dans l’opinion des peuples septentrionaux, un des types le plus rembrunis… Il n’a rien négligé d’ailleurs pour que son plaidoyer se présentât avec tous les genres de séductions. Les grands personnages qui ont balancé avec Catherine les destinées de la France, revivent autour d’elle, dans une collection de dix-huit portraits, dessinés d’après les originaux les plus célèbres, avec un remarquable sentiment de la réalité historique. Le livre que M. Alberi a modestement présenté comme un essai, prendra donc rang parmi ceux qu’il est nécessaire de consulter pour connaître le XVIe siècle, et il en sortira un utile enseignement. En pensant que les Guises, ennemis acharnés des huguenots, ont été traités avec ménagement, et qu’au contraire Catherine et son fils Charles, secrètement favorables à la réforme, ont été voués à l’exécration par les protestans et par les historiens du dernier siècle qui ont sucé le lait du protestantisme, on comprendra qu’en politique rien n’est plus dangereux que les tergiversations et les demi-mesures ; on remarquera qu’un adversaire franchement déclaré obtient du moins le respect, tandis que ceux qui, par faiblesse de caractère ou par fatalité de position, veulent user de ménagemens et se maintenir entre les extrêmes, s’exposent au mépris et à la haine de tous les partis.


Le livre des Singularités[16], par G.-P. Philomneste (Gabriel Peignot). — Assez de travaux sérieux, assez de discussions et de systèmes. Place et indulgence, s’il vous plaît, pour un livre dont la seule prétention est de vous distraire ; pour un livre qui rappelle les temps de doux loisirs et de fine causerie, où on étudiait, non pas toujours pour battre monnaie et faire école, non pas pour se faire placer, comme un pâle martyr de la science, dans une des niches de quelque temple académique, mais tout bonnement pour alimenter son esprit, et apporter dans la société un peu de ce piquant savoir qui relève la conversation et provoque les saillies. Depuis la publication de ses Amusemens philologiques, Philomneste, le spirituel érudit, a beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup écouté : les singularités en tous genres qu’il a recueillies au jour le jour, composent un nouveau répertoire de balivernes instructives, de sornettes amusantes. Faisons donc cercle autour de Philomneste, car on voit, à je ne sais quel malicieux sourire, qu’il est en humeur de conter, et qu’il va entamer un chapitre trop négligé de l’histoire de cette pauvre humanité dont on parle aujourd’hui, le chapitre des bizarreries de l’esprit humain.

Pour qui fait un livre, il est moins facile qu’on le pourrait croire de commencer par le commencement. L’auteur du Livre des Singularités est du moins irréprochable sur cet article. Il débute par un chapitre intitulé Antégénésie, dans lequel il a rassemblé les opinions des fortes têtes anciennes et modernes, sur ce grave problème : quelles étaient les occupations de Dieu avant la création ? Ainsi posée, la question fait sourire : elle a pourtant des côtés sérieux que nous laisserons à dessein dans l’ombre, pour arriver plus tôt au piquant chapitre qui a pour titre : Onomatographie amusante. C’est un recueil curieux de recherches, de combinaisons de singularités, en un mot, qui ont pour objet le langage. Savez-vous, par exemple, combien il y a eu de langues jargonnées sur la terre, depuis la fatale aventure de Babel, comme dit l’auteur, jusqu’aux dernières énumérations des idiomes connus ? Il y a environ deux siècles, le père Kircher, en accordant cinq cents langues à l’espèce humaine, avait paru bien généreux ; mais à partir du dix-huitième siècle, nombre de savans ont été tourmentés du démon de la linguistique, et, grace à l’émulation qui s’est établie entre eux, la nomenclature des langues anciennes et modernes s’est allongée à vue d’œil. Dans un Catalogue des dialectes, publié en 1820 à Saint-Pétersbourg, M. Frédéric Adelung en avait déjà porté le nombre à 3,064. Six ans après, M. Adrien Balbi stupéfia la république des lettres, en enregistrant dans son Atlas ethnographique, 860 langues, et plus de 5,000 dialectes. Le chiffre de M. Adelung était doublé, et il y avait pour la science cent pour cent de bénéfice. Depuis ce temps, l’ardeur ne s’est pas ralentie : les voyageurs qui exploitent les pays inconnus, et les érudits qui voyagent dans les espaces de l’antiquité, inventeraient des langues plutôt que de n’en pas découvrir ; et M. Balbi ne manquera pas de profiter de leurs trouvailles, si jamais il donne une seconde édition de son Atlas.

Il n’était pas sans intérêt de savoir le nombre des mots dont se compose la langue française. L’honnête homme qui a pris la peine de les compter a sans doute bien mérité de la patrie, et ce fut de sa part un excès de modestie que de conserver l’anonyme. Le calcul fait sur l’édition du Dictionnaire de l’Académie, imprimé à Nîmes en 1789, donne un peu moins de 30,000 mots, savoir : substantifs, 18,716, — adjectifs, 4,803, — verbes, 4,557, — adverbes, 1,634, — en tout, 29,710 mots, auxquels il faut ajouter les termes, en très petit nombre, qui ont pour fonctions grammaticales d’exprimer non pas des objets, des actions, ou des idées, mais des rapports et des accidens : tels sont les articles, pronoms, prépositions, etc. À ce compte, la langue française serait aussi bien pourvue que la langue espagnole, à laquelle on attribue aussi 30,000 mots ; moins riche que la langue italienne, qui en possède, dit-on, 35,000, et que la langue anglaise, qui d’après le dictionnaire de Johnson[17], en comptait 36,784. Mais nous ferons remarquer au nom de la France, que le calcul, en ce qui la concerne, a été fait sur un dictionnaire antérieur à la révolution de 1789 ; que depuis ce temps, le progrès a été mis à l’ordre du jour, et que la langue française a conquis une multitude de vocables, en politique, par le fait de la constitutionnalité, en philosophie, par l’humanitarisme, en littérature, grace à l’art romantique ; que, dans les études positives, le jargon scientifique s’est tellement enrichi, qu’il exige aujourd’hui un vocabulaire à part, plus volumineux que celui de la langue usuelle, puisque, dans les sciences naturelles seulement, on compte 80,000 plantes dans le règne végétal, 100,000 espèces dans le règne animal, et dans l’histoire de la nature inorganique, un nombre effrayant de dénominations baroques, rangées sous 132 grandes divisions.

Après des recherches curieuses sur le mécanisme de quelques langues peu connues, l’auteur a rassemblé divers ouvrages de patience monacale, de longues histoires écrites en monosyllabes, des combinaisons de lettres ou de chiffres dont les résultats sont surprenans. Ce qu’on éprouve en voyant le travail bizarre qui se fait dans certains esprits, est un indéfinissable mélange de surprise et de pitié. On a découvert, par exemple, qu’en ôtant successivement au nom de Napoléon une lettre de gauche à droite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule syllabe[18], on obtient six mots grecs, qui peuvent se construire et se traduire ainsi :

Napoleon ôn o leôn leôn eon apoleôn oleôn.
Napoléon étant le lion des peuples, allait détruisant des cités.

De tels résultats ne feraient-ils pas croire à la mystérieuse influence qu’on attribuait autrefois aux nombres et aux lettres ? Voici pourtant qui est plus étrange encore. Peu après la révolution de juillet, un vote mémorable donna, en faveur du gouvernement nouveau, une majorité de 221 suffrages. Ce nombre rappelait une grande victoire du parti patriotique sous la restauration ; aussi fut-il en général accueilli comme un augure favorable. Un peu d’humeur était bien permise aux fanatiques du parti légitimiste ; pour eux, les 221 furent la queue de Robespierre, tandis que la minorité opposante, forte de 181 membres, composa tout naturellement le parti des honnêtes gens. Eh bien ! il se trouva dans le fond d’une province un candide carliste qui entreprit sur le chiffre qu’il maudissait un travail cabalistique, et qui, à force de le sonder en tout sens, découvrit qu’en accordant à chaque lettre une valeur numérique en rapport avec le rang qu’elle tient dans l’alphabet[19], on trouve positivement le nombre 221 dans la qualification attribuée par les siens aux libéraux, et le nombre 181 dans l’épithète que les ennemis du gouvernement constitutionnel se décernent à eux-mêmes.

Les chapitres qui suivent, consacrés aux singularités historiques, forment une mosaïque d’anecdotes ou de documens bizarres que la grave histoire a trop souvent le tort de négliger. Nous remarquons, par exemple, les instructions données en 1504, par Henri VII d’Angleterre à des agens qu’il envoie à Naples avec mission d’observer une princesse qu’il se propose de demander en mariage. À la diplomatie galante du vieux monarque, aux détails minutieux qu’il exige sur les habitudes morales et les accidens corporels de la jeune fille, on retrouve les influences d’éducation qui ont dû former le caractère voluptueux et cruel du tyran qui occupa ensuite le trône d’Angleterre, du bourreau couronné d’Anne de Boleyn et de Catherine Howart. Rien n’est plus caractéristique que l’ordonnance rendue en 1563, « pour la fidélité du portrait de la reine Élisabeth d’Angleterre. » Une commission d’experts est instituée avec ordre de supprimer toute image « qui offrît quelques défauts ou difformités, dont, par la grace de Dieu, sa majesté est exempte. » Alexandre-le-Grand eut la même coquetterie, et défendit à tout autre artiste qu’à Lysippe de Sycione de reproduire ses traits ; mais Alexandre était jeune lorsqu’il se permit cette boutade, et sans doute il en eût rougi plus tard. Au contraire, celle que Shakspeare appelait « la belle vestale assise sur le trône d’Occident » tenait d’autant plus à son ordonnance qu’elle se sentait vieillir, et à soixante ans, elle envoyait en prison un pauvre graveur en médailles qui, dans une épreuve de monnaie, avait eu le tort de faire avec trop d’exactitude le portrait de sa gracieuse souveraine.

Si les partisans du divorce renouvelaient leur requête si souvent étouffée, ils trouveraient dans le Livre des Singularités une pièce à l’appui, qui prouve, soit dit en passant, que les Orientaux ont appliqué avant nous la statistique à l’administration. Sur la porte principale de la ville d’Agra, dans l’Hindoustan, on voit, M. Peignot l’assure du moins, une inscription en très gros caractères, dont voici la traduction littérale : « Pendant la première année du règne de l’empereur Julef, deux mille mariages furent cassés par le magistrat, d’après le consentement réciproque des deux époux ; l’empereur apprit ces détails avec une telle indignation, qu’il abolit le divorce dans ses états. Dans le cours de l’année suivante, le nombre des mariages à Agra diminua de trois mille, et celui des adultères augmenta de près de sept mille. Trois cents femmes furent brûlées vives pour avoir empoisonné leurs maris, et soixante-quinze maris le furent pour avoir assassiné leurs femmes. La quantité des meubles brisés et détruits dans l’intérieur des familles représenta une valeur de 3 millions de roupies. L’empereur se hâta de rétablir le divorce. »

Par les emprunts que nous avons faits à l’amusante compilation de M. Gabriel Peignot, on voit qu’il s’agit d’un livre auquel on ne peut appliquer les formules ordinaires de l’éloge ou du blâme. Les débauches d’érudition, fort communes quand les érudits étaient nombreux, sont devenues aujourd’hui assez rares : elles ont pourtant leur prix ; on est heureux de trouver dans sa bibliothèque une œuvre excentrique, un aliment de saveur étrange, fortement relevé et de digestion facile, quand on sent, à une certaine pesanteur des idées, que l’intelligence affadie a besoin d’une excitation, et c’est pourquoi nous avons cru devoir signaler le Livre des Singularités comme une exception digne de remarque.


A. Cochut.
  1. Editeur, Parent-Desbarres, rue de Bussi, 12.
  2. Theologiæ Cursus completus, 25 vol.Scripturæ sacræ Cursus completus, 25 vol. très grand in-8o.
  3. L’ancienne édition formait 10 vol. in-folio, dont le prix était devenu excessif. La réimpression est de format in-4, et offerte à un prix très modéré.
  4. L’ancienne édition avait 5 vol. in-folio. La nouvelle formera 10 vol. grand in-8o à deux colonnes. Les trois premiers, imprimés à Toulouse, sont en vente à Paris, chez Treuttel et Wurtz, rue de Lille.
  5. Elle formera 3 vol. in-4o. Les deux premiers sont publiés.
  6. Elle doit former 3 ou 4 gros volumes in-8o. Chez Daguin frères, quai Malaquais, 7.
  7. Qu’il nous soit permis d’exposer nos propres griefs, et de dire que la Revue des deux Mondes est présentement sous le coup de cinq contrefaçons, grossières, partielles ou falsifiées, il est vrai, mais qui se font à l’aide de deux maisons française et étrangère établies à Paris.
  8. Voyez, dans la livraison du 1er février 1839, un article où la question est développée, surtout en ce qui concerne les moyens d’exécution et les conséquences des traités à faire de puissance à puissance.
  9. Deux vol. in-8o, chez Hachette, rue Pierre-Sarrasin, 12.
  10. Déjà précédemment l’auteur a essayé de démontrer, d’après Denys d’Halicarnasse, que, l’an de Rome 278, trente-quatre ans après l’expulsion des rois, on comptait dans la population romaine un esclave seulement pour vingt-cinq hommes libres.
  11. Au temps de Caton, la plupart des ouvriers ruraux étaient des hommes libres qu’on devait conséquemment traiter avec quelque libéralité.
  12. Les mots possessio et possidere se rapportaient, dans la langue juridique des Romains, à l’idée de jouissance, et non pas à celle de propriété, comme chez nous. M. Dureau de La Malle s’étonne que cette distinction, développée par Appien d’Alexandrie n’ait pas été indiquée par les écrivains romains qui ont parlé des lois agraires. C’est qu’en général, quand on écrit pour ses compatriotes, on ne prend la peine d’interpréter les mots dont la signification doit être généralement connue.
  13. Page 4, tome Ier.
  14. 1 vol.  grand in-8o avec 18 portraits : à Florence et à Paris, chez Benjamin Duprat, rue du Cloître-Saint-Benoît, 7.
  15. On sait que saint Barthélemy, qui fut écorché vif, est ordinairement représenté avec un couteau à la main.
  16. Dijon et Paris. Pellissonnier, rue des Mathurins-Saint-Jacques, 24.
  17. L’analyse littérale de la langue anglaise a été poussée assez loin pour qu’on puisse apprécier les élémens apportés sur le sol britannique par les civilisations diverses qui l’ont fécondé successivement. Ainsi on a distingué dans les trente-six mille mots enregistrés par le savant Johnson, 15,709 dérivés, savoir : du latin 6,732, du français 4,812, du saxon, 1,665, du grec 1,148, etc.
  18. Napoléon, — apoleôn, — poleôn, — o leôn, — leôn (forme attique), — eon (forme attique), — ôn.
  19. C’est-à-dire en comptant, à la manière des Grecs, A, la première lettre, pour 1, la seconde lettre B pour 2, et ainsi de suite jusqu’à 25. On nous pardonnera de reproduire ce curieux échantillon de l’esprit de parti, qui fera sourire ceux mêmes contre lesquels il est dirigé :

    L A Q U E U E D E R O B E S P I E R R E
    221
    12 1 17 21 5 21 5 4 5 18 15 2 5 19 16 9 5 18 18 5 221
    L E S H O N N Ê T E S G E N S 181
    12 5 19 8 15 11 11 5 20 5 19 7 5 11 19 181
    Nombre des votants. 402