Revue littéraire - 14 mars 1849

A.C.
Revue littéraire - 14 mars 1849

Le Communisme jugé par l’histoire, par M. Franck, de l’Institut[1]. — Quoi que le communisme soit en retraite, un mot encore sur ce détestable système. De temps en temps, au milieu des nombreuses publications qui sont destinées à réfuter ces doctrines subversives, dont nous avons, été tous menacés, se montrent des écrits d’un mérite supérieur par leur originalité. À ce titre, signalons un petit volume de M. Franck, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, le Communisme jugé par l’Histoire. Voici la thèse que M. Franck s’est proposé d’établir par le témoignage des annales du genre humain. La communauté, qu’on a représentée à des hommes abusés comme un moyen d’élever leur condition, a toujours eu pour terme corrélatif l’asservissement, et, pour parler la langue des novateurs, l’exploitation du grand nombre. Par contre, le droit de propriété, à mesure qu’il s’est défini et fortifié ; a répandu et affermi la liberté. Donc la communauté est l’ennemie du grand nombre, et le droit de propriété est la garantie de l’affranchissement des masses populaires.

La question ainsi posée, il fallait étudier la législation des grands peuples qui se sont succédé sur la terre pour y rechercher la part qu’ils faisaient à la communauté des biens ou à la propriété individuelle, et mesurer les degrés correspondant de despotisme ou de liberté. Voilà ce que M. Franck a trouvé le moyen de faire en moins de quatre-vingts petites pages. Il passe en revue les lois de Manou qui régissent l’Inde les lois de la société égyptienne, les lois de Sparte. Chez ces peuples, il trouve le communisme à des degrés divers ; chez tous aussi, il rencontre l’esclavage ou l’abaissement du grand nombre, et plus il y a de communauté, plus l’asservissement est profond. Dans cette Sparte qu’on a trop vantée, le communisme était, à beaucoup d’égards, la loi, fondamentale de l’état. Les Spartiates étaient individuellement propriétaires chacun de leur champ, d’un champ égal pour tous ; mais la consommation des revenu était en commun. C’est le peuple le plus communiste qui ait jamais existé. Vêtemens, nourriture, plaisirs, occupations, tout est soumis à l’uniformité ou à la jouissance en commun. Les enfans élevés en commun appartiennent à l’état. C’est lui qui dès la naissance les condamne ou leur permet de vivre, selon les services qu’on juge qu’ils pourront rendre un jour, selon qu’il trouve son intérêt à les conserver ou à s’en défaire. À la communauté des enfans, il s’enjoint facultativement au moins une autre que je ne nommerai pas. Chez cette nation communiste, qu’est-ce qu’il y a de liberté ? Rien ; tout est gêne et contrainte. Les populations laborieuses y sont-elles heureuses, protégées ? Non ; leur lot est le plus brutal, le plus impitoyable des esclavages. Nulle part l’humanité n’a subi de plus violens outrages, nulle part l’esclave n’a été traité avec tant de barbarie ; c’est justement que le nom des Ilotes est resté pour exprimer l’asservissement le plus atroce.

Dans les institutions de Moïse, qui, en beaucoup de points, étaient fort en avant de la législation de tous les peuples contemporains, le communisme avait pris place par l’année jubilaire, qui, tous les cinquante ans, restituait les biens aux premiers possesseurs ou à leurs descendans. Le propriétaire était ainsi changé en usufruitier. Qu’en résultait-il ? Chacun était attaché, pour ainsi dire ; à la glèbe de son patrimoine. Il était impossible de prendre une autre profession que l’agriculture ; le commerce, les sciences, les arts, à l’exception de la musique et de la poésie religieuse, restèrent étrangers à cette nation intelligente et active, et, pour qu’elle eût occasion de révéler la souplesse et la fécondité de son génie, il fallut que les événemens l’eussent dispersée. De là une double conclusion : le communisme ne s’est jamais impunément introduit à un degré quelconque dans la législation d’un peuple, et ceux qui prétendent le sanctifier en lui donnant l’Evangile pour berceau s’abusent complètement. Il est, comme la plupart des erreurs, vieux comme le monde ; c’était l’institution des peuples barbares ou dans l’enfance. De même que les autres erreurs ; il s’est perpétué jusqu’à nous en changeant de forme ou de nom. Il a paru sous la figure des anabaptistes. Jean de Leyde et Muncer en furent les apôtres et les praticiens ; ces noms dispensent de tout commentaire. Depuis, il s’est montré dans quelques associations plus recommandables, mais extrêmement restreintes, comme les frères moraves, qui n’ont pu durer qu’à la condition de se borner à un très petit nombre de personnes, de proscrire dans leur sein la liberté, de rester étrangers au reste du monde et à tout ce qui sort du cercle exigu de leurs occupations et de leurs croyances. Est-ce la vie morne et sévère des frères moraves qu’on propose pour modèle à nos ouvriers ?

Mais si dans le monde des faits le communisme a été continuellement en retraite, par l’effet, du progrès même des sociétés et de la diffusion de la liberté parmi les hommes dans le monde idéal il s’est perpétué avec une sorte d’acharnement. Nous ne remonterons pas jusqu’à la République de Platon, qu’on doit considérer comme un cadre choisi par cette admirable intelligence pour exposer d’autres idées d’une rare justesse : Plus près de nous apparaissent l’Utopie du chancelier Morus et la Cité du soleil de Campanella l’asservissement de l’ouvrier des champs et des villes est si bien la conséquence obligée du communisme, que Morus, de même que Platon, fait de l’esclavage la base de son édifice. Campanella a fait mieux : tout le monde, sans exception, dans sa cité, est l’esclave d’un chef suprême.

Dans l’ordre des temps nous avons ensuite à signaler deux hommes dont les communistes d’aujourd’hui sont les héritiers directs sans intermédiaire quelconque, Jean-Jacques Rousseau et l’abbé Mably. Quant à l’éloquent auteur du Vicaire savoyard, voici une observation, très judicieuse de M. Franck qui le met hors de cause : Que le communisme ne triomphe pas trop d’un tel appui ; en condamnant la propriété, Rousseau sait bien qu’il condamne la société, et c’est pour cela sait bien qu’il l’attaque. Il les enveloppe l’une et l’autre dans la même proscription. Ce génie atrabilaire exécrait la société, et il voulait renverser la propriété, parce qu’il y voyait la pierre angulaire de l’ordre social. Il célèbre la solitude, l’ignorance, la vie sauvage ; est-ce là l’Eldorado où nos communistes veulent conduire la foule qu’ils appellent ? Dans ses idées sur la propriété, Rousseau n’est donc pas un socialiste, car le socialiste fait profession de croire à une société quelconque. Le socialiste par excellence, le procréateur de vingt de nos écoles modernes, c’est Mably. M. Franck a été conduit, par ses études, à examiner en détail les doctrines de ce philosophe, et il en a même fait l’objet d’un excellent morceau dont il a donné lecture récemment dans une solennité académique. Mably a eu l’honneur, si c’en est un, de compléter au XVIIIe siècle la théorie du communisme, de lui donner sa forme la plus précise, et la plus logique ; mais qu’en fait-il ? Est-il parvenu à le rendre libéral ? Nullement, par la raison que c’est impossible, et que le communisme est essentiellement la tyrannie même. Le gouvernement, dit-il, doit être intolérant. L’état commande au nom de l’intérêt général ; chacun n’a qu’à se soumettre. Dans le système de Mably, y a-t-il du respect, ou simplement de l’estime pour les artisans ou les ouvriers ? Point ; Mably n’a pour leurs travaux et pour eux-mêmes que du dédain. Y a-t-il du moins pour eux du bien-être ? Pas davantage ; le bonheur est de vaincre ses besoins et d’être pauvre. Les classes ouvrières veulent de la liberté du respect, de l’aisance ; le communisme, par l’organe de son grand apôtre, les enferme sous clé dans un pénitencier, leur lance le mépris, les condamne à un perpétuel dénûment. Qu’est-ce que ce système est donc venu faire parmi nous ?

M. Franck a bien choisi son titre : le communisme est jugé par l’histoire. Il est réprouvé par le témoignage des siècles passés, et l’est par la raison. Il le sera désormais pour les maux qu’il a causés parmi nous, rien qu’en montrant à la porte. Il n’en mourra point cependant, parce qu’il est dans la destinée du genre humain que le mal ne soit jamais complètement extirpé ; mais serait-ce trop se flatter que de croire que notre génération au moins restera désabusée, et qu’en disparaissant de la scène, elle léguera aux siècles futurs ses avertissemens solennels, ses recommandations pressantes ?


MICHEL CHEVALIER.


Mémoires de M. de Rovéréa, publiés par M. de Tavel, ancien avoyer de Berne, avec, une préface de M. Monnard[2]. — Placée entre trois grandes régions, dont les populations diverses s’unissent, sans se confondre, dans les nœuds d’une confédération qui en lie les extrémités, la Suisse exerce en Europe une influence bien supérieure à son étendue et à ses ressources matérielles. Destinée à prévenir les collisions d’intérêts discordans, entre lesquels doit s’établir sa neutralité conciliante, elle souffre cruellement des chocs qu’elle ne parvient point à détourner ; aussi le soin de sa conservation exige qu’elle veille sous les armes, et qu’une puissante organisation militaire représente chez elle ces panoplies épaisses dont la prudence de nos ancêtres revêtait les juges des champs-clos. Cette situation centrale, cette habitude d’observation prévoyante, multiplient en Suisse les connaisseurs intelligens des situations politiques, les justes appréciateurs des mouvemens européens ; il est toujours curieux, souvent profitable, de savoir ce que pensent, sur les révolutions contemporaines, les hommes d’élite de ce pays, formés de longue main à l’art difficile de se gouverner eux-mêmes. À bien des égards, c’est aux étrangers plus qu’à leurs propres concitoyens que se rendent actuellement utiles ces intelligences vives et calmes, car la Suisse a subi tout autant que les contrées limitrophes l’influence désastreuse, quoique passagère, d’un système d’exclusion qui fait d’une aptitude prouvée l’obstacle le plus considérable à l’accès des fonctions publiques.

Ces réflexions s’appliquent d’une manière fort naturelle à l’auteur des Mémoires publiés par M. de Tavel. M. de Rovéréa, que l’explosion de la révolution, helvétique, en 1798, surprit au milieu de sa carrière[3] et dans le plein développement de sa maturité, quitta ce monde à la veille des événemens[4] qui ouvrirent de nouveau à la France et à l’Europe la carrière, quelque temps fermée, des révolutions. Acteur plein d’énergie, de persévérance, et cependant de modération, dans quelques-unes des scènes du drame terrible qui se déroulait autour de ses montagnes natales, condamné prématurément au repos par l’arrêt qui frappait sans retour les institutions auxquelles il avait donné son adhésion réfléchie et son concours mesuré, gardant pourtant dans la retraite l’exactitude et la liberté de son jugement sur les événemens dont la Suisse ressentait le contre-coup, et les enregistrant avec une appréciation très fine de leur importance relative, s’interposant enfin comme médiateur courageux et désintéressé dans les arrangemens sur lesquelles ont reposé, pendant la paix générale, de 14815 à 1846, l’existence européenne et l’organisation intérieure de la Suisse, M. de Rovéréa rassemblait en sa personne les habitude du soldat, les sentimens du magistrat, la vocation du négociateur, les qualités fort distinctes des populations françaises auxquelles il appartenait par la naissance, et des patriciats allemands, dont le plus illustre l’avait, comme en prévoyance de ses loyaux services, admis de bonne heure dans son sein. Ses Mémoires, rédigés avec un soin minutieux, ne sont guère composés que de résumés ; il s’y montré très sobre de détails de famille, et les documens originaux que, d’espace en espace, il y insère, sans les analyser, ont presque tous un prix véritable pour le lecteur qui cherche à se rendre compte du mouvement des passions et des sentimens pendant l’époque dont M. de Rovéréa s’est fait l’annaliste, époque dans le sein de laquelle ont germé toutes les perturbations et les résurrections partielles dont nous sommes maintenant les témoins.

Le style de cette composition est correct sans affectation de rigueur grammaticale, — dégagé sans recherche de légèreté, — clair et toujours d’excellente compagnie. Les morceaux écrits pendant les dernières années du XVIIIe siècle n’échappent pas entièrement au ton d’emphase dont les meilleurs esprits ne savaient pas alors se tenir exempts ; mais on regrette peu ce cachet de l’époque, qui complète la vérité des descriptions. L’impartialité de M. de Rovéréa n’est jamais sceptique, de même que son adhésion à une cause quelconque n’est jamais donnée sans réserve de son jugement personnel ; il possédait le rare mérite de s’attacher sans idolâtrie, d’admiré sans engouement, de marcher sans entraînement, et de suivre dans la modification graduelle de ses jugemens la progression que suit le temps lui-même quand il amène de nouveaux points de vue et fournit des termes imprévus de comparaison. Quant aux grandes controverses politiques dont la Suisse fut le théâtre, et qui s’y poursuivirent avec plus d’acharnement encore que dans la plupart des pays voisins, M. de Rovéréa se trouvait placé de manière à les discuter avec une supériorité de connaissances et une froideur de jugement qu’on aurait vainement cherchées dans d’autres arbitres, car sa naissance l’avait mis au milieu d’une population heureuse, mais sujette, d’une noblesse respectée, mais comprimée ; il n’appartenait exclusivement à aucun intérêt, à aucun ordre, et, comme on le dirait aujourd’hui, à aucune nationalité. Il avait eu de bonne heure l’occasion de juger les choses par l’essence de leur nature, sinon, par les détails de leur extérieur ; il avait pu se faire une idée calme et rassise de ce mélange de biens et de maux qui, sous les gouvernemens expérimentés, mais vieillis, devient le lot des peuples : institutions propres à encourager la fidélité sans pouvoir exciter l’enthousiasme, et qui, lorsqu’un orage politique les a renversées, ne sauraient, avec raison ni justice, renaître sans subir de profondes modifications.

C’est d’après ces principes que M. de Rovéréa se conduisit, dans sa vie publique, vis-à-vis du gouvernement de Berne, dont il était né sujet, et dont il s’éleva, par une persévérance vraiment héroïque, à être le dernier champion pendant la guerre acharnée de 1798 à 1801. Vis-à-vis de la Suisse, en général, patriotisme ne connut d’autre mesure que celle du bon sens et des devoirs supérieurs envers l’humanité. M. de Rovéréa, devenu citoyen vaudois, porta dans toutes ses démarches, dans tous ses jugemens, ce cœur helvétique, calme et résolu, qu’on aime à sentir battre dans les relations pleines d’ailleurs d’un tout autre intérêt, relations tracées sous la tente, d’une main militaire, et gracieuse, par un jeune officier qui suivit le duc de Wellington dans toutes les campagnes de la péninsule espagnole, et dont la mort, aussi prématurée que glorieuse[5], mit à l’épreuve la plus cruelle la piété sérieuse et sévère par laquelle s’illuminèrent, s’il est permis de le dire, les dernières années de M. de Rovéréa.

Aucun autre document de l’histoire contemporaine ne répand autant que ces Mémoires de lumière sur la révolution qui, dans le pays de Vaud, précéda l’invasion française, sous l’effort de laquelle s’affaissèrent ou se brisèrent en éclats les institutions politiques de la confédération suisse. M. de Rovéréa s’était mis à la tête du mouvement fort considérable ; mais très mal secondé, qui fut tenté pour la résistance ; il parvint à donner, dans le corps par lui nommé légion fidèle, une organisation respectable à ces défenseurs persévérans d’un ordre politique qui s’abritait derrière plus de quatre siècles d’héroïques souvenirs. Ce membre adoptif d’un patriciat qui s’abandonnait lui-même en se voyant abandonné par la fortune montra plus de lucidité dans ses vues, de prévoyance dans ses dispositions, de hardiesse dans ses conseils, que bien des hommes chargés des noms devenus si grands à Laupen et à Morat. Il fallut céder à la décomposition universelle, et la légion fidèle, ralliée sur les galcis de Constance, “rentra dans les sentiers amers de l’exil. » M. de Rovéréa trouva bientôt les meilleures occasions de connaître exactement l’émigration française, dont, par une vieille habitude de solidarité militaire, l’émigration suisse se tint d’abord rapprochée ; mais de profonds dissentimens ne pouvaient manquer d’éclater entre des corps où les notions également chères de patriotisme et d’honneur s’entendaient pourtant de manières si différentes : la qualité dominante, sous l’une des deux bannières, était celle de gentilshommes, et, sous l’autre, celle de citoyens. M. de Rovéréa, dans ses jugemens sur l’émigration française, évite d’être injuste, mais devient volontiers amer. Son mérite comme historien gagna, sans contredit, beaucoup aux traverses qui empoisonnèrent sa carrière militaire ; conseil aulique de Vienne, agences britannique sur le continent, intrigues croisées des diplomates, des courtisans et des aventuriers, lui firent essuyer de continuels déboires, et lui montrèrent sous toutes ses faces cette incapacité présomptueuse et tracassière qui est le principal fléau des pays en révolution. L’appréciation bien sentie, dans les Mémoires, de quelques grands caractères soulage le jugement et repose le cœur ; mais, avant tout, on sympathise volontiers avec la tendresse mâle de M. de Rovéréa pour ces héros sans nom et sans récompense, ces émigrés plébéiens dont les rangs s’éclaircissaient à chaque affaire, et qu’une loyauté naïve ramenait obstinément sous les drapeaux, jusqu’au jour où, le camp se trouvant devenu leur unique patrie, et de toutes leurs vertus, celles qui s’exercent sur les champs de bataille survivant seules chez eux à des épreuves Si prolongées, ces vétérans suivirent aux extrémités de la Méditerranée la fortune de la Grande-Bretagne, qui les associait à sa lutte, infatigable contre l’ascendant français. Les portraits remarquables et même piquans abondent dans cette seconde partie des Mémoires. On peut y recueillir bien des traités nécessaires pour compléter la sage et noble figure de l’archiduc Charles, ce général supérieur à ses victoires et grandi par ses revers. Le feld-maréchal-lieutenant Hotze, le Chevert de l’armée autrichienne, trouve dans M. de Rovéréa un biographe aussi exact qu’affectueux ; enfin tout le détail des relations personnelles de l’auteur des Mémoires avec Souwaroff abonde en anecdotes de l’intérêt le plus vif et le plus varié[6], qui aident à se rendre compte du caractère compliqué, mais toujours généreux, impétueux, mais rusé, de ce héros bizarre, dernier représentant des mœurs moscovites, et que Pierre-le-Grand aurait avoué pour son précepteur. Deux traits suffiront pour montrer quelle appréciation vraiment magnanime des circonstances du monde occidental, où le sort de la guerre l’avait conduit, s’était formée dans l’esprit de ce champion des frontières asiatiques. « Je le vis un jour, dit M. de Rovéréa, s’approcher humblement d’un émigré, chevalier de Saint-Louis, très âgé, qui semblait être dans l’indigence : Mon père, lui dit-il, votre bénédiction me serait d’un grand prix ; ne me la refusez pas. » On discutait à sa table sur la réaction monarchique qui s’opérait à Naples, ou, sous l’influence de la reine et de ses agens, le sang des révolutionnaires coulait sur les échafauds. Un officier-général napolitain louait cette sévérité comme étant d’un salutaire exemple. Soudain le maréchal, qui jusqu’alors avait gardé le silence, dit en élevant la voix plus que de coutume : « Votre roi a tort, il a grand tort ! C’est nous qui sommes condamnés à punir ; les rois sont faits pour pardonner ! »

Les Mémoires de M. de Rovéréa renferment des renseignemens très précieux sur la médiation de 1803 et sur la situation politique dont cet acte, si diversement jugé, devint la base pour la confédération helvétique. Beaucoup trop déprécié dans le temps où il se trouvait en vigueur, et plus tard exalté au-delà de toute mesure, l’arrangement imposé par la volonté inflexible et l’égoïsme clair voyant du grand capitaine des temps modernes constituait pour les cantons une dépendance fort dure dans le fond, souvent blessante dans la forme, et qui n’était rachetée par aucun gage de sécurité ; mais, à l’intérieur, il reposait sur des principes très sains de compensation, de contre-poids, et par conséquent de conciliation, terme le plus avantageux auquel on puisse arriver dans un pays où l’on est forcé de tenir compte des précédens les plus divers et des inclinations les plus opposées. La Suisse a certainement eu beaucoup à regretter la précipitation vindicative avec laquelle, en 1814 et 1845, le pacte basé sur la médiation a été déchiré et remplacé par un amalgame de restauration imparfaite et de dispositions incohérentes, dont l’explosion de la guerre civile, après trente années de tiraillemens et de fermentation, fut la conséquence naturelle et le dénoûment si regrettable à plusieurs égards. Quand les destinées de la Suisse se trouvèrent remises en question sous des influences opposées à celles qui, seize ans précédemment, avaient amené la dissolution de l’ancien régime, M. de Rovéréa était parvenu à la plénitude de l’expérience et de la modération. Son action personnelle, très marquée, quoique peu manifestée ne s’exerça que pour adoucir les haines, condamner les représailles et faire sentir aux chefs des anciennes aristocraties, enivrés d’un triomphe qu’ils n’avaient pas remporté, la nécessité de traiter avec des intérêts non moins légitimes, quoique moins anciens, sur la base de concessions réciproques et d’une franche égalité. Le quatrième volume des Mémoires appartient presque entier au récit des événemens par lesquels, à partir du 22 décembre 1813, la face politique de la Suisse changea rapidement, ainsi que des négociations qui, régularisant l’ouvrage des mouvemens populaires et des opérations stratégiques, amenèrent les résolutions du congrès de Vienne et la conclusion de ce pacte fédéral, récemment et profondément modifié par l’action réfléchie de la majorité incontestable des populations helvétiques.

Aux transactions politiques de 1815 finissait la carrière publique du colonel de Rovéréa : ses Mémoires personnels s’arrêtent également à cette époque ; mais le lecteur ne prendrait pas, sans un sentiment de triste désappointement, congé de cette figure loyale et distinguée avec laquelle, il a contracté des liens d’intimité s’il ne pouvait suivre, un instant du moins, dans les scènes graves et paisibles qui ont terminé le drame de sa vie, l’homme d’état, le soldat que le déclin de ses forces obligeait de se renfermer entre les murs domestiques, mais dont l’esprit, tourné vers les choses éternelles, fit paraître dans cette direction nouvelle, la chaleur la plus douce et la plus bienfaisante activité. Un dernier chapitre dû à la plume élégante et modeste de M. Charles Eynard, consacre ces « souvenirs des dernières années et de la mort de M. de Rovéréa. » Une piété toujours éclairée respire dans ce récit soigneusement dégagé de toute expression technique, de toute controverse, de tout ce qui pourrait rétrécir la pensée ou affaiblir le cœur. On croit en le lisant, contempler ces teintes sérieuses et dorées que la clarté du soir répand sur un beau paysage. La vie publique de M. de Rovéréa, les conversations de sa vieillesse, les maximes échappées à sa longue expérience, fournissent un commentaire vivant à cette question, la plus importante des temps modernes : « Que doit la religion avoir à faire dans la politique ? » Sans avoir jamais, sur ce sujet, formulé aucune sentence, M. de Rovéréa, par ses actions, a prouvé qu’il aurait répondu sans hésiter : « Toute chose, pourvu que la politique n’ait rien à faire dans la religion. »

A. C.


V. de Mars.
  1. Un volume in-18, chez Joubert, rue des Grés.
  2. Berne, 1848, — à Paris, chez Klincksieck, 11, rue de Lille, 4. vol.
  3. M. de Rovéréa était né à Vevey en 1763.
  4. Les journées de juillet 1830.
  5. M. Alexandre de Rovéréa, seul fils de l’auteur des Mémoires, tué à Villalba sous Pampelune, le 28 juillet 1813.
  6. Tome II, chapitres X à XIII, pages 290 à 360.