Revue littéraire – 31 août 1850

Revue littéraire – 31 août 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 912-922).

REVUE LITTERAIRE




M. DE BALZAC. - M. BAZIN. - LIVRES ET THEÂTRE.




Qui nous donnera le mot juste et, vrai par lequel il faudra caractériser la période littéraire que nous traversons, — que nous venons de traverser, voudrais-je dire ? Il est peu de momens, sans aucun doute, dans l’histoire intellectuelle où cet art généreux de penser et d’écrire ait été exposé à plus de périls et plus directement menacé dans son essence. L’instinct du vrai, la mâle droiture de l’esprit, la saine vigueur de l’imagination, la sûreté du goût, la nette et forte simplicité du langage, tous ces dons énergiques ou faciles qui composent l’art littéraire ont subi d’étranges déviations ; ils ont été pliés à d’étranges caprices. Les qualités heureuses de l’intelligence, là où elles ont brillé, ont été souvent employées elles-mêmes à d’indignes usages, à satisfaire une curiosité irritée et complice, à réveiller l’attention blasée par la singularité des conceptions, par l’excès des peintures. Les vices ont fleuri dans le domaine de l’esprit avec une rare abondance, et ont pris toutes les figures : culte du succès, ardeur du gain, recherche des dépravations morales, scepticisme grossier, confusion perpétuelle entre le vrai et le faux, adoration de soi. Ajoutez un trait, c’est que ces vices se sont donnés pour des vertus, et qu’ils ont été tenus pour tels. Quand on veut se rendre un compte net et exact de cette situation, l’esprit s’arrête devant la variété des phénomènes et la multitude des symptômes. L’unité de nos désastres littéraires se retrouve dès qu’on les rapproche du mouvement social dont ils sont un des élémens et l’expression en même temps. Là tout se coordonne, tout reprend son caractère, sa logique et sa suite. Les circonstances sociales, les tendances politiques, qui ont permis que les lettres dérivassent ainsi vers la corruption, apparaissent sous leur véritable aspect. Le mal que, par une réaction invincible, les lettres ont fait à la société elle-même, en l’enveloppant d’une atmosphère factice, en l’accoutumant à se voir autrement qu’elle n’est, en nourrissant sa conscience de sophismes et de brutales séductions, éclate aussi dans son vrai jour. Le moment n’est point éloigné, je pense, où un impartial et sévère jugement pourra embrasser l’ensemble de ce mouvement contemporain, et faire la part de toutes les influences ; peut-être est-il déjà venu !

Ce n’est pas pour rien que cette heure triste et solennelle qui clot la première moitié de notre siècle a sonné ; ce n’est pas pour rien qu’une révolution survient comme pour marquer avec une précision fatale la fin de bien des choses. Ce qu’une révolution met de rides sur un front triomphant de la veille ne se pourrait bien dire ; ce qu’elle jette en passant de poussière et de cendre sur une œuvre hier encore populaire ne saurait être apprécié que par ceux qui sont curieux de ce genre d’expérience, et vont un moment interroger les succès d’autrefois. Elle change les perspectives, et cela suffit ; lisez encore après cela quelqu’un de ces ouvrages que vous attendiez chaque matin, il y a quelques années seulement : hélas ! vous avouerez que les inventions de Mercier et de Restif avaient de l’intérêt et du feu autant que celles-ci. La révolution de février a été assez peu libérale en bienfaits pour qu’on ne lui dispute point celui-ci : c’est que, à tout prendre, elle nous a éclairés sur bien des points, elle nous a affranchis de beaucoup de sottes admirations, de bien des ridicules et coupables complaisances à l’égard de toute corruption déguisée en drame ou en roman. Ce qui n’est point douteux, ce qui est dans l’instinct universel aujourd’hui, c’est qu’il est bien vrai qu’il y a quelque chose qui s’achève et qui meurt autour de nous en littérature comme en politique ; il y a comme une ère littéraire qui finit au milieu de l’incertitude générale, — l’ère des excès de l’imagination, peut-on dire ; — l’ère de l’art pour l’art, l’ère du roman et des romanciers. Il semble que cette phase de déclin de tout un genre de littérature prenne un caractère de réalité plus sensible, quand on voit disparaître au même instant un de ces esprits faits, par le mélange de leurs qualités et de leurs défauts, pour le personnifier avec un éclat particulier. Telle est l’impression qu’éveille naturellement, en quelque sorte, la mort récente d’un des hommes les plus remarquables assurément, de la littérature moderne, M. de Balzac. Il n’y a là ni sujet d’apothéose ni sujet d’acerbe et inutile contestation ; c’est un fait à constater, sans méconnaître que, si l’habile romancier a donné trop de gages aux entraînemens contemporains, il se présente en même temps tenant dans sa main droite quelques œuvres, telles que la Recherche de l’Absolu ou Eugénie Grandet, qui ont leur place parmi les plus heureuses créations du roman moderne.

Oui, en voyant ainsi disparaître un des écrivains qui ont le plus contribué à donner à l’imagination moderne l’impulsion qu’elle a suivie, je me disais involontairement que c’était plus qu’un homme de talent qui s’en allait, que c’était aussi une littérature où il avait brillé, et dont il était l’un des représentans. M. de Balzac représentait cette littérature dans ses tendances, dans ses ambitions, dans ses écarts, dans ses âpres passions, et, au milieu de ce désordre, il apportait des qualités vives et propres, de nature à le faire reconnaître entre tous. Son originalité était parfois un mélange bizarre d’élémens de toute sorte, mais elle existait. M. de Balzac avait eu plus d’esprit que beaucoup des co-partageans de sa royauté chimérique il n’avait guère fait parler de lui depuis deux ans ; il s’était réfugié dans une sorte de silence qu’il ne rompait, il y a quelques mois, que pour protester contre une reprise de son drame de Vautrin faite à son insu. Peu de vies littéraires ont été plus laborieuses, plus irrégulières, plus remuées et plus remuantes, peut-on ajouter, que celle de M. de Balzac. La maturité du talent avait eu peine à se dégager en lui ; elle sort victorieuse de la lutte vers 1830, à dater de la Peau de Chagrin, et c’est là que commence la création quelque peu ambitieuse de ce monde par lequel l’auteur ne vise à rien moins qu’à supplanter le véritable monde. N’avez-vous point connu les Vandenesse, les Rastignac, les Montriveau, les Maxime de Trailles, et Mme de Nucingen, Mme de Beauséant, Mme Firmiani, Mme de Langeais ? Ce qui dominait surtout chez M. de Balzac, c’était la faculté d’observation, et c’est par là qu’il a été supérieur à la plupart des romanciers contemporains. C’était vraiment une rare nature d’observateur, qui excellait parfois à pénétrer sous tous les voiles, à fouiller tous les replis du cœur humain, à analyser un caractère, à mettre à nu les mobiles les plus secrets et les plus inavoués. L’observation semble avoir été une véritable passion pour l’auteur de la Femme de trente ans ; il s’en enivrait, et finissait, je pense bien, par croire à la parfaite réalité de ses inventions, après les avoir péniblement coordonnées. Cette qualité merveilleuse suffit sans doute pour donner un intérêt profond ou piquant à quelques-unsdes contes de M. de Balzac ; elle ne supplée point, par malheur, à toutes les autres qui lui ont manqué. On a prononcé au sujet de l’auteur du Père Goriot les noms de Shakspeare et de Molière : cela est consolant, en vérité, pour ceux qui se croient intérieurement fort au-dessus de M. de Balzac ! Je ne m’amuserai point à énumérer les raisons pour lesquelles le romancier contemporain n’est ni un Shakspeare ni un Molière. Un trait seulement me frappe : c’est, chez les grands auteurs de Hamlet et du Misanthrope ; l’abondance naturelle du génie qui s’ignore ; c’est cette sorte de spontanéité féconde, cette sorte de candeur ingénue avec laquelle ils laissent échapper des œuvres qui, sans qu’ils y songent, composent un monde idéal et puissant, reflet magnifique de la vie humaine. Le peintre de la vie moderne vise au même but, mais il y vise, si je puis ainsi parler, artificiellement. Il veut, lui aussi, reproduire un monde, une société tout entière ; mais, pour vous bien persuader que c’est là en effet une société vivante et réelle, il aura recours à des combinaisons qui ne font que détruire toute illusion en laissant percer la prétention de l’écrivain. Il reproduira les mêmes personnages, il vous décrira lui même, s’il le faut, le mécanisme de son œuvre. La préface de la Comédie humaine, où M. de Balzac cherche à lier par une pensées commune les diverses portions de ce qu’il considérait comme son édifice, n’inspire guère qu’une idée, celle d’une vaste ambition aboutissant à des résultats en réalité peu gigantesques, s’il est permis aujourd’hui de disputer cette qualification à quoi que ce soit. Souvenez-vous que d’autres ont appelé M. de Balzac un Pignault-Lebrun du beau monde ! J’aime à croire que la vérité est entre ces excès de jugement. Le fait est que M. de Balzac n’était ni un Molière ni un Pigault-Lebrun : c’était le peintre de mœurs sagace et hardi d’une société qui, pour le moment, aimait qu’on lui montrât à nu ses corruptions, et qui était servie à souhait par son romancier ; c’était un homme de verve et d’esprit qui, à ses idées déjà étranges sur la société, ajoutait malheureusement cette autre pensée, dont il s’est trop souvent inspiré,qu’un grand écrivain, un maréchal littéraire, comme il l’appelait, était celui qui offrait une certaine surface commerciale. Je n’ai nul plaisir à réveiller ces souvenirs, qui se lient à notre histoire contemporaine ; si je les rappelle, c’est parce que ces doctrines ont fructifié : elles pèsent sur nous, et ont contribué à précipiter la pensée littéraire, énervée ou complice, sur ce penchant où il lui est aujourd’hui si difficile de s’arrêter, et qu’elle ne peut parcourir jusqu’au bout sans aller au-devant de sa propre destruction.

Un des caractères tristement irrécusables du talent de M. de Balzac, c’est que, au milieu de facultés diverses et vigoureuses, il manquait complètement d’un certain idéal élevé, d’une certaine règle supérieure capable de diriger, de contenir et de féconder son observation, de donner à ses qualités tout leur prix ? Moralement, il en est résulté que l’auteur des Scènes de la vie parisienne franchissait le plus souvent toutes les bornes, confondait tous les élémens, et ne savait nullement discerner la limite au-delà de laquelle les passions, les sentimens, les caractères, cessent d’être vrais humainement pour devenir des exceptions difformes et repoussantes, qui ont tout au plus leur place dans quelque musée Dupuytren de la nature morale. Il est arrivé plus d’une fois au roman moderne de rivaliser avec ce panthéon élevé à toutes les turpitudes physiques. Je ne citerai qu’un exemple dans les œuvres de M. de Balzac, c’est le Père Goriot. Est-ce là encore de la réalité ? Je l’ignore. Ce qui est certain, c’est que Goriot n’est point un être humain, c’est que ce n’est point là un père selon la vérité. morale : tourmentez l’amour et le dévouement d’un père, vous n’en ferez point sortir la complicité avec les désordres et le libertinage de ses filles, à moins de franchir, comme je le disais, cette limite au-delà de laquelle apparaît la hideuse exception. Je comprends, dans Otway, le vieux sénateur vénitien dupé et berné par la courtisane Aquilina. Je ne comprends pas Goriot nouant les amours de sa fille Mme de Restaud et de son amant, et mendiant une place entre les deux. Littérairement, cette absence d’un instinct supérieur et régulateur chez M. de Balzac n’est autre chose que l’absence du goût : le goût littéraire manquait, en effet, à l’auteur de Vautrin, ou plutôt celui qu’il avait était confus et laborieux comme sa nature d’artiste elle-même, hasardeux et incertain comme elle par suite. De là cette inégalité qui apparaît souvent dans les ouvrages de M. de Balzac, dans ses inventions, dans ses récits, dans son style même ; de là ce mélange singulier de peintures qui changent et intéressent et de développemens outrés ou vulgaires, de pages qui atteignent par momens à l’éloquence à côte d’autres pages où l’écrivain ne se retrouve plus. C’est visiblement une organisation riche, vigoureuse, mais diffuse, qui semble, pour ainsi parler, n’avoir point la conduite d’elle-même, à qui manquent la justesse de vue et de sentiment, le tact, la mesure, toutes ces choses qui sont ce qu’on appelle le goût dans l’art : de telle sorte que M. de Balzac peut passer pour un de ces chercheurs ardens de l’absolu, dont il a peint la dramatique destinée, qui jettent sans cesse au creuset, s’épuisent en efforts, lisent de tous les procédés, et qui, s’ils parviennent à faire quelque parcelle d’or, entassent plus souvent encore la cendre et les scories. Le grain d’or, ce sera Eugénie Grandet, quand cette étude charmante jaillira. Les scories, hélas ! ce seront des romans comme Une ténébreuse Affaire, Honorine, Dinah Piédefer, tels qu’ils abondent, par malheur, dans la carrière littéraire de M. de Balzac, tels qu’ils se sont multipliés de plus en plus sous la plume de l’auteur en avançant. Peut-être pourrait-on se demander si, au spectacle des choses, sous l’empire des leçons contemporaines, M. de Balzac n’eût point tenté quelque retour, quelque progrès sur lui-même. Cela est possible ; c’eût été pourtant un effort difficile, et, s’il n’était point injuste de juger par analogie, on. pourrait offrir l’exemple vivant de tant de talens qui ont vécu de la même vie, qui ont cédé aux mêmes entraînemens, et qui se traînent sous la même défroque ; comme si le signe des transformations nécessaires n’était point apparu.

La mort de M. de Balzac a donné lieu encore à une de ces scènes de la comédie des tombeaux qui attendent éternellement la verve d’un. Lucien. Si l’enflure, la déclamation, la préoccupation de soi, la manie des apothéoses, ont toujours quelque chose de choquant, elles prennent particulièrement ce caractère en face de la mort, parce qu’elles lui ôtent ce qu’elle a de sacré et d’inviolable, en la faisant apparaître comme une occasion de bruit, d’exhibition et de discours. Il s’agit bien du mort, il s’agit de soi-même qu’on exalte en exaltant celui qui n’est plus. Il est des esprits qui ne veulent point sentir ce qu’il y a de blessant à voir profaner la gravité de certaines heures, à voir transformer le tertre d’un tombeau en tribune ambitieuse ou en théâtre. Oui, sans doute, rendre un dernier hommage à un écrivain de talent, cela est légitime ; mais pensez-vous que cela suffise aujourd’hui ? Ne faut-il pas sculpter un monument à la gloire des vivans encore plus que du mort ? M. Hugo, on en doit convenir, trouvé le moyen de dépasser les limites de son emphase habituelle dans son discours sur la tombe de M. de Balzac. On éprouve véritablement une sorte de froissement intérieur à se voir forcé à rabattre de tels excès de parole. C’est une autre manière, j’imagine, de faire injure à la mémoire d’un homme d’esprit que de l’apprécier comme le fait M. Hugo, et de ne parler que de grands hommes, d’étoiles de la patrie, d’entassement d’assises de granit, de dominateurs par la pensée. M. Hugo a des habitudes de s’exprimer qui font toujours croire qu’il parle de lui-même. Il n’eût point été possible, sans aucun doute, un homme ordinaire, pas même à un critique, de caractériser ainsi les œuvres de M. de Balzac : « Livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination, qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par momens, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal ! » M. de Balzac méritait mieux que cela, il méritait que le ridicule, n’assistât pas a ses funérailles, à moins qu’on n’y voie un trait caractéristique de plus de notre époque, où l’idolâtrie de soi est devenue décidément un motif ordinaire inspiration, et où il n’est point de lettré, pour parler le langage de M. Hugo, qui ne soit occupé à se pétrir un piédestal, fut-ce même avec un peu de terre du tombeau des autres !

Pendant que M. de Balzac mourait ainsi, un autre homme de mérite était atteint du même mal et succombait au même âge : c’est M. Bazin, l’auteur de l’Histoire de Louis XIII, qui partageait depuis long temps avec M. Augustin Thierry le prix décerné par l’Académie aux meilleurs ouvrages sur l’histoire de France. Le nom de M. Bazin n’était point aussi populaire que celui de l’auteur de la Comédie humaine, et cela se conçoit : ses travaux n’étaient point de ceux auxquels s’attache la vogue, la renommée facile. Ses qualités mêmes ne sont point de celles que le vulgaire goûte et qui répondent à l’ardeur d’une curiosité grossière. Bien qu’il appartînt à la même génération littéraire que M. de Balzac, c’était un écrivain d’une tradition bien différente. Il n’avait de notre temps ni la passion du bruit, ni l’amour des apothéoses personnelles, ni les habitudes intellectuelles hasardeuses. Esprit rare, aiguisé et fin, savamment nourri et relevant l’érudition par une grace piquante et par cette aisance aimable qu’on avait autrefois ! Le talent de M. Bazin était véritablement français, dans la vieille acception du mot, par la netteté, par la modération et par cette veine de facile et agréable ironie qui circule dans ses pages sans éclater. Ces qualités, on a pu les apprécier ici même dans ces ingénieuses études que l’auteur consacrait à Molière il y a quelques années, et surtout dans ce délicat et élégant portrait de Bussy-Rabutin[1], où le brillant et caustique gentilhomme revit dans la variété de ses aventures, dans la fleur de son esprit raffiné et mordant. M. Bazin connaissait familièrement cette époque du XVIIe siècle, comme un homme qui a vécu avec elle et qui en a soulevé tous les voiles. Son style, dans les portraits qu’il en a tracés, se ressent de cette familiarité et y a contracté une certaine bonne grace française ; mais c’est surtout dans son Histoire de Louis XIII que M. Bazin a donné la mesure de son talent. L’Histoire de Louis XIII n’a point les mérites si fort recherchés aujourd’hui, la hardiesse des conjectures générales, la bizarrerie imprévue des rapprochemens, la singularité des interprétations, l’excès prétentieux du coloris. C’est un mélange heureux où se retrouvent la netteté du récit, l’exactitude des vues, la fidélité des peintures, la sûreté de l’instinct historique et la facilité attrayante d’un style sans recherche, qui se joue à travers les choses et les hommes. Un des mérites de l’auteur de l’Histoire de Louis XIII, c’est la haine de l’exagération et la liberté qu’il conserve au milieu des scènes historiques qu’il reproduit. Dans cette aisance, il y a bien un art assurément ; ce qui en fait le charme, c’est qu’il se cache et ne laisse voir que la grace d’une érudition variée. M. Bazin avait écrit un livre qui n’est ni un roman ni une histoire, qui est une série d’esquisses sur les mœurs de notre temps : c’est l’Epoque sans nom ! N’est-ce point là en effet la véritable désignation de toute période révolutionnaire ? Celle que décrivait M. Bazin, c’est celle qui avait suivi 1830 : période étrange, à tout prendre, autant que la nôtre, où déjà se faisaient jour avec un e singulière âpreté et dans un pêle-mêle confus toutes les passions, toutes les folies qui se sont jetées sur nous en conquérantes, et attendent encore l’heure d’une nouvelle invasion. Dans l’Epoque sans nom se retrouve la même nature ; c’est un observateur délié, ingénieux, ironique sans une amertume trop vive, et qui semble ne guère s’étonner de tout ce qu’il voit, — émeute, destructions d’églises, prédications de tout genre, égarement des uns, aveuglément béat des autres ! Cela lui parait un spectacle curieux et digne d’être vu, comme l’est éternellement celui de la folie humaine. Il y a, parmi les esquisses de M. Bazin, un portrait qui n’a point vieilli du tout vraiment, celui d’une espèce particulière de notre société, du bourgeois de Paris, qui tient à l’ordre de la rue et veut la place publique nette de soldats de l’émeute, mais ne reconnaît point le désordre en chapeau noir, pérorant, déclamant dans les tribunes ou dans les journaux, digne et honnête classe qui ne voit les révolutions que lorsqu’elles sont consommées, et qui les laisse passer aux cris de vive la réforme ! comme passera peut-être le socialisme aux cris de vive la république ! Plus d’une page de M. Bazin, écrite autrefois, prend ainsi aujourd’hui, à son insu, un intérêt d’actualité, et fait regretter plus encore ce talent qui avait su se conserver pur de bien des affectations et des corruptions contemporaines.

Le livre de M. Bazin nous ramenait, par le triste hasard de la mort de l’auteur, vers une époque toute chaude encore de récentes éruptions révolutionnaires, mais tendant progressivement déjà à s’apaiser, — 1833. Ces éruptions pourtant se sont rouvertes à l’improviste sous nos pas, et ont pris un caractère bien autrement menaçant. Nos émotions s’attachent à quelque chose de moins rétrospectif, de plus actuel que les luttes d’autrefois ; il n’est point surprenant que d’autres esprits viennent, à leur tour, observer aujourd’hui les nouveaux symptômes ; — et tourmentent en quelque sorte la situation ou nous sommes comme pour en faire jaillir un mot de salut. Ces esprits abondent parmi nous ; s’il y a même un danger, c’est la multitude de gens qui se font bénévolement les scrutateurs de nos misères présentes, qui peignent notre pauvre société sous toutes les couleurs, et ouvrent devant elle toute sorte de perspectives. Là n’est point, j’imagine, le meilleur symptôme. C’est une singulière preuve de l’impuissance et de l’incertitude publiques, rendues plus visibles par les efforts de tout genre pour y remédier et la divulgation de mille recettes héroïques. Ce n’est point M. Bazin, je pense, qui eût écrit l’Ère des Césars. M. Romieu est plus hardi ; il n’a pas craint, en recueillant ses impressions sur l’état présent de la civilisation, en s’appuyant sur des analogies historiques, de chercher, lui aussi, à pressentir l’avenir de notre pays, avenir assez étrange véritablement ! Aux yeux de l’auteur, cette société énervée et gangrenée n’a plus rien en elle qui soit debout. La discussion a été l’instrument de dissolution universelle ; elle a dissous la foi, elle a dissous les idées, elle a dissous le sentiment de l’autorité et de l’obéissance, tout ce qui, en un mot, est un élément de fondation sociale et de durée. Que reste-t-il ? Une seule chose : la force, — la force représentée par les armées, lesquelles sont appelées à élever et à soutenir les pouvoirs qui se succéderont temporairement à la tête de la société en personnifiant leur influence. C’est la reproduction de la dictature militaire romaine appuyer sur les prétoriens ; c’est l’ère des césars et du césarisme, puissance renouvelée de la décadence romaine, qu’annonce M. Romieu. Napoléon a été le premier des césars de notre ère ; il a fondé la dynastie, d’autres la continueront sans nul doute pendant long-temps avant que la société puisse retourner à d’autres conditions d’existence. L’Ere des Césars avait eu déjà, avant de naître, un retentissement politique qu’expliquent peut-être le nom et l’entrain bien connu de l’auteur. Je ne sais pourquoi, cependant, je m’obstine à y voir surtout un caractère littéraire, quelque chose comme un roman réaliste de la politique, écrit par un praticien d’esprit et d’imagination qui a beaucoup vu, beaucoup vécu, et qui force volontiers les couleurs. C’est évidemment encore une solution combinée avec des élémens tout littéraires, avec un mirage de l’histoire et un sentiment excessif de la réalité.

L’Ère des Césars est un mélange singulier d’aperçus, de jugemens, de doctrines absolues et de scepticisme pratique. Que dit M. Romieu ? Que la société périt par l’absence de vie morale, parce que le principe de discussion, prépondérant depuis Luther, a tout détruit dans les croyances religieuses et philosophiques comme dans la politique. Que propose-t-il ? Le règne du fait et du succès sous sa forme la plus crue et la plus brutale comme une nécessité pendant long-temps inévitable. Est-il besoin, en vérité, de donner si sévèrement la discipline à la société pour en venir à cette conclusion ? Le livre de M. Romieu exprime naïvement, à son insu peut-être, une des faiblesses de notre temps ; il porte l’empreinte de ce scepticisme universel qui règne dans les ames, qui fait qu’elles invoquent volontiers la force comme moyen unique et commode de salut, pour se dispenser de la réforme intérieure immédiatement et courageusement entreprise, sous le prétexte qu’elle n’est possible ni pour notre génération ni pour celle qui suivra peut-être. Oui, sans doute, cette réforme est difficile ; mais s’accomplira-t-elle, si on ne la tente ? Je proposerais bien, mai aussi, ma solution qui ne serait ni l’ère des césars, ni une restauration légitimiste, ni une régence ; ni un consulat décennal ou à vie : ce serait que chacun entreprît de remettre de l’ordre en lui-même avant de songer à réformer l’état et la société, que chacun, au prix d’un courageux effort individuel, se remît à croire simplement et honnêtement aux choses dignes de notre foi, au bien pratique, à la loi imprescriptible du devoir, à la puissance bienfaisante de la vérité religieuse et morale. Ceci est à notre disposition immédiate, et point le reste. Le malheur est que chacun attend la réforme de ses contemporains avant de savoir s’il doit se réformer lui-même. Nous nous faisons une vie facile et qui nous plaise, et nous réservons pour cet être abstrait qu’on nomme la société notre prosélytisme et l’expérience de nos combinaisons chimériques.

Au fond, les analogies historiques sur lesquelles repose l’idée de l’Ère des Césars ne sont point d’ailleurs aussi concluantes que semble le croire l’auteur, ou elles aboutiraient à un étrange résultat qu’il ne soupçonne pas. M. Romieu, ne songe point que les différences entre les époques qu’il compare sont plus grandes encore que les analogies qu’il croit remarquer. Qu’était ce monde des césars romains dont l’auteur évoque le fantôme ? C’était une société, une civilisation se débattant dans les convulsions de la décadence et périssant par son principe meure en présence d’une société, d’une civilisation nouvelle qui grandissait par la force d’un principe immortel, d’une vérité divine révélée au monde. Or,c’est nous, il me semble, qui sommes encore cette société formée à l’ombre de la croix pour remplacer la société païenne. Le christianisme est avec nous ; il domine le monde moderne dont il est l’ame, et son règne n’est point fini sans doute. L’auteur de l’Ère des Césars, est trop bon chrétien, j’imagine, pour croire que l’efficacité du christianisme soit épuisée, et qu’il ne suffise pleinement à imprimer un autre caractère à notre civilisation. Dès-lors, que deviennent les analogies ? Les phénomènes politiques se lient à l’ensemble de la vie morale d’une époque, et on ne peut les séparer. Le césarisme romain dont parle M. Romieu est la forme du pouvoir dans une société dont le principe est épuisé. La thèse philosophique et historique de M. Romieu, si elle n’était une fantaisie, ne serait autre chose que la thèse du socialisme, qui se proclame le christianisme nouveau et prononce la déchéance de la vieille société, ainsi qu’il l’appelle. C’est un argument pour M. Pierre Leroux, qui épouise son éloquence, comme on sait, à nous prouver que nous sommes les païens, les vrais païens, tandis que les initiés du socialisme sont les saints et les apôtres de l’église de l’avenir. Ici, du moins, l’analogie serait complète. Ce ne sont point heureusement des rapprochemens de ce genre que tente l’imagination de M. Romieu, dût-il être accusé pour cela de peu de logique. Quant à la signification plus pratique, plus délicate, plus personnelle, qu’on a voulu attribuer à l’Ere des Césars, c’était évidemment une injure. Il serait trop peu flatteur, en vérité, d’offrir - à. celui qui représente aujourd’hui pour la France quelque chose de plus qu’un fait - le rôle de l’un de ces césars romains mis à l’enchère des phalanges prétoriennes. Sans être taxé d’optimisme, il est permis de dire que la France et l’homme valent mieux que cela, et que ces noms sont unis dans de trop immortels souvenirs pour se retrouver ensemble dans de hasardeuses combinaisons. L’auteur a sur ce point, sur la différence qu’il y aurait pour l’héritier de l’empereur entre continuer et prendre, entre fonder et s’établir, quelques phrases savamment obscures qui dénotent qu’il est plus facile de créer par l’imagination ce que j’appelais un mirage de l’histoire que de dénouer simplement, pratiquement, les difficultés épineuses de la réalité. M. Romieu, il faut bien l’avouer, n’a point trouvé la solution que nous cherchons. Ce qui vaut mieux dans l’Ère des Césars, c’est par momens la verve avec laquelle l’auteur décrit les faiblesses, les passions, les préjugés de notre époque, et montre l’esprit de désordre empruntant toutes les formes, prenant tous les masques, se glissant par toutes les issues et se créant comme d’imprenables citadelles au cœur même de la société ; — c’est l’accent net et ferme avec lequel il expose le mal de la civilisation, chasse les illusions et ravive le sentiment d’un péril incessant. Il y a là même une utilité réelle et directe : si quelque chose est fait pour imposer aux forces conservatrices de la société un accord sérieux et sincère où nulle fantaisie de dissidence ne doive trouver place, n’est-ce point la pensée toujours présente d’une épreuve commune et de catastrophes imminentes ? Le livre de M. Romieu a du moins cet intérêt de rendre sensibles dans leur palpitante gravité les symptômes contemporains, — symptômes qui peuvent se transformer demain-en réalités terribles.

La révolution de février, qui a fait éclater cette situation dans ce qu’elle a de saisissant et de périlleux, a engendré une multitude d’essais, de brochure, de travaux de tout genre dans l’ordre politique. Peu méritaient le succès, peu l’ont obtenu ; un certain intérêt indéfinissable du moins s’attache parfois à ces œuvres éphémères, l’intérêt que prêtent les circonstances, et qui naît de ce besoin involontaire de chacun de savoir ce qui se dégage de cette fermentation générale des esprits. Que pense encore celui-ci ? se dit-on. Va-t-il nous offrir la panacée souveraine, un secret pour la pacification universelle, une solution décisive ? On n’a guère la chance d’être renseigné, mais on feuillette le livre, et l’auteur va se faire nommer représentant, s’il peut. Nous vivons à l’époque des brochures politiques et des candidats à la représentation nationale. Les circonstances ne sont point également favorables à tout ce qui ressort de l’imagination. La poésie due à l’art individuel pâlit auprès de la poésie des événemens. Demandez à une ode, à une élégie, à un poème, d’égaler la puissance des catastrophes qui ont rempli le monde depuis deux ans, l’intérêt émouvant et passionné des épisodes qui se sont déroulés sous nos yeux ! Ce qu’on peut ajouter, c’est que la poésie, par sa faiblesse, par son impuissance, s’est trouvée bien juste à la hauteur de la place inférieure que les circonstances lui faisaient dans les préoccupations publiques. Un des traits distinctifs de cette révolution sous laquelle plie le génie de notre pays, c’est la stérilité dans le domaine de l’imagination, et cela n’a rien d’étonnant : pour peu qu’on interroge son principe et ses origines, n’y voit-on pas la corruption littéraire mêlée à la corruption politique et l’aggravant même ? Ce n’est point que les poètes manquent, ils abondent au contraire, et publient scrupuleusement leurs vers ; mais c’est une inspiration défaillante en naissant, sans élan et sans fécondité. Voici quelques volumes de poésie, les Vers d’un Flâneur de M. Ernest Perrot de Chezelles, Une Gerbe de M. N. Martin, les Poésies de M. Charles Fournel, l’Oasis de M. Ferdinand Dugué. À quoi répondent ces vers ? Quelle corde font-ils vibrer ? quel genre d’intérêt ou d’émotion éveillent-ils ? M. Perrot de Chezelles traduit un poème de ce spirituel Henri Heine, auquel il joint quelques morceaux sur la pervenche ou sur Isly, sur l’entrée dans la vie ou sur mil-huit-cent-quarante-huit. Les plus intéressans fragmens de M. Fournel sont quelques imitations ou essais de traduction de ballades, tels que la Ramance de Roncevaux, Robin Hood, la Fille de l’hôtesse d’Uhland. M. N. Martin rime avec assez de grace des chants du laboureur, du moissonneur, des fogerons, qui ne sont encore que des échos de l’Allemagne. Quant à M. Ferdinand Dugué, il faisait sans doute les vers tendres où familiers de son Oasis avec la même placidité que ce mauvais drame de la Misère dont on a parlé. C’est toujours l’art pour l’art. Bien que ces livres diffèrent de ton souvent, ils ne laissent pas d’avoir une teinte commune. C’est l’inspiration habituelle des divers maîtres contemporains graduellement atténuée et nous arrivant à travers deux ou trois imitations. La poésie moderne a trouvé déjà son ère de l’empire, et ce dernier et faible écho d’une inspiration qui jaillit autrefois avec l’éclat de la jeunesse vient se mêler sans être entendu aux bruits d’une époque encombrée de désastres auxquels l’art contemporain n’est point par malheur étranger. Je parlais de la mort du roman ; , je pourrais parler aussi de la mort de la poésie. Ce qu’on peut voir en effet du roman parmi nous, ce n’est rien de bien vivant, en vérité ; ce ne sont que les ombres errantes et inhonorées des succès d’autrefois. Le roman expie aujourd’hui dans l’épuisement ses folies passées, et voyez-le tout près de perdre même cette place où il a régné, au bas du journal. Ce qu’on peut voir de la poésie contemporaine, c’est moins encore, et le même jugement pourrait atteindre le théâtre. Le Théâtre-Français lui-même ne fait point exception. Il parait se former dans la maison de Molière une petite couvée de petits chefs-d’œuvre qui visent à vous donner la petite monnaie du rare esprit de M. Alfred de Musset. Ce qui y fleurit dans un plein et naïf contentement de soi, on ne le sait trop ; ce n’est ni comédie ni proverbe, c’est Une Discrétion, c’est Héraclite et Démocrite. La première de ces ébauches est une façon de libertinage maniéré en vaudeville, où les femmes se jouent en cinq points à l’écarté, une petite gravelure qui voudrait être leste, et qui n’est que vulgaire. J’ignore pour ma part ce que l’auteur d’Héraclite et Démocrite a voulu. faire, n’ayant aperçu quoi que ce soit dans des scènes qui échappent à toute appréciation. Tout cela simule l’esprit, singe la poésie, grimace l’élégance, et est à la vraie comédie ce que nos modernes petits vers sont à la véritable poésie. Il y a dans ces divers efforts une teinte uniforme de déclin, encore plus saillante au milieu de la stagnation générale de la pensée littéraire. Est-ce à dire que l’art en lui-même soit près de périr ? Est-ce à dire que ces grandes choses, l’observation, l’inspiration soient mortes, et qu’il nous faille mener leur deuil ? Il n’en est pas tout-à-fait ainsi. Ce qui meurt, c’est un certain esprit littéraire qui a régné sur nous, qui a jeté le trouble dans toutes les notions, qui est arrivé à être une véritable corruption publique, et dont l’action a été aussi funeste à l’art lui-même qu’à la société. C’est sous ce rapport qu’il est vrai de dire que nous sommes les témoins d’une période qui s’achève. Nouvelle et vivante application de la loi de transformation qui régit le monde ! Oui, cette heure suprême et solennelle du milieu du siècle est pour nous comme la marque visible du passage d’une ère pleine de destructions à une ère qui peut être glorieusement employée à reconstruire dans le domaine intellectuel comme dans le domaine moral, comme dans le domaine politique quand on est sorti de l’ordre, le progrès est d’y rentrer, a-t-on dit. Au point de vue littéraire, la vie nouvelle et le progrès sont à une condition, ils sont au prix de la réhabilitation du bon sens, du goût, de la rectitude morale, de toutes ces qualités, en un mot, qui ont subi de notre temps une sorte de déroute, et ici les intérêts de la société et de la littérature se trouvent heureusement confondus.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez les livraisons de la Reue des 15 juillet 1842, 15 juillet 1847 et 15 janvier 1848.