Revue littéraire. — Le roman réaliste et le roman piétiste
Chaque génération littéraire choisit une forme entre toutes, appropriée au génie de l’époque, et la cultive avec plus de soin et plus de succès. Il est certain que le roman a été cette forme pour la France du XIXe siècle. C’était là un genre presque nouveau, plus ouvert et plus riche que la comédie, plus apte à se plier aux émotions comme aux philosophies personnelles, où la poésie lyrique trouvait place, et place aussi l’histoire. Pour ces raisons et d’autres encore, le roman fat à la mode. Les politiques aussi bien que les critiques et les poètes payèrent leur tribut à la divinité du jour, et cette vogue correspondait si exactement à l’esprit du temps qu’elle dure encore après quarante années. Une critique sérieuse des romans contemporains est donc plus qu’une simple étude de littérature, car, s’il est vrai de dire que notre goût relève de nos mœurs et les reproduit, de même et plus profondément encore les tendances des auteurs connus expriment les vices et les vertus qui élèvent ou abaissent la nation tout entière.
Les romanciers nouveaux, par suite du succès même de leurs prédécesseurs, ont un lourd héritage à porter. Parmi les maîtres aujourd’hui silencieux ou disparus, lesquels continueront-ils? L’antithèse éternelle qui se dresse devant toute œuvre de création humaine, l’antithèse de l’idée et de la matière, de l’âme et du corps, de la personne libre et du monde soumis au lois nécessaires, n’a pas été sans laisser sa trace dans le domaine de la fiction romanesque. De quel côté se rangeront les jeunes écrivains? Envelopperont-ils une thèse dans leur drame, ou bien étudieront-ils l’homme pour l’homme, indifférens au blâme ou à l’éloge, curieux uniquement de composer un chapitre de psychologie? Se détacheront-ils des souffrances publiques pour jouir de beaux rêves, ou bien leur livre sera-t-il une action? serviront-ils un parti? Qu’ils le veuillent ou non, ces questions s’imposent à eux, tant l’art de nos jours a de justes exigences, et tant les modèles sont divers. Mauprat, qui démontre une idée, est un chef-d’œuvre; au contraire, Mérimée a raconté la Chronique de Charles IX et Colomba d’une façon tout impersonnelle, sans y rien mêler de ses sentimens ou de ses doctrines. D’autres, moins corrects et moins sobres, ont été plus avant encore dans cette manière, qui s’inquiète peu du bien ou du mal, pourvu qu’elle représente vivement les passions. Que choisir? Chacune de ces théories peut se recommander d’un nom célèbre, et il semble que l’hésitation soit permise. Elle ne l’est plus désormais; dans les circonstances douloureuses que nous traversons, c’est un devoir, un devoir absolu pour les romanciers qui prennent l’art au sérieux, de répondre à certains besoins de nos intelligences et de nos cœurs.
Vous êtes-vous demandé parfois comment serait imaginé le roman Idéal qu’il vous plairait de lire aujourd’hui pour vous reposer un moment des tristesses contemporaines? D’abord il devrait être humain, et Par ce mot nous entendons qu’il dédaignerait les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes. Comme nous voulons un apaisement, il respirerait l’amour d’une existence meilleure, plus simple que notre vie moderne, toujours si agitée. Pour avoir trop étudié les caractères compliqués et raffinés, nous perdons le sens exquis des belles natures, les excès seuls nous semblent réels. Le roman que nous désirons se soucierait donc peu de peindre des fous ou des malades. il retrouverait la beauté dans l’étude des choses saines et des sentimens nobles. Ce roman aurait pour charme une entière sincérité. Sans dissimuler le mal, il ne l’exagérerait pas au point de l’étaler seul en pleine lumière. Comme il se souviendrait qu’un désordre immense est au fond des âmes, il chercherait à dégager la loi qui gouverne les passions humaines. Il faudrait, en un mot, qu’il pût porter en épigraphe cette pensée de George Sand : « on peut définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentimens et la grandeur des idées, passion mauvaise celle qui nous amène à l’égoïsme, à la crainte, et à toutes les petitesses de l’instinct aveugle. »
Un tel livre ne saurait se passer d’une forme accomplie. « Le mauvais goût mène au crime, » dit Mérimée; sans pousser le purisme à cette extrémité, il est permis de considérer la langue française comme une propriété inviolable, nationale, si l’on peut dire, dont il faut à tout prix conserver la beauté. La perfection de la forme est pour les mauvaises doctrines une sorte de pureté qui les empêche de descendre trop bas, pour les idées grandes un achèvement. Les esprits délicats sont aisément épicuriens, il importe de ne pas les effaroucher par la négligence ou la vulgarité de l’expression. Enfin, si le roman dont nous parIons quittait les hautes cimes de l’art pour vivre de notre vie moderne et combattre nos combats, sa règle devrait être celle-ci : ne se soumettre à aucune coterie, et, soucieux de la France avant toutes choses, travailler à détruire les haines civiles qui nous ont désunis même en face de l’ennemi. Tel est en effet le rôle du poète,
Et non pas de pousser à des rébellions
Tous ces mauvais instincts, bêtes fauves de l’âme,
Que l’on déchaîne aux jours des révolutions.
En essayant le portrait du roman idéal qui conviendrait à l’heure présente, nous avons retracé en même temps les devoirs auxquels ne saurait se soustraire aucun écrivain qui se respecte : la vérité humaine et morale, le souci du style et le patriotisme; mais « tout ce qui est beau est aussi difficile que rare, » nous nous en convaincrons une fois de plus en parcourant les romans que nous avons choisis parmi les ouvrages publiés dans ces derniers temps.
La première impression qu’on éprouve à la lecture de ces romans, il faut le dire tout d’abord, c’est le regret de n’y rien trouver d’original, ni dans la pensée ni dans le style. L’imitation domine, et la pire des imitations, celle qui se fonde sur des principes faux d’esthétique et se donne une apparence d’école. Ce résultat est surtout inévitable après que certains écrivains ont obtenu par des hardiesses équivoques une renommée de mauvais aloi. On voit alors affluer les imitateurs, convoitant le même succès et s’attachant aux mêmes procédés. C’est aussi le moment où apparaissent les défuts de la conception première, les disciples ayant l’habitude de mettre à nu les vices du système, que l’inventeur avait parfois dissimulés sous le prestige de son talent. Aujourd’hui nous assistons à ce spectacle. Que n’a-t-on pas écrit pour défendre le réalisme, ou du moins ce qu’on entend par ce mot! L’horreur des thèses, l’indifférence à la moralité des héros, ont passé pour des vérités scientifiques. La théorie des milieux a été considérée comme un dogme, et c’était une loi de décrire les ameublemens, les vêtemens, les maisons, les villes, le ciel, le tempérament. Les partisans de cette doctrine citaient, pour la justifier, deux ou trois noms fameux; mais les imitateurs sont venus, ils ont développé insolemment les conséquences des principes, et nous pouvons voir aujourd’hui où elles aboutissent dans les livres de quelques écrivains, très différens sans doute, presque opposés même, qui semblent toutefois s’être concertés pour mettre en pleine lumière les ridicules ou les insuffisances de leur système.
Les trois romans de M. Zola, que l’auteur intitule avec une singulière prétention Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, échappent à une analyse serrée de près. La Fortune des Rougon, la première de ces trois études, est composée de quatre romans entrelacés et confondus, qui se présentent tous sur le même plan. Une famille nombreuse et pauvre, mi-ouvrière, mi-bourgeoise, les Rougon-Macquart, habile Plassans, petite ville imaginaire du midi, et se trouve mêlée aux événemens qui suivirent le coup d’état de décembre 1851. L’auteur explique longuement par quelles épreuves les membres divers de cette famille sont arrivés, qui à soutenir les Bonaparte, qui à dédaigner toute politique, qui à défendre la république par enthousiasme ou nécessité, et. dans la pensée de M. Zola, chaque opinion suppose une vie particulière qu’il essaie de reconstruire avant d’engager les acteurs dans le drame de la fin. Après le triomphe, la Curée. Ceux des Rougon qui ont vaincu en province s’abattent sur Paris. Eugène, l’un d’eux, est ministre. L’autre, Aristide, change de nom ; il se fait appeler Saccard pour jeter de l’ombre sur son passé politique, épouse une riche héritière déshonorée, Renée Béraud du Châtel, dont les débordemens se déchaînent à travers les salons et les mauvais lieux de Paris. La troisième étude s’appelle le Ventre de Paris, et nous introduit aux Halles centrales. Une des cousines d’Aristide, une Macquart, Lisa, y représente la famille. C’est l’histoire de Florent, un proscrit du 2 décembre, qui s’est échappé de la Guyane, et qui, l’esprit plein de rêves humanitaires, poursuit l’organisation d’une société secrète. Trompé par ses complices, qui sont des espions, persécuté par Lisa, sa belle-sœur, dont il trouble la vie paisible, dénoncé par toutes les femmes de la halle, qui haïssent cet homme maigre d’une haine instinctive, il est enfin arrêté par la police et pour la seconde fois déporté. — L’auteur nous promet d’autres récits qui nous mèneront jusqu’à Sedan ; nous n’en demandons pas tant pour apprécier la manière de M. Zola, ces trois volumes suffisent.
C’est une vérité reconnue que le style révèle la qualité même et la nature intime d’un esprit ; à ce point de vue, dès l’abord M. Zola nous apparaît comme un homme pour lequel le monde intérieur n’existe pas. Il serait malaisé d’imaginer une façon d’écrire plus sensuelle et plus dépravée. C’est pitié de voir à quels excès il condamne cette langue française dont un poète a dit qu’à la parler
Les femmes sur la lèvre en gardent un sourire.
Par comparaison, les peintures les plus hardies des poètes matériels,
qui se sont appelés les païens modernes, sembleraient chastes. Ceux-là
du moins recherchent la beauté de la forme, et l’œil qui saisit cette
beauté est un sens intellectuel. M. Zola ignore absolument ce que peut être le dessin; à vrai dire, il ne s’en inquiète pas, bien qu’il décrive
sans cesse. Aussi ne voit-il jamais et ne fait-il jamais voir les objets. Ses
descriptions sont des manières d’hymnes à la vie, et tout lui est prétexte
à enthousiasme. Au marché, les pyramides de fruits le ravissent. Il
entend les odeurs des fromages chanter des symphonies. Les tas de poissons amoncelés lui arrachent des larmes d’admiration; il les compte
tous, les soles, les bards, les anguilles, les plus inconnus comme les
plus fameux, et chacun d’eux lui fournit une strophe dans cette ode
qu’il entonne religieusement, A de certains momens, cette folie est telle
qu’elle aboutit à des étonnemens enfantins devant les objets les plus
vulgaires. Que dire des descriptions de la Curée? Les teintes de la chair,
les rondeurs ou les maigreurs des épaules nues, le bruissement des
étoffes, les soupers où le lustre flamboie et enveloppe comme d’une parure de diamans les tables chargées de cristaux, tout est sujet d’exercice
pour ce style savant en débauches. On ressent à cette lecture l’impression
de je ne sais quel panthéisme parisien, et sans cesse les descriptions,
soupers ou étalages, salons ou boutiques, aboutissent à des comparaisons
sensuelles qui révoltent. Jamais un mot qui parte de l’âme n’atteste la
présence d’une pensée. Le verbe et le substantif, ces mots sévères, ces
muscles et ces os de la phrase, sont bannis, ou plutôt perdus dans la surabondance des adjectifs. Toute la littérature maladive des vingt dernières
années a laissé sa trace dans ce style, et après quinze pages d’une pareille
lecture on éprouve le besoin réel de relire quelque auteur du temps où
la langue française était encore cette gueuse fière dont Voltaire a si bien
parlé. — M. Zola du reste nous avait avertis. Il est philosophe et matérialiste. A ses yeux, la vertu et le vice sont des produits physiologiques
d’accidens nerveux et sanguins. Nous ne nous arrêterons pas à relever
pour les discuter des assertions dont l’apparence scientifique n’impose
plus qu’aux ignorans, et nous rechercherons tout de suite comment
M. Zola conçoit et exécute les caractères.
S’il ne s’agissait que de M. Zola, un seul mot suffirait. Tous ses héros se rampent en deux classes : les uns, Saccard, Renée, Maxime, sont des misérables, hideux d’impureté ou de cupidité, — les autres, Sylvère et Florent, des enfans malades qui marchent dans un rêve, et s’attendrissent sans cesse sur des idées fausses. Malheureusement la théorie vient de plus haut, elle séduit beaucoup d’esprits superficiels, et vaut la peine qu’on en indique le péril. Que le lecteur réfléchisse un moment sur la définition d’un caractère; il n’en trouvera pas de meilleure que celle-ci : la marque imprimée en nous par la lente succession des habitudes. Qui comprend la théorie de l’habitude comprend celle du caractère, qui se trompe sur l’une se trompe sur l’autre. Or c’est un fait acquis aujourd’hui à la psychologie la plus élémentaire qu’un double courant d’habitudes se crée en nous : les unes, passives, viennent tout entières des impressions subies, — les autres, actives, ont été produites par l’effort intérieur et la lutte contre les difficultés. Les premières dépravent l’organisme, les secondes l’affinent et le perfectionnent ; les premières relient l’homme à la nature et l’y absorbent, les secondes l’affranchissent de l’instinct et créent la personne morale. Au XVIIe siècle, c’est seulement cette façon de vivre que concevaient les spiritualistes cartésiens, pour qui toute passion était une pensée[1]. Au contraire les naturalistes du XIXe siècle ont aperçu l’action des milieux sur l’homme, et cette découverte a semblé si neuve, si décisive, que pour un grand nombre de romanciers les tempéramens ont remplacé les âmes.
Tel que nous l’a montré son style sensuel, violent, ignorant des idées, M. Zola devait se perdre dans le monde des impressions matérielles. Il n’y a pas manqué ; il en est venu à croire que, pour créer un caractère, il suffit de décrire les meubles, les tapis, les robes, les étoffes toutes les choses au milieu desquelles un personnage est placé, toutes les jouissances et toutes les douleurs que peut lui procurer une existence purement physique. Le type de ces créations fausses est cette Renée du Châtel, le principal personnage de la Curée. M. Zola ne s’est pas contenté de choisir le sujet le plus scabreux, il y a insisté avec une complaisance telle que nous pouvons à peine indiquer ici l’aventure criminelle qui fait la matière de tout un roman. Nous l’essaierons cependant en priant le lecteur de nous pardonner les détails où l’on nous contraint d’entrer. Renée est la fille d’un vieux magistrat, Béraud du Châtel ; privée de sa mère, elle vit au couvent jusqu’à dix-neuf ans. À peine en est-elle sortie qu’elle se trouve enceinte. Un homme de quarante ans, dont elle n’a ni su ni osé se défendre, lui a fait violence. Aristide Rougon, dit Saccard, se rencontre à temps, comme nous l’avons vu, pour l’épouser et lui sauver ainsi l’honneur, argent comptant. Aristide avait du premier lit un fils, Maxime, qui s’élève ou mieux se corrompt tout seul dans les jupes de sa belle-mère et des amies de sa belle-mère, jusqu’au jour où, presque sans réflexion, cette familiarité malsaine mène Maxime et Renée à l’inceste. Quand l’inceste est découvert, Renée se désespère uniquement de la tranquillité de ces deux hommes, son mari et son beau-fils, brutes stupides que rien n’émeut, fors l’argent, et qui ne lui procurent même pas l’émotion d’une catastrophe tragique. L’histoire est monstrueuse, le fond du tableau est plus hideux encore. Des grandes dames jouant le rôle d’entremetteuses et liées entre elles d’une amitié suspecte, des débauches contre nature présentées comme l’usage du monde, toutes les fleurs du mal réunies avec une sorte de verve joyeuse, sans un seul mot de blâme, sans un seul accent de tristesse, tel est, d’après M. Zola, le tableau de la société française, tels sont les témoignages qu’il apporte à ceux de nos ennemis qui vont recherchant partout dans noire littérature les signes de notre décadence morale.
Est-ce donc un romancier sans valeur que M. Zola ? Assurément il y a de la puissance dans quelques parties de ses ouvrages, celles où la débauche n’a pu trouver place. Les intrigues de Félicité Rougon, dans la première étude, sont conduites avec une véritable dextérité. Les bourgeois de Plassans, qui tour à tour triomphent ou tremblent avec une irrémédiable couardise, présentent un tableau comique un peu sombre, mais exact et franc. Ce talent fait plus tristement ressortir la vulgarité, la violence, nous allions dire l’obscénité des autres études. M. Zola d’ailleurs, par l’exagération de ses défauts, nous permet de discerner les causes qui ont perdu tant de romanciers contemporains et qui le perdront à son tour, s’il persiste dans la même voie. C’est d’abord une confusion constante entre la violence et la force, la brutalité et l’énergie. Toute qualité semble médiocre, si elle n’est outrée. Nous y apercevons aussi la manie d’introduire la science dans l’art par l’étude physiologique substituée à l’observation morale. Les artistes semblant en cela bien peu soucieux de leur dignité, car le domaine du sentiment, où ils règnent, restera toujours en dehors de la science, qui n’atteindra jamais l’âme, et tel se plaît à écrire des phrases ridicules sur les tempéramens qui aurait pu enrichir notre littérature d’une création idéale comparable à Edmée ou à Colomba. Les audaces des prédécesseurs pèsent aussi sur les réalistes et leur font trop rechercher le scandale. En écrivant de la prose lyrique, on passe pour un homme d’imagination, et pour un homme de hardiesse en niant toute loi. Le culte de la laideur semble à certaines gens de l’observation. Peut-être enfin cette vigueur apparente n’est-elle qu’une stérilité de pensée et de sentiment : avec quelque travail et des modèles, il est commode de décrire par adjectifs ; au contraire rien n’est beau, rien n’est rare comme d’observer les autres et soi-même avec sincérité. C’est là qu’il faut tendre cependant, et M. Zola n’a encore rien écrit qui puisse intéresser à ce point de vue. Son œuvre est donc jusqu’ici non avenue, elle ne servira qu’à étudier l’extrême déviation du goût contemporain. S’il a voulu donner le modèle d’un monstre, il a réussi, et c’est à ce titre que nous l’avons examiné.
M. Feydeau s’indignerait à coup sûr d’être mis en parallèle avec M. Zola et classé dans la même école. Nous ne le comparerons qu’à lui-même, et, rapprochant le Lion devenu vieux du roman de Fanny, nous dirons simplement : des qualités malsaines, énergiques parfois, qui ont fait le succès de ses premiers livres, il ne reste aujourd’hui qu’une prétention insupportable. M. Feydeau a raconté quelque part que ses amis lui reprochaient trop d’éloquence, trop de passion ; il a voulu, pour nous servir du vocabulaire moderne, composer une œuvre plastique, il a eu l’ambition de rivaliser avec les sculpteurs de la plume, qui taillent la langue comme le marbre. De même que M. Zola a manifesté par ses excès l’erreur des romanciers physiologiques, M. Feydeau à son tour, par la banalité surprenante de son récit, nous fera toucher au vif le vice de ce nouveau système. M. Feydeau commence son livre par une galerie de portraits de femmes. Que dites-vous de l’étonnante fermeté de ces contours : « de belles joues qui semblaient appeler les baisers ? » N’est-ce pas là un visage singulier et que vous reconnaîtriez entre tous ? — Et cette phrase : « les genoux, lesquels, ronds et bien tournés, se reliaient délicatement avec les jambes aux mollets, légèrement proéminens, » ne vous remet-elle pas en mémoire une description célèbre des mains d’Agnès Sorel par Chapelain, ce fameux coloriste ? Il y a 203 pages de ce style. — La description ennuyeuse, infatigable, vide, y règne d’un bout à l’autre. Une femme sort de sa baignoire, M. Feydeau prend soin de nous dire « qu’elle pose une jambe, puis l’autre, par-dessus le rebord de marbre. » Toutes ces femmes sont coquettes, et il faut les voir se cambrer en arrière pour « montrer les trésors de leur corsage, » ou bien « développer leurs avantages. » M. Feydeau tient au service de leurs mouvemens un vocabulaire varié ; mais tout s’épuise, et il ne recule pas devant les expressions les moins plastiques et les moins françaises. Ce n’était vraiment pas la peine d’accumuler les épithètes et les inversions pour aboutir à des exclamations suprêmes dans le goût de celle-ci : « en un mot, elle avait l’air distingué ! »
La conscience littéraire de M. Feydeau lui aura remontré que les talens divers qu’il affiche dans son récit, talens de peintre, de sculpteur, d’architecte, ne suffisaient pas à remplir un volume, car il y a joint toute sa philosophie. Celle philosophie, c’est le dégoût de toutes choses et le cri que pousse la satiété. Vous croyez peut-être qu’une grande situation de fortune, l’amour d’une femme adorable, le goût des arts, l’intelligence des affaires, la possession de deux enfans charmans, sont des bonheurs qu’il est permis d’apprécier ? Détrompez-vous, M. Feydeau a découvert que les biens du monde passent vite, et laissent d’autant plus de regrets qu’on les a plus savourés. Voyez plutôt le comte d’Abarey, l’enfant gâté de la fortune, auquel cette déesse capricieuse a départi tous les biens. Une mauvaise spéculation le ruine, sa femme l’abandonne, un rhumatisme articulaire le vieillit avant l’âge, et, comme au lion devenu vieux de La Fontaine, aucune injure ne lui est épargnée, pas même le coup de pied de l’âne, donné ici par un certain M. Faivre, ancien camarade de collège, qui s’est attribué toute la fortune de son trop confiant condisciple. Idée neuve et féconde ! Les développemens sont plus curieux encore. M. Feydeau a placé dans la bouche d’un philosophe cynique, nommé Rossignol, une longue suite de paradoxes sur l’insuffisance de la nature ; on se demande quelle idée se forme du public un écrivain qui lui débite de pareilles tirades. — Est-il nécessaire de poursuivre cette étude ? Nous ne le croyons pas. L’indignation que soulèvent certaines parties du tableau ne saurait s’émouvoir longtemps en présence d’une telle médiocrité. Il y a bien des années que M. Feydeau vivait sur le succès de Fanny. Le Lion devenu vieux lui porte le dernier coup.
On ferait injure à M. Malot en mettant ses derniers romans sur le même rang que le Lion devenu vieux. Le Curé de province et le Miracle sont des œuvres honnêtes, consciencieuses, dont le seul défaut est de distiller l’ennui. M. Malot y raconte longuement les luttes que soutient l’abbé Guillemites, curé de Hannebault, pour l’édification d’une nouvelle église. Ce digne curé poursuit son rêve en dépit de son évêque, de ses paroissiens et de son maire, qui, tous, les uns après les autres, se tournent contre lui. Une telle persévérance est récompensée, l’église s’élève, il s’y accomplit même un miracle. — M. Malot a sans doute voulu écrire un chapitre de l’histoire du clergé catholique en France au XIXe siècle ; il a oublié qu’il écrivait cette histoire sous la forme de roman, car jamais pareil amas de petits faits inutiles, de caractères vulgaires, sans idées et sans intérêt, de situations mesquines, n’a écrasé de son poids l’esprit du lecteur. Le réalisme innocent de ce récit ne mérite pas d’autre blâme. C’est à M. Malot de voir s’il ne serait pas temps de quitter ce genre facile et trivial pour l’étude des passions vivantes. Les romans qui soutiennent une thèse sont parfois plus faux que le Curé de province ; qui ne les préférerait pourtant, malgré leurs erreurs mêmes, à cette exactitude indifférente, à ce style terne, à ces dialogues anodins, sans choix et sans vigueur ? — À force de se défier des idées, on oublie que l’âme humaine en est faite, et cet oubli est la mort du talent. Le Mariage sous le second empire et la belle Madame Donis prouvent plus tristement encore cette vérité. Un vicomte de Sainte-Austreberthe ruiné par le jeu entreprend la conquête d’une riche héritière de Bordeaux. Le procédé est le même que dans le Curé de province ; une intrigue commune sert de prétexte à des descriptions de caractères peu intéressans. Le réalisme avorte dans les deux sens, il aboutit avec M. Zola à des exagérations aussi ridicules qu’odieuses, avec M. Malot à des faiblesses qui touchent de bien près à la platitude.
MM. Erckmann et Chatrian ne se rattachent aux réalistes que par le choix populaire de leurs sujets et par l’emploi de certains moyens descriptifs. Ils se séparent des écrivains indifférens aux idées par des tendances souvent généreuses ; mais nous touchons ici du doigt, pour ainsi dire, l’invisible lien qui rattache une conception peu élevée de l’art à une conception analogue dans le domaine des principes. Ils s’abandonnent trop facilement à eux-mêmes, ils se livrent un peu au hasard de leur inspiration, ils ne savent pas assez s’arrêter au point précis où le mauvais goût et la déclamation commencent. Aussi cette complaisance peu sévêre les mène-t-elle à des erreurs d’esprit et quelquefois de cœur dont s’affligent les amis de leur talent. L’Histoire du plébiscite, que nous voulons désigner, est en effet une œuvre que le patriotisme doit condamner en dehors de tout esprit de parti. Un paysan, maire d’un petit village, près de Phalsbourg, a voté oui au plébiscite malgré les avis d’un sien cousin, nommé George, qui a rapporté de Paris des principes républicains et l’horreur de l’empire. Les Prussiens envahissent l’Alsace, entrent dans le petit village, emmènent le maire et son cousin comme voituriers à leur suite, et le roman est rempli par le récit des pérégrinations et des infortunes de ces deux paysans. — MM. Erckmann et Chatrian nous avaient donné déjà ici même dans le Fou Yegoff un récit de la première invasion. Le charme de ce roman résidait dans une suite de paysages et de portraits composés de détails familiers qui donnaient à l’ensemble une physionomie très spéciale. Ce charme se rencontre encore par endroits dans l’Histoire du plébiscite; mais ici combien la mesure a manqué! Déjà dans leurs premiers ouvrages apparaissait une philosophie de la guerre un peu étroite. Les auteurs ne semblaient pas assez comprendre que les peuples n’en viennent pas aux mains pour l’unique plaisir de leurs gouvernans, et que des lois plus profondes président à ces grandes calamités. Cependant ils exprimaient ce sentiment avec délicatesse. Nous avons tous plaint avec eux les pauvres paysans alsaciens forcés de quitter pour toujours peut-être leur mère, leur village, leur fiancée. Aujourd’hui la passion politique les emporte. Leur compassion pour les soldats se change en haines contre les chefs, leur pitié pour le peuple en déclamations contre les rois et les prêtres. On dirait que MM. Erckmann et Chatrian ont voulu aviver les haines civiles. Que demandent-ils? Ne nous trouvent-ils pas assez divisés? De tous côtés, un immense appel monte vers la concorde, nous sommes lassés, épuisés de discussions et de dissensions qui aigrissent chaque jour les esprits et empêchent toute action. Est-ce le devoir des écrivains qui se sont appelés nationaux de retarder l’heure de l’union et de l’oubli? S’ils veulent un exemple plus noble à suivre, qu’ils regardent la Prusse et l’Allemagne après Iéna. Les écrivains se répartirent en deux camps; les uns, Goethe et Hegel par exemple, se crurent plus utiles dans le domaine de l’idée pure, et ils écrivirent l’un le Divan, l’autre la Phénoménologie de l’esprit humain. Ceux qui au contraire, comme Fichte ou Körner, prêchèrent la croisade contre l’étranger, ceux-là ne revendiquèrent pas les droits d’une province ou d’un parti; ils ne servirent pas des récriminations justes peut-être, mais hors de saison. Le romancier, dont l’œuvre demeure, doit s’estimer plus que le journaliste, dont le travail est d’un moment et disparaît aussitôt. MM. Erckmann et Chatrian ont d’ailleurs été malheureux dans la mise en œuvre de leur idée. Les personnages de ce livre ont été vus ailleurs et mieux vus. Les qualités du style sont déparées par de graves défauts; les descriptions sont souvent inutiles, les naïvetés préméditées. Enfin les auteurs n’excitent même pas ces sentimens de pitié pour le peuple qu’ils veulent provoquer. On cesse de s’intéresser à ces paysans raisonneurs pour qui toute vexation de l’ennemi est un prétexte à tirades républicaines. Ajouterons-nous que ce récit de nos malheurs ne fait pas mieux aimer la France? L’esprit de parti arrête sans cesse l’essor du patriotisme. C’est là un résultat triste dont les applaudissemens d’une coterie, si nombreuse qu’elle soit, ne consoleront point des écrivains de cœur.
Il y a deux mille ans qu’Horace disait :
In vitium ducit culpæ fuga, si caret arte.
Un excès amène l’excès contraire; une doctrine étroite provoque une
école plus étroite encore. Les doctrines réalistes ne pouvaient échapper à
cette loi. La révolte s’est accomplie, et presque uniquement par les
femmes. La science, qui fait l’éducation de l’homme, l’endurcit aux
plus cruelles conséquences des idées; cette patience tout intellectuelle
ne convient pas aux femmes, qui, dominées par le sentiment, séduites
avant tout par l’amour et la sympathie, sont blessées des romans contemporains comme d’une insulte personnelle. Les femmes sentent bien
qu’elles valent mieux que les tristes héroïnes de la Curée ou du Lion devenu vieux. Elles ont donc voulu, elles aussi, raconter leur pensée
intime, et nous avons là sous les yeux une liste des œuvres dont les
auteurs ont essayé de venger les âmes d’élite. Ces œuvres, qui obéissent
à une même aspiration, qui relèvent d’une même théorie, sont assez
nombreuses déjà pour former sinon une école, du moins un groupe;
seulement ce groupe n’a pas encore de nom. Faut-il l’appeler catholique? Nous ne le pensons pas. Ce serait lui faire un honneur immérité.
Une religion qui a inspiré de grandes œuvres à tous les arts ne saurait
prêter son nom à des essais aussi pusillanimes. L’appellerons-nous moraliste? Pas davantage. C’est là encore un titre trop élevé pour des inventions si faibles; la vraie morale est plus forte, et ses inspirations sont
autrement fécondes. Nous le désignons sous un nom emprunté à l’Allemagne et qui convient également, chez les protestans comme chez les
catholiques, à tous les écrivains qu’une conscience timorée éloigne de
l’art franc, c’est à-dire du sentiment large et de la libre recherche du
beau. Le roman piétiste, voilà le nom de ce qui semble avoir été suscité chez nous par les débauches du réalisme. Pour apprécier cette tentative, nous pouvons nous en tenir à trois ouvrages qui ont obtenu
l’honneur de plusieurs éditions : Fleurange, par Mme Augustus Craven, Marthe, par Mme Marie Guerrier de Haupt, et les Scènes d’histoire et de famille, par Mme de Witt.
Ici se présente la question si souvent controversée de la moralité dans l’art. Y a-t-il donc un abîme infranchissable entre le bien et le beau? Sont-ce là des domaines absolument distincts? Deux écoles ont contribué à entretenir l’idée de cette séparation. L’une estime que l’art purifie tout; elle cite la peinture, la musique, la sculpture, dont la beauté n’est jamais morale, et se réclame de ce principe, qu’elle n’entend guère, pour ne respecter aucune loi. L’autre, abîmée dans l’excès contraire, s’interdit toute étude réelle et vivante, et se croit obligée de présenter ses œuvres à l’imitation des peuples comme un exemplaire parfait de toutes les vertus. Il y a là une double confusion : d’un côté, ce qui est vrai d’un art ne l’est pas nécessairement d’un autre; les idées d’un sculpteur ne sont pas celles d’un poète, la beauté d’une symphonie n’est pas celle d’un roman. On prend d’ailleurs le mot innocence comme synonyme de moralité. Or la science n’est pas innocente; qui osera dire qu’elle est immorale? La moralité, au sens profond de ce mot, se définit : l’ensemble des lois inscrites au fond de la nature humaine, et qui gouvernent le développement le plus complet de notre activité. L’écrivain peut donc être moral, sans préceptes ni déclamations, comme la science, s’il poursuit la connaissance sérieuse des caractères. Les réalistes méconnaissent cette moralité, parce que leurs descriptions inexactes sont une mutilation de l’âme humaine. Mme Craven se trompe également parce qu’elle veut écrire pour des jeunes filles des romans de la vie moderne, et que cette intention lui interdit d’avance une vérité sans laquelle l’art n’existe plus.
Fleurange est une toute jeune fille, orpheline de père et de mère. Recueillie d’abord par un oncle, le professeur Ludwig Dornthal, elle est bientôt exilée de cette seconde famille par la ruine de cet oncle, auquel la jeune fille ne veut pas rester à charge. Elle entre comme demoiselle de compagnie dans la maison d’une princesse russe. Le fils de la princesse, George de Walden, aime Fleurange, en est aimé; mais, comme cette dernière ne peut obtenir le consentement de sa protectrice, elle sacrifie son amour à son devoir, et s’échappe sans avouer sa passion à celui qu’elle aime. Retournée auprès de sa famille, elle languit longtemps d’un souvenir qu’elle chasse en vain, lorsqu’une catastrophe soudaine la rappelle à l’action. Le comte George a été compromis gravement dans un complot contre la vie du tsar, il sera condamné à une réclusion peut-être éternelle au fond de la Sibérie. Fleurange n’hésite pas. Maintenant que le malheur a supprimé les distances de fortune qui la séparaient de son bien-aimé, elle veut partager sa prison, l’épouser, l’accompagner en Sibérie. Elle court à Saint-Pétersbourg, et obtient une audience de l’impératrice de Russie, quand un obstacle étrange se présente. Une autre femme aimait George, la comtesse Vera de Liningen, demoiselle d’honneur de l’impératrice. Vera obtient la grâce du coupable, le jour où ce coupable l’épousera. Fleurange pourrait lutter, elle est plus belle que Vera, elle n’essaiera pas, elle n’a point voulu autre chose que le salut de George; que George soit sauvé, et qu’elle meure : Elle part donc sans que le comte de Walden, mis au secret, ait pu seulement soupçonner cette démarche sublime et ce renoncement désespéré. Elle part, malade, navrée, presque mourante; puis l’apaisement qui suit les douleurs extrêmes et l’attendrissement de la convalescence lui permettent de jeter un dernier et triste regard sur sa vie. Elle reconnaît qu’à travers ses dévoûmens elle a méconnu un grand amour, celui de son cousin Clément Dornthal, Alors elle se reprend à l’existence, épouse ce Clément, qu’elle a beaucoup affligé sans le savoir, et se repose dans le bonheur en songeant que « la vie ne peut jamais être tout à fait heureuse, parce qu’elle n’est pas le ciel, ni tout à fait malheureuse parce qu’elle en est le chemin. »
Les idées qui commandent l’esprit de Mme Craven ne se dégagent-elles point de ce court sommaire? Profondément pénétrée de la dignité morale de l’homme, persuadée que tout effort de l’homme sur lui-même élève et purifie sa nature, elle croit que cet effort suffit aux plus difficiles circonstances, que Dieu soutient les faibles qui l’implorent. Elle est catholique et le proclame. Les caractères qu’elle crée à l’image de ces idées sont-ils vrais? Oui assurément, certaines âmes imbues dès l’enfance d’une foi sérieuse en leur religion atteignent à cette exaltation qui affermissait contre les plus atroces supplices les martyrs des premiers siècles. Ce n’est pas tout pourtant, et il ne suffit pas que ces caractères soient vrais; sont-ils intéressans? L’édification n’est pas une qualité littéraire. Tout roman enveloppe un drame, et qui dit drame dit action; il y faut donc un doute sur l’issue de la lutte. Est-ce que Fleurange hésite une minute sérieusement? N’est-elle pas la vertu des vertus? Manque-t-elle une seule fois à l’action qu’elle devait précisément accomplir pour réunir toutes les perfections chrétiennes? Elle résiste même à l’innocente tentation « de rester au lit, absorbée dans ses tristes pensées. » Clément Dornthal est un bon jeune homme allemand qui joue du violon avec sentiment, lit les poètes honnêtes, remplit tous ses devoirs d’employé avec une exactitude remarquable, et qui aime parfaitement sa parfaite cousine. Hilda, la sœur de Clément, adore un vieux poète pour la noblesse de son âme, et lui avoue cet amour au milieu des vieux livres pédans qu’ils ont lus ensemble. Vous vous rappelez le mot charmant de Henri Heine dans un de ses poèmes fantaisistes : « les poètes de l’Europe perdent leur langue à décrire les perfections de cette femme. Théophile Gautier lui-même est à bout d’épithètes : cette blancheur, dit-il, est implacable. » Cette vertu, elle aussi, est implacable, et comme les rares personnages qui font ombre amènent le sourire! Félix Dornthal est un joueur si vulgaire, si terne, son élégance de don Juan allemand est si banale, que Fleurange n’a guère de mérite à repousser sa passion. La princesse, capricieuse sans délicatesse, égoïste sans grandeur, représente mal la femme du monde. Le comte George de Walden est un type de jeune homme sans principes, aussi passé de mode que les Renés, les Werthers et les Manfreds du romantisme.
Il ne faut pas dire que ce défaut d’intérêt tient au genre lui-même, et que des hommes d’un vrai talent, Dickens et Thackeray en Angleterre, n’ont pu toujours y échapper. Ceux-ci du moins rachètent la monotonie des caractères par une merveilleuse peinture de la vie intime et du monde extérieur. David Copperfield a tout vu dès les premiers jours de son arrivée à la pension : les noms gravés au couteau dans la vieille porte, la forme des lettres et la profondeur des entailles, les souris affamées aux yeux rouges que les écoliers en vacances ont abandonnées dans leurs petites cages, la flûte du maître d’étude, les places usées de son pantalon et de ses coudes, et ces descriptions sont exécutées avec un art infini. Mme Craven dédaigne cette étude exacte des intérieurs. N’a-t-elle pas célébré les jeunes artistes « qui cherchaient l’art dans le reflet d’un idéal céleste et non dans la servile reproduction des images de la terre? » Partout cette horreur du monde visible apparaît. Le style de Mme Craven ne laisse donc jamais se détacher sur ses teintes uniformes et grises un de ces tableaux à la Van Ostade qui explique par la minutie soignée des détails tout le charme honnête de la vie bourgeoise. Nos intelligences, habituées à des styles nourris, vigoureux, souffrent de cette langue timide qui a pour caractère principal l’horreur de la poésie, et qui par scrupule se défend l’image et la passion.
Le livre de Mme Marie Guerrier de Haupt est aussi l’histoire d’une orpheline, car décidément le thème ordinaire est une jeune fille aux prises avec les difficultés de la vie. Celle-ci a nom Marthe, et ses épreuves sont autrement amères que celles de Fleurange. Son père, ruiné, malade, aigri, meurt lentement, et torture sa fille heure par heure. Il est odieux, ce père, mais Marthe obéit aux moindres caprices, subit tous les reproches sans élever jamais la voix pour se justifier. Le père est mort; Marthe, placée comme institutrice chez une dame Soirin, échange son martyre contre un martyre plus dur. Son fiancé, Henri, son suprême espoir, meurt par imprudence. Elle est chassée ignominieusement de cette misérable place d’institutrice; on ne lui paie même pas ses gages. Elle vieillit, laide, méconnue, vivant chétivement d’un mince héritage, si humiliée et si méprisée qu’elle semble insensible. L’analyse de ce petit roman suffit à montrer combien la manière est analogue à celle de Fleurange. Ici toutefois l’art est encore plus faible. Marthe est simplement un ange en proie aux démons, et l’auteur a cru devoir nous prévenir dans une note qu’elle n’inventait aucun des supplices imaginés par Mme Sorrin et ses filles contre l’innocente institutrice, tant les portraits de ces bourreaux sont poussés au noir. Il y a là une abondance de phrases de pensionnat, une ignorance de toute vie réelle, qui rendent cette lecture douloureuse; on souffre de voir des intentions si honnêtes servies par une plume si enfantine.
Cette étude sur les romans piétistes serait incomplète, si nous ne rappelions ici le livre de Mme de Witt, les Scènes d’histoire et de famille. Ce n’est pas un roman, le titre l’indique assez. L’auteur a réuni sous forme de nouvelles une suite de récits historiques auxquels se trouvent mêlées sans beaucoup de bonheur des aventures romanesques. Le style pèche par les mêmes défauts que nous avons signalés chez Mme Craven : il manque de fermeté, il se refuse les images vives, il abonde en réflexions morales, il ne reproduit jamais avec vigueur la force des passions. Il y a là toutefois un signe des temps : une œuvre commune réunit les piétistes catholiques et les piétistes protestans; c’est don ; le principe même qu’il faut discuter. Qu’on ne nous accuse point d’accorder trop d’importance à cette tentative; elle a produit déjà des livres nombreux, dont quelques titres seuls, pris au hasard, indiquent assez la tendance : Forts par la foi de Mlle de Haupt, l’Entrée dans le monde, Charme vaut mieux que beauté, par Mme Guillon-Viardot, le Danger de plaire, par M. Ant. Rondelet, etc., et les éditions répétées de Fleurange témoignent d’une influence considérable sur un public particulier. Le dessein de ces romanciers est assez manifeste : ils poursuivent l’alliance de la religion et de la littérature d’agrément. C’est leur prétention de dissimuler sous le charme des fictions leurs préceptes moraux. Ils ne se contentent pas d’être honnêtes, ils sont pieux, et c’est la piété qui les conduit à l’imagination. Or c’est précisément cette conception fausse et contradictoire qui les embarrasse. Il se trouve que leurs œuvres ne sont ni religieuses ni attrayantes. La religion repose tout entière sur le sentiment le plus sérieux et le plus profond de la destinée humaine. La vision des misères de la vie et de sa brièveté, l’effrayante alternative entre le bonheur et le malheur éternel, l’impuissance de l’homme à soutenir longtemps ses efforts et à régler lui-même sa volonté, le besoin d’un appui surnaturel qui soit aussi une consolation, telles sont les idées qui circulent au travers des grandes œuvres inspirées par la pensée religieuse. Quand ces idées s’emparent d’un esprit, elles lui imposent une austérité qui rend grave même le bonheur. Aussi n’y a-t-il point de forme qui convienne moins que le roman à l’expression de cette sévérité. La religion est comme le devoir, il importe peu qu’elle plaise ou non, son principe est l’obligation. Les romanciers piétistes diminuent donc la dignité de cette religion dont ils s’inspirent; une exécution parfaite autoriserait seule cette sorte de compromis entre le succès mondain et l’austérité chrétienne.
La vérité est que tous les romans de cette catégorie manquent de beauté, parce qu’ils demandent à l’art autre chose que l’art. Mme Craven a de parti-pris choisi le contre-pied du réalisme. Au culte de la beauté visible, elle oppose une beauté morale toute d’abstraction. À la perfection plastique de la langue, elle oppose un style qui hait l’éclat. L’école ennemie avait vu l’empreinte des milieux sur les caractères, et s’était perdue dans la description à outrance. Mme Craven, par horreur de cet excès, méconnaît une vérité aujourd’hui scientifique; elle crée des personnages qui se suffisent si bien à eux-mêmes qu’ils finissent par ne plus vivre de notre vie. Elle compose des sermons comme ses adversaires imaginent des traités de physiologie. Des deux côtés, la pensée « de derrière la tête, » comme dit Pascal, a tout gâté. Le roman se fausse, étriqué ou perverti. Lequel vaut le mieux? Au moins les romans moraux ne corrompent personne; il est vrai d’ajouter qu’ils ne convertissent personne.
Que conclure de cette étude? L’enseignement qui en résulte est assez clair : le roman piétiste aboutit nécessairement à l’insignifiance, comme le roman réaliste à la violence ou à la médiocrité. Il suffit de les confronter un instant pour voir qu’ils s’accusent et se condamnent l’un l’autre. Chacun d’eux n’est pas seulement coupable de ses propres fautes, il doit répondre aussi des fautes qu’il provoque en sens contraire. Les réalistes ne s’aperçoivent pas qu’ils soulèvent des réactions anti-littéraires chez ceux que révoltent leurs tableaux éhontés; les piétistes ne s’aperçoivent pas que leurs fades inventions redoublent chez les esprits énergiques le désir d’étonner le lecteur par le scandale. Les uns calomnient l’art, les autres décréditent la morale. En commençant, nous disions que le roman tient de trop près aux mœurs contemporaines pour ne pas représenter assez exactement la société où il se produit. Cet antagonisme que nous marquons ici n’est-il pas en effet l’image d’un autre antagonisme qui, en politique, jette sans cesse les esprits aux opinions extrêmes? C’est là un caractère si particulier et si net de notre temps, que nous le retrouverions jusque dans la poésie, qui semble le plus libre et le plus personnel de tous les arts. Ne s’y est-il pas établi deux groupes opposés, qui soutiennent la prééminence unique, l’un de la forme, l’autre de l’idée? Partout donc et à tous les degrés, la lutte règne entre des principes exclusifs et contradictoires, qui s’exaspèrent et s’exagèrent par le combat; mais ces querelles d’école ne produisent aucune œuvre durable : la beauté veut une intention plus simple et plus sincère; l’exemple des romanciers contemporains suffit à le prouver.
PAUL BOURGET.
- ↑ Voyez Pascal, Discours sur les passions de l’amour.